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Introduction

Partant d’une enquête ethnographique menée dans trois prisons belges et de la récolte d’un matériau composé d’évaluations individuelles et de rapports psycho-sociaux de 24 détenus repris dans les catégories OCAM[2] ou CelEx[3] – à savoir des détenus condamnés pour des faits de terrorisme ou identifiés par les services pénitentiaires ou de renseignement belges comme étant des personnes « radicalisées » –, cet article vise à décrire et analyser les fonctions et les effets découlant des pratiques d’évaluation du risque par les membres des services psycho-sociaux à l’égard de cette population détenue.

En collaboration avec la direction locale, le personnel psycho-social de la prison est chargé de mener différentes évaluations et de rendre des avis sur tous les détenus OCAM et CelEx en portant une attention particulière à la problématique de la radicalisation, au réseau social de ces détenus, à leur pratique religieuse et à la construction de leur identité. Cette mission, qui leur a été nouvellement confiée, s’additionne aux traditionnelles investigations psycho-sociales réalisées lorsque les détenus admissibles à des modalités alternatives à la détention introduisent une demande d’accès à ces modalités. Ces investigations sont également adaptées à la problématique de la radicalisation. En effet, les items sur lesquels reposent les différentes évaluations sont inspirés de l’échelle de risque VERA-2R[4], un outil de jugement professionnel structuré (JPS) spécialement conçu pour analyser et évaluer le risque que présente un individu d’agir violemment au nom d’une idéologie. Le JPS est une méthode souple qui accorde un plus grand rôle à l’évaluateur chargé d’interpréter les facteurs contenus et évalués dans l’outil (Radicalisation Awareness Network [RAN], 2021). Les intervenants psycho-sociaux issus des trois prisons étudiées ne suivent par ailleurs pas stricto sensu le modèle de l’échelle VERA-2R. Ils l’utilisent davantage comme un guide pour structurer leurs entretiens et leurs analyses.

Notre recherche a permis de découvrir plusieurs fonctions associées à ces pratiques d’évaluation. L’une d’elles consiste à identifier les individus susceptibles de faire l’objet d’un fichage et d’une surveillance ainsi qu’à déterminer leur placement le plus adéquat. Pour ce faire, l’intervention pénitentiaire se focalise sur le renseignement préventif, transformant l’espace carcéral en un environnement informationnel. Dans une logique de dépistage, les indicateurs, inspirés de l’échelle de risque VERA-2R, sont utilisés comme des marqueurs de radicalisation. Leur interprétation bascule régulièrement dans l’évaluation des intentions des détenus. Ce glissement peut comporter de nombreux effets préjudiciables pour ceux-ci, comme le montre également Cesoni (2019) lorsqu’elle souligne le risque pour les juges, lors de la phase judiciaire, de se comporter en police de la pensée.

Une autre fonction consiste à valider, a posteriori, les mesures de traitement différentiel. En effet, nous montrons comment la prison se légitimise dans des pratiques d’évaluation du risque qui participent à la construction d’un savoir institutionnel à l’égard de ces détenus – pratiques imposant la définition d’identités suspectes et justifiant le maintien d’une surveillance et d’une neutralisation sélective (Brion, 2022). Les évaluations servent par conséquent moins à mesurer la probabilité de récidive à l’extérieur de la prison de ces détenus qu’à justifier le système d’intervention lui-même.

Enfin, l’identification, le signalement et la neutralisation d’un groupe à risque parmi la population pénitentiaire, fondées sur le profilage, ne sont pas sans provoquer des effets indésirables. Cela met en danger les libertés fondamentales (Baillergeau, 2021) et entraîne une stigmatisation de la pratique de l’islam en prison ainsi qu’un sentiment d’injustice et de persécution chez les détenus, mettant d’emblée en difficulté toute volonté de désengagement et risquant de consolider les griefs initiaux. Dans cet article, chacun des indicateurs mobilisés dans les évaluations sera accompagné d’une réflexion critique quant à ses effets attendus et inattendus.

Méthodologie

Les réflexions proposées dans cet article s’appuient sur un matériel empirique composé d’observations ethnographiques menées entre 2019 et 2021 dans trois prisons belges, d’une trentaine d’entretiens de terrain menés avec des professionnels et des détenus, ainsi que de vingt-quatre dossiers individuels de détenus OCAM et CelEx, récoltés dans le cadre de notre recherche doctorale et de notre participation au projet de recherche AFFECT[5], financé par BELSPO (Kervyn de Meerendré et al., 2022). Puisqu’il s’agit d’étudier les pratiques de profilage et d’évaluation du risque de ce type de détenus par les intervenants des services psycho-sociaux des prisons, nous mobiliserons principalement les documents d’évaluation dont ces professionnels sont les auteurs. L’étude des productions écrites constitue un outil intéressant pour analyser la matérialité des pratiques institutionnelles et les raisonnements dans lesquels se situe le réseau d’intervention de la prison. En effet, les écrits d’évaluation incluent le quotidien du personnel psycho-social. Ils nous informent des préoccupations de l’institution en matière de politique de lutte contre la radicalisation et des enjeux qui structurent le fonctionnement de la prison (Janicaud et Lencelevée, 2012). Dans sa recherche sur le signalement des enfants, Serre indique également que de tels documents d’évaluation sont conçus comme des supports neutres et transparents donnant accès, de façon immédiate, aux normes guidant les professionnels dans leurs activités. Ces documents représentent ainsi la cristallisation d’une série de jugements et d’interactions et constituent un bon point d’entrée pour étudier les éléments en jeu dans la qualification du risque ou du danger (Serre, 2008).

C’est par la conduite d’études ethnographiques sur le terrain dans les trois établissements pénitentiaires que l’accès aux différents documents servant de base à notre analyse a été rendu possible. En effet, si la consultation de documents tels que les dossiers d’écrou dans lesquels on retrouve les rapports d’investigation psycho-sociale (ci-après « rapports SPS ») a été aisée, c’est sans aucun doute grâce à notre enquête de terrain et à la relation de confiance que celle-ci implique. Nous avons d’ailleurs pu glaner les traces d’une écriture d’évaluation plus confidentielle et uniquement conservée dans certains lieux (bureau ou session informatique individuelle d’un directeur, fardes reprenant les notes personnelles d’un intervenant psycho-social). Chacun de ces dossiers ainsi que leurs auteurs ont été soigneusement anonymisés. Pour ce faire, nous avons gommé les éléments qui caractérisaient les établissements dans lesquels étaient incarcérés les détenus dont nous citons les propos, de même que les travailleurs de ces établissements. Nous avons également choisi de masculiniser chacune des personnes citées, qu’il s’agisse de détenus ou intervenants.

Les résultats proposés dans cet article reposent essentiellement sur l’analyse des rapports SPS, des évaluations bimestrielles et des évaluations d’orientation des détenus réalisées par les intervenants des services psycho-sociaux. De plus, nous mobiliserons certaines de nos observations ethnographiques, des extraits d’entretiens ou encore de la documentation grise pour préciser, contextualiser ou mieux développer nos propos.

Risque, suspicion et surveillance

Les pratiques d’évaluation en matière de radicalisation et de terrorisme en prison ne peuvent être étudiées en dehors de la sociologie du risque et de l’incertitude, développée dans le sillage de l’essor des Critical Risk Studies et des travaux de U. Beck (1986), N. Luhmann (1993) et R. Castel (1981, 1983). Plus précisément, en matière de rationalité pénale, M. Feeley et J. Simon (1992) ont montré l’émergence d’une « nouvelle pénologie », soit un modèle de punition et de traitement dépassant une pénologie de l’individu pour atteindre une pénologie axée sur la gestion, la surveillance et le contrôle de groupes à risque. Cette nouvelle rationalité pénale, par une lecture des situations-problèmes en termes de risques dont les possibilités de survenance sont quantifiables (Cliquennois, 2006), remplace les perspectives réhabilitantes et correctionnelles qui prévalaient auparavant. La répartition des risques étant inégale dans la population pénale, le modèle rend compte de pratiques amenant à distinguer des groupes délinquants à différents niveaux de risque et de mobiliser les ressources adéquates pour les contenir (Cliquennois, 2006 ; Hudson, 2003 ; Reichman, 1986).

En parallèle à la notion de risque, le concept de surveillance est lui aussi déterminant pour l’analyse de notre objet d’étude. Aborder l’évaluation du risque, c’est traiter des mesures visant à collecter et à analyser des informations afin d’appuyer des processus décisionnels. En matière de radicalisation en prison, un ensemble de productions scientifiques en décrivent les mécanismes (Awan, 2013 ; Hassan et al., 2022). Reposant sur le postulat que la prison jouerait un rôle d’incubateur dans les processus de radicalisation (Jones, 2014 ; Liebling et Arnold, 2012), les actions de prévenir et de détecter de manière précoce les signes de radicalisation et les individus à risque sont ainsi devenues les nodales de la politique de lutte contre la radicalisation en prison. Les recherches de de Galembert (2016), de Chantraine, Scheer et Depuiset (2018), et de Brion (2022) montrent que la lutte contre la radicalisation répond à une ambition anticipatoire visant à identifier et à surveiller les individus susceptibles de s’engager dans cette forme de violence politique. La recherche menée par Neumann (2010) montrait déjà que l’élaboration d’indicateurs du niveau de radicalisation du détenu avait constitué une priorité dans les cinq pays occidentaux faisant partie de son étude. La question du repérage est une préoccupation importante pour l’administration pénitentiaire (Madriaza et al., 2018). Le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont ainsi produit des brochures et des manuels contenant des instructions relatives à ce que le personnel pénitentiaire devait surveiller (Neumann, 2010). Toutefois, Jones (2014) souligne la tendance à créer de la suspicion à l’égard des détenus musulmans parmi le personnel de la prison, ce qui entraîne des traitements plus sévères. Dès qu’il s’agit d’islam, toute forme d’intensification religieuse expose à une surveillance renforcée et justifie des mesures préventives (Crahay et Gauthier, 2023).

Quelques recherches mettent plus particulièrement en lumière les enjeux associés à ces dispositifs d’évaluation de la radicalisation en prison. C’est le cas de Chantraine et al. (2018), qui soulignent la tendance de ces programmes à se focaliser uniquement sur les « éléments à charge » et qui montrent les conséquences négatives de ces indicateurs. Les auteurs affirment que, mettre l’accent sur la pratique religieuse et sur les changements d’apparence extérieure – qui ne sont pas nécessairement révélateurs d’une radicalisation – peut entraîner une déclaration excessive des conversions religieuses. Spalek et El-Hassan (2007) parlent également de panique morale à l’égard des prisonniers qui se convertissent à l’islam et qui se rapprocheraient de la radicalisation. Par ailleurs, les réactions répressives à ces « changements de comportement » violent la liberté religieuse des prisonniers et entraînent des sentiments de stigmatisation et de discrimination des musulmans de la part des autorités pénitentiaires, et par extension de l’État, ce en raison de leur seule foi islamique (de Galembert, 2018). Ce traitement pénitentiaire nourrit ainsi des logiques de profilage de groupes à risque sur une base religieuse. Kervyn de Meerendré et al. (2022) mentionnent aussi le risque que ces politiques d’évaluation et de lutte contre la radicalisation carcérale deviennent contre-productives, dans la mesure où, elles peuvent entrainer un retournement du stigmate par ces détenus terroristes ou suspectés de radicalisation.

Légitimation de l’enfermement : regard sur les critères d’évaluation du risque d’extrémisme violent

Adopté en 2015 par la Belgique, qui prévoyait une double politique de placement des détenus OCAM et CelEx, le Plan P, soit le plan d’action contre la radicalisation dans les prisons[6], s’inscrit dans cette logique de profilage. Il prévoit une concentration des détenus qui ont été identifiés comme ayant un profil d’idéologue, de recruteur ou de meneur dans deux sections spécialisées. Ces dernières sont appelées D-Rad : ex et sont établies dans les prisons de Ittre et de Hasselt. Le plan P prévoit aussi la dispersion des autres détenus OCAM et CelEx dans l’ensemble de la population carcérale, dont cinq établissements satellites. Avec ce dispositif, l’administration pénitentiaire cherche à prévenir le risque de recrutement et à éviter la diffusion d’idées radicales parmi les détenus, empêchant ainsi « une plus grande contamination ». Les membres des services psycho-sociaux des prisons dans lesquelles sont initialement placés les détenus ont été chargés d’effectuer les évaluations. Celles-ci ont principalement été menées entre 2016 et 2019. C’est au cours de cette période que l’on observe un remplissage de la section D-Rad : ex qui nous a servi pour notre enquête. Parmi les détenus de cette section, lors de notre observation en 2019, six l’avaient intégrée en 2016, deux en 2017 et deux en 2018. Si la procédure d’évaluation par le SPS (service psycho-social) est toujours d’actualité, les intervenants expliquent rencontrer aujourd’hui peu de détenus nouvellement incarcérés.

Une fois l’évaluation initiale réalisée et le placement des détenus déterminé, des missions d’évaluation continuent à être menées par le chef des membres des mêmes services psycho-sociaux. Ceux-ci, en collaboration avec la direction locale, sont chargés de rédiger une évaluation bimestrielle de tous les détenus OCAM et CelEx. Les items de cette évaluation s’inspirent des critères de l’échelle de risque VERA-2R (Pressman et al., 2018) et visent à évaluer la radicalisation supposée du détenu en s’intéressant essentiellement à sa pratique religieuse, à la construction de son identité et à son réseau social. Pour compléter ces évaluations bimestrielles, les intervenants psycho-sociaux sont chargés de rencontrer les détenus concernés une fois par mois. Devant faire preuve de duplicité lors des investigations, les intervenants sont placés dans une position inconfortable. En effet, menées de manière confidentielle, ces investigations placent les intervenants dans une position inconfortable. Ruser, obtenir des informations de façon détournée, ne pas aborder directement les questions sur lesquelles porte l’entretien, ne pas énoncer la raison pour laquelle l’entretien est mené : voilà autant d’attitudes requises par la mission. Celles-ci ont représenté de réelles difficultés pour les intervenants et ont engendré chez les détenus une grande méfiance à l’égard du travail du service psycho-social.

Cela a définitivement cassé le lien. Parfois cela donnait même lieu à de l’agressivité en entretien où les détenus comprenaient qu’on les menait en bateau. Cette absence de transparence était vraiment problématique et ça a renforcé leur sentiment d’injustice. Ils avaient l’impression qu’on s’acharnait sur eux. Cela a vraiment causé une méfiance dans le travail du SPS, une peur que tout ce qui soit dit ne remonte au niveau des autorités. On prétextait vouloir travailler le plan de reclassement mais c’était pas du tout ça. C’était uniquement du renseignement, on était des policiers qui devions essayer de glaner des informations. Mais ce ne sont pas nos missions.

Entretien avec une psychologue du SPS, 23 octobre 2020

À cette situation s’ajoute l’impact de la notion de takîya, explicitement reprise dans les items des évaluations bimestrielles. Elle y est définie comme une « [tentative] de dissimuler voire de cacher sa foi en l’islam « radical » (à constater dans le comportement, l’apparence ou le langage) et l’adoption de comportements (actions) conformes qui suggéraient une adhésion aux normes et valeurs occidentales »[7]. Sur la base de ce concept, généralisé par le sociologue Khosrokhavar (2014), l’administration pénitentiaire soupçonne constamment les détenus OCAM et CelEx d’adopter des comportements visant spécifiquement à duper les acteurs du monde sécuritaire à propos de leurs réelles convictions. À travers la création d’une catégorie institutionnelle « takîya », dont l’usage renvoie au soupçon d’une dissimulation, c’est une véritable institutionnalisation de la suspicion qui s’opère désormais à l’égard de cette population spécifique de détenus (Crahay et Gauthier, 2023). Ainsi, le dispositif de détection fait peser sur les musulmans une représentation culturelle de non-authenticité. Même les comportements adéquats, à savoir ceux de détenus qui ne posent a priori aucun problème en détention, font l’objet de suspicion quant aux motivations qui se dissimulent derrière cette conformité aux normes de l’institution (Crahay, 2022a).

Monsieur semble veiller à se présenter comme une personne posée et respectueuse de son interlocuteur. S’il semble prompt à répondre aux questions qui lui sont posées, il n’en apparaît pas moins soucieux de demeurer le plus accommodant possible et à satisfaire son interlocuteur. Son conformisme nous laisse penser qu’il tente sciemment de manipuler son interlocuteur.

Extrait de rapport SPS, 5 mars 2018

L’évaluation du risque agit ainsi comme une forme de « savoir-pouvoir » (Foucault, 1975) permettant de justifier une étiquette de dangerosité, et par conséquent de légitimer l’intervention essentielle de la prison (Cliquennois, 2006). En effet, face au phénomène de radicalisation, l’enfermement est perçu comme nécessaire parce qu’il permet de maintenir l’individu dans une activité de renseignement, une pratique jugée essentielle pour prévenir et anticiper les risques que les détenus OCAM et CelEx représentent pour la société : « C’est par la mise en information du détenu, à travers l’observation pénitentiaire, que ces risques peuvent être objectivés et légitimer la surveillance. Autrement dit, enfermer serait nécessaire pour informer et vice-versa. La prison opérerait ainsi comme une banque de capital informationnel fournissant des écrits sur les détenus capables d’énoncer avec autorité des identités sociales et carcérales, une vérité sur les prisonniers OCAM et CelEx » (Crahay, 2022b, p. 224).

Outre l’évaluation préalable, qui vise à déterminer des profils à risque en vue du placement adéquat des détenus, et les évaluations bimestrielles, les intervenants des services psycho-sociaux ont la responsabilité de jouer le rôle d’expert pour la remise d’avis dans le cadre des demandes d’aménagement de la peine. Pour l’ensemble de ces missions d’évaluation et de renseignement, différents éléments d’appréciation sont retenus et ceux-ci s’inspirent à nouveau de l’échelle de risque VERA-2R. Parmi eux, une attention particulière aux croyances, aux attitudes et à l’idéologie directement reliées à la pratique de l’islam en prison, une prise en compte du réseau social du détenu et de son intention d’agir, une évaluation de ses antécédents tant criminels qu’idéologiques, une appréciation relative à ses facteurs de motivation et enfin, celle relative à des indicateurs de protection (atténuants du risque). Ces cinq catégories sont sous-divisées en indicateurs dont l’évaluateur est chargé de déterminer l’intensité : faible, modéré, élevé. Dans l’analyse de nos documents, nous remarquons que les intervenants psycho-sociaux ne font pas référence à ces différents degrés. Ils utilisent l’échelle comme un guide d’évaluation qui définit les lignes directrices de l’entretien et ces indicateurs réapparaissent dans les rapports et les évaluations comme des éléments qui permettent de justifier une décision. Par conséquent, en pratique, il s’agit davantage d’un outil de validation de la radicalisation et de l’intervention de la prison que d’une mesure de la probabilité de récidive.

Dans les points suivants, nous reprendrons ces cinq catégories et analyserons comment elles sont mobilisées par les intervenants psycho-sociaux dans la structuration de leur jugement pour qualifier les risques légitimant l’enfermement. Pour chacun d’entre eux, nous verrons également les effets potentiels ou observés que cela génère sur la trajectoire carcérale du détenu.

Croyances, attitudes et idéologie

Pratique de l’islam et signes de religiosité

L’échelle de risque VERA-2R définit l’extrémisme violent en se référant à l’utilisation de la violence illégale pour promouvoir des idéologies religieuse, politique, sociale ou autre. L’engagement dans une idéologie constitue ainsi le premier indicateur sur lequel repose l’évaluation de l’extrémisme (Pressman et al., 2018). Son exploitation met l’accent sur l’objectivation d’une pratique soutenue de l’islam. Ce mécanisme entre autant en jeu dans les procédures d’évaluation préalables à la détermination du placement du détenu que dans les évaluations bimestrielles, de même que dans les rapports psycho-sociaux qui sont rédigés afin de déterminer les opportunités d’adoption de mesures alternatives à la détention par les intervenants des services psycho-sociaux. Ce sont des éléments tels que l’apparence – avec une attention particulière portée au port de vêtements traditionnels, à la coiffure et à la présence de la tabáa (cicatrice visible sur le front) –, la réalisation de prières et les habitudes alimentaires, qui apparaissent en premier lieu dans les évaluations bimestrielles. La pratique distante de la religion semble constituer l’indicateur premier de la figure du « bon musulman » qui ne représente pas de danger et qui évolue positivement dans le contexte pénitentiaire. Comme l’affirme Burgat (2016), l’administration pénitentiaire donne l’impression que le seul musulman acceptable soit celui qui ne l’est plus vraiment, « celui qui boit son verre comme les autres serait ainsi bien des nôtres » (p. 178).

Les différentes évaluations indiquent qu’il ne présente plus de signe de radicalisation. Il semble, en effet, avoir aujourd’hui repris un mode de vie plus « occidental », n’hésitant pas à fabriquer de l’alcool artisanal en cellule comme en atteste son mémo disciplinaire.

Extrait rapport SPS, 28 juin 2021

Face à la crainte que les signes d’islamité soient interprétés comme des marqueurs de radicalisation, un grand nombre de détenus tentent de neutraliser les effets stigmatisants de leur religion en faisant montre d’une pratique plus distante et moins engagée. En effet, si aucune connexion n’apparaît entre pratique religieuse soutenue et engagement violent, l’intensification de l’islam en prison et la conversion soudaine sont pourtant perçues comme suspicieuses par l’administration pénitentiaire.

Aujourd’hui, même s’il acquiesce à la question de savoir s’il est toujours de confession musulmane, il ne lirait toutefois plus le Coran, ne prie plus, ne jeûne plus.

Extrait rapport SPS, 7 mai 2021

Il refuse d’être assimilé aux radicaux. Il déclare ne pas être un fervent pratiquant. Il prie ainsi de manière épisodique et n’a jamais poursuivi le ramadan jusqu’à son terme. Tout au long de son entretien, Monsieur argumente pour montrer qu’il ne représente aucun danger. Aucune observation actuelle ne vient contredire son discours.

Extrait rapport SPS, 5 juin 2020

Griefs perçus ou injustice ressentie

L’évaluation des croyances, des attitudes et de l’idéologie ne s’arrête pas à la seule pratique de l’islam. Deux autres indicateurs renvoient respectivement aux griefs perçus et à l’injustice ressentie par les détenus. Leur identification est issue du modèle de la pyramide développé par Moghadam (2005), qui conçoit la radicalisation comme une série d’étapes à franchir qui diminuent progressivement les chances de l’individu d’échapper au processus. Les griefs perçus et l’injustice ressentie constituent l’une de ces étapes et sont tous deux repris comme des facteurs de risque par l’échelle VERA-2R. En effet, le manuel pour l’utilisation de cet outil met en évidence le fait que les combattants djihadistes s’identifient comme étant plus démunis, opprimés ou persécutés qu’ils ne devraient l’être. Ce facteur joue un rôle dominant dans le processus de radicalisation et supporte les dernières étapes de la trajectoire d’un individu vers un acte terroriste (Pressman et al., 2018). Ces indicateurs sont aussi directement inclus dans la fiche d’évaluation bimestrielle, et les intervenants psycho-sociaux y font régulièrement référence dans les rapports SPS.

Il fait état de forts sentiments, de griefs envers des injustices perçues. Ces injustices sont tant personnelles (exemple : en lien avec son emploi ou sa condamnation) et ressenties envers le groupe (exemple : lorsqu’il évoque le vécu de la génération de ses parents et la sienne). Sa colère persiste, tant au niveau de sa condamnation que de son placement sur la section spécialisée.

Extrait rapport SPS, 24 janvier 2020

La prise en compte de ces éléments dans l’évaluation de la radicalité du détenu produit à nouveau des effets indésirables. Dans son analyse du phénomène de la radicalisation cognitive, Crettiez (2011a) propose une définition du sentiment d’injustice : celui-ci émanerait de l’expérience de discrimination vécue comme un « cadre d’injustice » pouvant conduire au diagnostic d’une situation au cours de laquelle les actions orientées vers la violence sont légitimées. L’efficacité du cadrage et la résonance induite constituent deux conditions qui rendent possible cette évolution. Cependant, en rendant déterminante dans la définition du risque de radicalisation l’expression d’une expérience de vie déjà difficile, l’administration pénitentiaire renforce elle-même le cadrage et les possibilités de nouvelles résonances. Comme l’affirment Bonelli et Carrié (2018), « les conduites subversives et les réactions institutionnelles entretiennent une relation dialectique et performative et sont l’une des manières dont se fabrique la radicalité » (p. 291). Si un risque de radicalisation est ainsi perçu chez les personnes mécontentes de leur sort, la politique pénitentiaire en matière de lutte contre la radicalisation témoigne dès lors d’un raisonnement visant la neutralisation de ces individus, créant ainsi des cadres d’injustice qui renforcent les griefs initiaux. Il n’est pas rare d’entendre des détenus accréditer les discriminations dont ils se sentent victimes pour se convaincre du bien-fondé de leurs convictions radicales, ou encore de voir leur sentiment d’injustice se muer en une colère qui les conduit à accepter et à intégrer le label qu’on leur assigne.

Je vais bien m’imprégner de leurs écrits pour pouvoir être ce qu’ils disent que je suis car de toute façon, quoi que je fasse, ils me reconnaîtront toujours de cette manière. Alors autant être vraiment comme ça.

Propos d’un détenu CelEx, 30 mars 2021

Les émotions exprimées en réponse à l’injustice perçue constituent également un indicateur mobilisé dans l’évaluation des croyances, des attitudes et de l’idéologie du détenu. L’échelle de risque VERA-2R perçoit les sentiments de haine, de frustration et d’indignation morale comme des facteurs de motivations aux actions terroristes (Pressman et al., 2018). L’incarcération comme processus d’exclusion radicale des détenus de la société produit des effets contribuant à rendre ces derniers plus vulnérables, malgré que cet élément ne soit pas pris en compte dans l’échelle VERA-2R. Pourtant, l’excès de pénalisation à l’égard des détenus OCAM et CelEx participe directement à créer des situations pouvant être vécues comme injustes. Le statut particulier de ces détenus, la politique de concentration appliquant des régimes d’exclusion et de surveillance accrue, les pratiques d’isolement aggravé que constituent les régimes de sécurité particulier individuel (RSPI) et la difficulté d’accès aux aménagements de peine, sont tous très attentatoires aux droits et aux libertés individuelles, et sont vécus par les détenus comme le résultat d’une double pénalisation (Kervyn de Meerendré et al., 2022). Dans certains cas, les intervenants psycho-sociaux se montrent conscients des difficultés rencontrées par ce type particulier de détenus ; ils encouragent ainsi la sortie des personnes dont le projet de réinsertion est cohérent et qui maintiennent une certaine persévérance.

Depuis le début de son incarcération, Monsieur se défend de cette « étiquette » de terroriste. Le non-respect pourrait renvoyer une image davantage négative de lui-même. Or, il se montre sensible au regard que l’autre porte sur lui […]. Malgré l’affaire en cours, nous pensons qu’un retour progressif à la société s’avère indispensable.

Extrait rapport SPS, 23 août 2019

Rejet de la société et des valeurs démocratiques et hostilité envers l’identité nationale

Les deux derniers indicateurs repris dans l’échelle de risque VERA-2R pour l’évaluation des croyances, des attitudes et de l’idéologie du détenu renvoient au rejet de la société et des valeurs démocratiques, ainsi qu’à l’hostilité envers l’identité nationale (Pressman et al., 2018). La question des normes et des valeurs est importante dans le phénomène de criminalisation du terrorisme, car elle conduit à pénaliser une délinquance considérée comme subversive pour les structures de l’État. Abordés dans une conception politique, il s’agit d’un instrument de régulation aux mains du pouvoir, permettant de défendre un projet politique. Cet aspect nous amène à la question de la conflictualité sociale de même qu’à celle des économies morales différentes, à savoir de systèmes de normes et d’obligations composés de valeurs qui définissent les principes de bonne vie, de justice, de dignité, de respect, de reconnaissance (Fassin, 2009). Cette économie morale fonde sa légitimité sur le consensus communautaire autour de valeurs démocratiques incarnées par des institutions légalement reconnues.

La figure du terroriste ou du radicalisé s’incarne quant à elle dans l’existence d’une menace subversive pour ces institutions et ses fondements. Il s’agit d’une conception spontanée, d’une entité dangereuse pour l’ordre politique, social et symbolique. Cette subversion est inacceptable parce qu’elle s’attaque aux fondements de la démocratie (Bonelli et Carrié, 2018). Selon l’échelle VERA-2R, un risque élevé est représenté par un « sujet qui a pris ses distances vis-à-vis de la société démocratique et a rejeté simultanément les valeurs, règles et lois de la société dans laquelle il réside ou vit » (Pressman et al., 2018, p. 55). Cet indicateur est repris par les intervenants psycho-sociaux qui, dans leurs rapports, précisent envers quel pays le sujet est loyal et documentent les solidarités développées envers des groupes ou des pays spécifiques, les problèmes éventuels de conflit d’identité, l’identité la plus importante pour le sujet ou encore le sentiment d’appartenance vis-à-vis du pays de résidence.

Monsieur se considère comme Belge à part entière et veut s’intégrer dans la société. Les démarches qu’il entreprend lors de ses sorties en attestent. Il dit boire, fumer et regarder la téléréalité.

Extrait évaluation bimestrielle, 5 novembre 2018

Cet extrait témoigne d’une vision culturelle peu valorisante, mais qui semble plus rassurante pour l’administration pénitentiaire que celle incluant des signes d’islamité.

En ne se concentrant que sur la responsabilité du détenu, cette logique occulte une partie du problème en se dispensant d’une réflexion sur la société et sur les effets produits par la prison. La politique pénitentiaire en matière de contre-radicalisation apparaît dès lors comme un dispositif d’anticipation autoritaire visant à détecter des individus désenchantés par la démocratie et à justifier une surveillance répressive à leur égard. À nouveau, la mise en discours du risque a également pour fonction de légitimer les options de politique pénitentiaire (Cliquennois, 2006). Les critères de l’échelle cristallisent la dangerosité du détenu et délimitent les mécanismes d’intervention de la prison autre que la neutralisation.

Contexte social et intention

La deuxième catégorie d’indicateurs de l’échelle VERA-2R renvoie au contexte social auquel appartient l’individu et à son intention d’agir. Ces indicateurs sont construits sur l’idée que les contextes culturels et sociaux tels que les préférences, les contacts personnels, la famille et les amis peuvent contribuer à encourager le recours à la violence à des fins idéologiques (Pressman et al., 2018).

Un des critères les plus documentés dans les évaluations et dans les rapports des services psycho-sociaux renvoie aux contacts des détenus avec des extrémistes violents. L’attention portée au réseau social est très importante dans ce contexte d’évaluation, que ce soit le réseau externe à la prison (amis, famille) ou celui tissé à l’intérieur (autres détenus OCAM et CelEx). Ce critère s’ancre dans de nombreuses études qui montrent que la rencontre d’une personne convertie ou d’un entrepreneur de morale (Crettiez, 2011a) joue un rôle hautement socialisateur, est susceptible de donner sens et résonance aux expériences de discrimination vécues, et engage l’individu dans le processus de radicalisation (Bentrar et Zanna, 2023).

Sa vision se radicalisera rapidement au contact d’amis prônant une idéologie extrémiste. L’intéressée souligne que ces personnes la connaissaient bien, qu’elle leur faisait confiance et que, dès lors, le processus en a été accéléré. Elle commencera tout d’abord par des lectures. Le basculement vers la radicalisation aurait lieu lorsqu’elle a commencé à consulter et à participer avidement aux discussions sur les réseaux sociaux, « Avec Télégram, le rendez-vous du terrorisme, j’ai signé mon arrêt de mort »

Extrait de rapport SPS, 11 juin 2020

Un des objectifs principaux du Plan P consiste précisément à éviter des rencontres entre des détenus dits vulnérables et ceux considérés comme des idéologues, des meneurs ou des recruteurs. Cependant, nous constatons que le tissu social dans lequel était inscrit le détenu avant son incarcération continue de jouer un rôle prédominant dans les évaluations du risque. Ce critère apparaît surtout dans les décisions des directeurs de prison motivant le placement d’un détenu dans un régime de sécurité particulier (RSPI) ou sur une section D-Rad : ex. L’appartenance à un milieu « fortement radicalisé » revient également dans les évaluations du SPS pour justifier le placement dans une section spécialisée. Souvent constitutive du type d’infraction pour lequel le détenu est condamné, elle est présentée comme un élément de dangerosité supplémentaire. Par l’application de ces évaluations, les intervenants psycho-sociaux déclarent tenter de repérer les « grosses têtes » : les individus considérés comme tels sont surtout ceux ayant démontré une influence à l’extérieur de la prison, soit au moment de la commission des faits, et dont on craint qu’ils ne s’adonnent à des pratiques de prosélytisme au sein de la prison. En lien avec cet indicateur, on retrouve également une évaluation de la sensibilité à l’influence, au contrôle ou à l’endoctrinement. Ces appréciations alimentent une politique de tri visant à reconnaître des individus susceptibles de se désengager parmi d’autres détenus dont le désengagement est jugé improbable.

Par ailleurs, cette attention portée aux contacts entre les détenus entraîne également des effets inattendus. Plusieurs détenus OCAM et CelEx évitent par exemple les autres prisonniers partageant le même statut qu’eux, allant même jusqu’à prendre leurs distances avec l’ensemble des détenus musulmans, renforçant ainsi leur propre isolement dans le but de démontrer qu’ils ne sont pas radicalisés.

À cet égard, le fait d’être placé sur la liste CelEx influence le comportement de Monsieur ou tout au moins son discours. En effet, il ne cesse de répéter qu’il évite le contact avec les autres détenus de confession musulmane, qu’il fréquente des personnes calmes pour lesquelles il propose son aide, tant au niveau de la cantine (par exemple, garder du jambon pour ses codétenus).

Extrait rapport SPS, 3 mars 2020

Sur le plan des contacts avec les détenus, il tend à se protéger et à se distancer afin de pouvoir avancer dans sa réinsertion, surtout si les détenus ont un quelconque lien avec la radicalisation et qu’il en a connaissance.

Extrait rapport SPS, 9 juillet 2019

Si ce type de contact est vu comme un facteur de risque, l’évitement des autres détenus OCAM et CelEx, ou encore une mise à l’écart délibérée, sera considéré comme un signe de désengagement. Le fait de se mettre à l’écart des autres détenus est un facteur évoqué autant par les intervenants des services psycho-sociaux que par les agents pénitentiaires pour expliquer qu’un détenu se déradicalise. Outre le réseau de sociabilité, l’intentionnalité est également perçue à travers le prisme de la possession ou de la consommation de biens matériels, notamment la littérature religieuse. Il s’agit d’un critère de l’échelle de risque VERA-2R qui a été transposé dans la fiche d’évaluation bimestrielle.

Les autres indicateurs de cette deuxième catégorie liée au contexte social et aux intentions, à savoir l’identification d’une cible d’attaque, l’intention exprimée de commettre des actes d’extrémisme violent ainsi que la planification et la préparation d’actes d’extrémisme violent, apparaissent peu, voire pas du tout, dans les différents rapports d’évaluation (Pressman et al., 2018). Ces indicateurs renvoient à des éléments tangibles et peu accessibles par les intervenants psycho-sociaux.

Antécédents, action et capacité

La troisième catégorie d’indicateurs de l’échelle VERA-2R est à mettre en lien avec la capacité d’un individu à planifier et à réaliser une attaque extrémiste violente. Elle inclut différents éléments tels que les antécédents criminels, une formation particulière, et l’accès aux personnes et aux ressources nécessaires pour commettre un attentat (Pressman et al., 2018). Les antécédents criminels, combinés à une personnalité charismatique et à une pratique de l’islam soutenue, constituent pour l’administration pénitentiaire un profil particulièrement à risque.

Un indicateur qu’on retrouve principalement dans les évaluations et qui est issu de cette catégorie est l’inscription dans un réseau familial et dans des réseaux d’amis impliqués dans l’extrémisme violent. Comme nous le mentionnions précédemment, ce critère est systématiquement examiné lors de l’évaluation des personnes ayant été orientées vers une section D-Rad : ex. Si cette évaluation devait essentiellement héberger des « meneurs », des « recruteurs » ou des « idéologues » dont on craint le prosélytisme, on observe que c’est essentiellement sur la base des faits qui leur sont reprochés que l’orientation vers cette section a été justifiée. La plupart du temps, les faits mentionnés sont le départ (ou à la tentative de départ) vers une zone de combat, de même que le recrutement pour celui-ci, ou encore la facilitation au départ d’autres personnes vers une zone de combat et l’inscription dans un réseau familial ou d’amis impliqué dans l’extrémisme violent (Brion, 2018). Concernant ces derniers éléments, nous observons qu’il n’est pas nécessairement attendu qu’il s’agisse de fréquentations actives. Que des membres de la famille ou des connaissances du quartier aient démontré des affinités avec la cause djihadiste est un indicateur suffisant pour induire la capacité d’agir de la personne détenue. Celle-ci se trouve ainsi piégée dans une toile d’araignée de relations proches ou lointaines sur lesquelles elle n’a finalement plus de prise pendant la détention :

Il s’avère que l’intéressé a des amis qui ont été impliqués et qui soutiennent des actes d’extrémisme violent. Selon ses dires, il n’entretiendrait plus de contact avec ces personnes […]. De plus, l’intéressé a été exposé à des leaders extrémistes et a été influencé par internet et d’autres sources médiatiques. Enfin, il a certaines compétences organisationnelles, il a eu accès à des personnes avec de telles compétences, accès au financement et autres ressources nécessaires à la planification et l’exécution d’actes de violences extrémistes.

Extrait rapport SPS, 11 juin 2020

L’exposition précoce à une idéologie militante favorisant la violence est également un indicateur repris dans cette troisième catégorie du risque (Pressman et al., 2018). Ce critère repose sur l’idée que les enfants exposés au terrorisme et à la violence de guerre auront tendance à internaliser la haine envers ceux qu’ils perçoivent comme des ennemis et à développer par la suite un désir de vengeance (Garbarino et al., 2015). Dans les documents que nous avons analysés, toutefois, nous observons que de tels parcours de vie traumatique sont systématiquement décrits dans le but de justifier la nécessité de mettre en place une prise en charge psychothérapeutique, plutôt que pour valider le risque incarné par la personne. Il s’agit d’une particularité dans la pratique d’évaluation du risque, car contrairement aux critères précédents, le trauma est vu pour ce qu’il est, non comme un indicateur de risque.

Engagement et motivation

La quatrième catégorie du risque de l’échelle VERA-2R renvoie aux critères d’engagement et de motivation du détenu pour la commission d’actes terroristes. Si l’échelle repose sur l’idée qu’il n’y a pas de profil unique décrivant toutes les personnes s’impliquant dans le terrorisme, elle identifie tout de même de façon limitée huit motivations ou comportements individuels qui seraient des indicateurs d’extrémisme violent. Parmi ceux-ci, on retrouve l’obligation religieuse ressentie ou la glorification, l’opportunisme criminel, la camaraderie et l’appartenance à un groupe, l’obligation morale, l’excitation et l’aventure, la participation forcée à l’extrémisme violent, l’acquisition d’un statut et enfin, la recherche de sens et de but dans la vie (Pressman et al., 2018).

Ces éléments n’ont pas tous été relevés dans les rapports, ce qui s’explique sans doute par une absence de profil de détenus y correspondant. C’est pourquoi nous nous concentrerons uniquement sur les éléments qui reviennent le plus couramment, à savoir, la camaraderie et l’appartenance à un groupe, l’excitation et l’aventure, l’acquisition d’un statut et la recherche de sens et de but dans la vie. Ces critères reviennent régulièrement, tant dans la criminogenèse que dans l’analyse de la personnalité. S’ils permettent en effet de comprendre le passage à l’acte, ils sont également utilisés pour décrire des modes de fonctionnement en détention. Un besoin de réalisation personnelle, d’appartenance et de reconnaissance sera compris comme une manière de combler des fragilités narcissiques. Ces besoins sont perceptibles dans l’attitude que le détenu adopte en détention et amènent les intervenants psycho-sociaux à se montrer prudents puisqu’ils craignent que les difficultés d’avoir confiance en l’autre ou le sentiment d’injustice pousse le détenu à se rallier de nouveau à un groupe radical.

Nous relevons que son besoin d’être intégré à un groupe et d’être en relation amoureuse a également été satisfait dans ce contexte. Le groupe en question semblait uni autour d’un sentiment d’injustice collective, justifiant le développement de la haine vers l’extérieur. La pratique religieuse extrémiste lui a donc permis de ressentir une appartenance à un groupe, de se sentir reconnu et écouté. À ce moment-là, il a ressenti que sa vie avait un nouveau sens. […] Il semble avoir besoin d’occuper une place au sein du groupe, ce qui a pu engendrer certains comportements inappropriés

Extrait rapport SPS, 11 juin 2020

Si la recherche d’un statut ou le besoin d’appartenance à un groupe sont perçus comme des facteurs de risque, ils doivent pourtant être compris au regard de l’environnement au sein duquel les détenus évoluent. À ce sujet, les travaux de Clemmer (1940) et de Sykes (1957) ont conduit au développement du concept de « prisonnisation », soit un processus d’adaptation des détenus aux valeurs spécifiques de la prison et à l’existence d’un code carcéral qui régit les comportements adéquats à adopter. Dans ce milieu social souvent hostile, les détenus sont à la recherche de sens et d’identité, mais également de protection physique (Neumann, 2010). L’adhésion à un groupe dominant remplit alors ce double besoin. À cet égard, le personnel pénitentiaire évoque régulièrement les nombreuses conversions de confort à l’islam, une religion qui, par le nombre de ses adeptes en prison, remplirait une fonction protectrice (de Galembert, Béraud et Rostaing, 2016). Ce même personnel considère par ailleurs que ce sont les plus faibles qui se convertissent à l’islam pour survivre au monde carcéral. Ce type d’identification religieuse permettrait d’intégrer un groupe et de ne plus se sentir en position de faiblesse vis-à-vis de l’institution et des autres détenus. Cette attractivité de l’islam tient également à l’image que la religion véhicule en prison : une religion des opprimés, mais réunissant un groupe de grands hommes véhiculant les valeurs des forts et des virils et provoquant la peur et la crainte des autorités. L’islam opère ainsi un retournement du stigmate par rapport à l’extérieur puisqu’être musulman permet au contraire de faire partie d’une catégorie supérieure dans l’échelle sociale de la détention (Sarg et Lamine, 2011).

Indicateurs protecteurs / atténuants du risque

La dernière catégorie du risque de l’échelle VERA-2R regroupe quant à elle une série d’indicateurs permettant d’identifier les changements positifs chez les détenus. Considérant la violence extrémiste comme un processus dynamique, des évolutions en termes de déradicalisation sont envisagées. Ces indicateurs renvoient ainsi aux catégories précédemment évaluées, mais supposent une attention particulière portée à leurs variations. Les évaluateurs doivent donc se prononcer sur l’évolution de l’idéologie et des valeurs de la personne, sur le rejet de la violence comme moyen d’atteindre les objectifs, sur le changement dans la définition de l’ennemi, sur la participation à des programmes contre l’extrémisme violent, sur le soutien de la communauté en faveur de la non-violence et sur le soutien de la part des membres de la famille, ou d’autres personnes importantes, en faveur de la non-violence (Pressman et al., 2018). Les intervenants psycho-sociaux ne suivant pas stricto sensu le modèle de l’échelle VERA-2R l’utilisent tout de même comme guide pour structurer leurs entretiens. Ainsi, on retrouve plus facilement le renvoi à ces indicateurs atténuants dans leurs rapports d’évaluation lorsque les thématiques en question sont abordées. Les rapports décrivent largement cette dernière catégorie à l’aide des éléments de criminogenèse : le comportement observé en détention, leur interprétation en termes de risques et ce qui permet de les relativiser.

Conclusion

Les pratiques d’évaluation du risque des détenus OCAM et CelEx sont l’instrument de construction d’un savoir institutionnel légitimant un traitement différentiel des personnes et, surtout, la nécessaire intervention de la prison. En effet, l’analyse des catégories mobilisées dans l’évaluation du risque montre à quel point la prison est productrice des suspicions et justifie l’incarcération ou le traitement particulier non par la prise en compte de ce que l’individu fait, mais par la prise en compte de ce qu’il est ou est supposé être. Le dispositif de surveillance auquel sont soumis ces détenus pourrait ainsi se caractériser, selon les termes de Jobard et Linhardt (2011), de « surveillance souveraine » (p. 3). Le regard tente en effet de saisir les identités et les intériorités en profondeur pour évaluer les intentions des individus. En alimentant sa production documentaire, et par là, sa connaissance institutionnelle, la politique pénitentiaire de contre-radicalisation caractérisera parmi les délinquants un petit groupe qui représente les terroristes et les radicalisés. Celui-ci constitue la « clientèle captive » (Jobard, 2002, p. 31) sur laquelle la surveillance se concentrera en priorité. L’analyse des différents documents d’évaluation rédigés par les intervenants des services psycho-sociaux montre que, dans une logique circulaire, l’alimentation des indicateurs de risque des détenus taxés de radicalisme favorise la suspicion à leur égard, suspicion qui, en retour, soutient la logique de maximalisation de la surveillance (Guittet et Brion, 2017). Dans cette logique, les effets de l’incarcération qui, pourtant, influencent les comportements des détenus, ne sont pas pris en compte, pas plus que les conséquences que ceux-ci produisent sur leur réalité perçue et sur leur trajectoire carcérale.