Article body

Les profilages et les discriminations constituent des violences physiques, symboliques, sociales et communautaires qui marquent tant les personnes que les familles et les communautés qui les subissent (Foster et al., 2018). Défini comme une pratique discriminatoire exercée par une personne en autorité, reposant sur des stéréotypes et des préjugés, le profilage contribue à un traitement différentiel préjudiciable à l’endroit de personnes ou de groupes de personnes, ou à des conséquences disproportionnées (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ] 2011). Le regard pluriel sur les profilages repose donc sur l’ensemble des motifs interdits de discrimination par la Charte québécoise des droits et libertés (Dufour et Dupuis-Déri, 2022). Malgré la pluralité de formes de profilage, qu’il soit racial, social, politique ou de genre, des similarités sont observables dans les institutions et les acteurs impliqués, ainsi que dans les processus menant à ces pratiques et les effets sur les personnes concernées. Les pratiques de profilage reposent sur le recours à des logiques punitives qui ne sont pas neutres (Crocker et al., 2010 ; Harcourt, 2007 ; Owusu-Bempah, 2017). Elles s’appuient sur une série de préjugés, de stéréotypes et de catégorisations façonnés par les rapports ethniques et raciaux, le genre, la condition sociale, la pauvreté, la dissidence politique, le handicap, etc., en les articulant aux pratiques de contrôle de la délinquance, la nuisance ou le désordre (Dufour et Dupuis-Déri, 2022 ; Foster et al., 2018 ; Samuels-Wortley, 2021). Ces personnes et ces groupes ciblés sont davantage surveillés, interpellés, contrôlés, arrêtés, judiciarisés, réprimés au plan criminel, ou sanctionnés de manière civile ou administrative (Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec [CERP], 2019 ; Commission ontarienne des droits de la personne [CODP], 2019 ; Talpin et al., 2021). La construction des figures de dangerosité renforce alors les processus systémiques de différenciation, de ségrégation et de discrimination pour produire « l’illusion de l’ordre » (Harcourt, 2006 ; Lamoureux et Dupuis-Déri, 2016).

Bien souvent, ce sont les luttes antiracistes des personnes racisées et notamment des personnes et des communautés noires, qui ont permis l’émergence de la notion de profilage racial et les résistances à son endroit, notamment en regard de l’action policière (Livingstone, 2024). Que ce soit aux États-Unis ou au Canada, la question du profilage racial, vécu notamment par les personnes et les communautés noires ou autochtones, s’inscrit dans la critique des mécanismes de surveillance, de contrôle et de répression de ces groupes racisés, exercés par les organisations policières et judiciaires. (Harcourt, 2007 ; Owusu-Bempah, 2017 ; Samuels-Wortley, 2021 ; Tanovich, 2017 ; Wortley et Tanner, 2003). Progressivement, la notion de profilage, entendue comme pratique discriminatoire, a été reprise à l’endroit d’autres populations marginalisées et ciblées par des pratiques de contrôle et de surveillance, faisant émerger les notions de profilage social ou encore de profilage politique (CDPDJ, 2009 ; Dupuis-Déri, 2018). De plus, les pratiques de profilage enchevêtrent parfois différents motifs de discriminations, et devraient être comprises dans une perspective intersectionnelle (Bellot et Sylvestre, 2016 ; Dufour et Dupuis-Déri, 2022).

Si les études, les rapports gouvernementaux et les décisions des tribunaux se sont multipliés au Québec au cours des dernières décennies, les avancées en matière de lutte contre les profilages, elles, sont encore timides (Dupuis-Déri, 2018 ; Meng, 2014). Ces dernières parviennent difficilement à franchir la barrière de la condamnation du profilage individuel. La récente décision du juge Yergeau[1] dans l’affaire Luamba témoigne toutefois d’une prise en compte des enjeux systémiques vécus par les personnes noires dans le contexte d’interceptions routières sans motif. Portée en appel par le gouvernement du Québec, la reconnaissance systémique du profilage racial n’est donc pas encore acquise. Les mêmes difficultés à reconnaître la dimension systémique du profilage s’observent dans d’autres pays comme la France, où les dénégations institutionnelles concernant les discriminations policières perdurent en dépit de mobilisations croissantes de la société civile et des prises de position d’institutions comme le Défenseur des droits (Boutros, 2023).

En outre, les connaissances sont encore trop lacunaires, fragmentées, sectorielles, voire catégorielles (interpellation, contrôle routier, arrestation) pour établir une véritable cartographie des pratiques du profilage dans les différentes institutions : police, justice, prison mais également santé et services sociaux, protection de la jeunesse, éducation, etc. (Epp et al., 2016). Dès lors, toutes les formes de traitement différentiel et d’altérisation n’ont pas bénéficié de la même attention publique et académique. Il suffit de songer par exemple à la surreprésentation de certains groupes racisés au sein de la protection de la jeunesse, aux traitements discriminatoires exercés dans le réseau de la santé et des services sociaux auprès des personnes autochtones et des personnes racisées, aux pratiques disciplinaires mises en oeuvre dans le secteur de l’éducation. Lever le voile sur la diversité des pratiques de profilage, et ce qu’elles doivent aux multiples formes d’oppression imbriquées, demeure encore un exercice à compléter pour lutter contre les profilages.

En outre, l’expérience des profilages et des discriminations, ainsi que leurs conséquences individuelles et collectives sont encore insuffisamment documentées par les sciences sociales. Sentiment d’injustice et de honte, stigmatisation, marginalisation, altérisation, exclusion, peur de représailles, méfiance sont autant d’éléments qui marquent les personnes et les communautés profilées et discriminées (Foster et al., 2016 ; Talpin et al., 2021). Pour autant, les points de vue des personnes et des communautés concernées font peu l’objet d’études empiriques. Il est pourtant nécessaire d’entendre leur point de vue pour mieux comprendre les effets de ces pratiques de profilage, mises en oeuvre par des acteurs publics censés incarner et garantir les valeurs d’égalité, les principes de justice, le respect de la dignité des personnes, etc. Elles constituent ainsi une épreuve susceptible d’affecter à la fois la confiance dans l’État et ses institutions, les processus de construction identitaire, le sentiment d’appartenance nationale, et l’exercice concret de la citoyenneté et le profilage ou la discrimination marquant à la fois le quotidien, mais aussi les parcours de vie des personnes et les liens sociaux au sein des communautés qui le subissent. En outre, ce traitement différentiel se déploie dans de nombreuses situations et dans de nombreuses interventions institutionnelles, se cumulant parfois, se renforçant dans d’autres circonstances. Pourtant, peu d’études s’intéressent à comprendre l’expérience du/des profilage·s ou des discriminations à partir du point de vue et du vécu des personnes concernées, notamment les effets du cumul des formes vécues.

Enfin, la lutte contre les profilages et les discriminations prend différentes formes, qu’il s’agisse d’avoir recours au droit au sens large (système judiciaire, mécanismes de plainte, etc.) ou d’agir dans la sphère publique par des mobilisations, des dénonciations et des revendications. Pour autant, si certaines de ces actions font l’objet de manchettes médiatiques, elles sont peu analysées sous l’angle de la défense des droits et de la lutte pour l’égalité.

Si ce chantier de recherche est indéniablement vaste, l’une des focales du numéro renvoie plus spécifiquement aux pratiques de profilages à l’oeuvre au sein des instances judiciaires, en s’intéressant aux différentes organisations qui jalonnent les mécanismes de judiciarisation, des organisations policières aux organisations correctionnelles en passant par les tribunaux. Le numéro traite de l’épreuve de ces profilages à partir d’études empiriques dans différents secteurs et contextes géographiques (Canada, Belgique, France). L’organisation de ce numéro repose sur deux axes privilégiés : une série d’articles s’attache tout d’abord à éclairer la manière dont différentes institutions produisent et construisent des traitements différentiels à l’endroit de différentes personnes et populations ainsi que la manière dont ces dernières peuvent vivre cette expérience de profilage ; d’autres articles éclairent ensuite les formes de résistances à ces profilages à travers des recours, des logiques de défense, mais également en réaction aux dénonciations des profilages.

Dans le premier article du numéro intitulé « À crime égal, traitement judiciaire inégal. Les parcours judiciaires de personnes en situation d’itinérance accusées au criminel à Montréal, de l’arrestation au verdict », Paul Eid et ses collègues comparent les processus judiciaires en regard d’infractions criminelles vécues par des personnes en situation d’itinérance et des personnes domiciliées. Cette comparaison offre l’occasion de lever le voile sur les traitements différentiels vécus par les personnes en situation d’itinérance tout au long du processus judiciaire.

Dans l’article suivant intitulé « L’usage discriminatoire de la justice civile et administrative en santé mentale, à l’intersection de la classe sociale et du genre », Emmanuelle Bernheim revient sur différentes démarches ethnographiques conduites devant diverses instances judiciaires civiles et administratives, afin de montrer comment les populations marginalisées sont ciblées dans ces processus judiciaires. L’auteure présente ainsi la manière dont les pratiques judiciaires construisent un traitement défavorable à l’endroit des personnes socialement défavorisées, alimentant les dynamiques de différenciation en termes de classe, de capital et de codes sociaux. Les femmes de milieux défavorisées sont davantage l’objet d’interventions judiciaires contraintes, que ce soit en raison de leurs difficultés de santé mentale et/ou de leur rôle parental dans le cadre de la protection de la jeunesse. Cet article est une occasion de voir l’enchevêtrement des logiques de profilage à travers différentes instances judiciaires.

L’article de Charlène Crahay intitulé « Analyse des pratiques de documentation du risque des détenus terroristes et radicalisés dans les prisons belges » s’intéresse au traitement différentiel au sein des prisons belges vécu par des personnes incarcérées pour des actes de terrorisme ou définies comme radicalisées. L’auteure de cette recherche s’attache ici à comprendre la manière dont les acteurs des services psycho-sociaux évaluent le risque à l’endroit des personnes incarcérées pour des faits de terrorisme ou considérées comme radicalisées. L’analyse de ces pratiques évaluatives du risque et de leurs effets offre l’occasion de saisir la construction du récit de la menace développé par les services psychosociaux, récit tenant une place centrale au sein des stratégies de légitimation de ces mécanismes particuliers de surveillance, de contrôle et de neutralisation.

Dans l’article suivant portant sur « le « changement de profil des personnes incarcérées et l’expansion de l’État carcéral canadien », Justin Piché et ses collègues montrent comment l’argument des transformations des profils des personnes incarcérées et de la prise en compte des « besoins spécifiques » de certains publics (femmes, personnes autochtones, etc.) justifie la construction de nouvelles prisons au Canada, en dépit du fait que le recours à l’incarcération est inefficace pour soutenir la sécurité dans les communautés.

À partir de la relecture de deux démarches ethnographiques réalisées dans deux quartiers de Montréal et Québec. Jade Boudages-Lafleur et ses collègues développent, dans leur article intitulé « Parle-moi de la vie quotidienne dans ton quartier. Enjeux de la recherche sur l’expérience des discriminations et des profilages », une réflexion sur les manières d’appréhender les discriminations et le profilage en les reliant aux conditions objectives et symboliques des territoires dans lesquels ils s’inscrivent.

Les trois articles suivants s’intéressent aux luttes contre les profilages mais aussi aux résistances des policier·ères contre les dénonciations de profilage.

Intitulé « La représentation des personnes en situation d’itinérance : perspectives et pratiques des avocat·es de la défense criminelle », l’article de Nicolas Spanzallini-Sarrasin et Marianne Quirouette évoque les points de vue de ces professionnel·les dans leur travail de représentation des personnes en situation d’itinérance. Les auteur·es montrent en particulier les difficultés pour les avocat·es de soutenir les personnes tant dans leurs démarches judiciaires qu’extrajudiciaires, malgré leurs expériences de profilage.

Dans l’article « Au-delà du droit. La mise en forme du sentiment d’injustice dans les doléances envers les polices déposées devant le Défenseur des droits en France », Anne Wuilleumier analyse des plaintes déposées devant le Défenseur des droits en France. L’analyse révèle le sentiment d’injustice vécu par les plaignant·es à l’endroit d’une grande variété de pratiques policières (à l’occasion de contrôles d’identité, de contrôles routiers, de gestion de différends familiaux ou de voisinage, etc.), mais aussi l’importance d’autres « régimes de concrétisation des droits » que le droit positif.

Enfin, dans l’article « Police, racisme et agnotologie : résistances et rationalisations des agents de la paix face aux allégations de racisme », Massimiliano Mulone et ses collègues mettent en évidence, à partir d’entrevues auprès de policier·ères au Québec, une résistance de ces dernier·es à l’endroit des critiques sur le profilage et le racisme dénoncés par diverses communautés et organisations. Cette résistance les conduit à proposer différentes explications alternatives au profilage racial pour expliquer les disparités de traitement envers certains groupes. Les auteur·es mettent ces narratifs à l’épreuve d’une objectivation statistique et montrent que ces discours et arguments participent à la fois d’une stratégie de dénégation défensive ainsi que d’une mauvaise compréhension des notions de racisme et de discrimination.