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Introduction[2]

De plus en plus d’individus s’identifient comme étant des personnes trans ou non binaires (TNB), c’est-à-dire qui s’identifient en dehors des règles des genres masculin et féminin conventionnels (Herman et al., 2017). Les données canadiennes les plus récentes estiment le pourcentage de jeunes TNB âgé·e·s de 15 à 25 ans à 0,79 % (Statistique Canada, 2022). Une revue systématique internationale des données démographiques récentes estime que le nombre de jeunes TNB est de 1,2 % à 2,7 % chez les jeunes d’âge scolaire (Zhang et al., 2020).

Les expériences de violence et d’abus des groupes minoritaires sont souvent sous-tendues par des préjugés et des perspectives discriminatoires. Ces formes de violence se produisent à la fois dans la vie privée et dans des endroits publics (Rogers, 2021). En effet, ces jeunes sont plus à risque de vivre différentes formes de rejet, de stress, d’abus et de violence, de la part de membres de leur famille, de leur entourage ou dans le cyberespace, que leurs pairs cisgenres, dues à la stigmatisation de leur identité de genre trans ou non binaire (Jaffray, 2020 ; Meyer, 2003 ; Reisner et al., 2016 ; Thoma, Rezeppa, Choukas-Bradley, Salk et Marshal, 2021 ; Weinhardt et al., 2019). Ces expériences de rejet et de violence mènent généralement à d’autres difficultés, notamment sur le plan de la santé physique et mentale (Meyer, 2003). Ces expériences sont d’ailleurs souvent amplifiées par l’intersection des identités sociales et des oppressions, tels le genre, la classe sociale, l’âge, la race ou l’ethnicité (Pullen Sansfaçon, Gelly et Ens Manning, 2021). Par exemple, les recherches indiquent que les jeunes TNB assigné·e·s fille à la naissance sont plus à risque de vivre des expériences de victimisation par les pairs, alors que les jeunes TNB assigné·e·s garçon sont pour leur part plus exposé·e·s au risque de subir des abus de la part de leurs parents que les jeunes de la population en général (Thoma et al., 2021). Cela dit, le contexte ou l’environnement où se produit l’interaction est également à prendre en compte, car la capacité de la jeune personne à faire face à ces difficultés y est affectée. Par exemple, un privilège de classe pourrait permettre à une jeune personne TNB d’éviter certains espaces transphobes (Pullen Sansfaçon et al., 2021).

Sur le plan des relations familiales spécifiquement, les évidences empiriques récentes montrent que les jeunes TNB subissent fréquemment des abus physiques, sexuels et psychologiques (Thoma et al., 2021). Par exemple, les expressions ou comportements créatifs par rapport au genre chez l’enfant sont associés au risque d’abus par les parents (Price, Olezeski, McMhaon et Hill, 2019). De plus, la révélation de soi peut être un moment difficile, voire dangereux, pour la jeune personne TNB (Pullen Sansfaçon, Gelly, Faddoul et Lee, 2020). En effet, si la révélation de son identité de genre peut entraîner un sentiment de soulagement, les expériences de violence et de rejet sont fréquentes. Les familles peuvent être solidaires et favoriser la résilience, mais peuvent également être source de difficultés (Fuller et Riggs, 2018). Même l’anticipation entourant le possible rejet ou les expériences de violence peuvent conduire les jeunes TNB à vivre des expériences de stress minoritaire (Meyer, 2003 ; Rood et al., 2016). Par ailleurs, selon une étude conduite en Ontario, 67 % des parents ne sont pas perçus par les jeunes comme étant très favorables à la transition sociale de leurs enfants (Travers et al., 2012). Une recherche plus récente menée au Québec indique qu’un tiers des jeunes de cette étude affirment manquer de soutien parental, ce qui peut entraîner de la vulnérabilité (Pullen Sansfaçon et al., 2020). De plus, le processus d’acceptation familiale peut être ardu et prendre du temps, ce qui peut entraîner des conflits au sein de la sphère familiale (Aramburu Alegria, 2018 ; Pullen Sansfaçon, 2015). L’attitude négative des familles peut se manifester par le rejet, des violences ouvertes, des comportements hostiles, le discrédit de la démarche de l’enfant, le non-respect de l’identité en mégenrant l’enfant ou en utilisant le morinom[3], etc. (Pullen Sansfaçon et al., 2020). Par ailleurs, la discrimination et la violence subies peuvent prendre des formes extrêmes, telles que l’agression physique ou le refus de donner accès aux soins médicaux affirmant le genre (Katz-Wise, Ehrensaft, Vetters, Forcier et Austin, 2018). Ainsi, il est important de regarder les liens familiaux, car ils sont source de protection, permettent de compenser les difficultés vécues et ont des répercussions sur la santé mentale et physique des jeunes TNB (Katz-Wise et al., 2018 ; Pullen Sansfaçon et al., 2020 ; Taliaferro, McMorris et Eisenberg, 2018). L’étude de Whitaker, Dearth-Wesley et Herman (2021) démontre que les enfants ayant de solides liens familiaux, tels que la capacité de communiquer et recevoir du soutien, ont plus de chance de s’épanouir dans la vie.

Les jeunes TNB vivent également des expériences de victimisation et de violence de la part de leurs pairs. En effet, ces jeunes sont plus susceptibles de vivre des situations de violence et de victimisation multiples, qu’il s’agisse d’intimidation, de harcèlement sexuel, de relations sexuelles non consenties, d’abus sexuel, d’abus physique et de violence au sein d’une relation, que les jeunes cisgenres (cis) (Norris et Orchowski, 2019). Dans une recherche conduite dans l’État de l’Illinois, les jeunes trans étaient de 2,09 à 2,96 fois plus exposé·e·s au risque de vivre des expériences de victimisation par leurs pairs[4] que les jeunes hommes cis, et de 1,34 à 2,65 fois plus que les jeunes femmes cis (Garthe et al., 2021). La même étude montre que les jeunes trans présentaient également des fréquences plus élevées de formes particulières de victimisation que les jeunes de genres divers[5] (gender expansive youth). D’ailleurs, le Youth Risk Behavior Survey 2017, un sondage effectué auprès de 131 901 étudiant·e·s de 10 États américains, dont 1,8 % ont affirmé être trans, montre que les jeunes trans sont plus à risque que leurs pairs cisgenres de vivre toutes sortes d’expériences de violence et de victimisation, incluant des relations sexuelles forcées (23,8 % comparativement à 4,2 % pour les garçons cis et 10,5 % pour les filles cis) ou la violence en ligne (29,6 % comparativement à 10,2 % pour les garçons cis, et 19,3 % pour les filles cis) (Johns et al., 2019). Ainsi, un consensus semble se dégager des écrits que les expériences de violence et la victimisation par les pairs sont significativement plus élevées chez les jeunes TNB que chez les jeunes cis.

Au Québec spécifiquement, les informations sur les jeunes TNB sont plus rares, surtout en ce qui a trait à l’abus et la violence vécus. On sait que les jeunes TNB de moins de 18 ans vivent des défis particuliers lorsqu’ils sont pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (Kirichenko et Pullen Sansfaçon, 2018) et qu’iels y sont surreprésenté·e·s (Pullen Sansfaçon et al., 2023). Par ailleurs, on sait que les jeunes TNB sont significativement plus exposé·e·s au risque d’être placé·e·s sous la Direction de la protection de la jeunesse pour motif d’abandon que les jeunes cis (Pullen Sansfaçon et al., 2023), mais ces données montrent moins bien le risque d’abus comme motif principal de placement. L’étude de Raymond, Blais, Bergeron et Hébert (2015), pour sa part, avait démontré que les jeunes TNB étaient plus susceptibles d’avoir vécu de la violence verbale et de la victimisation de la part de leurs parents que les jeunes cis, et que cette dernière était directement associée à une faible estime de soi et une plus grande détresse psychologique chez ces jeunes. En outre, d’autres travaux qualitatifs sur le vécu des jeunes TNB au Québec ont montré que les jeunes TNB subissent parfois de la violence psychologique ou physique de la part de leurs familles, directement en lien avec leur genre, affectant ainsi leur bien-être (Pullen Sansfaçon et al., 2020). Puisque les expériences d’abus et de violence ont des conséquences importantes, tant sur le plan de la santé mentale que physique, et que la recherche portant directement sur ces expériences de victimisation se fait encore très rare au Québec, cet article poursuit les objectifs suivants : 1) faire un portrait des jeunes TNB ayant vécu un ou des types d’abus ; 2) cerner le contexte particulier de cette violence. L’article focalise sur quatre des thématiques mises en évidence par l’« Enquête canadienne sur la santé des jeunes trans » (ECSJT) en ligne, en lien avec l’abus et la violence vécus par les jeunes TNB au Québec, soit : avoir été blessé·e physiquement par un membre de la famille ; avoir été témoin de violence dans la famille ; avoir déjà été abusé·e sexuellement et avoir déjà été victime de cyberintimidation.

Cadre théorique

Contextualisation de la violence

Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) (2022), la violence est une menace ou l’utilisation délibérée de la force physique ou du pouvoir contre soi ou toute autre personne pouvant entraîner plusieurs conséquences. Quant à l’abus, par exemple familial, il se produit lorsqu’un·e adulte utilise la violence (physique, émotionnelle/psychologique, sexuelle) pour contrôler et/ou nuire (INSPQ, 2022).

Par ailleurs, le contexte est primordial afin d’évaluer le bien-être des jeunes TNB. Différentes recherches démontrent que les expériences discriminatoires associées à la diversité de genre peuvent causer des problèmes de santé mentale chez les jeunes TNB (Hendricks et Testa, 2012 ; Martin-Storey, 2016 ; Raymond et Blais, Bergeron et Hébert, 2015) et celles-ci peuvent être vécues dans différents contextes (familial, scolaire, institutionnel, etc.). Selon la théorie du stress minoritaire de Meyer (2003), ces jeunes sont plus exposés au risque de vivre de la détresse et sont davantage exposé·e·s à différents stresseurs externes, dont de la stigmatisation, un manque de reconnaissance, du non-soutien, de la violence, des expériences d’abus, etc. (Cotton, 2021 ; Pullen Sansfaçon et al., 2021 ; Tan, Treharne, Ellis, Schmidt et Veale, 2020). Ceux-ci pourront alors nuire à leur santé (physique et mentale) et entraîner l’apparition de stresseurs internes, tels que de la transphobie internalisée et la dissimulation de leur identité de genre (Cotton, 2021). Ainsi, Tan et al. (2020) soulignent qu’il importe de prendre en considération l’intersection des identités ainsi que les contextes pour mieux saisir leurs expériences. C’est dans cette visée que notre article s’inscrit afin de brosser un portrait, mieux cerner le processus d’oppression et comprendre l’étendue des expériences de violence et d’abus vécues par les jeunes TNB au Québec.

Méthode

L’ECSJT, une enquête bilingue en ligne, a permis de réaliser une collecte de données auprès d’un échantillon communautaire des jeunes TNB résidant au Canada. Menée pour la première fois en 2014, elle fut reprise entre le 1er novembre 2018 et le 31 mai 2019. Pour l’enquête de 2019, 1519 participant·e·s ont répondu au sondage, permettant de recueillir des données sociodémographiques, des données concernant leurs identité et expérience de genre, leur santé générale et mentale, leur contexte social et linguistique, les formes d’abus et de violence subies, leur connectivité avec l’école, les liens avec la famille et les pairs, et la consommation de drogue. Pour cet article, seuls les résultats des jeunes TNB résidant au Québec, et concernant les différentes formes d’abus et de violence (physique, sexuelle et cyberintimidation), ont été inclus.

Recrutement des participant·e·s : Le recrutement des participant·e·s s’est fait avec l’aide de six réseaux de chercheur·e·s, personnes concernées et d’organismes partenaires, établis au Canada. L’enquête en ligne a été diffusée à travers les réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter, et les réseaux de différents organismes (130) de soutien aux jeunes 2SLGBTQIA+ à travers le Canada. Elle a également été communiquée à des professionnel·le·s de la santé travaillant avec ces communautés ; ces dernières ont transmis le lien de l’enquête aux personnes utilisant leurs services. Les participant·e·s étaient invité·e·s à répondre à l’enquête, soit en français soit en anglais, de façon volontaire et anonyme. Pour le Québec seulement, l’échantillon comprend un total de 220 jeunes TNB âgé·e·s de 14 à 25 ans, habitant la province, qui ont accepté d’y répondre. L’âge moyen était de 20 ans. Deux versions de l’enquête ont été créées afin de proposer des questions pertinentes et davantage adaptées aux participant·e·s en fonction de leur groupe d’âge (14 à 17 ans et 18 à 25 ans) (Ladry et al., 2020).

Collecte de données : L’enquête en ligne s’est intéressée à plusieurs aspects de la vie des participant·e·s. Les données sociodémographiques (c’est-à-dire l’âge, l’emplacement géographique, l’origine ethnique ou culturelle, la langue) ont été recueillies au début de l’enquête. L’identité de genre a été évaluée par la question « Quelle est votre identité de genre ? », permettant aux participant·e·s de sélectionner leur·s identité·s de genre parmi 16 différentes options proposées (« garçon ou homme trans », « fille ou femme trans », « non binaire » et « n’étant pas trans ») et iels pouvaient ajouter d’autres options s’iels considéraient que leur identité n’était pas inscrite sur la liste. Il a été demandé aux participant·e·s de cocher l’identité qui s’appliquait davantage à la leur parmi trans masculine/homme, trans féminine/femme et non binaire. Ces catégories ont été utilisées pour guider les analyses présentées dans cet article. Les personnes qui se sont identifiées comme « n’étant pas trans » ont indiqué une identité non binaire dans les commentaires et ont donc été ajoutées dans la catégorie déjà existante. D’autres questions ont été proposées afin de décrire le vécu des participant·e·s dans leur identité de genre désirée et leur orientation sexuelle. Des informations concernant l’abus et la violence (sécurité, discrimination et violence) ont également été rapportées au sein de l’enquête, dont le fait d’avoir été victimes ou témoins d’abus physiques et de violence dans leur famille au cours des 12 derniers mois. Des informations sur les abus sexuels ont également été recueillies en demandant aux participants : « Avez-vous déjà été victime d’abus sexuels ? » On a également demandé aux participant·e·s s’iels avaient déjà été victimes de cyberintimidation.

Par ailleurs, le score de connectivité familiale a été établi avec des questions telles que « À quel point pensez-vous que votre famille se soucie de vos sentiments ? » ou « À quel point pensez-vous que votre famille respecte votre vie privée ? » Ce type de questions a été mesuré avec une échelle en cinq points (de « pas du tout » à « beaucoup »). De plus, la proximité parentale a également été évaluée par des formulations telles que « La plupart du temps, [ma mère/mon père] (ou la personne que je considère comme [ma mère/mon père]) est chaleureux·se et aimant·e envers moi ». Finalement, la connectivité scolaire a été mesurée par des affirmations telles que « J’ai l’impression de faire partie de mon école » ou « Je me sens en sécurité dans mon école », pour lesquelles les jeunes choisissaient la réponse qui convenait davantage sur une échelle de quatre points (« Pas du tout en accord » à « Tout à fait d’accord »).

Finalement, les participant·e·s pouvaient répondre en français et/ou en anglais, selon leurs préférences, avec la possibilité de passer d’une langue à l’autre en cliquant sur un bouton présent sur chaque page du questionnaire.

Analyse des données : L’analyse du contenu a été effectuée à l’aide du logiciel SPSS version 26. Les analyses descriptives ont été réalisées sur l’ensemble de l’échantillon ainsi que selon les groupes linguistiques (français et anglais). Des tests T de Student ont été utilisés pour comparer les scores moyens pour les variables continues, tandis que des tests de chi carré ont été utilisés pour les variables catégorielles. Par ailleurs, des analyses de régressions logistiques ont été effectuées afin de vérifier les associations entre la connectivité avec la famille et avec l’école et les risques d’abus en contrôlant pour l’âge (tableau 4). Des valeurs p inférieures à 0,05 ont été considérées comme statistiquement significatives pour l’ensemble des analyses.

Résultats

Parmi les 1519 participant·e·s à l’étude de 2019, 220 jeunes TNB résidaient dans la province de Québec. Ces dernier·ère·s ont été inclus·e·s dans la présente analyse. Le tableau 1 présente les données sociodémographiques de l’échantillon québécois. La majorité est francophone (70,9 %) et se retrouve dans le groupe plus âgé, ayant de 18 à 25 ans (75,5 %). De plus, la majorité des jeunes de l’échantillon de la recherche s’identifie comme étant de race blanche (88,1 %) et environ la moitié (48,2 %) comme garçon/homme trans. De plus, sur les 220 participant·e·s, 136 (61,8 %) s’identifient comme personnes trans binaires et 84 (38,2 %) comme des personnes non binaires. Comparativement aux jeunes non binaires, le groupe trans binaire comporte une proportion plus élevée de jeunes francophones qu’anglophones (67,9 % contre 46,9 %) (résultats non inclus dans les tableaux). Néanmoins, il est important de rappeler que parmi les données ciblées, plusieurs des jeunes répondant·e·s n’ont pas vécu d’abus ou de violence.

Blessé·e physiquement par un membre de la famille

Environ 1 participant·e sur 5 (19,3 %) a indiqué qu’iel a été blessé·e physiquement par un·e membre de la famille. Parmi le groupe de 14 à 17 ans, 34,2 % des jeunes avaient été blessé·e·s par un·e membre de la famille au cours de la dernière année, tandis que cette proportion était plus faible chez les jeunes plus âgé·e·s (18 à 25 ans), représentant 14,6 % de ce groupe (p =,001) (tableau 2). Quant aux résultats nationaux, la proportion est également plus élevée chez le groupe moins âgé que chez celui plus âgé (19,6 % vs 6,8 %)[6]. En contrôlant pour l’âge, les jeunes ayant un faible niveau de liens familiaux (p =,03) avaient plus de risques d’avoir été blessé·e·s physiquement par un·e membre de la famille (tableau 4).

Témoin de violence dans la famille

Parmi les répondant·e·s, la majorité n’a pas été témoin de violence au sein de la famille (83,2 %). Chez les jeunes trans binaires, 14,3 % avaient été témoins de violence au sein de la famille, tandis que cette proportion s’élevait à 20,6 % chez les jeunes non binaires (p =,29 ns[7]). De plus, l’on compte une proportion plus élevée de jeunes de 14 à 17 ans ayant été témoins de violence au sein de la famille (23,7 % vs 14,6 % ; p =,10 ns) et l’on remarque le même phénomène dans les résultats nationaux (26,2 % vs 13,3 %). Les résultats étaient aussi similaires pour les jeunes francophones (16,2 %) et les jeunes anglophones (18 % ; p =,78 ns) (tableau 2). Les résultats de la régression logistique multivariée ont révélé que les liens familiaux étaient associés à être témoin de violence (p = > ,001). Ainsi, nous constatons que de meilleurs liens diminuent les probabilités de violence (tableau 4).

A été abusé·e sexuellement

Près de la moitié des répondant·e·s (44,1 %) ont répondu qu’iels ont été abusé·e·s sexuellement par un·e membre de la famille ou une personne extérieure à celle-ci. Dans les analyses de groupes d’âge, il y avait significativement plus de jeunes de 18 à 25 ans (50,4 %) qui ont été abusé·e·s sexuellement que de jeunes de 14 à 17 ans (23,7 % ; p =,004). Sur le plan national, nous remarquons que pour les 14 à 17 ans, les résultats sont plus élevés (35,5 %), mais relativement les mêmes pour les 18 à 25 ans (49,5 %). Lorsque les groupes linguistiques ont été évalués séparément, 42,9 % des francophones et 46,9 % des anglophones avaient vécu des abus sexuels (p =,63) (tableau 3). En contrôlant pour l’âge, nous n’avons pas trouvé d’association entre la connectivité familiale (p =,093 ns) et scolaire (p =,269 ns) ainsi que la probabilité d’avoir subi des abus sexuels (tableau 4).

À la question « Avez-vous déjà été physiquement forcé·e d’avoir des rapports sexuels alors que vous ne le vouliez pas ? », 51 des 163 (31,3 %) répondant·e·s ont répondu oui. Parmi ces personnes, l’on compte 26,3 % de jeunes trans et 39,1 % de jeunes non binaires (p =,085 ns). Les résultats nationaux démontrent une diminution de près de 10 % pour les jeunes non binaires (29,8 %) alors que pour les jeunes trans, le pourcentage est similaire (26,5 %). Parmi le groupe moins âgé, 10,5 % ont été forcé·e·s d’avoir des rapports sexuels, tandis que cette proportion est plus élevée chez le groupe plus âgé, représentant 37,6 %. Ces proportions représentent une différence significative entre les deux groupes d’âge (p =,002). De plus, parmi ces jeunes, 28,3 % sont francophones et 38 % sont anglophones (p =,219 ns) (tableau 3).

Ensuite, les participant·e·s ont répondu aux questions sous-jacentes, à savoir s’iels avaient été touché·e·s sexuellement par un·e membre de la famille ou par un·e adulte extérieur·e à la famille.

À la question concernant un·e membre plus âgé·e ou plus fort·e de leur famille, 21 des 162 (14,9 %) participant·e·s ont répondu oui. Sur le plan national, cela représente 14,1 %, soit 172 des 1218 répondant·e·s. Parmi les répondant·e·s, l’on compte 11,2 % de jeunes trans et 15,6 % de jeunes non binaires (p =,415 ns). Les résultats étaient aussi similaires pour les jeunes francophones (11,6 %) et les jeunes anglophones (16 ; =,442) (tableau 3). Quant à la question concernant un·e adulte ou une autre personne extérieure à sa famille, 28 jeunes trans (28,6 %) et 26 jeunes non binaires (40,6 %) ont répondu avoir touché/été touché·e·s sexuellement contre leur gré. Ces situations sont par ailleurs plus fréquentes chez les jeunes plus âgé·e·s (39,5 %) que chez les 14 à 17 ans (13,2 %). Ces proportions représentent une différence significative entre les deux groupes d’âge (p =,003). Sur le plan national, les résultats étaient un peu plus élevés pour les jeunes de 14 à 17 ans (20,1 %) et similaires pour les 18 à 25 ans (35,7 %). Les résultats sont similaires pour les jeunes francophones (32,1 %) et les jeunes anglophones (36 % ; p =,630) (tableau 3).

A déjà été victime de cyberintimidation

Sur un total de 159 participant·e·s, 41 (25,8 %) ont répondu avoir été intimidé·e·s ou harcelé·e·s sur internet, par exemple quelqu’un·e a publié quelque chose sur Facebook ou a envoyé un e-mail. Les résultats étaient aussi similaires pour les jeunes trans et les jeunes non binaires (26,8 % vs 24,2 % ; p =,714 ns). Parmi ces participant·e·s, la proportion est plus élevée chez le groupe plus âgé (29,8 % vs 13,2 % ; p =,041). Sur le plan national, la tendance s’inverse car ce sont les jeunes âgé·e·s de 14 à 17 ans qui ont vécu plus de cyberintimidation que les jeunes âgé·e·s de 18 à 25 ans (32,7 % vs 30,9 %). Parmi les répondant·e·s ayant été cyberintimidé·e·s, 28,2 % sont de jeunes francophones et 20,4 % sont de jeunes anglophones (p =,301) (tableau 3).

Discussion

L’enquête en ligne a révélé que plusieurs jeunes TNB ont vécu une ou des expériences d’abus et/ou de violence par un membre de la famille, de l’entourage ou sur les réseaux.

Bien que la majorité (80,7 %) de l’échantillon affirme ne pas avoir été blessée physiquement par un·e membre de la famille dans les 12 derniers mois, 31 participant·e·s (19,3 %) ont rapporté avoir été victimes de violence physique. Les jeunes de 14 à 17 ans sont significativement plus exposé·e·s au risque que les jeunes plus âgé·e·s d’avoir été blessé·e·s par un·e membre de la famille, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les jeunes plus âgé·e·s ont un plus grand niveau d’autonomie – et pourraient décider de quitter le foyer familial par exemple, si la situation s’avérait hostile, ce qui est plus difficile pour les plus jeunes. En effet, les conflits familiaux et le manque de soutien peuvent entraîner des tensions et ces jeunes peuvent ne pas se sentir en sécurité à leur domicile. D’ailleurs, chez les jeunes Québécois·e·s âgé·e·s de 18 à 25 ans, 39,2 % vivent avec leur mère[8] et 27,6 % avec leur père[9], comparativement aux jeunes de 14 à 17 ans chez qui on compte 92,3 % vivant avec leur mère et 82,7 % avec leur père.

Les données indiquent que cette situation serait également plus fréquente chez les francophones que chez les jeunes anglophones, renforçant ainsi l’importance de prendre en compte le contexte lors d’intervention auprès des jeunes TNB. La langue pourrait avoir une forte incidence sur les conditions de vie des jeunes TNB puisqu’elle constitue une dimension importante de l’affirmation de soi, d’une part, et qu’elle peut s’avérer un aspect tant oppressant qu’émancipateur pour certains groupes, y compris les personnes TNB (Crémier, 2021). L’article de London-Nadeau et al. (2023) met en évidence qu’elle est vectrice de bien-être, de lien familial et de validation, ce qui diminue les risques d’adversité et que les langues plus genrées entraînent des obstacles supplémentaires pour les jeunes TNB. Puisque certains mots, tels que les pronoms non genrés comme « iel/iels », ne font leur apparition dans le dictionnaire Robert qu’en 2022, alors que le Merriam-Webster avait son équivalant en anglais, « they/them », et que l’anglais est souvent considéré comme la langue dominante en sciences, le manque de vocabulaire pour se nommer ou s’affirmer en tant que jeune personne non binaire pourrait y être pour quelque chose. Par ailleurs, l’étude de Baril (2017) montre qu’à cause de l’omniprésence de la langue anglaise, les personnes trans non anglophones peuvent éprouver des difficultés supplémentaires dans leur recherche d’information sur les soins de santé et autres services, car il y a une différence évidente pour ce qui est du nombre de ressources qui leur sont offertes. Nous constatons d’ailleurs que, dans notre échantillon, une proportion plus importante de jeunes s’identifie comme non binaire chez les anglophones que chez les francophones. En outre, les résultats semblent confirmer ceux des études précédentes en ce qui a trait au soutien parental, à savoir que les jeunes TNB ont moins de risques de subir de la violence lorsqu’iels sont soutenu·e·s par des membres de leur famille (Taliaferro et al., 2018). En effet, les analyses de régressions ont permis de constater que les jeunes ayant été victimes de violence étaient moins susceptibles de mentionner avoir de forts liens familiaux. Ainsi, notre étude contribue au développement des connaissances sur l’influence des liens familiaux sur la réduction des risques de violence dans le milieu familial (Bagley et Mallick, 2000) et à l’incidence possible de la langue sur le vécu des jeunes TNB quant aux expériences de violence. En effet, l’étude de Bagley et Mallick (2000) met en évidence que les jeunes ayant subi certains types d’abus combinés avec d’autres formes de violence étaient plus susceptibles de vivre un fardeau à long terme et donc, il est important de prévenir le développement de problèmes de santé mentale graves.

Près de la moitié des jeunes TNB (44,1 %) ont indiqué avoir déjà été abusé·e·s sexuellement. Toutefois, comme mentionné dans différentes études, il est vraisemblable que le pourcentage d’abus sexuel soit plus important, car certain·e·s participant·e·s pourraient avoir choisi de ne pas le rapporter, même s’il s’agissait d’un sondage électronique et que les résultats allaient être établis de façon anonyme. Si nos données ne nous permettent pas de discerner le nombre d’abus sexuels perpétrés par la famille de ceux commis par des membres de l’entourage, les recherches montrent que les auteur·e·s d’agressions sexuelles sont souvent connu·e·s de la victime (Dorais et Gervais, 2018 ; l’Enquête canadienne sur la santé des jeunes TNB, 2019). Dans cette optique, la proximité fréquente entre l’agresseur·e et la victime ainsi que le risque pour cette dernière de faire face à diverses discriminations concernant son identité de genre peuvent influencer le rapport des agressions sexuelles (Lalancette et Lagotte, 2021). Par exemple, des études ont démontré que les jeunes TNB vivent souvent des expériences de violence et d’abus sexuel dans les toilettes de leur sexe assigné à la naissance (Murchison et al., 2019), et à la suite d’expériences de discrimination menant rapidement à la violence et à l’abus sexuel (Grossman et D’Augeli, 2016). D’autres études montrent aussi que les jeunes TNB deviennent victimes d’abus sexuels à cause de leur résistance à modifier leurs comportements et expressions de genres non conformes socialement (Stieglitz, 2010), incluant par leurs parents (Grossman et al., 2006), et même en contexte de trafic de mineur·e·s pour exploitation sexuelle (Choi et al., 2015).

Nos résultats démontrent que les jeunes issu·e·s de la diversité de genre sont susceptibles d’être forcé·e·s de subir des rapports sexuels non désirés. Les périodes de transition sont connues pour constituer un moment de vulnérabilité particulier relativement aux agressions physiques et sexuelles (Dorais et Gervais, 2018 ; Lalancette et Lagotte, 2021) et les jeunes trans sont plus exposé·e·s au risque que les jeunes cisgenres de vivre des abus de toutes sortes, incluant des abus sexuels (Thoma et al., 2021). Ceci pourrait expliquer le pourcentage élevé de jeunes ayant vécu des abus sexuels. Les études antérieures avaient démontré que le soutien parental était un facteur de protection important pour les jeunes TNB et diminuait par exemple les risques de suicide puisque le soutien parental peut limiter la détresse psychologique et aider à consolider la résilience chez leur enfant ; cela dit, le soutien parental ne peut pas être considéré comme un facteur protecteur contre toutes les difficultés (Katz-Wise et al., 2018 ; Wilson et al., 2016). Par ailleurs, l’Institut de la statistique du Québec (2020) met de l’avant qu’en 2014, le taux d’incidents de victimisation avec violence des jeunes âgé·e·s de 15 à 24 ans est de 131,5 pour 1000 personnes.

Dans un autre ordre d’idées, plus d’un quart des participant·e·s ont affirmé être victimes de cyberintimidation. Les recherches antérieures ont démontré que les jeunes TNB sont plus fréquemment victimes de violence et de cyberintimidation, et que, parmi les populations trans, l’intimidation est plus courante parmi les personnes qui se présentent comme non conformes au genre (gender non-conforming) (Heino, Ellonen et Kaltiala, 2020). Si l’utilisation accrue d’internet offre un environnement permettant à ces jeunes d’explorer anonymement des aspects personnels de leur vie et de développer des liens avec les communautés, elle peut également mener à des expériences d’intimidation, parfois même venant des personnes de leur propre communauté (Pullen Sansfaçon et al., 2018). Lorsque nous examinons des statistiques sur la jeunesse, environ 13 % des jeunes cis âgé·e·s de 15 à 29 ans ont vécu de la cyberintimidation (Institut de la statistique du Québec, 2020). D’ailleurs, les résultats de l’Enquête sociale générale de 2014 sur la sécurité des Canadiens démontrent que les jeunes de la diversité sexuelle et de genre, âgé·e·s de 18 à 29 ans, étaient deux fois plus exposés au risque de subir de la cyberintimidation que les jeunes cis et hétérosexuel·le·s (Prokopenko et Hango, 2022).

Limites

Parmi les limites de l’étude, notre échantillon est majoritairement francophone. De plus, nous n’avons pas mesuré la classe sociale (occupation des parents, échelle de revenus, etc.). D’ailleurs, il est important de rappeler que l’analyse des données a été faite en sélectionnant différentes caractéristiques (langue, âge et identité de genre) au détriment d’autres variables. Par ailleurs, notre échantillon est relativement petit concernant les questions sur l’abus (159/161 sur 220), plusieurs participant·e·s n’ayant pas répondu à ces questions, et donc, les résultats, même ceux étant statistiquement significatifs, doivent être interprétés avec prudence. Inversement, il est aussi possible que certaines associations auraient pu devenir significatives avec un échantillon plus grand. De plus, l’enquête en ligne ayant été diffusée à travers différents réseaux et organismes pour les jeunes 2SLGBTQUIA+ ainsi que par des professionnel·le·s travaillant avec ces communautés, elle représente possiblement un échantillon plus susceptible de faire appel à ces services et donc pourrait ne pas être représentatif de l’ensemble de la population TNB du Québec. Cependant, en passant par ces différents réseaux, cela a pu entraîner une sous-représentation des jeunes TNB des communautés vulnérabilisées. En effet, ayant un échantillon principalement de race blanche, nos résultats pourraient ne pas fidèlement rendre compte des populations de différents groupes raciaux, ethniques et culturels vivant au Québec.

Conclusion

Cet article a cherché à contribuer au corpus relativement restreint relatant les différentes formes d’abus et de violence vécues par les jeunes TNB et représente une des premières recherches sur ce sujet dans un échantillon de jeunes TNB au Québec. L’étude, bien que conduite sur un petit échantillon de jeunes au Québec, renforce l’idée que les recherches futures devraient porter une plus grande attention aux contextes qui entourent les jeunes TNB. Qu’il s’agisse d’éléments socioculturels comme la langue, ou encore de dimensions sociales comme l’école et la famille, ils affectent les expériences d’abus et de violence. En effet, les expériences de violence, l’adoption de comportements violents et les conséquences à long terme sur la santé démontrent la pertinence d’intervenir et de fournir des efforts soutenus afin de prévenir les comportements violents et éviter la transmission de ceux-ci à un niveau intergénérationnel (Laforest, Maurice et Bouchard, 2018). Mieux comprendre les dimensions pouvant affecter les expériences de violence et d’abus permettra de mieux identifier les interventions les plus efficaces pour les prévenir et entamer des changements sociaux.