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Introduction[3]

Dans le discours officiel des autorités comme dans la production académique, le caractère « humain » des prisons suisses ainsi que leur « petite taille » sont souvent présentés comme une spécificité nationale. Même à l’étranger, cette image des prisons suisses est peu remise en question par les spécialistes du monde carcéral, notamment en raison de l’imaginaire associé à ce pays perçu comme riche, efficace et tranquille. Prenant le contre-pied de ces stéréotypes, nous proposons dans cet article un usage inédit, dans le champ de la géographie carcérale, des systèmes d’information géographique (SIG), dans le but de confronter de façon nuancée et critique ce mythe des petites prisons suisses à vocation humaine.

Les SIG, et en particulier un logiciel comme Google Earth, ne sont pas des technologies neutres : ils sont en effet étroitement liés à l’exercice de différents types de pouvoir. Ils s’inscrivent notamment dans une tradition de cartographie coloniale qui a accompagné l’histoire longue de la conquête impérialiste. Encore aujourd’hui, les photographies aériennes et satellitaires utilisées par Google Earth présentent un intérêt militaire et sécuritaire de contrôle territorial. Cependant, la démocratisation de l’accès aux SIG permet de diversifier leur usage. Dans le cadre de la recherche académique comme dans celui d’initiatives citoyennes, il est possible de « subvertir les représentations dominantes » (Farman, 2010), en se réappropriant ces technologies de visualisation des territoires à des fins critiques et transformatives – ce que nous définirons ci-après comme une démarche contre-cartographique.

L’usage critique des cartes – et de la cartographie numérique en particulier – n’a été que peu mobilisé jusqu’à aujourd’hui dans le champ encore récent de la géographie carcérale. C’est le constat qu’ont fait récemment les chercheur·euse·s britanniques N. Gill, D. Conlon, D. Moran et A. Burridge (2018), qui insistent sur le potentiel à la fois scientifique et politique, encore faiblement exploité à leurs yeux, de la contre-cartographie (counter-mapping) des systèmes carcéraux. Cette dernière permet de mettre au jour différentes formes entrelacées de pouvoir et de « contester les configurations carcérales actuelles » (Gill et al., 2018, p. 193) afin de mieux résister à la prolifération des prisons.

Nous nous proposons dans cet article d’explorer ce champ de recherche pour l’instant lacunaire, en tentant de répondre à la question suivante : en quoi un usage contre-cartographique des SIG peut-il contribuer au champ des analyses critiques du monde carcéral contemporain ? Nous mènerons cette réflexion en nous concentrant sur une étude de cas, celle de la prison de Champ-Dollon située dans le canton de Genève, en Suisse, et en utilisant le logiciel de cartographie numérique Google Earth[4]. En nous centrant sur cette étude de cas, notre objectif sera dès lors de comprendre comment Google Earth permet de nourrir une critique de l’extension carcérale à l’ère du tournant punitif [5] en Suisse. L’utilisation de Google Earth, qui rend possibles la visualisation des espaces carcéraux et leur inscription dans le territoire, contribue à enrichir les connaissances sur les prisons contemporaines en mettant au jour une dimension encore peu explorée du tournant punitif : sa matérialisation par des transformations paysagères et architecturales. Analyser les images cartographiques produites par Google Earth dans cette étude de cas apporte un nouvel éclairage sur la manière dont ce phénomène mondialisé a trouvé une forme d’adaptation particulière dans le contexte suisse.

Les cartes et la géographie : un lien indissoluble

Les cartes sont indissociables de la géographie en tant que discipline. En assujettissant l’ordre du monde à une réalité graphique (Jacob, 1992), elles deviennent le modèle d’intelligibilité privilégié de la géographie. Mais l’histoire des cartes est aussi étroitement liée à celle de l’expansion impérialiste. La reconnaissance du lien intime qui existe entre l’appropriation coloniale des territoires et la cartographie n’est bien sûr pas nouvelle (Debarbieux et Hirt, 2022). La carte est ainsi, depuis ses fondements, au coeur de la discipline géographique. Ce n’est cependant que dans les années 1970-1980 qu’apparaît véritablement une géographie critique qui s’émancipe du récit positiviste, analyse le lien entre carte et pouvoir, et permet de briser le lien « contraignant et exclusif » entre réalité et représentation qui constitue « l’épistémologie implicite » de la cartographie (Jacob, 1992, p. 19). L’historien des cartes Brian Harley apparaît ici comme la figure de proue de cette rupture (Debarbieux et Hirt, 2022). Sous l’influence d’auteurs phares du postmodernisme (avant tout Derrida et Foucault), il soumet la carte à la « tactique de la déconstruction », pour venir ébranler son socle moderniste et analyser les conditions de sa production (Harley, 1995). La cartographie est désormais entrée dans « l’ère du soupçon » (Jacob, 1992, p. 21), la géographie critique ayant permis de mettre en lumière la manière dont chaque carte est toujours précédée d’un choix, celui de raconter une histoire singulière parmi beaucoup d’autres possibles (Monmonnier, 1991). Toutefois, la carte n’est pas seulement la « matrice pouvoir-savoir de l’ordre moderne » (Harley, 1989) permettant de maintenir un système de domination ; réappropriée, elle peut aussi devenir outil de résistance. L’ouvrage fondateur du cartographe Denis Wood (1992), Le Pouvoir des cartes, en s’intéressant au noeud entre communication, persuasion et pouvoir, a ainsi montré la manière dont la carte peut servir des fins de « contre-usage » par des catégories sociales subalternes.

Une reconfiguration des enjeux cartographiques à l’âge des SIG

La révolution numérique et la généralisation d’Internet ont eu pour effet de remettre en cause le « quasi-monopole étatique » dans la production cartographique (Debarbieux et Hirt, 2022, p. 10). Même si les SIG ne sont pas des cartes stricto sensu, mais des objets bien plus « complexes et mouvants » (Gautreau et Noucher, 2022, p. 80), ils en sont néanmoins le prolongement à l’ère numérique. Incarnant un changement majeur dans la manière dont la géographie est conceptualisée, il est rapidement devenu évident que les SIG requéraient une théorie critique pour penser plus largement les relations culturelles, économiques et politiques qu’ils contribuent à produire (Pickles, 1995).

On peut définir les SIG comme des logiciels permettant de manipuler des objets géoréférencés et de produire des cartes à partir de données variées en les intégrant dans un référentiel unique (Desbois, 2015, p. 41). Google Earth et Google Maps, mis sur le marché en 2001 et 2005 respectivement, peuvent être considérés comme des SIG grand public. Si la carte a toujours été étroitement associée à l’exercice du pouvoir, une telle affirmation n’est pas moins vraie pour les SIG, dont non seulement le déploiement technologique, mais également le type de représentation de l’espace doivent beaucoup au domaine militaire (Desbois, 2015). La mise en lumière d’une forme de « complicité historique » (Crampton, 2010, p. 7) entre les SIG et les pratiques non seulement militaires, mais aussi coloniales, sexistes et discriminatoires, a ouvert la voie à différents courants critiques pour mettre à nu des relations de pouvoir spécifiques, aussi bien dans les biais de conception des SIG que dans leurs effets. La critique féministe des SIG est particulièrement éclairante à cet égard, puisqu’elle a permis de mettre en avant le caractère « situé » aussi bien des usager·ère·s que des concepteur·rice·s, majoritairement des hommes (Kwan, 2002), battant ainsi en brèche l’idée d’une neutralité technologique. Cependant, les SIG critiques restent encore minoritaires dans le champ académique (Desbois, 2015), tandis que revient au goût du jour l’hypothèse positiviste d’une congruence entre réalité et représentation. B. Harley avait d’ailleurs très tôt repéré la « nouvelle arrogance » dont la géographie pourrait se parer grâce aux SIG comme « moyens d’accès à la réalité » (Harley, 1995, p. 62).

En réalité, c’est dès les années 1960 que des cartographes ont développé des formes de résistance aux représentations hégémoniques, lesquelles peuvent servir à renforcer ou légitimer l’asymétrie dans les rapports de force, notamment entre le Nord et le Sud. La carte du monde selon la projection d’A. Peters, qui remet en question la vision eurocentriste qui avait prévalu jusqu’alors, en est un exemple emblématique. Si le terme de résistance est teinté de « romantisme » (Crampton, 2010), c’est plutôt celui de contre-usage des SIG qui semble ouvrir une voie féconde. Dans ce sillage, J. Farman (2010) met l’accent sur le caractère participatif des SIG qui permet de donner de l’agentivité aux usager·ère·s et propose d’en faire un emploi subversif. Cette posture est semblable à celle de la contre-cartographie (connue aussi comme cartographie radicale dans le monde francophone), dont la finalité est de « déchiffrer pour dénoncer, mettre en images des processus peu visibles qui concourent à confisquer l’espace public (voire des biens publics), à compromettre les libertés individuelles, à détourner des lois » (Rekacewicz, 2013). Ainsi comprise, la contre-cartographie apparaît comme la démarche idoine pour repenser les usages d’outils tels que Google Earth, au service d’un dévoilement de pratiques étatiques peu visibles, voire opaques. Les SIG peuvent représenter un outil critique pour la recherche, notamment dans toutes les disciplines où l’espace a longtemps occupé une place marginale, de l’histoire à la sociologie en passant par la criminologie (Goodchild, 1995). La méthode que nous proposons plus avant s’inscrit dans cette démarche, qui ne remet pas directement en question les logiciels existants, mais propose de repenser leurs finalités et de se les approprier comme outils critiques.

Des cartes encore rares en géographie carcérale

La géographie carcérale, sous-discipline encore récente, ne s’est que peu saisie des cartes ou des SIG, ce qui peut surprendre au vu du lien intime entre géographie et cartographie évoqué précédemment. Rappelons que les premiers travaux portant un regard spécifiquement géographique sur l’incarcération n’apparaissent qu’au tournant du xxie siècle (Dirsuweit, 1999 ; Peck, 2003 ; Wilson Gilmore, 1999), dans un contexte de forte problématisation, au sein des sciences sociales, de l’émergence historique d’un tournant punitif sur le plan international (Moran, 2015 ; Turner, 2020). Bien que centrées initialement sur les États-Unis et la Grande-Bretagne, les recherches se réclamant de la géographie carcérale concernent aujourd’hui l’Europe occidentale et orientale (Moran et Milhaud, 2013 ; Moran, Pallot et Piacentini, 2011), l’Amérique latine (de Dardel et Söderström, 2018) et l’Afrique (Morelle, 2019). Loin de se limiter à l’échelle des établissements eux-mêmes, elles ont montré que les logiques de la carcéralité (Moran, Turner et Schliehe, 2018) se déploient bien au-delà des murs des prisons, imprégnant notamment l’idéologie et la matérialité des politiques d’asile (Mountz, 2020), les territoires urbains (Bony, 2015 ; Peck et Theodore, 2008), les paysages ruraux (Wilson Gilmore, 2007) et les relations familiales (Moran, 2013).

Par ailleurs, dans un contexte d’intérêt renouvelé en géographie pour une lecture critique des dimensions sociales et politiques des formes architecturales (Guggenheim et Söderström, 2010 ; King, 2004 ; Markus, 1993), la géographie carcérale s’est penchée sur les impacts et les significations de l’architecture des prisons (Milhaud et Scheer, 2020 ; Moran et Jewkes, 2015). Ainsi, l’un des apports de la géographie au champ des études carcérales a été d’appréhender le tournant punitif au travers de ses dimensions matérielles et bâties. Celui-ci se dévoile dans une nouvelle architecture pénitentiaire privilégiant les impératifs de sécurité et la gestion de grands « stocks » de détenu·e·s, ainsi que de nouvelles formes d’aménagement et de paysages guidées par une logique d’hypersécurisation et de concentration des constructions (méga-complexes carcéraux réunissant différents types de détention sur un seul site) et leur relocalisation loin des centres urbains (de Dardel, 2016). Pourtant, malgré cet accent nouvellement mis sur les enjeux liés à la spatialité des prisons, cartes et plans restent quasiment absents de ces analyses du bâti pénitentiaire.

De façon générale, si des images photographiques sont souvent produites dans les travaux de géographie carcérale, il n’en va pas de même pour les cartes. Elles sont en réalité rares dans les travaux de géographie consacrés aux prisons, et plutôt utilisées comme des illustrations, et non comme un outil central du dispositif méthodologique (Milhaud, 2017 ; Moran et al., 2011). Ce sont plutôt des auteur·rice·s issu·e·s d’autres disciplines qui ont plus volontiers mis l’outil cartographique au coeur de leurs études. On pense par exemple à Josh Begley et son projet en ligne Prison Map (2012), ou encore à Laura Kurgan (2021) sur les « îlots à un million de dollars » (million dollar blocks) aux États-Unis.

Sporadique dans les travaux sur les prisons elles-mêmes, c’est-à-dire sur l’enfermement pénal, l’usage contre-cartographique des cartes et des SIG est plus fréquent dans les études de géographie consacrées à la criminalisation et à l’enfermement des personnes migrantes (Mountz, 2012 ; Walters, 2009). Rédigées souvent conjointement par des géographes et des activistes (Bhagat et Mogel, 2008 ; Clochard, Blanchard et Maillary, 2013), la double finalité d’analyse scientifique et de résistance politique à la violence des politiques migratoires y est généralement revendiquée par les auteur·rice·s. C’est le cas notamment du travail du Counter-Cartographies Collective (2012) réunissant « plusieurs cartographes tactiques, géographes critiques, hacktivistes et artistes visuels qui appliquent des méthodes géographiques critiques visant à dévoiler, démêler et déstabiliser les formes entrelacées de pouvoir »[6] (p. 129).

Circuiterie et embeddedness : des concepts pour une contre-cartographie des systèmes carcéraux

Constatant que la contre-cartographie (counter-mapping) du système carcéral reste un champ à explorer, les géographes N. Gill, D. Conlon, D. Moran et A. Burridge (2018) ont récemment lancé, dans la revue Progress in Human Geography, un appel aux carceral geographers à consacrer davantage de temps, de ressources et de compétences à cette piste de recherche (p. 196). Ce sont les notions de circuits et circuiterie que Gill et al. (2018) proposent comme point de départ conceptuel pour de nouvelles explorations contre-cartographiques. Nous discutons ces notions ci-après, tout en les combinant, pour notre étude de cas, avec le concept d’embeddedness, qui nous semble particulièrement fertile pour comprendre les implications culturelles et politiques du monde carcéral et la façon dont elles s’ancrent dans le territoire.

La notion de circuiterie (circuitry) est empruntée au langage de la technologie, où elle désigne l’ensemble des connexions et des composantes constituant un équipement (en électronique par exemple). Gill et al. (2018) invitent les chercheur·euse·s à mobiliser davantage, dans leurs études de cas empiriques, le concept de circuiterie carcérale, pour dévoiler et comprendre les connexions le plus souvent cachées « entre, autour, à l’intérieur et au-delà des institutions carcérales » (p. 184), afin de « contester la perception répandue d’une déconnexion entre les établissements carcéraux et les systèmes sociaux plus larges » (p. 186). La rhétorique des circuits – de longue date utilisée dans la géographie économique critique – fait écho à l’héritage radical et marxiste dont le géographe David Harvey a été le fer de lance depuis les années 1960. Selon Gill et al. (2018), étudier la manière dont les personnes, les objets et les pratiques agissent, circulent et se connectent dans différents « noeuds » au sein des circuits carcéraux permet de mettre en lumière l’implication des lieux d’incarcération dans les systèmes plus larges de dominations capitaliste et raciale (p. 189-190). Gill et al. (2018) proposent ainsi de relier l’analyse du monde carcéral en termes de circuits, l’utilisation pratique de la contre-cartographie comme outil de visualisation et la contribution politique de la géographie carcérale à un « projet radical de résistance aux causes structurelles de la prolifération et la diversification contemporaines des espaces carcéraux » (p. 185).

Une autre notion nous semble centrale au projet de contre-cartographie du système carcéral : celle d’embeddedness, dont la traduction française se rapproche de l’idée d’enracinement ou d’encastrement. Ce concept est essentiel pour comprendre la manière dont les prisons sont façonnées par le contexte historique, politique, institutionnel propre à la société dans laquelle elles se trouvent. Le criminologue Dario Melossi (2004) le définit de la façon suivante : « Par le concept d’embeddedness (…), j’entends que ces institutions ne peuvent être conçues séparément de l’évolution historique et du développement du cadre plus large de l’action sociale dans lequel elles ont émergé – un cadre constitué également par des traditions culturelles données »[7] (p. 82). Les prisons, dans leur matérialité et leur fonctionnement, reflètent et révèlent ainsi des enjeux sociétaux plus larges, et ancrés dans un contexte historique donné. L’idée d’embeddedness telle qu’évoquée par Melossi (2004) permet par exemple de considérer la manière dont le tournant punitif, en tant que modèle globalisé, connaît en réalité de nombreuses variations, dans la mesure où il est adapté dans différents territoires en fonction d’institutions et de sensibilités locales, et de « cultures de l’enfermement » particulières (Dikötter, 2007). C‘est au prisme de ces deux concepts – circuiterie et embeddedness – que se fonde l’analyse du contexte carcéral genevois qui suit.

La Suisse carcérale : sous le vernis des discours, la relégation spatiale des indésirables

Le système carcéral suisse a la réputation d’être dans l’ensemble fonctionnel et modéré, une perception courante à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Des chercheur·euse·s français·es remarquent ainsi que « contrairement au système français, le système carcéral suisse se caractérise par sa taille modérée, le grand nombre de ses unités et leur petite dimension » (Kensey et Sanchez, 2017). La base de données internationale en ligne World Prison Brief, référence en matière de statistiques pénitentiaires, situe la Suisse, avec un taux oscillant entre 84 et 80/100 000[8] en 2015-2020, parmi les pays au taux d’incarcération faible à moyen par rapport au reste de l’Europe continentale (World Prison Brief, 2023). Enclin à entretenir cette image de modération et d’équilibre, le gouvernement suisse se plaît à rappeler que, parmi les caractéristiques frappantes de ses prisons, figure la proportion élevée d’établissements « de petite taille » (OFS, 2014, p. 75). La dimension « humaine » des prisons suisses est d’ailleurs souvent invoquée tant dans le discours officiel – comme lors de la présentation du projet retenu pour une nouvelle prison prévue en 2026 dans le canton de Vaud (ATS, 2021) – que dans la littérature (Fink, 2017). Cependant, même s’il est vrai que le nombre d’établissements pénitentiaires par rapport au nombre de personnes détenues est élevé en comparaison internationale (89 pour un effectif de 6 445, OFS, 2023), ces chiffres cachent une autre réalité. En effet, le système carcéral suisse a connu des transformations profondes et durables sous l’influence du tournant punitif. Quatre tendances de fond, présentées ci-après, ont, de façon peu commentée, transformé le système carcéral depuis les années 1990.

Une forte disparité régionale dans le recours à l’incarcération

Le taux moyen d’incarcération stable et relativement bas de la Suisse cache en réalité une différence régionale très importante entre la Suisse alémanique (germanophone, 5,9 millions d’habitant·e·s) et la Suisse romande (francophone, 2,1 millions d’habitant·e·s), beaucoup plus punitive. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (2018[9]), le taux d’incarcération de la Suisse romande (109) est 1,6 fois supérieur à celui de la Suisse allemande (68). Début 2023, Vaud et Genève, dotés du plus grand parc pénitentiaire de Suisse romande, étaient les deux seuls cantons du pays avec des taux d’occupation supérieurs à la capacité maximale, avec 117 % et 113 % respectivement, des pourcentages qui, eux-mêmes, cachent encore des disparités entre établissements (CSCSP, 2023). Le fait que la Suisse romande envoie davantage de personnes en prison et qu’elle maintient, à infractions équivalentes, les personnes en détention plus longtemps qu’en Suisse alémanique permet d’expliquer en partie ce phénomène (Kuhn, 2018). Les prisons romandes sont par ailleurs régulièrement épinglées par la justice en raison de leur surpopulation et de violations des droits de la personne. Les autorités genevoises ont ainsi été condamnées à de multiples reprises au cours des dernières années par le Tribunal fédéral en raison des conditions de détention à la prison de Champ-Dollon, qui violent l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[10].

Le mariage du thérapeutique et du punitif

La politique pénale suisse s’est progressivement alignée sur le paradigme de la gestion des risques et du contrôle des individus considérés comme dangereux du fait de leur état de santé mentale. Cette évolution s’est cristallisée en 2007, à la suite de la révision du Code pénal qui a consolidé le système des mesures thérapeutiques[11], en vertu duquel une personne peut être condamnée non seulement à une peine, mais également à une mesure dont l’objectif est de soigner un trouble en lien avec la commission de l’infraction. On constate une forte augmentation du prononcé des mesures à l’égard des personnes considérées comme souffrant d’un grave trouble mental, ce type de mesures ayant plus que triplé en vingt ans (Queloz, 2022, p. 137)[12]. En 2021, 694 personnes exécutaient ainsi une mesure d’enfermement en vertu de l’art. 59 CP (OFS, 2022), ce qui représente environ 10 % des personnes détenues en prison en Suisse. Les personnes condamnées à une mesure, qui devraient être traitées dans une institution dédiée, sont en réalité détenues la plupart du temps, faute de place, dans un établissement pénitentiaire. Elles peuvent y demeurer de longues années après la fin de leur condamnation pénale, si la mesure est reconduite annuellement.

Cette évolution correspond à l’un des visages qu’a pris le tournant punitif en Suisse. Sous le vernis d‘un discours progressiste en faveur d’une « justice thérapeutique » qui atténuerait en apparence la tendance au « tout-punitif », s’observent en réalité une légitimation et une consolidation du système répressif en place (Schept, 2016). La mise au jour de ce que des autrices canadiennes ont qualifié de « voile libéral », opacifiant le caractère punitif des visées thérapeutiques, a permis d’élargir la définition de la punitivité (Moore et Hannah-Moffat, 2011). Un tel discours humaniste, basé sur le soin et la réhabilitation, contribue en réalité à la justification de la construction de nouveaux établissements et à l’intensification des dispositifs d’enfermement (Piché, 2014). C’est cette tendance, caractérisée par une « incorporation du punitif dans le thérapeutique » (Ben-Moshe, 2020), que nous proposons d’appeler ici « punitivo-curative ».

La gestion migratoire, fonction cachée de la détention pénale

La profonde transformation de la composition de la population carcérale au cours des trente dernières années peut être qualifiée de révolution démographique silencieuse. Alors qu’en 1985, 70 % des détenu·e·s condamné·e·s étaient de nationalité suisse, cette proportion s’est aujourd’hui inversée : seul·e·s 29 % des détenu·e·s sont des citoyen·ne·s suisses, contre 71 % d’étranger·ère·s. Sur le total des condamné·e·s, près de la moitié sont des étranger·ère·s sans statut légal, proportion d’autant plus remarquable que ces dernier·ère·s ne représentent qu’environ 2 % de la population du pays. Cette évolution est encore plus frappante en ce qui concerne la détention provisoire : en Suisse, 85 % des détenu·e·s en attente de jugement sont des étranger·ère·s et 62 % sont des étranger·ère·s sans statut légal (Fink, 2017, p. 33 et 43). On constate également qu’en aval du système pénal, les personnes de nationalité étrangère subissent des peines plus sévères et séjournent effectivement davantage en prison (Queloz, 2008, p. 105).

Dans son ouvrage de synthèse sur la prison en Suisse, D. Fink souligne que la probabilité de faire un séjour en prison est devenue statistiquement insignifiante pour la population résidente de la Suisse, mais qu’elle est devenue un lieu de passage, généralement de courte durée pour de nombreux·ses migrant·e·s et étranger·ère·s non-résident·e·s. L’auteur constate ainsi que la fonction de la prison est devenue « largement celle d’un instrument de régulation des flux migratoires » (Fink, 2017, p. 118). Bien que très marquée, cette tendance est étonnamment peu débattue publiquement. Elle accompagne et renforce en sourdine le recours structurel à l’enfermement administratif des personnes sans statut légal en attente de leur expulsion, ainsi que le placement, dans des conditions quasi carcérales, de milliers de demandeur·euse·s d’asile dans des centres d’hébergement fédéraux (de Dardel, 2023).

Le regroupement des établissements dans des hubs carcéraux

On observe par ailleurs en Suisse une tendance de fond vers davantage de concentration géographique des établissements de détention (Fink et Kolopp, 2016) visant à la rationalisation et l’optimisation des coûts. Les établissements nouvellement construits sont ainsi non seulement toujours plus grands, mais ils se regroupent surtout sur des sites multifonctionnels (réunissant différentes formes de détention), devenant ainsi de véritables hubs carcéraux[13]. C’est particulièrement le cas en Suisse romande, avec le complexe genevois de Champ-Dollon et ses satellites, ou le site vaudois des Établissements de la Plaine de l’Orbe, qui viennent ébranler le mythe de petites prisons à taille humaine. Cette observation est étayée de façon particulièrement saillante par l’usage de Google Earth comme méthode de visualisation et d’analyse, comme le démontre la section suivante.

Google Earth comme outil d’analyse de la prison de Champ-Dollon

Dans cette section, nous nous proposons de montrer comment l’usage de Google Earth peut être mis au service d’une analyse critique de l’univers carcéral, en utilisant l’exemple du complexe carcéral pénitentiaire de Champ-Dollon. L’analyse qui suit est organisée en déclinant les différentes fonctionnalités de Google Earth, chacune permettant de contribuer à une réflexion sur les agencements spatiaux, les formes, le paysage, ainsi que l’histoire locale de l’enfermement. Ces différentes composantes convergent dans une analyse au prisme de l’embeddedness, dans la mesure où la prison est étudiée dans ses liens avec l’histoire du lieu, le contexte culturel, les politiques publiques en matière de pénalité, mais également les influences transnationales. C’est dans cette intersection, enrichie d’une perspective visuelle et d’une réflexion sur le paysage et la forme architecturale, que nous prétendons apporter un autre éclairage sur les variations locales en matière d’incarcération. Cette analyse est aussi une proposition de méthode qui peut être appliquée, à l’aide de Google Earth, à tout autre contexte carcéral[14]. Dans les paragraphes qui suivent, nous montrerons en particulier la manière dont la mobilisation de ces différentes fonctionnalités permet, grâce à l’observation des transformations du bâti au fil du temps, de visualiser la matérialité du tournant punitif. En appréhendant ce phénomène au plus près des spécificités du contexte genevois et suisse, nous montrerons comment l’extension carcérale s’explique ici avant tout en termes de contrôle des populations migrantes irrégulières et de gestion médicalisée de la déviance.

Timelapse : remonter le temps pour visualiser l’extension carcérale

Google Earth Pro inclut depuis 2021 une fonction Timelapse qui offre la possibilité, dans certaines régions du monde, de faire défiler les prises de vue satellitaires à intervalles temporels réguliers, et ce, à partir de 1984. Cette fonctionnalité appliquée aux prisons permet donc une analyse historico-visuelle portant sur près de 40 ans. Pour la recherche, la fonction Timelapse est un outil pour analyser le déploiement matériel et paysager du tournant punitif, ses variations locales, voire ses contre-exemples. Dans le contexte genevois de 1984, la prison de Saint-Antoine, sise au centre-ville (voir la figure 1) a été fermée il y a déjà sept ans ; elle a été remplacée en 1977 par la nouvelle prison de Champ-Dollon, suivant en cela la tendance générale d’un déplacement des prisons vers la lisière des villes, voire au-delà. Avec Timelapse, il est ici possible d’appréhender visuellement l’impact d’une relégation spatiale en périphérie.

Figure 1

Légende : Emplacement de l’ancien établissement pénitentiaire principal de Genève, la prison de Saint-Antoine, en plein centre-ville, avant sa fermeture et son transfert en périphérie en 1977.

Source : de Dardel et Blanc, d’après une capture d’écran Google Earth du 09.11.2022

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Initialement dotée de 276 places, Champ-Dollon a été agrandie en 2011 pour augmenter sa capacité à 398, une évolution rendue visible grâce à Timelapse de Google Earth. Trois ans auparavant, en 2008, le gouvernement genevois inaugurait la prison de La Brenaz, accolée à Champ-Dollon et destinée à l’exécution des peines. Elle aussi a vu sa capacité augmenter en 2015 (ouverture de La Brenaz 2). En 2013, un bâtiment adjacent, l’établissement de Favra, est réaffecté pour être dévolu à la détention administrative en vertu du droit des étranger·ère·s. En 2014, c’est l’établissement pénitentiaire de Curabilis, conçu pour la prise en charge de détenu·e·s souffrant de troubles psychiatriques graves, qui a ouvert ses portes.

En l’espace de quelques années, la prison originelle a donc laissé place à un véritable complexe qui permet de regrouper sur un seul site presque toutes les formes de détention prévues par la loi (voir la figure 2). Le tournant punitif et ses effets dans le contexte genevois peuvent ainsi être compris comme étant à la fois une relégation spatiale loin du centre-ville, une concentration des différents régimes de détention sur un seul site, et une optimisation du contrôle et des coûts. Quand bien même ces établissements fonctionnent administrativement de manière autonome, ils totalisent sur un même site une capacité de près de 650 places. En prenant en compte la surpopulation de Champ-Dollon, chronique depuis une vingtaine d’années, l’occupation réelle du complexe, bien que fluctuante, concerne ainsi environ 850 détenu·e·s.

La fonction Timelapse permet aussi de prendre la mesure de l’empreinte du carcéral sur le paysage. À l’époque de la construction de Champ-Dollon, en effet, cette dernière se situait au milieu des champs. Le nom même de la prison est d’ailleurs révélateur de son ancrage principalement rural. La toponymie est une fonction importante des SIG, grâce aux légendes apparaissant automatiquement sur les cartes virtuelles. L’analyse des institutions au prisme de leur nom est particulièrement féconde pour la méthode que nous proposons. Dans le cas étudié ici, en plus du caractère foncièrement rural du territoire sur lequel s’est érigée la prison de Champ-Dollon, le nom de l’établissement de Curabilis, du latin curable, est lui aussi parlant. Il reflète en effet l’injonction de soins qui est au coeur du concept de prise en charge de cet établissement. L’analyse des noms des prisons s’avère ainsi pertinente pour comprendre l’encastrement de ces dernières dans un site, ainsi que l’idéologie qu’ils véhiculent.

Figure 2

Légende : Fonctionnalité Timelapse appliquée au site de Champ-Dollon. En haut, la prison en 2002 ; en bas la prison en 2018, où sont visibles les nouveaux établissements inaugurés entre 2008 et 2015, l’ensemble constituant un nouveau complexe carcéral.

Source : de Dardel et Blanc, d’après des captures d’écran Google Earth du 9.11.2022

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Si le complexe est encore entouré de champs et de quelques espaces boisés, le développement du bétonnage carcéral s’est fait au détriment de la nature environnante et a métamorphosé le paysage. L’histoire des lieux est ainsi marquée par des tensions récurrentes entre les autorités carcérales et les habitant·e·s de la commune, faisant ici du paysage un « site de contestation » (Gibson et Waitt, 2009), auquel différents groupes sociaux y résidant donnent des significations entrant en conflit les unes avec les autres.

Zoom avant, zoom arrière : visualisation des circuits carcéraux

L’une des principales valeurs ajoutées d’outils tels que Google Earth est la possibilité de varier aisément les échelles. En quelques clics, on peut ainsi passer de l’échelle locale à un niveau supérieur, qu’il soit régional, national ou international. Ce jeu d’échelles se prête bien à l’analyse critique du monde carcéral. Il permet en effet de visualiser la manière dont une prison s’inscrit – ou non – dans un complexe carcéral, lui-même potentiellement relié à différents circuits (Gill et al., 2018) dont les composantes constituent un schème réticulaire de l’enfermement. Dans le cas de cette prison, l’inclusion dans deux circuits carcéraux plus vastes que l’établissement de détention lui-même peut être mise au jour en utilisant Google Earth : un circuit d’exclusion punitivo-curative et un circuit de la gestion punitive de la migration.

Le circuit d’exclusion punitivo-curative

On a vu que Champ-Dollon s’inscrit dans un vaste complexe regroupant différents bâtiments, tous assignés à un certain régime de détention. En procédant à un « zoom avant », on peut observer les liens et interstices entre ces différentes institutions et analyser leur fonctionnement en circuits. On constate par exemple que Champ-Dollon et Curabilis sont reliés par une entrée sécurisée commune, favorisant la circulation entre les deux établissements (Favra et La Brenaz ayant leurs entrées propres).

En prenant un peu de distance dans un premier geste de « zoom arrière », Google Earth permet de visualiser la proximité entre le complexe de Champ-Dollon et l’Hôpital des Trois-Chêne, principal établissement public de soins gériatriques de la région genevoise, situé à un peu plus de 500 mètres à vol d’oiseau. Cet hôpital jouxte le domaine de Belle-Idée, un vaste complexe regroupant la majorité des unités hospitalières de psychiatrie du canton. Se dessine ainsi un continuum reliant le carcéral à l’hôpital et à la psychiatrie, sur un vaste site en marge de la ville. Les figures historiquement altérisées des « fou·folle·s » et des « criminel·le·s » se retrouvent sur un même axe rendu manifeste grâce aux SIG. La pluralité des institutions et leur mise en lien se dévoilent ainsi dans une circuiterie non plus seulement carcérale, mais punitivo-curative, en marge de la ville (voir la figure 3). Il nous semble important d’insister sur le fait qu’une telle circuiterie n’est pas métaphorique, mais bien matérielle. À titre d’exemple, il arrive que des personnes hospitalisées à Belle-Idée, qui ne sont ni condamnées ni soumises à une procédure pénale, soient placées contre leur gré à Curabilis[15].

Le circuit de la gestion répressive de la migration

En prenant encore de la distance, dans un deuxième geste de zoom arrière pour passer à l’échelle du canton, ce sont les traits d’une autre circuiterie qui apparaissent : celle de la gestion des flux migratoires indésirables. Sachant que les prisons genevoises sont avant tout occupées par des personnes étrangères, dont une grande partie n’a pas de droit de séjour en Suisse et sera expulsée à l’issue de sa peine, se dessine ainsi un réseau qui unit le hub carcéral de Champ-Dollon, lui-même adjacent à un centre de détention administrative (Favra), à l’aéroport de Genève sur la rive droite de la ville. On peut ajouter à ce circuit d’autres lieux d’enfermement dans le canton, comme le centre de détention administrative de Frambois et la prison pour mineur·e·s La Clairière. Les liens entre détention pénale, détention administrative et séjour irrégulier sont en effet poreux, qu’il s’agisse de personnes transférées en détention administrative immédiatement à l’issue de leur peine pour sécuriser leur renvoi forcé, ou de celles qui se voient condamnées pénalement pour séjour illégal sur le territoire après en avoir été expulsées.

Figure 3[16]

Légende : Continuum entre le complexe carcéral de Champ-Dollon, l’Hôpital gériatrique des Trois-Chêne et le complexe psychiatrique situé sur le domaine de Belle-Idée, constituant plusieurs maillons d’un circuit d’exclusion punitivo-curative.

Source : de Dardel et Blanc, d’après une capture d’écran du 9.11.2022

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Figure 4

Légende : Circuit de gestion répressive de la migration dans le canton de Genève, reliant divers lieux d’enfermement occupés majoritairement par des migrant·e·s – incluant également le Service asile et rapatriement de l’aéroport (SARA) – destinés à l’expulsion des étranger·ère·s hors du territoire.

Source : de Dardel et Blanc, d’après des captures d’écran Google Earth du 9.11.2022

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La fonction 3D : une analyse politico-spatiale du bâti

Google Earth permet d’aller au plus près des infrastructures et d’analyser la manière dont l’architecture carcérale « tend à prescrire des usages » (Milhaud, 2017, p. 151), le panoptique benthamien représentant l’exemple le plus connu. Une analyse visuelle offre la possibilité de tenter d’associer des formes à des types d’usages. Google Earth Pro s’y prête particulièrement bien, puisqu’il offre une vue en 3D des installations, troublante dans ses effets de proximité et de réalité. Cette immersion en 3D permet non seulement une déambulation virtuelle autour des bâtiments, mais également des variations de l’angle du regard sur le bâti, en surplomb vertical ou plus près du sol (voir la figure 5). On peut observer dans le cas de Champ-Dollon des bâtiments construits sur plusieurs étages, caractérisés par une sorte de brutalisme architectural, dont le caractère massif vise aussi à transmettre un certain « sens du pouvoir » (Tuan, 1979). L’architecture est ainsi ici au service de la mission assignée à la prison : non seulement neutraliser et réhabiliter, mais aussi instiller un sentiment de peur qui doit conduire à la soumission à l’autorité. Enfin, la 3D montre une réalité qui serait invisible sur une surface plane : l’état de délabrement des lieux, en particulier des façades, l’image ayant ici le pouvoir de rendre intelligibles les manquements de politiques pénitentiaires.

En déplaçant la focale sur l’établissement limitrophe de La Brenaz, Google Earth Pro met en avant de façon saillante tant la minéralité que le caractère exigu des lieux (voir la vignette 5a). Cette observation, couplée aux informations concernant la mission de l’établissement, dévolu à l’exécution des sanctions, permet de mettre en évidence la contradiction entre une architecture repliée sur elle-même et la mission de réinsertion dans la société qui est supposément celle de cet établissement. À quelques encablures de là, le site de Curabilis donne à voir une tout autre architecture : six satellites et un bâtiment administratif organisés de manière circulaire reliés à une cour centrale (voir la vignette 5b). Cette structure pavillonnaire, dite « en campus », doit permettre aux personnes détenues de circuler plus librement et d’avoir accès à l’essentiel de l’espace carcéral (Milhaud, 2017). La structure est ainsi pensée ici comme devant répondre aux besoins de personnes soumises à une injonction de soins (Fink, 2017), reflétant, dans sa forme, la double mission punitive et curative des lieux.

Finalement, la vue plongeante permise par Google Earth produit également d’autres effets, qui sont davantage de l’ordre de l’affect. L’effet ressenti par les utilisateur·rice·s peut ainsi s’apparenter à une forme de voyeurisme, puisqu’il permet d’« entrer » dans un univers habituellement interdit au regard. Mais il s’agit dans ce cas de lieux hantés par une présence invisible puisque, malgré leur caractère surpeuplé (pour Champ-Dollon du moins), aucun être humain n’apparaît sur les images. Le monde avant tout minéral qui s’offre aux regards s’apparente à une métaphore de l’invisibilité comme condition des personnes détenues. L’expérience est particulièrement frappante dans le cas du petit établissement de détention administrative Favra, en retrait par rapport au reste du complexe et entouré d’une épaisse ceinture d’arbres, dont la finalité est de « parquer » des populations de migrants indésirables en vue de leur renvoi dans la plus parfaite opacité (voir la vignette 5c). Cette entité, composante du circuit de gestion répressive de la migration, n’est pleinement visible aux usager·ère·s de Google Earth qu’après une plongée en zoom avant permettant de saisir toute l’austérité et la violence symbolique de ce lieu. Le contraste est saisissant, tant cette petite excroissance boisée, en marge du complexe, semble de prime abord anodine et presque bucolique.

Figure 5

5a

Source : de Dardel et Blanc, d’après des captures d’écran Google Earth en visualisation 3D du 27.04.2023

5b

Source : de Dardel et Blanc, d’après des captures d’écran Google Earth en visualisation 3D du 27.04.2023

5c

Source : de Dardel et Blanc, d’après des captures d’écran Google Earth en visualisation 3D du 27.04.2023

Légende : Types d’architecture de La Brenaz, Curabilis et Favra.

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Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes proposé de mobiliser Google Earth pour en faire la base d’une méthode analytique permettant de penser l’extension carcérale au prisme de l’évolution du paysage et du bâti. En appliquant notre méthode au cas de la prison de Champ-Dollon à Genève, nous avons cherché à remettre en question une certaine mythologie des prisons suisses, qui se démarqueraient par leur petite taille et leur dimension humaine, en dévoilant une réalité carcérale bien plus nuancée. Grâce à cet usage délibérément contre-cartographique des SIG, nous pensons avoir pu apporter une contribution aux analyses critiques du monde carcéral contemporain. Cet apport au champ de la géographie carcérale se situe tant sur le plan méthodologique que sur le plan épistémologique, en ouvrant, à partir de cette étude de cas empirique, des possibilités comparatives. Par ailleurs, dans le contexte genevois et suisse, notre analyse peut contribuer à renouveler les termes du débat, en mettant en exergue les impensés du système pénitentiaire.

Plus spécifiquement, nous avons montré comment un usage détourné de Google Earth offre une visualisation, aussi bien dans le temps que dans l’espace, de la manière dont s’est matérialisé le tournant punitif à Genève. Le recours aux diverses fonctionnalités de Google Earth a permis d’en saisir tant l’étendue que la matérialité. Grâce à la méthode proposée, nous avons pu rendre visibles plusieurs composantes du tournant punitif, tel qu’il s’est encastré (embedded) dans le contexte local. Après avoir démontré la tendance à une concentration des différents types de détention au sein d’un seul hub carcéral, nous avons mis au jour un double schème de circuiterie : le premier, punitivo-curatif, axé sur l’injonction de soins et sur la gestion médicalisée de la dangerosité, et le second, sur la gestion répressive de la migration.

En nous inscrivant dans la continuité des travaux de Gill et al. (2018), nous estimons que nos résultats n’ont pas qu’une portée académique, mais qu’ils ont aussi vocation à inciter tant à la vigilance qu’à l’action. La tendance à la concentration et à la rationalisation se confirme tant en Suisse, avec plusieurs projets d’importance en cours, que sur le plan mondial. En effet, le tournant punitif n’est pas encore arrivé à son terme, bien au contraire. L’enfermement continue à être l’une des réponses privilégiées à la gestion des populations indésirables internationalement. Or, le recours à la contre-cartographie permet de dévoiler des enjeux politiques souvent peu visibles. La puissance de la visualisation par la carte peut avoir une influence sur les changements sociaux, au niveau local comme mondial. L’élargissement de l’analyse grâce à sa dimension visuelle, qui laisse aussi la place aux affects, peut servir à mobiliser chercheur·euse·s, activistes, politiques. La méthode proposée ici mérite d’être développée et n’est d’ailleurs centrée que sur un seul logiciel. En outre, nous n’avons mobilisé que certaines fonctionnalités de Google Earth, tandis que d’autres restent à exploiter (par exemple, relativement aux changements climatiques sans précédent auxquels nous faisons face, la fonction « incendies » pourrait contribuer à démontrer la vulnérabilité des populations incarcérées à la crise climatique), sans parler de nouvelles fonctionnalités qui sans doute seront développées à l’avenir. Conscient·e·s du caractère hégémonique de Google Earth, nous pensons également que d’autres SIG, plus participatifs, offrent aussi des perspectives de recherche qui restent encore à explorer. Nous sommes donc convaincu·e·s que de futures recherches contre-cartographiques poursuivant la méthode proposée ici, en l’appliquant à d’autres contextes et en l’élargissant à d’autres fonctionnalités et logiciels, pourront contribuer à concevoir d’autres mondes possibles.