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Introduction

En France comme au Québec, la transition vers la vie adulte représente un défi de taille pour les jeunes sortant d’un placement en protection de la jeunesse (PJ) (Goyette et Frechon, 2013). La situation de ces jeunes, ayant peu, voire pas du tout, d’aide de leurs parents, fait l’objet de toutes les préoccupations dans le contexte actuel caractérisé par l’allongement de la période de la « jeunesse » et la désynchronisation des « seuils » du passage à l’âge adulte. À ce contexte s’ajoutent l’entrée concurrentielle sur le marché de l’emploi et les politiques sociales qui sont, en France, dans une logique de « familiarisation des aides publiques en direction des jeunes » (Chevalier, 2015), où l’État aide la famille à soutenir ses jeunes au-delà de l’âge de la majorité, et où les politiques sociales et les mesures d’accompagnement des jeunes, rares ou très ciblées, « se présentent davantage comme un complément au soutien familial que comme des aides défamiliarisées » (Guimard et Petit-Gats, 2011, p. 28). Au Québec, si l’entrée dans l’âge adulte est marquée par une plus forte interpénétration entre le travail et les études, concomitante à une plus forte défamiliarisation qu’en France, par un encadrement institutionnel moins prégnant de cet âge de la vie (Lima, 2004) et par un droit au revenu minimum dès 18 ans, les difficultés d’accès à l’aide sociale des jeunes Québécois sont tout de même importantes (Greissler, 2014). Des deux côtés de l’Atlantique, les jeunes sortant de la PJ doivent ainsi accéder à l’autonomie (socioprofessionnelle, résidentielle et relationnelle) beaucoup plus tôt que les autres, alors qu’ils sont les moins soutenus dans cette transition. Ils font également face à une individualisation des politiques sociales à l’aune de leur majorité qui les met en concurrence dans l’obtention du contrat jeune majeur en France, prolongeant l’aide sociale aux jeunes placés de 18 à 21 ans (Guimard et Petit-Gats, 2011) et du Programme qualification des jeunes (PQJ) au Québec visant la préparation à la vie autonome pour les jeunes de 16 à 19 ans, en PJ (Goyette et Morin, 2010). Ceux qui l’obtiennent sont dans une logique de projet, de formation, de recherche d’emploi, écartant de nombreux jeunes en difficulté qui ne sont pas encore dans cette dynamique.

Les difficultés que vivent ces jeunes sortant du dispositif de PJ, notamment en termes de survie socioéconomique, pourraient les inciter davantage aux comportements individualistes qu’à l’action collective. Pour autant, dans ce contexte fortement inégalitaire, la prise de parole de jeunes engagés au sein de regroupements d’anciens placés a fortement émergé dans l’espace public ces dernières années. Ces regroupements jouent un rôle non négligeable de soutien par les pairs face au manque de ressources dans ce cycle de vie, mais également dans la défense de leurs droits.

Le présent article vise à éclairer l’engagement des jeunes sortant du système de PJ au sein de tels regroupements en France et au Québec, et en particulier les « incidences biographiques de l’engagement » (Leclercq et Pagis, 2011). L’engagement est défini ici comme « toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause » (Sawicki et Siméant, 2009, p. 97). Plus spécifiquement, nous montrerons, du point de vue des jeunes, les rétributions à la fois matérielles et symboliques (Gaxie, 2005) de l’engagement acquis au fil de leur implication et qui façonnent progressivement leur rapport à l’engagement. Cet objectif se situe dans la lignée de travaux portant sur les contraintes et les conditions d’émergence de l’engagement des jeunes en situation de marginalité ou en difficulté (Becquet et Goyette, 2014 ; Greissler, Lacroix et Morissette, 2020) et sur l’analyse des effets de la socialisation militante, « entendue comme un processus de formation et de transformation individuelle, directement ou indirectement issu de l’engagement, et ayant des répercussions immédiates ou différées dans tous les domaines de l’existence sociale » (Leclercq et Pagis, 2011, p. 8). Ces jeunes ont un capital relationnel limité par rapport aux jeunes de la population générale, tant du point de vue de l’étendue des ressources disponibles (la quantité, l’ancienneté et la diversité des relations) que de celui de l’activation dynamique de ces ressources (Goyette, 2010). Nous verrons comment ces jeunes sont susceptibles de faire du droit « une ressource de transformation d’un ordre politique qu’ils jugent injuste » (Delpeuch, Dumoulin et de Galembert, 2014, p. 126). En effet, le droit constitue l’un des répertoires d’action collective de ce type de regroupement à l’instar d’autres mouvements (Mouchard, 2003). Le travail pour l’accès aux droits des jeunes sortant de placement est entendu au sens large, c’est-à-dire qu’il se situe davantage dans des modalités d’information et d’accompagnement des personnes à des prestations de logement, d’emploi, d’allocations diverses que dans le champ juridictionnel (Lacroix, 2016b).

Historique des regroupements d’anciens placés en France et au Québec

En France, l’histoire des regroupements d’anciens placés remonte à la création de l’Association Nationale des Ex-Pupilles[3] de l’État, fonctionnant, à cette époque, sous la forme d’entraide à caractère privé. En 1943, une loi est adoptée visant la création d’associations d’entraide départementales entre pupilles et anciens pupilles de l’État. Ces associations ont notamment pour but d’attribuer à ces derniers des secours et des prêts d’honneur. À partir de ce moment, diverses associations voient le jour dans différents départements. En 1957, les associations départementales d’entraide des personnes accueillies en protection de l’enfance (ADEPAPE) existantes se fédèrent. La Fédération nationale des associations départementales d’entraide des pupilles et anciens pupilles de l’État (FNADEPAPE) est donc créée, dans l’objectif de combattre dans l’espace public la stigmatisation des enfants placés. Les premiers objectifs de la FNADEPAPE concernent presque exclusivement des questions touchant les pupilles de l’État. Il faut attendre 1998 pour que les ADEPAPE s’ouvrent à l’ensemble des « personnes confiées [ou placées] ou ayant été confiées à l’Aide Sociale à l’Enfance [ASE] » (Peiron, 2018, p. 20). La particularité des regroupements d’anciens placés en France, par rapport au Québec, est qu’ils sont financés (cotisations de ses membres, subventions du département, des communes, de l’État, dons et legs), étant reconnus d’utilité publique. Compte tenu de leur ancienneté, ils se caractérisent par un militantisme intergénérationnel avec, pour certains d’entre eux, un problème de vieillissement de ses bénévoles, à l’exception de récentes ADEPAPE, sous l’appellation Repairs !, entièrement dirigées par des jeunes. Ces dernières se sont créées à l’issue de l’implication de leurs leaders au sein d’une recherche par les pairs, dirigée par Pierrine Robin, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation.

Au Québec, c’est en 2014 qu’est créé le premier regroupement d’anciens placés, le Réseau l’Intersection de Québec (RIQ). À l’origine, le RIQ n’a pas été initié par d’anciens placés, mais plutôt par le Centre jeunesse de Québec en collaboration avec la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, à la suite d’une phase de consultation de jeunes et la création d’une assemblée de jeunes et de partenaires (Godin et Nadeau, 2015). L’organisation se qualifie de réseau d’entraide « par et pour » les jeunes placés et ex-placés, âgés de 15 à 25 ans, et vise à favoriser l’entraide et à faciliter la transition vers la vie adulte. Le modèle du RIQ a été inspiré par le National Youth In Care Network, un organisme à but non lucratif du Canada anglophone créé en 1985 qui est administré par d’anciens jeunes placés.

Il en est de même du Centre amitié, ressources et entraide pour la jeunesse (CARE Jeunesse). Cet organisme à but non lucratif a été créé en 2015 par des ex-placés (Keller, Doucet, Dupuis, Dupuis et Mann-Feder, 2020). Leur rôle consiste à appuyer, à favoriser l’autonomisation et à représenter les jeunes ayant été pris en charge par l’État et n’ayant accès à d’autres services que ceux offerts par les centres locaux de services communautaires (CLSC) et les organismes d’aide aux sans-abris. Ce regroupement a été fortement soutenu par une universitaire, Varda Mann Feder, par le biais de subventions de recherche et dans l’accès à un local pour les réunions au sein du campus (Keller et al., 2020). Certains de leurs membres réalisent des recherches participatives en PJ.

Le comité consultatif de l’Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés (EDJeP) constitue un autre regroupement québécois. Le chercheur, Martin Goyette, a eu dès le départ le souci d’impliquer des jeunes sortant de placement. En 2016, il a formé ce comité d’une douzaine de jeunes de 18 à 35 ans ayant connu une expérience de placement. Encore actif à ce jour, le comité joue un rôle de conseiller auprès des chercheurs et partenaires de la recherche. Ce comité a favorisé la création récente du Collectif Ex-placé DPJ réunissant des jeunes adultes ayant reçu, durant leur enfance, des services de PJ et dont la mission est de rendre publics les enjeux rencontrés par ces jeunes.

Les regroupements d’anciens placés dans les écrits scientifiques

Les recherches sur la participation des jeunes dans les services de PJ sont récentes, en particulier celles centrées sur la participation collective. Elles suscitent un intérêt grandissant lié notamment à un contexte législatif qui marque de plus en plus le souci de reconnaître la voix des jeunes, en tant qu’agents actifs des politiques publiques (Faisca, 2020 ; Lacroix, 2016a). Des chercheurs se sont intéressés à ces dynamiques collectives durant le placement, en étudiant des dispositifs participatifs prenant en compte les points de vue des jeunes sur les conditions de leur prise en charge, tels que le conseil de vie sociale pour la France (Noël, 2008) ou son équivalent au Québec (Greissler et al., 2020), les comités de jeunes au sein d’observatoires départementaux de PJ (Baron et Greiveldinger, 2019) ou les groupes d’expressions dans des foyers socioéducatifs (Ossipow, Berthod et Aeby, 2014). D’autres réalisent des recherches participatives impliquant les jeunes placés dans un processus de « recherche par les pairs » (Robin, 2014) ou par des focus groups qui les font parler de leur placement (Seim et Slettebo, 2011). Toutefois, cette littérature sur la participation collective a très peu étudié les actions ou les organisations directement initiées par les usagers ou ex-usagers en PJ, en particulier dans l’espace francophone. Pour autant, les organisations créées par le public cible des politiques publiques constituent un enjeu majeur dans la création d’une voix autonome des jeunes placés. Des auteurs expliquent l’absence d’écrits sur cette population par la forte stigmatisation qu’elle subit, par la dimension « tutélaire » du travail social, où « faire à la place » des jeunes et des familles a longtemps guidé les professionnels en PJ, et par les faibles capitaux culturel et social des usagers (Derville et Rabin-Costy, 2014). Cependant, ces différents facteurs n’expliquent pas, à eux seuls, le délaissement par les scientifiques de cette question. La focalisation sur la vulnérabilité de ce public plutôt que sur leurs stratégies et capacités de mobilisation l’explique également. L’engagement des jeunes en difficulté est un impensé dans la littérature (Greissler et al., 2020), alors qu’il y a à présent toute une littérature sur la mobilisation des précaires au niveau des adultes (Chabanet, Dufour et Royall, 2011) ou sur l’engagement des jeunes de la population générale (Fournier et Hudon, 2012 ; Lardeux, 2016).

Quelques travaux sur les organisations de jeunes en PJ défendant leurs droits en Angleterre et en Irlande (Evans, 2013 ; Stein, 2011), en Norvège (Follesø, 2004), au Québec (Godin et Nadeau, 2015 ; Keller et al., 2020) et au Canada anglophone (Manser, 2011), sont apparus ces dernières années. Ces travaux questionnent majoritairement les effets de ce type d’organisations d’entraide sur les politiques publiques, leur création et leur mission auprès des jeunes et leurs revendications auprès des pouvoirs publics, mais peu étudient les effets de l’engagement dans ces regroupements sur les trajectoires de vie de ces jeunes.

Méthodologie

Devis, instruments de collecte de données et participants

Une enquête qualitative a été menée dans deux contextes nationaux : en France, par l’intermédiaire de 8 ADEPAPE parmi les 76 existantes, et au Québec, par l’entremise du RIQ, de CARE Jeunesse et du Comité jeunes EDJeP. Les méthodes utilisées sont l’entrevue individuelle, l’observation sur le terrain et le recueil de documentations de ces regroupements[4]. Seules les données des entrevues seront toutefois mobilisées dans le cadre de cet article.

Entre 2015 et 2019, 20 entrevues ont été réalisées auprès de jeunes Québécois de 16 à 35 ans, tandis que 23 entrevues ont été menées auprès de jeunes Français de 21 à 32 ans. Tous étaient impliqués à différents niveaux dans des organisations d’anciens placés.

Faisant face aux mêmes difficultés lors de la sortie des institutions de PJ, on observe néanmoins plusieurs disparités entre les jeunes interviewés en France et au Québec pour ce qui est de leurs âge, genre, niveau de scolarité et statut migratoire. En France, les jeunes étaient tous majeurs tandis qu’au Québec, certains étaient des mineurs encore placés. Ceci s’explique par le fait que l’entrée dans le RIQ pouvait se faire dès 16 ans dans une perspective de préparation à la sortie. On remarque aussi un niveau de scolarité plus élevé chez les jeunes en France, où 19 jeunes sur les 23 avaient un diplôme de bac (équivalent au diplôme d’études collégiales québécois) et avaient, en majorité, obtenu un diplôme universitaire. Au Québec, 4 jeunes terminaient des études universitaires alors que les 16 autres avaient un diplôme d’études collégiales ou accusaient un retard scolaire important. En France, on retrouve d’anciens mineurs non accompagnés, arrivés sur le territoire sans parents ni proches, ainsi que des descendants d’immigrés, essentiellement d’Afrique du Nord et subsaharienne. Au Québec, les jeunes n’étaient pas issus de parcours migratoires récents. Les politiques éducatives, migratoires, le marché du travail ainsi que les offres d’engagement proposées au sein de ces regroupements et leurs processus de recrutement, propres à ces deux nations, expliquent ces disparités (Lacroix et al., 2020).

Les entrevues étaient semi-structurées, de type biographique, et débutaient systématiquement par : « J’aimerais que tu me racontes ce qui t’a amené à t’investir dans le regroupement d’anciens placés. » L’approche biographique permet de reconstruire le parcours de ces jeunes et d’accorder une plus grande importance aux interprétations qu’ils donnent à leurs actions (Demazière, 2011). Ce faisant, il a été possible de comprendre les raisons ayant motivé leur engagement et de savoir si s’engager leur a permis de constituer des ressources pour leur transition vers la vie adulte. Trois dimensions structuraient la grille d’entrevue : 1) le parcours d’engagement dans sa dimension temporelle ; 2) le sens que donnait chaque jeune à son engagement dans le regroupement ; et 3) les caractéristiques sociodémographiques des jeunes et les modes de placement vécus.

Stratégie d’analyse

L’analyse consiste en une comparaison internationale, envisagée à la fois comme stratégie et comme méthode (Lallemant et Spurk, 2003), favorisant une posture de mise à distance des contextes nationaux étudiés et d’objectivation de notre objet de recherche. Une analyse monographique a d’abord été réalisée pour rentrer de manière approfondie dans les particularités de chaque nation. L’information a ensuite été organisée dans un corpus de recherche, puis les stratégies et les procédures d’analyse ont été établies, inspirées de la méthode d’analyse de Huberman et Miles (1994) comprenant codification, organisation et mise en relation des données. Le traitement a été effectué à l’aide du logiciel d’analyse qualitative Nvivo10. Les thématiques sont celles ayant émergé du discours des jeunes. Ensuite, une analyse comparative a été effectuée entre les entrevues réalisées auprès de jeunes Québécois et de jeunes Français. Cette analyse comprend les trois étapes proposées par Vigour (2005) : 1) rassembler et mettre en perspective les informations ; 2) interpréter les ressemblances et différences entre la France et le Québec ; 3) restituer les résultats.

Dans le cadre de cette recherche, pour préserver l’anonymat des jeunes, des pseudonymes ont été utilisés. L’âge mentionné correspond à celui que le jeune avait au moment de l’entrevue.

Résultats

Une entrée dans les regroupements s’inscrivant dans une transition difficile

Les conditions difficiles de transition vers la vie adulte de ces jeunes agissent comme des déclencheurs de l’engagement initial dans ces regroupements. Le besoin de soutien moral et financier est nommé comme la principale raison initiale de s’engager. Ces jeunes n’ont pas forcément de réseaux familiaux et d’amitiés (Frechon et Dumaret, 2008) et pour plusieurs, l’atteinte de la majorité s’accompagne d’une rupture des liens avec les réseaux institutionnels de PJ. L’une des plus grandes difficultés pour les jeunes à la sortie de placement est leur insertion résidentielle et socioprofessionnelle. Ainsi, le regroupement fonctionne comme un soutien pour les accompagner dans leur transition vers la vie adulte ; ce dernier pouvant prendre diverses formes : orientation, informations, formations, soutien moral, dépannage alimentaire, bourses, etc.

Compte tenu de leur contexte de vie, ce ne sont pas les parents ou les amis qui les amènent à participer à ce type de regroupement, contrairement à ce qui est observé dans la littérature sur l’engagement militant (Vendramin, 2013). Ceux qui jouent le rôle d’intermédiaires de l’engagement sont davantage les intervenants, sensibles aux situations d’« inachèvement » de leur parcours, qui les dirigent vers ces regroupements.

En France, les jeunes « frappent à la porte » de l’association pour des financements de logement, de permis de conduire, d’aide à la poursuite d’études, de formation et de transports. C’est le cas de Lucas, 20 ans, qui entre dans une ADEPAPE lors d’une situation financière critique d’expulsion de son logement. C’est également le cas de Gabriel qui avait besoin d’une caution pour avoir une résidence étudiante et faire ses études supérieures, ainsi que celui d’Alassane, 23 ans, ancien mineur non accompagné, manoeuvre la nuit au moment de l’entrevue. Arrivé en France à 16 ans et demi, placé jusqu’à ses 21 ans, il n’a pas pu terminer la formation technique qu’il suivait, son contrat jeune majeur s’étant terminé, et il souhaite de l’aide pour entamer une nouvelle formation dans un domaine connexe.

Au Québec, les rétributions matérielles directes sont quasi absentes, car les regroupements ne bénéficient pas de subventions publiques pour venir en aide aux jeunes. Toutefois, le RIQ offre des ateliers pour les préparer à la transition (apprendre à remplir une déclaration d’impôt, ou signer un bail, ou participer à un atelier de cuisine, etc.). Ces derniers sont vus par les jeunes comme une rétribution matérielle parce qu’ils leur permettent d’acquérir des habiletés de base.

Cependant, selon certains, c’est le soutien moral qui prévaut comme motif pour s’engager, comme l’explique Nicolas, 28 ans, de l’ADEPAPE : « Le côté humain, c’est plus important que l’aspect financier. L’aspect financier, on va payer une facture d’eau, puis voilà. Mais les problèmes personnels, c’est important de les écouter. Ici, ils viennent, ils discutent, puis après, il y a l’échange, il y a peut-être une solution, une voie qui s’ouvre, améliorer quelque chose. »

Une petite proportion de jeunes avait déjà en entrant dans ces regroupements un souhait de s’impliquer pour aider les autres et porter la voix des jeunes placés dans l’espace public. Ceux-ci avaient généralement été socialisés à l’engagement dans leur parcours antérieur (p. ex. : en tant que délégué de classe ou participant à des recherches scientifiques). Toutefois, la majorité avait au départ des raisons strictement individuelles de s’engager. Pour ces jeunes, c’est la socialisation et l’interaction avec d’autres individus ayant connu une expérience de placement qui semblent changer leur rapport au regroupement. Dans une dynamique de don/contre-don, ces jeunes rapportent s’être distanciés de la position de « bénéficiaires » connue jusque-là dans leur parcours en PJ.

Raisons pour maintenir l’engagement

Les raisons de rester engagé se superposent souvent aux apports de l’engagement. Par exemple, la reconnaissance constitue un apport et une raison de maintenir l’engagement. Pour ceux dont l’engagement est durable, ce lieu de socialisation devient un espace collectif d’appartenance. Ainsi, c’est plus le processus de collectivisation des parcours singuliers de jeunes placés qui produit un maintien dans l’engagement que les raisons initiales de s’engager. Le niveau d’engagement des jeunes au sein de ces regroupements est varié. Certains ne s’engagent pas, restant en position de bénéficiaire de l’aide et quittant le regroupement dès qu’elle est terminée. Le premier niveau d’engagement est l’adhésion à l’association. En France, l’adhésion coûte entre 5 et 12 €, selon l’âge et la situation financière. Au Québec, pour obtenir la carte de membre du RIQ, donnant accès à des avantages auprès de partenaires locaux (p. ex. : rabais en épicerie), les jeunes doivent répondre à un questionnaire évaluant leur motivation à s’impliquer (Godin et Nadeau, 2015). La présence aux activités, événements ou conseil d’administration constitue le deuxième niveau d’engagement. Ces activités contribuent à la socialisation collective. Elles sont de nature variée, par exemple des réunions sur des thématiques précises (logement, emploi, aides sociales, etc.), assemblées générales (AG), repas d’entraide, fêtes et sorties. Les activités incluent aussi la prise de responsabilité comme coordinateur de commissions spécifiques (jeunes, plaidoyer, communications, recherche de subventions, etc.). Finalement, le troisième niveau d’engagement est celui des leaders des regroupements qui participent aux activités à l’interne et à l’externe, avec un travail de représentation des jeunes auprès d’instances telles que le Ministère. Ces différents niveaux d’engagement s’expliquent par des contraintes de travail, de transport ou familiales et peuvent évoluer au fil des années. La « disponibilité biographique » (McAdam, 1988) influe fortement sur le niveau d’engagement.

Au-delà des rétributions matérielles et morales constituant des raisons initiales de s’engager, d’autres motivations sont au coeur du maintien de l’engagement des jeunes et entraînent des effets sur leur passage à la vie adulte, comme l’entraide, la constitution d’un réseau soutenant la socialisation citoyenne et la mobilisation autour des droits des anciens placés.

L’entraide dans une dynamique de don/contre-don

Plusieurs évoquent le souhait d’aider l’autre comme une des raisons principales de rester impliqués auprès du regroupement. Ainsi, les raisons de maintenir l’engagement ne relèvent plus du registre strictement individuel, mais collectif :

J’aimerais vraiment ça pouvoir aider les autres comme on a réussi à m’aider.

Fannie, 19 ans, RIQ

J’ai bien conscience de cette aide, par retour c’est logique de faire partie de l’association. J’avais envie de continuer auprès de l’association, […] pour moi ce n’est pas envisageable de partir.

Gabriel, 24 ans, ADEPAPE

Dans l’engagement, on observe toute la pertinence du paradigme maussien du don/contre-don à travers le triptyque « donner, recevoir, rendre » (Mauss, 1923). Cette socialisation collective produit un cycle de don/contre-don qui place ces jeunes dans une position de réciprocité. Pour eux qui ont connu, durant leur trajectoire en PJ, une position asymétrique de bénéficiaire, le fait d’aider autrui les positionne en acteur. Comme le constate Hamidi (2002), « l’engagement associatif peut également être sa propre fin, lorsqu’il constitue pour les individus le moyen de devenir des aidants, de se retrouver de l’autre côté du cycle du don, regagnant ou gagnant par là le moyen d’être considérés comme des êtres humains, des acteurs à part entière, et non plus simplement des bénéficiaires de l’aide sociale » (p. 164). Leur dette vis-à-vis de l’organisation d’entraide, dans laquelle ils ont été ou sont encore impliqués, et qu’ils remercient souvent dans leurs entrevues pour l’aide reçue, semble positive à l’instar de Jacques Godbout (2000). Ce dernier définit la « dette positive » comme un état perpétuel de dette, sans culpabilité ni inquiétude, où on n’essaie pas de s’en acquitter mais de donner plus.

Réseau de soutien dans la transition vers la vie adulte

Cette collectivisation répond aussi, pour les jeunes interviewés, à une recherche de liens sociaux, d’une sociabilité chaleureuse qui les soutient. Beaucoup de ces jeunes ont vu leurs relations amicales et familiales s’étioler durant leur placement. Le terme « famille » est souvent utilisé pour qualifier le regroupement, autant en terrain québécois que français.

C’est notre espace de liberté où on peut vraiment exprimer son besoin, son ressenti, aussi parce que c’est là où on t’a ouvert les portes. […] C’est la maison familiale, on sortira toujours, mais on reviendra toujours. On n’oubliera jamais en fait, si vous voulez. C’est une famille. C’est pour ça que j’ai pris l’exemple, tout de suite, c’est la maison familiale. C’est-à-dire dans la maison familiale, t’es là avec tes parents, à un moment donné, ça va se casser, tu vas dire, j’ai trouvé mon chemin, c’est bon, je suis parti et quand tu iras et que tu te casses la gueule, ou qu’il va t’arriver quelque chose et que tu feras machine arrière, tu reviendras, les portes te seront toujours ouvertes.

Jean, 29 ans, ADEPAPE

Je pense que le fait que ça se fait vraiment à chaque mois, tsé, il y a une fréquence qui est là. Il y a la structure qui est là. Tsé, tout est mis en place pour que ça fonctionne, c’est ça. C’est sûr que ça aide à revenir aussi, mais de revoir les jeunes aussi c’est toujours le fun là, je le vois un peu comme une deuxième famille, d’être retrouvée là, c’est comme aller à un souper en famille.

Nicole, 29 ans, EDJeP

Cette sociabilité vécue à travers des moments de convivialité tels que les AG, les sorties, les repas, permet aussi un certain réseautage qui peut aider, par exemple, pour trouver un emploi ou avoir de l’aide lors d’un déménagement. Ces regroupements participent à développer un capital social majeur pour l’insertion de ces jeunes.

L’isolement des jeunes s’explique aussi, selon certains, par le sentiment de honte associé à leur parcours de placement et les difficultés rencontrées durant leur passage à l’âge adulte. Les jeunes racontent qu’ils ne parlent pas de leur parcours à leur entourage. Ces regroupements leur permettent de se rapprocher de ceux qui ont vécu des expériences de vie similaires, de revoir leur trajectoire dans une dimension plus collective et positive, et de revaloriser leur estime.

En fait, si je revenais, c’était même pas dans ce sens-là [pour de l’aide matérielle], c’était juste dans le sens communauté […]. Dans le sens où des fois je me disais ouais, mais déjà moi j’ai des amis, mais qui ne comprenaient pas forcément la situation. Voilà de mon entourage… encore aujourd’hui, il n’y a qu’une personne en tant qu’ami qui connaît ma situation de A à Z. […], mais oui des fois, ouais, besoin d’appartenir à un groupe qui puisse comprendre et puis juste souffler et… voilà c’est ça… Et peut-être assumer par là même le passé aussi. Parce que, quand même, il faut dire ce qui est, les enfants de l’ASE, même quand on en entend parler aujourd’hui, ils en parlent quand même de façon péjorative.

Audrey, 26 ans, ADEPAPE

On est des ex-placés, tu comprends ? Ce n’est pas pour rien que ça m’intéresse, je suis une ex-placée, je pense que ça vient de là que ça m’intéresse puis aussi mon passé surtout. Parce que j’ai vécu… que pour une fois que je peux en jaser puis je ne me ferai pas juger puis pour une fois que j’ai une parole puis que je peux parler, sans que personne me dise « Hé ! Ne parle pas, ferme-la… », tu comprends ?

Chantal, 24 ans, EDJeP

Ces jeunes ont fait souvent l’objet d’une disqualification sociale (Paugam, 2009) du fait d’un stigmate moral ou groupal. Selon eux, le poids du regard « jugeant » qu’ils vivent quotidiennement s’atténue au sein de ces regroupements. La motivation à s’engager dans ces structures avec des personnes ayant vécu une expérience de vie similaire est centrale. Ces expériences sociales partagées, qui se réalisent souvent par la pratique de témoignages, maintiennent les engagements. Ces jeunes comparent souvent dans leur discours les dispositifs d’aide qu’ils ont rencontrés à la sortie de placement, qui sont à destination de l’ensemble des personnes en difficulté dans chaque pays, et les regroupements d’ex-placés, préférant la « chaleur » de ces dernières.

Socialisation citoyenne

Les activités collectives formelles et informelles, par exemple les réunions du regroupement et les formations, permettent aux jeunes de s’informer sur leurs droits et sur le système de PJ. Elles constituent également un apprentissage des rudiments de la citoyenneté (prise de parole, formulation de demandes, négociation, ordre du jour, écoute du point de vue de l’autre) et leur servent d’expériences prépolitiques. Il y a un apprentissage des codes de l’action publique. En effet, les jeunes interviewés soulignent combien prendre part aux différentes activités et instances de participation leur apporte des ressources qui peuvent être transposées dans les différentes sphères sociales qu’ils traversent, comme le souligne Alexandra de l’ADEPAPE, âgée de 22 ans :

Au début, ils m’ont invitée au CA, j’ai continué à venir, ça m’intéressait, j’avais envie de m’investir, de m’engager, apprendre un peu plus de choses. Il y a des avantages, ça parle un peu de tout ce qui est droit, du social et comme je suis passionnée par le social, ça me permet d’apprendre plein de choses […] j’ai énormément appris. Je suis une personne, j’étais assez timide, mon visage fait transparaître des expressions à l’intérieur qui ne sont pas comme ça et le fait d’aller avec les autres, pour moi tout le monde était méchant, j’avais confiance en personne. […] On a organisé des choses, ça nous a permis d’aller vers les personnes, de travailler avec les personnes, de travailler ensemble.

Ces apprentissages se font par des dispositifs formels ou « sur le tas », en étant présent aux différentes activités. En renforçant leur capacité de prise de parole, leur connaissance des institutions, du droit et de l’action publique, ces jeunes deviennent plus outillés dans leur transition vers la vie adulte. Rassemblant plus de 30 jeunes lors de sa conception, le guide pratique « passeport malin » a été construit par la commission jeune d’une ADEPAPE étudiée. Il rassemble toutes les informations utiles aux jeunes majeurs sortant de placement. Les jeunes engagés dans l’EDJeP ont aussi collaboré avec la Commission des droits de la personne et de la jeunesse au Québec sur un outil de vulgarisation sur les droits des jeunes qui a été envoyé à l’ensemble des jeunes placés (Lacroix et al., 2020).

De nombreux jeunes, en particulier ceux qui sont le plus en difficulté, ne recourent pas à leurs droits sociaux, en raison notamment du manque d’informations sur l’accès à ces droits, de leur manque de confiance envers les institutions publiques et de leur surexposition à la précarité économique (Vial, 2021). Les regroupements d’anciens placés contrent ainsi ce phénomène en réalisant un travail d’information auprès des jeunes. Ils participent à leur socialisation juridique, leur donnent la capacité de réclamer leurs droits non plus au regard de leur situation strictement individuelle mais à celui de leur statut d’enfant issu de la PJ, ce qui va à l’encontre des politiques d’activation actuelle centrées sur la personne et non sur les catégories d’ayants droit (Vidal-Naquet, 2009).

Changer les conditions pour les jeunes placés et transitant à la vie adulte

Une autre raison de maintien de l’engagement est de nature plus politique. Les jeunes, en étant acteurs et en se collectivisant de façon militante, visent à changer les conditions des jeunes placés.

Agir pour la protection de l’enfance, en sorte qu’aucune personne ne puisse subir la même chose que j’ai pu subir et améliorer aussi le système au maximum, donc en fait tout ça, c’est venu de là.

Demba, 22 ans, ADEPAPE

J’ai eu un passé assez troublant dans le Centre jeunesse quand j’ai été plus jeune, qui est encore aujourd’hui une problématique pour moi, faque j’ai décidé de travailler avec le Comité EDJeP pour pouvoir changer, en fait, les règlements qui m’ont traumatisée.

Jasmine, 24 ans, EDJeP

Ce sont surtout les ADEPAPE en France avec des structures nommées Repairs !, le comité EDJeP, maintenant devenu le Collectif Ex-placé DPJ au Québec, et CARE Jeunesse qui socialisent le plus les jeunes à cette dimension politique de l’engagement.

En réalisant un travail d’information auprès des jeunes et en participant ainsi à leur socialisation juridique, les regroupements d’anciens placés leur donnent la capacité de réclamer leurs droits et la volonté d’influer sur les politiques publiques.

Aujourd’hui, mon engagement, c’est vraiment parce que, sans être fataliste, pour moi, il y a de choses qui seront irréversibles, mais je me dis, pour ceux qui viennent par la suite, il y a encore la possibilité de changer les choses, de les améliorer, pour que justement ces jeunes-là, rendus à 18 ans, ils puissent dire, ben pas nécessairement « je sais déjà ce que je vais faire », mais « je sais quel choix je peux faire ». Donc, juste qu’un jeune puisse dire « ok, j’ai le choix d’y aller », « ok, j’ai ça pour les appartements », « si j’ai besoin d’aide, je peux aller là », donc, tsé, ça c’est comme… mon engagement à travers ça, c’est vraiment, c’est l’importance de remettre un peu comme au jeune le droit de lever ses droits.

Charlène, 31 ans, EDJeP

De même, Demba dit avoir ressenti un manque de contrôle sur les décisions le concernant, n’ayant pas été écouté lorsqu’il a exprimé son désaccord avec les différentes tentatives de réunification qui ont entraîné de nombreux allers et retours dans le système. Il souhaite que les jeunes puissent pouvoir être accompagnés juridiquement quand ceux-ci ne sont pas écoutés.

Si effectivement, dans mon cas par exemple, j’avais demandé à saisir le défenseur des enfants, sachant que mon juge ne disait rien, que personne n’écoutait ce que je disais, ben, là, il y a un gros problème, parce que ça mène à rien au final, […] il y a vraiment un gros souci, personnellement, voilà ce sont des choses que je voudrais vraiment améliorer, justement dans l’avenir.

Demba, 22 ans, ADEPAPE

Ainsi, jusque-là, les associations françaises Repairs ! étaient restées dans des répertoires d’action d’entraide et de prise de parole dans l’espace public sous format de plaidoyer dans des colloques et des auditions à l’Assemblée nationale ou d’autres instances de consultation. Elles avaient également construit un module de formation sur les droits de l’enfant à destination des travailleurs sociaux. À partir de 2018, les jeunes ont commencé à se mobiliser lors d’une proposition de loi visant à renforcer l’accompagnement des jeunes majeurs de l’ASE vers l’autonomie. Puis, en 2019, ils se sont constitués en collectif, intitulé #larueà18ans. Ils se sont fortement mobilisés dans l’espace public pour sensibiliser aux difficultés de logement à la sortie de placement. Ils ont également organisé une soirée réunissant plus de 200 personnes, à la Bourse du travail, à Paris, loin des lieux feutrés ministériels auxquels ces jeunes étaient habitués. La loi du 7 février 2022 a pris en compte un certain nombre de leurs revendications.

On observe à quelques années d’intervalle, le même processus de mobilisation dans l’espace public des jeunes Québécois issus d’EDJeP qui ont formé le Collectif Ex-placé DPJ. Dans le cadre de l’EDJeP, le groupe de jeunes, qui, au début, jouait le rôle de consultant en recherche, est devenu au fil du temps un groupe d’action sociale et citoyenne. En 2020, ils ont été impliqués dans les travaux d’enquête de la commission Laurent[5] et dans les médias. Le 5 avril 2022, les jeunes du Collectif Ex-placé DPJ ont tenu une conférence de presse à l’Assemblée nationale pour exiger que le gouvernement prenne des mesures de soutien aux jeunes ex-placés. Ils ont également mené, en parallèle, une campagne de sensibilisation afin que le public et les acteurs du milieu prennent connaissance de ces enjeux. Ils ont obtenu les amendements au projet de loi, qui oblige désormais le ministère de la Santé et des Services sociaux à prendre des mesures pour soutenir les jeunes de moins de 26 ans dans leur transition vers l’âge adulte. Il en est de même de CARE Jeunesse qui, ces dernières années, s’est fortement mobilisée à travers la presse et au sein de la commission Laurent.

Discussion

Cette collectivisation des problèmes rencontrés à l’âge adulte, dans ce passage du « je » au « nous », fournit aux jeunes qui s’engagent des ressources matérielles et des ressources « subjectives » (Winance et Ravaud, 2010). Certains regroupements génèrent des ressources qui n’apportent pas seulement un soutien d’aide directe mais aussi la capacité à prendre la parole dans l’espace public, une parole qui est donc politique et militante.

La fonction politique de la recherche dans le passage à la parole militante dans l’espace public ?

Le RIQ et certaines ADEPAPE se situent plus dans la création d’une communauté d’égaux positive, du « self-help » à proprement parler, que dans une remise en cause des aspects structurels qui conditionnent les trajectoires des jeunes placés. En revanche, le Collectif Ex-placé DPJ, CARE Jeunesse ainsi que les associations Repairs ! ont une vocation claire de changement social par le biais de l’action militante, en plus de leur mission sociale. C’est donc dans la possibilité d’une transformation sociale et politique des conditions des jeunes placés que ces regroupements se différencient. Cela s’explique en partie par le fait que les leaders de ces regroupements ont d’abord été socialisés à des recherches sur les jeunes sortant de placement avant de créer leur propre regroupement ou au moment de leur structuration. Ce type de recherche a pu constituer, si l’on fait l’analogie avec la sociologie de l’engagement militant et celle de l’action publique, des « entrepreneurs de cause » (Cobb et Elder, 1972), ou des « entrepreneurs de politique publique » (Kingdon, 1984), dans le déclenchement des mobilisations des jeunes placés dans l’espace public, au sens d’« acteurs qui tentent de problématiser et porter un problème (social) sur la scène publique (en particulier sur l’agenda public) » (Bergeron, Castel et Nouguez, 2013, p. 263).

L’accès aux notions scientifiques permet de voir que le parcours personnel et collectif s’inscrit dans des processus sociaux plus larges. En nommant des vécus individuels par des concepts qui se généralisent à l’ensemble des trajectoires, les jeunes comprennent qu’ils s’inscrivent dans des déterminations sociales. On pourrait dire que la socialisation à la recherche et leur implication associative ont débouché sur des effets politiques de l’engagement. Il nous semble que ces jeunes engagés dans ces regroupements français et québécois sont entrés dans un processus de politisation qui se définit, si l’on reprend Hamidi (2006), par « une montée en généralité et une conflictualisation », alors que les autres regroupements sont plutôt dans un « évitement du politique » au sens de Eliasoph (2010).

De plus, lors de nombreux colloques, les jeunes et les équipes de recherche française et québécoise ont rencontré de nombreuses personnalités politiques. En ce sens, les recherches peuvent être considérées comme des « structures d’opportunité » qui ont permis à ces jeunes de devenir partenaires dans la construction des politiques publiques. Mais cela leur a aussi permis d’inclure la recherche dans leur répertoire d’actions comme un outil pour faire entendre leurs revendications.

Conclusion

Cet article a tenté d’éclairer, à partir de l’engagement des jeunes sortant de placement en PJ dans des regroupements d’anciens placés, un champ de recherche encore peu exploré, celui de la mobilisation des jeunes en difficulté. Il s’inscrit dans la lignée de travaux qui « montrent à la fois la richesse des formes d’expression des “groupes subalternes” et la multiplicité des privations qui marquent leur existence quotidienne – dont celle de la parole publique n’est qu’un aspect » (Ferron, Née et Oger, 2022, p. 284). Ainsi, ce sont tout autant les rétributions matérielles que symboliques qui sont recherchées par les jeunes engagés dans ces regroupements. Les jeunes y trouvent un espace de soutien dans la transition vers la vie adulte en l’absence d’une famille qui joue cette fonction et face à une sortie rapide des institutions. La mobilisation s’inscrit alors à la fois dans un travail de revalorisation identitaire du groupe stigmatisé et dans un combat de redistribution des ressources.

Ces associations d’entraide montrent que la sortie de placement n’est plus vouée à la responsabilité individuelle, en offrant un lieu d’entraide et d’échange sur des expériences de vie similaires, et en indiquant aux pouvoirs publics les défaillances et les inégalités des politiques de PJ. Ces jeunes sont dans une injonction à l’autonomie individuelle due à la fin des services de PJ aussitôt la majorité atteinte. Contre cette injonction, ils élaborent d’autres définitions que celles des catégories institutionnelles en construisant une autonomie collective. Comme le soulignent Havard Duclos et Nicourd (2005), « les associations continuent à étayer les individus, tant les bénévoles et les militants, que les personnes en situation de précarité et de difficultés sociales. Elles contribuent à produire des individus autonomes, parce qu’elles les dotent de supports collectifs et de ressources objectives » (p. 201).

L’absence d’un soutien parental est probablement la donnée qui explique le mieux la spécificité des jeunes placés et la nécessité d’une prolongation de l’aide aux jeunes majeurs. Si ces associations prennent aujourd’hui en France une place importante dans cette transition et si les départements s’appuient de plus en plus sur elles, ces associations ne doivent pas se substituer à une aide plus globale de l’État et à un accès plus important au droit commun. De récentes études ont montré le faible partenariat de la PJ en France avec des dispositifs de droit commun dans l’accompagnement vers l’autonomie, en particulier dans le champ de la santé (Asdo Études, 2019). Du côté québécois, le manque de financement, à l’inverse, rend fragile le soutien apporté aux jeunes sortant de placement.

Cet article fait également réfléchir au développement des espaces de participation collective avant que les jeunes placés ne sortent des structures de PJ. Les intervenants sociaux sont soumis à l’urgence et doivent accompagner le jeune dans son insertion professionnelle. Ils contribuent donc peu au développement d’espaces collectifs de participation. Or, l’engagement est important pour le développement de la citoyenneté de ces jeunes, qui favorisera leur insertion sociale et politique future.