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Introduction

La pandémie de COVID-19 et la crise sanitaire qui l’a accompagnée ont provoqué un bouleversement majeur du fonctionnement de nos sociétés à maints égards. Outre les nombreuses vies emportées, la transformation et réorganisation de nos modes d’interaction, ainsi que les mesures déployées par les autorités pour endiguer le virus et protéger la santé du public – ainsi que les systèmes de santé souvent précaires – cette crise aura aussi permis de prendre acte du rôle capital de l’information – et de sa fragilité – pour le fonctionnement de nos sociétés. Dans un état de sidération du public provoqué par la crise sanitaire, l’information a constitué une ressource cruciale pour nous orienter et nous permettre d’ajuster nos comportements face au virus. Cependant, dans un contexte émotif intense, l’information s’est avérée, une fois encore, source puissante d’instrumentalisation politique, idéologique et menaçante pour l’exercice démocratique. Les médias sociaux ont en cela contribué à rendre plus visible la parole d’activistes en la diffusant plus largement dans l’espace public, provoquant doute, confusion, voire méfiance à l’égard des mesures sanitaires mises en place par les gouvernements pour prévenir la pandémie. Cette suspicion a entre autres été alimentée par la propagation d’informations et de « savoirs » controversés (p. ex., fake news).

La recherche portant sur l’effet et les impacts des médias sociaux sur la fabrique et la diffusion de contenus est foisonnante. Citons notamment les travaux récents sur la production et la diffusion de contenus produits par l’extrême droite, tout comme leur banalisation dans le discours public, ou encore ceux portant sur la diffusion des théories du complot (Conway, Scrivens et Macnair, 2019 ; Froio et Ganseh, 2019 ; Gaudette et al., 2020 ; Heft et al., 2020 ; Wahlström, Törnberg et Ekbrand, 2020). En dépit de cette richesse, une question centrale demeure peu explorée, soit la manière dont la technologie et les médias sociaux façonnent la fabrique et la diffusion de discours extrémistes et des théories du complot.

Cet article a pour objectif d’analyser la fabrique du discours opposé aux mesures sanitaires, mises sur pied pour prévenir la propagation de la COVID-19 au Québec. Nous examinerons les stratégies employées par ceux qui le produisent et le diffusent. Pour cela, nous nous concentrons sur des comptes Twitter d’opposants québécois aux mesures sanitaires. L’ensemble de ces comptes constitue un environnement mouvant, que nous qualifions de « twittosphère anti-mesures sanitaires », ou « twittosphère », par la suite.

« Complotisme de réseau » et influenceurs

Les crises sanitaires représentent des moments forts dans la fabrication et la diffusion de théories du complot en tout genre (Shallman, 2018 ; Wood, 2018). Alors que l’incertitude augmente et que la peur de maladies inconnues s’exprime ouvertement, elles offrent des schèmes d’interprétation qui permettent de donner un sens à des évènements déstabilisants (Bergman, 2018). Van Prooijen et Douglas montrent d’ailleurs qu’elles circulent d’abord dans les milieux affectés plus fortement par des changements rapides et inattendus (van Prooijen et Douglas, 2017). Les médias sociaux n’ont fait que renforcer leur potentiel de pénétration des sociétés. Le paysage médiatique fortement morcelé, où compétitionnent médias traditionnels, alternatifs, faiseurs d’opinion et individus s’exprimant sur des sujets en tout genre, se révèle être un espace propice à leur fabrication et circulation. Et ce, d’autant plus qu’à l’ère de la post-vérité dans laquelle nous serions entrés (McIntyre, 2018 ; Boler et Davis, 2018), les émotions, qui constituent l’un des socles des théories du complot, supplantent les faits objectifs dans les discours (Flintham, Karner et al., 2018 ; Hellinger, 2019).

Konda (2019) définit les théories du complot comme : « un récit centré sur l’idée qu’un groupe malveillant d’individus conspirant cherche à provoquer une situation nuisible pour la population en général » (p. 11). Caractérisées par un style rhétorique particulier (Byford, 2011), les théories du complot « offr[e]nt un contre-discours visant à défier l’explication orthodoxe ou dominante d’un évènement » (Konda, 2019, p. 10). Bien qu’elles semblent offrir des réponses simplistes aux nombreuses questions que provoquent les crises, elles sont caractérisées par une grande complexité (Zwierlein, 2013). Si les connaissances issues de la science ou du sens commun semblent être au fondement de ces théories, elles en déforment la signification originale pour construire un récit articulé autour de fictions sans cesse réinventées.

Les théories du complot constituent un catalyseur des extrémismes (Van Prooijen, Krouwel et Pollet, 2015). Des recherches suggèrent même un lien direct entre leur diffusion et la montée des mouvements et des partis d’extrême droite (Bergman, 2018). Bien que de nombreuses formes d’extrémisme soient contaminées par ces théories, le conspirationnisme comme système de pensée demeure « en premier lieu associé à la droite politique » (Konda, 2019, p. 9), une tendance alimentée par la défiance que ces deux mouvances expriment à l’endroit des élites. L’accélération de la diffusion de fausses informations qu’ont permise Internet et le développement des plateformes numériques a favorisé la convergence de ces deux phénomènes. Au printemps 2020, alors que de nombreux gouvernements imposent des mesures restrictives allant dans certains cas jusqu’au confinement pour lutter contre la propagation de la COVID-19, nos relations se transposent brusquement dans le monde virtuel. Le web et le numérique deviennent une fenêtre quasi unique sur le monde, tout comme le principal espace de sociabilité et de partage sur l’actualité. Cette situation s’avère propice à la circulation d’informations fallacieuses (pas toujours mal intentionnées) sur les connaissances médicales, les mesures sanitaires, sociales et politiques ainsi que sur la validité des mesures mises en place par les autorités (Tomes, 2020). Le numérique (Twitter, Facebook, YouTube) facilite alors la fabrique et la propagation de fausses informations et de théories du complot, tout en rendant plus difficile leur contrôle.

Ces plateformes, propulsées par l’intelligence artificielle, le Big Data et les algorithmes impactent profondément l’économie de l’information. Chaque personne possédant un minimum de maîtrise de ces médias peut intervenir et potentiellement affecter l’espace public en produisant, ou relayant, des fausses nouvelles ou des théories du complot (Wilbur, 2020). Ceux que Paolo Gerbaudo nomme les « soft leaders » (2012) renvoient précisément à ces activistes qui font usage de ces outils dans la fabrique du discours opposé aux mesures sanitaires. L’auteur les définit comme « des administrateurs [de comptes] Facebook influents, ainsi que des activistes sur Twitter qui, à ce titre, deviennent des chorégraphes, impliqués dans la mise en scène et la fabrique d’un espace émotionnel au sein duquel l’action collective prend place » (Gerbaudo, 2012, p. 5). Ils peuvent aussi être qualifiés d’influenceurs, dans la mesure où ils « adoptent des techniques propres aux influenceurs pour bâtir une audience […] et qui, par leur production, relais et rôle dans la viralité des théories du complot, peuvent être qualifiés d’« influenceurs politiques » (Lewis, 2018, p. 4). Ceux-ci doivent réunir trois conditions pour atteindre ce statut : la littératie numérique ; la visibilité et un haut degré d’activité, en l’occurrence sur Twitter dans le cas qui nous concerne (Soares et al., 2018). Or, et pour mettre l’accent sur l’argument de la matérialité soulevé plus haut, la structure des plateformes numériques et leurs affordances nécessitent d’être considérées dans la mesure où elles s’accompagnent autant d’opportunités que de contraintes pour leurs usagers. En conséquence, la nature même de l’influence est affectée pour s’étendre dans un espace-temps illimité et devient une « influence en réseau » (Grundz et Wellman, 2014) dont les plateformes numériques constituent des actants à part entière.

Discours conspirationniste et opposé aux mesures sanitaires : une perspective de l’acteur-réseau

Le conspirationnisme est un système basé sur la croyance que rien ne se produit par accident ni n’apparaît tel qu’il est, et que tout est connecté (Barkun, 2003). Nous le considérons comme un écosystème composé d’activistes, de discours, de technologies (les plateformes numériques, comme Twitter, mais aussi des bots)[2] et d’auditoires. Tous ces éléments interagissent et s’influencent mutuellement, produisant des effets de composition qui affectent la fabrique de l’information, tout comme sa diffusion et la manière de la consommer. Nos habitudes de consommation de l’information sont influencées par la présence des plateformes numériques (Boyd, 2019). La recherche montre également à quel point leur fonctionnement – reposant sur les algorithmes de recommandation – alimente le risque d’exacerber les biais cognitifs qui pourtant caractérisent le fonctionnement humain (Jaubert et Dolbeau-Bandin, 2020 ; Noble, 2018 ; Pasquale, 2015).

Ainsi, les propriétés des plateformes numériques méritent une attention particulière, ce qui est précisément l’objet du courant matérialiste de la recherche portant sur la technologie. Pour la définir simplement, la matérialité rappelle que le logiciel en utilisation (ici Twitter) agit, « ou fait des choses qui ne peuvent être réduites à l’intention ou à l’action humaine » (Leonardi, 2010, p. 3) et qu’à ce titre, Twitter n’est pas une technologie neutre. Le média bouleverse le rapport à l’espace et au temps et crée de nouvelles formes d’actions et d’interactions qui s’étendent au-delà de notre environnement immédiat (défini par le temps et l’espace) (Thomson, 1995). Il permet aux contenus et aux formes symboliques de circuler dans l’espace et le temps et agit comme moteur d’amplification ; et la manière dont ceci s’opère dépend des caractéristiques et propriétés de la plateforme. Diffuser un contenu sur YouTube permet de produire et partager un message au grain plus fin que ne peuvent le restituer 240 caractères sur Twitter (Boyd, 2019 ; Tanner, Crosset et Campana, 2020).

Ainsi, la manière dont le discours opposé aux mesures sanitaires est fabriqué par l’interaction entre un usager et Twitter, avec toutes les affordances qui caractérisent cette plateforme, devient une question centrale. Pour la traiter, nous ancrons notre analyse dans la théorie de l’acteur-réseau et nous intéresserons à l’appropriation qu’ils en font, soit le processus de dialogue dynamique entre Twitter, les activistes et les auditoires (Latour, 1994).

Notre analyse repose sur un échantillon de 11 938 tweets de comptes canadiens opposés au port du masque et aux mesures sanitaires, collectés entre le 1er mars et le 31 mai 2020, alors que les autorités imposaient progressivement des mesures restrictives. Dans la province du Québec, ces restrictions ont connu un assouplissement à la fin du mois de mai 2020 (avant de se durcir à nouveau en octobre 2020), mettant fin à la « première vague de mesures restrictives ». La première étape du processus de collecte de données a permis de relever des mots-clics (#) populaires sur Twitter et utilisés pour structurer, ou canaliser, le mécontentement généré par les actions et mesures gouvernementales (p. ex. : #deepstatevirus ; #QAnon ; #CCPVirus ; #Tousensemble ; #vousallezpayer ; #Legaultdictateur, etc.). Sur la base du volume de tweets associés à ces mots-clics, nous avons trouvé 187 comptes, dont 12 comptes d’activistes prolifiques définis par le nombre de tweets produits en lien avec les mots-clics ci-dessus. Seuls les comptes dont les publications ont été retweetées au moins cinq fois entre le 1er mars et le 31 mai 2020 ont été considérés comme prolifiques. Ces comptes demeureront anonymes, essentiellement pour des raisons éthiques[3]. Un premier constat tient au fait que de nombreux comptes Twitter au sein du réseau semblent isolés, dont les tweets suscitent peu d’interaction. Les tweets ont été extraits automatiquement grâce à un outil développé par un programmateur, puis exportés dans un fichier Excel. Ils ont ensuite été importés dans NVivo 12 en vue d’une analyse qualitative manuelle. Les 1 000 premiers tweets ont été analysés pour le présent article, offrant une fenêtre inédite, et en temps réel, sur le développement jour après jour du discours opposé aux mesures sanitaires.

Les tweets collectés en ligne, constituant la matière première à l’analyse du discours opposé aux mesures sanitaires, sont des « traces » numériques qui doivent être abordées selon au moins trois seuils pour être interprétées et analysées (Crosset et al., 2019). Le premier est l’imbrication, soit l’idée que ces traces proviennent d’un réseau vaste et complexe de sens, de valeurs, d’images ou de symboles. En dépit des apparences générées par les médias traditionnels, la mouvance opposée aux mesures sanitaires se caractérise par des perspectives en réalité très éparses et fragmentées, à l’image de la sphère conspirationniste (Konda, 2019). Le discours opposé aux mesures sanitaires mobilise des répertoires et sources variés (anti-gouvernemental, populiste, conspirationniste, inspiré de l’extrême droite, etc.), qui sont ancrés tant localement (références à des figures ou sujets d’actualité propres au Québec) que globalement (les Nations unies tentent de créer un nouvel ordre mondial). Certains thèmes sont plus populaires que d’autres et les questions dominantes au sein de la twittosphère sont sujettes à des changements, usages stratégiques et réinterprétations propres au contexte « glocal » et aux objectifs poursuivis par les activistes. Les plateformes numériques, dans ce contexte, constituent un vecteur de promotion et d’amplification de la visibilité de systèmes de croyances, de symboles, d’images et de discours et participent pleinement de cette imbrication.

Une seconde étape de la fabrique du discours opposé aux mesures sanitaires repose sur l’inscription. Pour qu’une trace soit visible dans l’environnement numérique, elle doit être publiée par un usager ou un processus automatique (Boyd et Crawford, 2012 ; Chu et al., 2010) qui, lui-même, doit créer un compte sur une plateforme. Ce processus aboutit à un profil numérique qui est la résultante d’un arrangement technique (la plateforme numérique qui fournit l’outil pour faire passer un message mais qui, tout autant, contribue à sa fabrication), un contenu (opposition aux mesures sanitaires ; conspirationnisme, etc.) et un arrangement économique (contraintes de marché et d’opportunité liées au modèle économique d’une plateforme). Or, tout comme le grain d’un film photographique détermine la qualité de l’image, les affordances d’une plateforme numérique contraignent le message.

Enfin, la circulation de messages diffusant et participant à la fabrique des discours opposés aux mesures sanitaires signifie que les traces numériques ont atteint un troisième seuil, soit celui de la représentation. La représentation est un processus visant à rendre visible un systèmede valeurs, autrement dit l’utilisation d’outils de visualisation et d’énonciation d’un discours ou d’un système de pensée cohérent à un public. Le défi pour le chercheur tient à identifier et analyser ce processus de fabrique d’un système de pensée à partir des traces et de leur cheminement dans la médiation technique qui le soutient. Ceci explique pourquoi nous nous sommes concentrés uniquement sur un échantillon de 1000 tweets et non sur la totalité du matériel empirique collecté. Il nous fallait dans un premier temps affiner nos outils méthodologiques et préciser notre grille d’analyse.

Opter pour une analyse qualitative des tweets signifie que nous ne sommes pas capables de circonscrire avec précision et de manière exhaustive la twittosphère opposée aux mesures sanitaires au Québec. En conséquence, la densité, la force, la réciprocité, la transitivité, la connectivité, ou encore le nombre de noeuds que le réseau comprend demeurent des questions ouvertes et, en cela, une limite de notre approche. Pourtant, et davantage qu’une volonté de cartographier cette twittosphère, notre objectif consiste à analyser la production et l’évolution du discours opposé aux mesures sanitaires qui en émerge, et ce, dans les premières semaines de la pandémie. Le défi consiste à identifier et analyser ces traces, et à les lier à des représentations, un système de sens, de valeurs, d’images ou de symboles.

Imbrication : un réseau vaste et complexe de sens, d’images et de valeurs

L’analyse de nos données nous a permis d’isoler certains thèmes particulièrement récurrents sur la base des tweets et trois d’entre eux émergent en particulier de nos données, soit « COVID-19 » (I), « la dénonciation » (II), et « la recherche de réputation sur les médias sociaux » (III). Ils sont analysés au prisme des trois seuils caractérisant le processus de mise en visibilité d’un système de pensée, à commencer ici par l’imbrication.

COVID-19

Quand le mouvement opposé aux mesures sanitaires fait son apparition au Québec, en mars 2020, l’information sur le virus est encore parcellaire. L’incertitude à propos de ses origines, son taux d’infection et les risques d’en mourir ont donné lieu à de nombreuses discussions et, souvent, à des interprétations conflictuelles et contradictoires. Les tweets analysés reflètent cette volatilité. Trois récits caractérisent leur contenu et, de fait, le processus d’imbrication.

Le premier évoque la qualité de l’information disponible sur le virus et la maladie qu’il provoque. Il se constitue d’un ensemble de tweets argumentant que la COVID-19 est une « une supercherie » (#15_I)[4] « manufacturée » (#_90) qui aurait pour objectif de « diffuser une panique globale » (#4_I ; #52_I). Les médias sont accusés d’avoir une grande responsabilité dans la propagation d’informations trompeuses sur la COVID-19 et « causent un stress susceptible d’entraîner plus de morts que le coronavirus » (#12_I). Ils chercheraient à « provoquer une panique artificielle » (#32_I). La twittosphère appelle la population à se « réveiller » (#90_I) et à la nécessité de faire une analyse urgente, sérieuse et indépendante des mesures sanitaires et des réponses mises en place par le gouvernement.

Le second récit porte sur les origines de la maladie. Aucun consensus réel n’émerge ici. Au gré de l’interprétation que s’en font les membres du réseau, il est affirmé que la COVID tirerait son origine de l’Iran, de la Chine ou de la Corée (#43_I ; #45_I ; #46_I ; #47_I ; #48_I ; #49_I). Les enjeux propres à la provenance du virus deviennent un prétexte pour justifier la fermeture des frontières et adopter un protectionnisme face à un néolibéralisme effréné qui accélérerait les échanges transnationaux et est accusé de faciliter la propagation du virus (#75_I ; #78_I ; #88_I). Sa souche, du moins celle affectant le Québec, suscite de vifs débats, mais tous s’entendent sur la nécessité d’obtenir de l’information pour mieux expliquer la situation d’alors. Les questions portant sur les pays d’origine du virus suggèrent qu’au moins certains participants reconnaissent l’existence d’une maladie appelée COVID-19, même si un nombre important d’usagers considère que ces discussions ne sont qu’une « hystérie collective » (#66_I). Les appréciations varient : certains y voient de la « bullshit » (c’est-à-dire de fausses nouvelles dans le jargon) (#55_I ; #400_II) ; d’autres attribuent ce phénomène aux acteurs « profonds » (deep state actors) (#36_I ; #96_I ; #115_I ; #193_I ; #228_I) qui chercheraient à se protéger en vue de l’arrivée des élections américaines (2020) et à empêcher la victoire de Trump (#115_I) ; d’autres encore accusent les marxistes mondialistes d’avoir brandi l’arme d’une panique mondiale (#24_I). Tous, par contre, fondent leur intervention à des degrés divers sur la prémisse, propre aux théories du complot, que les gouvernements nous cachent des éléments essentiels et instrumentalisent cette crise.

Enfin, le troisième récit relatif à la COVID-19 évoque la mortalité liée à la maladie. Pour de nombreux usagers, ce virus pourrait tuer moins de monde que la grippe (#129_I ; #122_I) et ne devrait pas être considéré comme la source d’une pandémie (#17_I ; #32_I ; #377_II). Les preuves apportées à l’appui de ces affirmations sont tirées de sorties publiques de médecins qui, à l’image du controversé docteur français Didier Raoult, sont moins alarmistes ou ont développé des traitements qu’ils prétendent efficaces contre la COVID-19 (#144_I ; #220_I ; #256_I ; #269_I ; #452_II ; #548_II). Le docteur Raoult a ainsi recommandé de recourir à la chloroquine et l’hydroxychloroquine, un traitement qu’il estime tout indiqué pour lutter contre la maladie. Si l’on en croit ses adeptes, l’utilisation de cette médication pourrait aussi prévenir la propagation de cette maladie : « le remède existe déjà. C’est terminé. Pas besoin de me remercier » (#155_I).

La dénonciation

La dénonciation, soit le processus cherchant à attirer l’attention publique sur des actions prétendument douteuses des autorités, est un répertoire discursif couramment employé par la twittosphère opposée aux mesures sanitaires. Il emprunte à un système de représentation propre au conspirationnisme (méfiance, doute, mise en évidence d’un soi-disant programme non déclaré, etc.). L’analyse montre que les élites politiques sont les cibles premières des tweets. Elles sont le plus souvent vilipendées pour leurs décisions, ou leur incapacité à décider et à agir. Le degré d’opposition aux élites fluctue, allant d’une position critique raisonnée, bien que biaisée, à des propos anti-élites agressifs, en passant par le cynisme. De plus, les propos comportent souvent des contradictions sans pour autant soulever des réactions de la part des participants. Ils reposent d’ailleurs sur un socle étiologique très sélectif et orienté où les usagers, souvent opportunistes, favorisent des thématiques dont ils savent qu’elles attisent la réaction du public tout en proposant une information tronquée et biaisée sur le virus. Par exemple, certains tweets renvoient directement ou indirectement à des questions d’immigration et visent à blâmer les membres d’une communauté, ou signaler ce qui est interprété comme une incohérence des politiques en matière d’immigration. Des tweets comme « ils ferment les écoles, mais pas le chemin R[…][5] » (#75_I ; #78_I ; #188_I), ou « quelle est la priorité du gouvernement […] maintenant ? D’augmenter l’immigration de masse » (#187_II) sont autant d’illustrations de références indirectes à l’immigration « clandestine », étant soi-disant facilitée par le gouvernement fédéral. Cependant, ces tweets visent bien plus à dénoncer les élites politiques qu’à porter l’attention sur l’immigration en tant que telle. Trois récits se dégagent qui permettent de regrouper la grande majorité des publications.

Un premier récit se caractérise par des déclarations anti-élites virulentes, dirigées contre les autorités municipales, provinciales, fédérales ou opposées aux organisations internationales (Nations unies et l’Organisation mondiale de la santé surtout). Les activistes opposés aux mesures sanitaires déconstruisent les affirmations des leaders politiques en affirmant lever le voile sur leurs prétendus programmes non déclarés, ou pointer ce qu’ils interprètent comme des incohérences révélatrices de desseins cachés.

Par exemple, un tweet affirme que les menaces de guerre en Iran, l’« impeachment » raté de Donald Trump, ou encore la prétendue ingérence de la Russie dans les affaires internes des États-Unis, ne sont que des tentatives échouées et de dernier recours de « l’État profond » pour éviter la réélection de Trump et que le virus ne constitue qu’un enrobage à tout cela (#25_II). De nombreux tweets affirment que les leaders nous prennent pour des « imbéciles » (#26_II) et que le public devrait craindre davantage le gouvernement plutôt que le virus (#31_II). Les gouvernements, par l’entremise de leurs représentants, sont tout autant accusés de vendre de fausses crises environnementales de la même manière (#33_I).

Bien que les responsables politiques municipaux et provinciaux fassent souvent l’objet de cibles, les attaques sont essentiellement concentrées sur le premier ministre canadien, Justin Trudeau. Trudeau est dépeint comme laxiste (#35_II), inconsistant et inexpérimenté. Parfois décrit comme un jeune qui n’aurait pas terminé sa « crise d’adolescence » (#31_II), il est souvent comparé à une marionnette manipulée par les « mondialistes », la Chine, ou une force cachée : « Trudeau est un mondialiste et tout ce qu’il fait est faux, mis en scène et scénarisé pour promouvoir l’agenda globaliste » (#54_II). À plusieurs occasions (notamment lors de débats sur le port du masque ou la fermeture des frontières), les tweets insistent sur le fait qu’il évite les décisions importantes ; il est même accusé de ne pas prendre lui-même les décisions (p. ex., #31_II ; #32_II ; #175_II ; #237_II ; #284_II). Donald Trump, alors perçu comme le seul capable d’en finir avec cette pandémie, sert de contre-exemple à Justin Trudeau.

« L’État profond », par l’entremise de ceux qui tentent de mettre en place un nouvel ordre mondial, est suspecté de tirer les ficelles en arrière-plan : « Cette crise a été inventée et cible Trump dans la perspective des élections [à venir]. L’État profond tente de protéger ses propres fesses ! » (#127_II). Les références au soi-disant État profond apparaissent dans de nombreux tweets (p. ex., #25_II ; #127_II ; #204_II ; #386_II ; #408_II ; #502_II ; #543_II) et s’accompagnent souvent d’attaques directes contre les médias (p. ex., #3_II ; #160_II ; #310_II ; #403 ; _II ; #531_II ; #582_II ; #4_II ; #57_II ; #94_II ; #230_II ; #357_II ; #373_II ; #395_II). Dans la même veine, les activistes opposés aux mesures sanitaires dénoncent ce qu’ils considèrent être une complicité entre les élites politiques, médiatiques, économiques ou culturelles (p. ex., #55_II ; #82_II ; #110_II ; #423_II).

Un second récit adopte, quant à lui, une rhétorique opposée aux grands principes et valeurs de gouvernance mondiale et se caractérise par un alignement sur la première thématique, où, tout en poursuivant les attaques contre les autorités, les propos ciblent également les élites scientifiques et intellectuelles. Ses cibles sont essentiellement la mondialisation, le libéralisme et le socialisme et leurs porte-paroles. La mondialisation et les personnes qui la promeuvent, les soi-disant « mondialistes », sont désignées comme les principaux coupables. « Les mondialistes nous testent » (#7_II) ; « Un autre échec de la science des Nations Unies. Comme la foutaise à propos du climat, ce n’est pas de la science, c’est de l’idéologie mondialiste » (#242_II). Ainsi, les mondialistes sont, au pire, désignés comme responsables de la pandémie, au mieux, accusés d’en profiter pour faire avancer leurs intérêts cachés. Pourtant, certains interprètent la pandémie et la fermeture des frontières comme un signe de la fin de la mondialisation (#113_II). Cautionnant les discours de Trump à propos de la nécessité de fabriquer des vaccins et médicaments sur le sol américain, ils considèrent la décision d’États « nationalistes » de fermer leurs frontières comme une victoire sur les « mondialistes » (#232_II). De même, la plupart accusent le libéralisme de constituer un réel danger (#230_II) ou une « maladie mentale » (#7_II), alors que d’autres dénoncent le « socialisme » avec véhémence. Les publications associent le socialisme aux « alarmistes climatiques » qui, avec les mesures qu’ils revendiquent, accélèreraient la diffusion de la pandémie : « pas de frontière = transmission ; contre les véhicules à moteur, 100 % transport public = transmission ; densité urbaine = transmission ; sacs réutilisables = transmission ; contenants réutilisables = transmission » (#403_II). Les traces numériques révèlent que la plupart des activistes établissent une connexion entre mondialisation, socialisme, Justin Trudeau et les environnementalistes. La volatilité des discours ici révèle comment la conversation se transforme en une arène de contestation, dont la cible semble davantage et progressivement glisser des élites vers un système politique et social en tant que tel.

Enfin, un troisième récit se concentre sur les citoyens de la province du Québec. Certains participants accusent la population de se comporter comme des moutons qui se rendent à l’abattoir (#578_II). On reproche au public de ne pas réagir face aux mesures sanitaires imposées par les autorités. Cette absence de réaction est interprétée de quatre manières. En premier lieu, elle refléterait la crédulité et la soumission des Québécois (#105_II). Deuxièmement, elle serait le signe de l’asservissement de la société québécoise, alors perçue comme incapable de prendre acte de ce qui est réellement en train de se produire. L’idée d’un plan prémédité visant à asservir les populations du monde entier et à établir une dictature mondiale occupe une place centrale dans ce système représentationnel : « c’est une indication supplémentaire que ce qu’ils veulent est de faire s’effondrer la société, de mettre autant de personnes que possibles[sic] en confinement, d’établir des mesures de guerre, la vaccination, le marquage forcé du troupeau et l’assujettissement des populations à une dictature mondiale » (#449_II). Troisièmement, le manque d’esprit critique reflèterait la prédominance de l’individualisme dans la société québécoise et l’incapacité des citoyens à détecter le programme non déclaré des politiciens. La précipitation observée pour l’achat de papier toilette en serait une illustration patente. « C’est difficile de réaliser [que le gouvernement, avec l’aide des médias, établit une tyrannie de style chinois (#49_II)] quand 95 % de la population quitte Costco avec 4 ou 5 paquets de papier toilette pour leur petit besoin sans penser aux autres » (#50_II). Finalement, ce manque de critique serait un signe que la population prend la maladie au sérieux, en contraste avec les politiciens, qui eux, prennent des décisions incohérentes (#503_II). Quelle que soit l’explication mobilisée pour donner un sens au peu d’opposition aux mesures sanitaires, les tweets suggèrent que l’aveuglement de la population laisse le champ libre aux élites politiques qui auraient créé, ou instrumentalisé, la pandémie.

L’inscription : les contraintes de Twitter dans la production du discours

L’inscription est une étape cruciale dans le développement de récits « alternatifs » sur la COVID-19, puisqu’elle convertit du matériel brut discursif (imbrication) pour en produire des représentations ou, plus simplement, fabriquer des « tweets Molotov » capables d’affecter leurs destinataires, susciter des réactions, voire mettre le feu aux esprits. Elle se conçoit comme une médiation technique et constitue une série d’objectifs, de décisions et d’intentions par les acteurs de l’écosystème opposé aux mesures sanitaires dans des épisodes, ou séquences, qui impliquent Twitter, des activistes et des auditoires (Latour, 1994). Ces actants humains ou non humains échangent des propriétés, génèrent des effets de composition qui créent de nouvelles possibilités, de nouveaux objectifs, de nouvelles fonctions devant être pris en compte pour comprendre comment un discours se construit, s’amplifie et se diffuse dans l’espace et dans le temps. Si l’usager voit « un produit fini » dans un tweet, un mème ou une vidéo, cette publication est cependant le résultat d’un processus complexe d’interactions entre les différents éléments du dispositif de communication et de publication, ou entre actants humains et non humains. Les récits opposés aux mesures sanitaires constituent donc des assemblages, ou « collectifs » (Latour, 2005), initiés par une étincelle humaine, mais dont le développement et l’issue reposent sur une série d’interactions entre activistes, audiences et plateformes numériques (Tanner et al., 2020). Twitter constitue un actant décisif dans ce processus d’inscription.

Deux récits principaux structurent la relation que ces individus entretiennent avec les médias sociaux. Le premier s’inscrit dans les thématiques « COVID-19 » et « dénonciation » ci-dessus analysées, et critique les médias traditionnels. Il présente les participants aux conversations Twitter comme étant à la fois des nouvelles sources d’information, mais aussi les seuls gardiens de LA vérité. Les médias sociaux sont présentés comme unique source d’une information authentique qui ne court pas le risque d’être tronquée par le processus éditorial de journalistes accusés d’ineptie (#4_II ; #57_II ; #223_II). Alloing et Vanderbiest, dont les travaux ont porté sur la diffusion des rumeurs sur Twitter, s’appuient sur la notion « d’infomédiation sociale » pour décrire la manière dont ce processus vise à façonner et recommander de l’information à une audience (Alloing et Vanderbiest, 2018). Dans leur participation à la fabrique de récits opposés aux mesures sanitaires, les comptes et profils Twitter opèrent une sélection et recommandent des sources d’informations sélectionnées très spécifiques, comme nous l’avons montré plus haut. Ce processus est, certes, initié par les membres de cette twittosphère, qui sélectionnent les informations susceptibles d’affecter « positivement » leurs audiences, mais il est tout autant structuré par les algorithmes de recommandation qui sous-tendent le fonctionnement de Twitter et conditionnent la mise en visibilité de certains thèmes, plutôt que d’autres, dans l’espace public (en particulier les thèmes qui suscitent le plus d’interactions), illustrant alors l’importance de considérer la matérialité de ces plateformes. Plus généralement, l’infomédiation sociale opère sur trois plans : macro (la plateforme comme un tout et la manière dont elle est utilisée), méso (le profil des usagers) et micro (le message – le tweet – et l’information relayée) (Alloing et Vanderbiest, 2018).

Sur le plan macro, et avant décembre 2020 et la décision de retirer les comptes conspirationnistes de sa plateforme pour lutter contre la propagation des fausses informations, Twitter constituait un vecteur important de diffusion de l’opposition aux mesures sanitaires. Cette plateforme représentait un lieu d’échange et de diffusion d’idées et d’opinions et, à ce titre, un vivier de perspectives alternatives sur la pandémie. En cela, Twitter représente un dispositif « artificiel conçu pour conserver, exposer, traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » (Norman, cité dans Alloing et Vanderbiest, 2018, p. 110-111). Cette fonction prend la forme ici d’une dénonciation des dangers que les mesures sanitaires, perçues sous le prisme d’une conspiration mondialiste, poseraient à la liberté individuelle. Les sources « traditionnelles » d’information sont dénoncées et qualifiées de corrompues, justifiant d’autant plus la nécessité d’utiliser des canaux alternatifs, comme Twitter, pour communiquer. En plus d’attaques contre les « démocrates », les « mondialistes », les « gauchistes », tous unis dans la désinformation (p. ex., #17_III ; #66_III ; #72_III), les critiques s’étendent à la partialité et au manque de professionnalisme et d’éthique des médias. Pour la plupart des activistes, les médias sociaux seraient plus fiables ; seuls font exception quelques médias traditionnels, comme Fox News (#47_III), un média « hyper partisan » qui incarne l’idéologie populiste (Rae, 2020). À plusieurs occasions, les activistes opposés aux mesures sanitaires appellent les audiences à chercher de l’information par elles-mêmes, sans recourir aux médias traditionnels, ou encore « d’éteindre notre TV et de penser par nous-mêmes » (#73_III). Les médias sociaux, et Internet plus généralement, sont considérés comme des espaces de liberté, où la vérité peut circuler : « Je mets beaucoup d’hyperliens à propos de ce qui se passe sur une base quotidienne. Je le ferai aussi longtemps qu’Internet demeure accessible » (#21_III). Ceci affecte tout autant la manière dont les auditoires consomment Twitter et comprennent l’information. Par exemple, les principales figures de la twittosphère sont encensées et encouragées à poursuivre leur travail de vérité.

Sur le plan méso, un ensemble de signes et d’indices inscrits dans l’interface de la plateforme guide également la manière dont l’information est relayée et consommée. Ces éléments – avatars, nombre d’abonnés et nombre de comptes auxquels la personne est abonnée – deviennent constitutifs de l’identité numérique des usagers – (Alloing et Vanderbiest, 2018). Ils produisent une médiation identitaire de l’information et du document en ligne et participent à la fabrication d’une « autorité informationnelle, qui repose sur la réputation (l’image) que renvoient ces différents indices » (Alloing et Vanderbiest, 2018, p. 111). Ceci s’illustre par des tweets qui affirment : « Nous sommes les nouvelles maintenant » (#100_III ; #101_III). Les participants aux conversations Twitter se congratulent régulièrement les uns les autres et soulignent le rôle central de l’une des principales chaînes YouTube, appartenant à l’un des protagonistes les plus en vue du mouvement opposé aux mesures sanitaires sur Twitter au Québec[6] (#11_III ; #32_III ; #49_III ; #77_III ; #94_III). Durant les premiers temps de la pandémie, cette chaîne a été considérée comme une source (#32_III) d’explications pertinentes et d’analyse intelligente (#33_III). Les expressions d’auto-éloge qui caractérisent de nombreux tweets soulignent le « travail nécessaire » (#84_III) accompli par son développeur, son auteur et son producteur. La colère, la frustration et le ressentiment que l’on trouve en grande majorité dans le discours laissent place ici à la fierté et l’excitation. Selon certains, cette approche, indispensable, est victime de la résistance des « big techs », comme YouTube, Facebook, qui souhaitent supprimer et effacer des vues, des likes et des commentaires opposés aux mesures sanitaires pour ainsi diminuer leur popularité et leur réputation (#5_III ; #80_III ; #90_III) et sont comparés à des « censeurs » (#39_III). Le fait d’être présentés comme des producteurs de LA vérité donne aux activistes une visibilité accrue (#37_III) et contribue à mettre en valeur leur réputation. On constate ici l’effet de composition entre actants humains et non humains. D’une part, on observe la volonté de diffuser un discours opposé aux mesures sanitaires qui soit le plus visible possible. D’autre part, on prend acte des contraintes liées au fonctionnement des plateformes, y compris Twitter, et qui reposent d’une part sur les algorithmes de recommandation, forçant les actants humains à optimaliser leur répertoire de communication pour en tirer le meilleur en termes de mise en visibilité de leurs publications, tout en évitant d’attirer l’action de censeurs. Ceci illustre précisément toute l’importance de tenir compte de la matérialité des plateformes et de constater à quel point celles-ci participent de la fabrique du discours.

Enfin, sur le plan micro – le tweet –, l’ajout d’un mot-clic (#) crée un lien avec d’autres tweets qui expriment une même idée, produisant un répertoire d’informations (Alloing et Vanderbiest, 2018). Celui-ci permet d’associer un message avec un contexte plus global qui cadre – et ainsi affecte – le sens du message. Et finalement, l’ajout d’hyperliens, d’émoticônes, d’images ou de vidéos – autant d’affordances qu’en permet Twitter – contribue aussi bien au cadrage du message qu’à son interprétation. De nombreux tweets incluent ou relaient des contenus de comptes plus populaires, souvent américains, venant appuyer leurs propos, ou présentés comme des illustrations. À nouveau, ces éléments montrent à quel point le discours qui est visible dans l’espace public est un effet de composition qui implique également l’action humaine et matérielle, tant par le fait du message impulsé par l’actant humain que la chaîne d’affordances des acteurs non humains et de ses effets sur la manière dont le message est cadré et rendu visible dans l’espace public.

La prise en compte des plateformes numériques et leur pénétration dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris l’activisme, montrent à quel point les machines et les activistes sont désormais liés : il ne s’agit pas d’écrire un message sur Twitter pour que celui-ci atteigne son auditoire, encore faut-il comprendre le fonctionnement et les ficelles de l’optimisation et de l’utilisation des plateformes. Cette réalité donne une importance centrale aux « soft leaders » (Gerbaudo, 2012), qui endossent par là même le rôle de techno-entrepreneurs moraux. Si les soft-leaders sont essentiellement des administrateurs de page Facebook ou des animateurs de fils Twitter, les techno-entrepreneurs moraux renvoient, quant à eux, à ce que la sociologie, par la voie d’Howard Becker (1973), définit comme des individus cherchant à influencer un groupe dans le but de lui faire adopter une norme (résumée dans sa plus brève expression ici à l’idée que les mesures sanitaires prises par les autorités sont ineptes, reposent sur des mensonges et sont liberticides). Or, à l’ère numérique, ces entrepreneurs moraux, pour espérer avoir quelque influence que ce soit, doivent maîtriser les codes et les affordances des plateformes numériques. Il ne s’agit pas juste d’activistes qui s’expriment sur ces plateformes, mais plutôt d’activistes capables de faire usage de celles-ci comme arme de dissuasion, de désinformation massive pour provoquer, comme le montrent Oresekes et Conway (2010), dans leur ouvrage, le doute dans l’esprit du public dans un contexte où un savoir en cours de stabilisation est produit à grande échelle. À ce titre, les techno-entrepreneurs moraux jouent de la matérialité même de ces plateformes, qu’ils instrumentalisent ou dont ils maîtrisent les effets de composition. Tout comme certains sont capables d’exploiter les faiblesses de certaines plateformes pour manipuler le public (Golebiewski et Boyd, 2019), d’autres cherchent à optimiser le champ de diffusion de leurs tweets. À leur tour, et du fait de leurs affordances, ces plateformes guident autant qu’elles contraignent, ou offrent des résistances à ces activistes. Par ailleurs, les techno-entrepreneurs moraux cherchent autant à créer de nouvelles normes (ainsi qu’un système de croyances qui les soutient) qu’à les défendre (par une opposition à tout ce qui menace ce système de croyances). Dans cette mise en scène de soi et de l’information (Kissas, 2020 ; Sundén, 2003), le tweet constitue le moyen pour ces entrepreneurs de « performer », ou « incarner » et, idéalement, affecter le public, raison pour laquelle nous pourrions parler de « tweet Molotov ».

Représentation : rendre visible et promouvoir un système de valeurs

L’analyse des trois thèmes (COVID-19 ; dénonciation ; recherche de réputation sur les médias sociaux) révèle que le niveau d’imbrication varie beaucoup. Certains thèmes coexistent – sans pour autant converger – pour former des récits cohérents qui ressemblent à une agrégation de représentations, d’interprétations, de théories pseudo-scientifiques et de théories conspirationnistes plus anciennes au service de systèmes de justification contemporains et que les techno-entrepreneurs moraux cherchent à rendre visibles et promouvoir au sein du public. Même si l’analyse ne concerne que les deux premières semaines de l’imposition des mesures sanitaires au Québec, nous pouvons identifier trois tendances qui les caractérisent.

Premièrement, le processus non linéaire de co-construction du discours anti-mesures sanitaires semble incrémentiel et décousu. Les phases initiales révèlent que les contingences peuvent mener à l’émergence de nouveaux thèmes, remplaçant ceux qui dominaient jusqu’alors dans les conversations. En ce sens, le processus d’inscription révèle comment ces nouveaux thèmes apparaissent dans le domaine public – par l’élaboration de mots-clics par exemple – et comment les techno-entrepreneurs moraux calibrent leur personnage et leur discours pour relayer l’information qu’ils estiment être la plus convaincante pour atteindre leur auditoire. Certains participants de la twittosphère qualifient des informations circulant dans les médias d’erreurs d’interprétation et suggèrent de nouvelles « preuves », ce qui oriente la conversation dans une nouvelle direction. À titre d’illustration, les premières conversations sur la COVID-19 foisonnent d’opinions sur son taux de mortalité. L’un des principaux participants s’appuie sur des chiffres et des statistiques pour montrer que la grippe est bien plus meurtrière que le coronavirus : « Si chaque année on se fiait sur les statistiques de la grippe saisonnière, on serait en pandémie constamment ! » (#115_I). « Au pays, la grippe tue 3500 personnes par année. Le coronavirus a tué une vieille personne dans un hospice. C’est ce qu’on appelle une pandémie ? » (#76_I). Un autre participant à la conversation, qui apparemment vit en Europe, considère cette position dangereuse, puisqu’elle minimise le risque posé par la COVID-19 : « Nous pensions tous ça en Europe ; je peux vous dire que nous ne sommes pas si malins maintenant. Prévenez les personnes, certains ne vont pas s’en remettre » (#20_I). Chaque protagoniste s’appuie sur ce qu’il/elle considère comme une preuve solide, sans toutefois citer de sources pour étayer cette « preuve ». Certains messages sont ambigus. Par exemple, l’un contient seulement l’adresse URL d’un autre compte Twitter, incluant un document (dont l’origine n’est pas fournie) et qui compare les symptômes et les risques de mourir de la grippe ou de la COVID-19 en expliquant les différences entre les deux maladies (#26_I). Le document est sujet à plus d’une interprétation : alors que les chiffres montrent clairement que la grippe est bien plus mortelle que la COVID-19, la conclusion indique que, même si à la date de publication du document, la grippe est plus mortelle, la COVID-19 pourrait bien avoir un bilan plus lourd et les restrictions, s’avérer utiles pour éviter la contagion.

L’utilisation intensive de mots-clics et de publications sous forme d’URL référant à des vidéos et des citations qui ne soutiennent qu’une version de l’argumentaire empêche de déterminer distinctement la manière dont les positions des individus sont soutenues. Une citation ou une vidéo peuvent être interprétées de plusieurs manières, particulièrement dans un contexte où les informations sur la pandémie et la maladie proviennent de sources de qualité très variable. Cette approche, encouragée indirectement par Twitter et les limitations imposées par la plateforme, notamment en termes de nombre de caractères de chaque message, crée un environnement idéologique dans lequel des interprétations différentes coexistent et entrent en compétition, sans pour autant faire l’objet d’une explication ou d’un examen explicite. Le matériel inscrit sur Twitter affecte la représentation que ses membres ont de leur environnement.

Deuxièmement, les valeurs et références à l’extrême droite sont prédominantes dans nos données qui, en cela, sont représentatives de ce que d’autres chercheurs ont constaté dans leurs travaux sur le populisme contemporain (Bergman, 2018 ; Gerbaudo, 2021). Les activistes opposés aux mesures sanitaires se réfèrent très souvent à ce courant idéologique. À de nombreuses reprises, ils désignent les individus de l’extérieur du Québec et du Canada comme les principaux responsables de la promotion et de la diffusion de fausses informations. Également, ils appellent à renforcer les contrôles aux frontières, à dénoncer l’inertie du gouvernement fédéral, tout en faisant l’éloge des « États nationalistes ». La plupart proposent Donald Trump comme modèle à suivre. Les références à « l’État profond » (Deep State), au nouvel ordre mondial, ou encore à « nous, le peuple » sont autant d’exemples de rhétoriques populistes, tout comme les mentions de la thèse de QAnon, qui alimentent les discours sur le fil Twitter.

Si les participants ne partagent pas tous les mêmes discours (anti-immigration, conspirationnisme, anti-gouvernement), la majorité réagit avec émotion au discours des autorités. La nature oppositionnelle qui caractérise leur discours est systématique et profonde, témoignant en cela d’une colère réelle contre les mesures décrétées par les autorités pour prévenir la pandémie. Cette opposition, quelle qu’en soit la cible (la COVID, les médias ou la science), n’est cependant pas exclusive à l’extrême droite et s’observe dans la majorité des tweets collectés.

En troisième lieu, l’un des objectifs des activistes consiste à déconstruire un système de croyances public sur la situation sanitaire. La twittosphère opposée aux mesures sanitaires cherche à lui objecter un discours présenté comme vrai et authentique. Cependant, le manque de fiabilité et l’inconsistance du discours et des interprétations sur la COVID-19 par exemple produisent davantage d’incertitudes et de tensions entre activistes. Des désaccords sur des faits pourtant fondamentaux – dont l’existence même du virus – révèlent que les positions des participants diffèrent radicalement et sont parfois même incompatibles. Nombreux sont ceux qui publient sur Twitter à propos du discours scientifique sur le virus sans même être en mesure de l’évaluer, le critiquer, le mettre à l’essai et, éventuellement, l’invalider. Dans certains cas, on peut même se demander s’ils comprennent ce discours. De ces tentatives de déconstruction du discours médical, résulte alors un syncrétisme idéologique qui se caractérise par une grande incertitude pouvant se lire à deux niveaux : un manque de cohérence du système de représentation qu’ils tentent de promouvoir, ainsi qu’un manque de fiabilité des informations provenant de la communauté qu’ils prétendent représenter. Les tensions que l’on observe au sein de ce réseau, ainsi que les instabilités discursives qui les caractérisent, s’avèrent une incohérence et une confusion plutôt qu’un système de représentation convaincant à opposer à la science et aux médias traditionnels. En conséquence, plutôt que d’offrir une source de résistance, le discours élaboré dans les premiers temps de la pandémie engendre un éclatement au sein des opposants aux mesures sanitaires.

Remarques conclusives

Cet article traite du rôle de Twitter dans la fabrique et la diffusion du discours opposé aux mesures sanitaires dans la province du Québec, au cours des premiers jours de la pandémie de COVID-19, en 2020. Reposant sur la théorie de l’acteur-réseau, il propose une analyse des récits s’élevant contre les mesures sanitaires qui ont circulé dans la twittosphère québécoise durant les deux premières semaines des mesures restrictives imposées par les autorités fédérale et provinciale. Il montre comment, au cours de cette brève période, des histoires portant sur la pandémie ont été élaborées et se sont structurées, ainsi que la manière dont Twitter a contribué au déploiement de ce processus. En particulier, il montre comment les interactions entre Twitter, ceux que nous avons désignés comme des techno-entrepreneurs moraux et les auditoires participent à la fabrique de récits sur la COVID-19 et sur les mesures déployées par les autorités pour la prévenir. L’analyse de trois seuils – l’imbrication, l’inscription et la représentation – permet de s’intéresser aux sources, à la mise en forme et au rôle de Twitter à cet égard. Elle met en évidence l’instabilité du système de représentation qui émerge et cherche à faire front contre les mesures sanitaires et les médias traditionnels qui les documentent. Enfin, elle montre l’impossibilité de stabiliser les récits qui le composent autour d’une lecture, ou d’une compréhension, partagée au sein de la twittosphère.

Par le biais de son architecture, ses attributs et ses affordances (@mentions ; #hashtags), la twittosphère opposée aux mesures sanitaires s’emploie à dénoncer la soumission du « peuple » du Québec au prétendu diktat des autorités officielles, et diffuse un système de croyances alternatif cherchant à provoquer l’action. En cela, la twittosphère – et Twitter en son centre – constitue un assemblage central de la fabrication d’un système de représentation par sa capacité à opérer une remédiation, ou un recyclage, de contenus épars dans l’espace et dans le temps (p. ex., complotisme, théories de la conspiration, valeurs propres à la droite radicale) et satisfaire la demande d’un public peu favorable aux discours officiels (Bennet, 2019c ; Kissas, 2020 ; Trimarco, 2015) et en quête de sens relativement à une situation sidérante (la pandémie de COVID-19). Or, ce processus aboutit à un système représentationnel aux contours flous mais qui tend cependant à rendre visibles et promouvoir des discours jusqu’ici très marginaux dans la sphère publique, et populariser des techno-entrepreneurs, ou « cyborgs activistes » contemporains (entités composées à la fois d’actants humains et non humains). En dépit des contours flous de ce système de représentation, il ne faudrait cependant pas minimiser les risques associés à l’émergence de telles figures de l’activisme contemporain, ni leur responsabilité dans la production et la propagation de doutes, qui viennent miner un peu plus la confiance des citoyens envers leurs autorités, alors même que la crise sanitaire qui s’amorce en mars 2020 appelle à la mise en place de stratégies de protection de la santé du public.