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Introduction

Le 30 janvier 2020, la France était sévèrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour sa surpopulation carcérale et l’absence de recours effectif à disposition des détenus afin de contester leurs conditions de détention (J.M.B. et autres c. France, 2020). Puis, peu après, la COVID-19 est venue s’ajouter à ces difficultés systémiques imputables à l’État français, dont le cas d’étude est par conséquent d’intérêt.

Afin de juguler la propagation du virus dans les établissements pénitentiaires, des mesures visant à faire baisser le taux de surpopulation carcérale ont été prises[2], avec un effet variable selon les sites (Bouvier et Blisson, 2020 ; Fink et al., 2021). Corrélativement à ces mesures induisant une potentielle privation de droits et libertés des détenus, et à des contre-mesures destinées à atténuer une telle privation, l’administration est censée « prendre les mesures propres à protéger leur vie » (Ministère de la Justice, 2020) en leur distribuant, par exemple, un nombre de masques suffisant (Administration pénitentiaire, 2020) en raison de la « situation d’entière dépendance » des prisonniers à son égard[3].

Ces deux types de mesures – celles visant à adapter la vie pénitentiaire au virus et celles visant à protéger les détenus – ont suscité un certain nombre de contentieux portés devant les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel, le Conseil d’État français, ainsi que devant la CEDH. Actuellement, il n’y a aucune étude disponible qui ait analysé l’objet de ces contentieux administratifs pour la France. En effet, ce type d’étude de la justice administrative n’a jamais été encore réalisé, excepté l’étude des recours devant les juridictions américaines et la Cour suprême américaine (Garrett et Kovarsky, 2021 ; Aviram, 2020), ainsi que devant les juridictions pénales internationales (Mulgrew, 2022) concernant essentiellement les conditions de détention et les visites familiales. Les principales recherches sur la COVID-19 se sont jusqu’à présent concentrées sur l’analyse quantitative, comparée et historique des statistiques de la pandémie intra-muros (Aebi et Tiago, 2020 ; Fink et al., 2021 ; Hugues et Prior, 2021 ; voire comparée à d’autres pandémies, Sanchez, 2021), ainsi que sur les réponses parfois similaires (Zeveleva et Nazif-Munoz, 2021) et parfois différenciées des administrations pénitentiaires à la pandémie (Bonis et Peltier, 2022 ; Fink et al., 2021 ; Chantraine, 2021 ; Dunkel et al., 2022 ; Mahi, Farcy et Rubio, 2022 ; Nederlandt et Vanhouche, 2021), et sur un droit pénal d’exception (Bonis et Peltier, 2020 ; Tulkens, 2021) sans réellement s’intéresser à la question de l’accès à la justice (Cliquennois et al., 2021, 2022), ni à l’impact de celle-ci sur le droit à la santé et de ce qu’elle révèle, de manière plus générale, du point de vue des droits de la personne. Ces recherches ne se sont en effet pas penchées spécifiquement sur les droits des détenus[4] ni sur le caractère coercitif ou même contraire au droit (à certains droits du moins) justifiant la prévention sanitaire.

Une analyse de ces différents recours permet pourtant d’obtenir un point de vue décalé sur l’impact de la COVID-19 sur leurs droits, et en particulier, des mesures prises pour lutter contre la pandémie et de leurs effets sur les conditions de détention (Keravec et Artières-Glissant, 2021). Étudier les recours exercés par les détenus pour contester ces dernières permet, in fine, de questionner leur droit à un recours effectif, comme l’invite d’ailleurs à le faire la CEDH par son arrêt J.M.B. et autres c. France (2020) qui adopte une optique procédurale des droits de la personne. Cette perspective juridique permet également d’évaluer dans quelle mesure les décisions juridictionnelles rendues contribuent à renforcer ou à affaiblir, mais aussi à éclairer la conception même de la protection du droit à la santé des détenus. Une comparaison avec les mesures auxquelles la population « générale » a été exposée, ainsi que le contrôle juridictionnel exercé, permettrait d’évaluer si une forme de hiérarchisation entre individus ressort de la conception du droit à la santé retenue selon les catégories juridiques visées – en l’occurrence, entre détenus et population « générale ».

L’analyse des décisions rendues par les cours et tribunaux administratifs apparaît pertinente pour connaître, concrètement, la diversité des problématiques suscitées par la pandémie pour les personnes détenues en établissement pénitentiaire. Cette analyse permet ainsi de formuler l’hypothèse de contradictions du droit à la santé en contexte d’enfermement : quand certains détenus réclament davantage de mesures de protection de la vie sur le fondement du droit à la santé intra-muros (masques, gel hydroalcoolique, vaccination), d’autres, au contraire, revendiquent une réduction du caractère contraignant, voire coercitif, du droit à la santé extra-muros qui enfreint leurs autres droits, y compris leur droit d’accès à la justice et leur droit à la défense. Par conséquent, nous forgeons le concept de droit coercitif à la santé pour rendre compte non seulement de l’exercice croissant de la puissance étatique sur la protection des vies et des corps (et corrélativement la demande de protection des vies exprimée par une partie de la population), et des contradictions auxquelles donne lieu cet exercice, mais aussi du poids de la contrainte du droit à la santé qui pèse sur les sujets carcéraux, et de l’empiétement sur les autres droits des détenus, comme il est donné à voir dans un contexte pandémique.

Note méthodologique

Grâce à un accès à la base de données Ariane archives, il a été possible de collecter l’ensemble des décisions rendues pendant la crise sanitaire par les tribunaux administratifs (TA) et cours administratives d’appel (CAA) relatives à des recours exercés par des personnes détenues en établissement pénitentiaire. Ariane archives est une des bases de données jurisprudentielles des juridictions administratives, qui contient en principe l’ensemble des décisions non anonymisées rendues par les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État. Les décisions collectées ont été rendues entre le 16 mars 2020 et le 18 octobre 2021, date du dernier recueil de jurisprudence. Afin de tenter d’avoir un recueil le plus exhaustif possible, il a semblé pertinent d’utiliser les mots clés suivants : « COVID ET établissement pénitentiaire » ; « COVID ET maison centrale » ; « COVID ET centre de détention ». Cette méthode a ainsi permis de collecter près de l’ensemble des décisions où ces termes étaient mentionnés, même s’il est possible qu’un petit nombre de jugements ait été ignoré par ce mode de recherche par mots clés, ainsi que par le fait que la base Ariane archives n’est, elle-même, pas exhaustive. Au 18 octobre 2021, ce ne sont pas moins de 97 jugements des tribunaux administratifs, 8 décisions des cours administratives d’appel et 12 du Conseil d’État qui ont été collectés. Nous avons également intégré dans l’analyse les premiers arrêts rendus par la CEDH. Ce corpus de décisions a été décomposé en nature, objet et argumentation factuelle et juridique des requêtes formées par les détenus, ainsi que celle de l’administration pénitentiaire, et en motivation et décisions par les juges. À ce corpus jurisprudentiel, qui se limite aux décisions des juridictions administratives et exclut par conséquent les juridictions civiles (qui ont aussi eu à connaître, mais dans une moindre mesure, du contentieux pénitentiaire), s’est ajoutée l’analyse des recommandations relatives à la gestion pandémique émises par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) ainsi que par le Comité européen de prévention de la torture (CPT).

Pour procéder à cette démonstration, nous dressons d’abord un aperçu des mesures adoptées par l’État français pour lutter contre la pandémie au sein des établissements pénitentiaires. Nous étudierons ensuite la finalité de ces recours afin de connaître la nature des mesures litigieuses prises par l’administration pénitentiaire. Cette étude permet également d’observer le type de recours exercé pour contester l’action de l’administration et, a fortiori, le degré de contrôle juridictionnel effectué par le juge administratif sur ces mesures.

Mesures adoptées par l’État français contre la pandémie au sein des prisons

En réaction à la pandémie, comme l’indique le CPT, la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, incluant la France, ont eu recours de façon accrue à des mesures non privatives de liberté en guise de solutions de rechange à l’emprisonnement, comme la suspension/le report de l’exécution des peines, l’avancement de la libération conditionnelle, la remise en liberté temporaire, la commutation d’une peine d’emprisonnement en assignation à résidence ou encore l’utilisation plus importante de la surveillance électronique (Comité européen de prévention de la torture, 2020). Ainsi en France, l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 a notamment autorisé l’octroi de réductions de peine supplémentaires ainsi que des assignations à domicile pour des reliquats de peine d’un maximum de deux mois[5]. En outre, trois procédures de demande de suspension de peine ont été mises en oeuvre dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire à la suite de la publication de cette même ordonnance. Pour autant, ces mesures ont été jugées trop timides et même insuffisantes par le CGLPL (2020a), d’autant que l’usage de la détention provisoire, qui peut durer jusqu’à 28 mois (articles 143 et suivants du Code de procédure pénale), demeure problématique. De même, la réduction de l’activité des tribunaux et le report de la mise à exécution de courtes peines d’emprisonnement, conjugués aux décisions de libération prises par des juges de l’application des peines, ont aussi contribué à une réduction à court terme de la population carcérale.

Dans le même temps, pour ce qui touche plus particulièrement aux conditions de détention et à la surpopulation, la Cour de cassation a permis au juge de l’ordre judiciaire[6] de libérer une personne qui serait détenue dans des conditions indignes[7]. La loi du 8 avril 2021 a, elle aussi, été adoptée avec pour objectif de garantir le droit au respect de la dignité en détention[8] en créant un nouveau recours devant le juge de l’ordre judiciaire pour tous les détenus en cas de conditions indignes de détention[9]. Pour autant, comme le relève le CGLPL, « certains établissements ont continué de connaître durant cette période une situation de suroccupation » induisant « de facto l’impossibilité de respecter les gestes barrières en cellule » et plus généralement les mesures de prévention (CGLPL, 2020b), un constat aussi effectué par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et le Commissaire européen aux droits de l’homme (Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, 2021, p. 33 ; Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 2020 ; Commissaire européen aux droits de l’homme, 2020 ; Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, 2020 ; CPT, 2019, 2021).

À cet égard et dans l’objectif d’adapter la vie carcérale aux mesures pour juguler la pandémie, près d’une quarantaine de circulaires et de notes ministérielles ont été diffusées par le ministère de la Justice et l’administration pénitentiaire[10]. Les efforts de cette dernière ont porté notamment sur le repérage, le diagnostic, le confinement et la prise en charge des personnes détenues infectées, tout en maintenant l’application de mesures d’hygiène diffuses, dont notamment :

  • L’identification des personnes détenues vulnérables par les unités sanitaires ;

  • L’augmentation de la surveillance des personnes vulnérables et suicidaires ;

  • La réduction des mouvements et regroupements en détention (promenades, suspension d’activités…)[11] ;

  • La suspension de régimes « respect » (régime ouvert) dans certains établissements pénitentiaires, d’ailleurs dénoncée par le CGLPL (2021).

En outre, la lutte contre la pandémie en établissement de privation de liberté a consisté à limiter les liens avec l’extérieur, tels que les visites aux parloirs, y compris la suspension de l’accès aux unités de vie familiale et aux parloirs familiaux, en particulier pendant les périodes de confinement[12] et même au-delà, avec une tendance à la pérennisation pour ce qui touche à la virtualisation de ces relations (CGLPL, 2020a). Une partie des mesures qui portent atteinte au maintien des relations familiales et sociales (CGLPL, 2021 ; Fenech c. Malte, 2022[13]) est venue par conséquent remettre en cause le droit à la vie privée et familiale des personnes détenues, notamment garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH).

En réaction, la France, comme de nombreux États membres du Conseil de l’Europe, a adopté des mesures prises pour faciliter les contacts des personnes détenues avec le monde extérieur afin de tenter de compenser pour partie les restrictions imposées pour des motifs de santé publique, telles que la virtualisation des relations sociales et familiales (CPT, 2021), des formations et des enseignements. Ces mesures ont cependant été jugées insuffisantes par le CGLPL (2021).

Enfin, le respect des libertés que garantit le juge de l’ordre judiciaire s’est estompé avec la crise sanitaire, et notamment des garanties afférentes au droit à un procès équitable, à l’image de la possibilité de prolonger les détentions provisoires de plein droit sans examen par le juge. Seule une partie de ces différentes atteintes aux droits de la personne a donné lieu à des recours exercés par les personnes détenues et les associations de protection des droits de ces dernières.

Finalités des recours effectués : demande de mesures sanitaires et lutte contre les dimensions coercitives et punitives du droit à la santé

Les recours analysés peuvent être regroupés selon les droits et libertés qu’ils visent à protéger. La première catégorie correspond aux recours relatifs à la protection du droit de la santé des personnes détenues. Ces requêtes visent à ce que le juge administratif ordonne une expertise pour évaluer l’action de l’administration pénitentiaire dans la lutte contre la COVID-19, ou qu’il enjoigne à celle-ci d’édicter des mesures à cette fin. De tels recours ont également concerné la « population générale », comme la jurisprudence du Conseil d’État l’a démontré[14]. Plusieurs requêtes déposées par des personnes détenues ont eu ainsi pour but que soient distribués des masques ou du gel hydroalcoolique à la population carcérale entre mars et mai 2020. Certaines de ces requêtes visent à ce que ces distributions soient effectuées pour l’ensemble de l’établissement pénitentiaire, quand d’autres se cantonnent à des demandes de distribution au seul requérant. Ces requêtes ont toutefois pour dénominateur commun une revendication de mesures sanitaires exprimée par des détenus qui les réclament, y compris dans leurs dimensions contraignantes, telles que l’imposition de la distanciation sociale, de masques et de tests antigéniques qui pourraient s’assimiler à un prélèvement obligatoire (ce type de prélèvement est susceptible d’irriter très sérieusement les muqueuses nasales et questionne dès lors également la liberté de consentir à un tel prélèvement), voire comme une atteinte à l’intégrité physique des personnes (CPT, 2021).

La deuxième catégorie est relative aux recours visant à préserver un autre droit impacté par la pandémie, tel que le droit à la vie privée et familiale. La plus emblématique remise en cause de ce droit est l’aménagement des parloirs avec des parois séparatrices, afin d’éviter qu’ils ne deviennent des lieux de transmission du virus entre visiteurs et détenus. Seize recours visent à contester ces aménagements. Peuvent également être rangées dans cette catégorie les mesures prohibant la remise d’effets vestimentaires aux détenus par leurs proches.

La troisième catégorie concerne les recours ayant pour finalité de garantir les droits de la défense des personnes incarcérées. Certaines requêtes tendent ainsi « à permettre à tout intervenant, et notamment aux avocats, de remplir leur mission dans un cadre sécurisé avec application effective des règles sanitaires imposées à l’ensemble des citoyens[15] ». Des requêtes introduites par des avocats ont pour objet d’obtenir l’annulation de la décision de directions des établissements pénitentiaires de Fresnes et d’Aix-Luynes « imposant la rédaction, la présentation et la remise d’attestations sur l’honneur stipulant, d’une part, que les avocats qui doivent s’entretenir avec leurs clients détenus dans l’établissement ne présentent aucun signe pathologique de COVID-19 et, d’autre part, qu’ils n’ont pas été en contact étroit avec une personne présentant les symptômes de cette maladie[16] ».

La quatrième catégorie regroupe, quant à elle, les requêtes résiduelles qui sont, pour certaines, directement liées à la COVID-19, quand d’autres sont des conséquences indirectes de la pandémie. À titre d’exemple, un détenu conteste son placement en régime de détention contrôlée pour, entre autres, non-respect des règles sanitaires[17].

Ainsi, ces divers exemples démontrent que la COVID-19 a eu des effets au-delà de la dimension sanitaire, et que le droit à la santé présente un aspect coercitif dans ses volets tant préventifs en amont (censés éviter la contagion tels l’isolement, le placement en unité spéciale et la mise en quarantaine, l’établissement de listes de personnes à risque sans qu’elles en soient informées) que punitifs en aval (qui sanctionne le non-respect des différentes dispositions du protocole sanitaire établies et déclinées au sein des divers établissements pénitentiaires). Si ce constat est également transposable à la population générale, il est plus prégnant en milieu pénitentiaire, les personnes détenues étant entièrement dépendantes de l’administration qui dispose d’un pouvoir d’appréciation en ce qui concerne les différentes circulaires et notes établies et appliquées en établissement pénitentiaire. Toutes ces mesures n’ont pas été combattues, à commencer par la suspension des activités ou des mesures pourtant contraignantes, telles que l’isolement et le placement en unité particulière. Seules certaines de ces actions ont fait l’objet de recours, sans que l’absence de relations sociales ou les effets délétères sur les facultés intellectuelles induits par ce type de mesure, relevée d’ailleurs par le CPT (2021), soient contestés. Lorsque des mesures ont fait l’objet de recours, différentes voies contentieuses ont été empruntées, particulièrement les procédures d’urgence. Leur étude met en évidence la perméabilité de ce contentieux aux usages sociaux du droit.

Profil des principaux requérants à l’origine des recours

La population carcérale étant, en très grande majorité, composée d’hommes, ceux-ci sont logiquement surreprésentés dans ce contentieux. À deux exceptions, des requêtes ont été introduites par des détenues au centre de détention pour femmes de Bapaume. Certaines requêtes ont également été introduites par des proches de détenues, telles qu’une épouse à qui un permis de visite a été refusé, ou des parents souhaitant entrer en contact téléphonique avec leur fils incarcéré.

Surtout, et ce, à l’instar d’autres types de contentieux, celui-ci est marqué par la présence de repeat players (p. ex., des requérants à l’origine de plusieurs recours contre une ou plusieurs mesures). C’est ainsi que 3 détenus sont à l’origine de 15 recours individuels exercés sur les 117, soit 12 % du total. Plusieurs requêtes collectives ont également été introduites : 4 procédures en référés ont été exercées par plusieurs détenus d’un même établissement pénitentiaire[18], afin de demander la prise de mesures collectives, telles que la distribution de masques ou l’aménagement des parloirs. À titre individuel, ce sont 20 détenus de l’établissement pénitentiaire de Rennes–Vezin-le-Coquet qui ont introduit les mêmes référés-constats, portés par le même avocat.

Quelques requêtes ont également été introduites par des personnes morales, telles que des ordres d’avocats, ainsi que par deux associations, l’Observatoire international des prisons – Section française (OIP) et l’Association des Avocats pour la Défense des Droits des Détenus (A3D) Ces mêmes personnes morales ont également produit des tierces interventions dans certaines affaires (2 pour l’OIP ; 7 pour l’A3D ; 10 pour le Syndicat des avocats de France, le SAF), afin de soutenir les requérants dans leurs démarches.

Des avocats interviennent également de manière récurrente dans ce contentieux puisque 26 requêtes ont été introduites par un avocat spécialisé en droit pénitentiaire, soit près de 25 % du total[19]. Ce dernier est surreprésenté par rapport aux autres, puisque le cabinet en deuxième position en termes d’investissement n’a introduit « que » 4 requêtes.

Concernant les principaux établissements pénitentiaires visés, il y a là encore un lien avec les principaux repeat players et les actions collectives qui ont été menées par des détenus d’un même établissement. L’établissement de Rennes–Vezin-le-Coquet figure logiquement en tête des sites concernés par ces recours, avec 20 référés-constats exercés dans le cadre de la même procédure. Viennent ensuite les centres pénitentiaires de Caen et Vendin-le-Vieil (6 chacun), Fresnes, Alençon, Condé-sur-Sarthe et Maxéville (5), puis l’établissement pénitentiaire du Sud Francilien (4). Ce sont au total 43 établissements pénitentiaires qui ont fait l’objet de recours dans le cadre de la crise sanitaire.

À ce stade, un premier constat peut être dressé quant à la photographie de ce contentieux : il est, comme d’autres (Hennette-Vauchez et al., 2018), tributaire des usages sociaux du droit. Tous les individus et, a fortiori, toutes les personnes détenues n’ont pas le même accès aux droits pour diverses raisons, telles que des ressources sociales, culturelles, financières, etc. (Contamin et al., 2008). Cet accès différencié à la justice peut constituer une première piste d’explication quant au fait que certains détenus effectuent davantage de recours que les autres (de Galembert et al., 2014). Elle peut également contribuer à expliquer la sous-représentation, voire l’absence, de certains établissements pénitentiaires dans la liste de ceux dont les mesures ont fait l’objet de recours contentieux. En effet, sur les 194 établissements pénitentiaires existants[20], 43 ont été concernés par de tels recours, marquant ainsi une réelle hétérogénéité territoriale dans les actions contentieuses exercées. Comment expliquer que l’établissement pénitentiaire des Baumettes, avec 916 personnes détenues[21], n’ait fait l’objet d’aucun recours, alors que celui de Vendin-le-Vieil, et sa centaine de personnes incarcérées, a connu 6 requêtes exercées par 4 personnes différentes ? Les liens entretenus entre les associations, les avocats et les personnes détenues apparaissent en effet déterminants dans l’initiation de ces contentieux.

Typologie des recours exercés et issues judiciaires

Les 117 recours exercés sont, à l’exception d’un seul, des référés. Ces derniers peuvent se définir « comme une voie de recours juridictionnel parallèle et distincte d’un recours principal au fond, permettant au juge d’intervenir préventivement et dans l’attente d’un jugement au fond, afin d’ordonner, par des décisions portant le nom d’ordonnances, les mesures nécessaires pour ménager l’avenir, pouvant notamment consister, comme pour l’exécution de la chose jugée, en des injonctions de faire ou de ne pas faire » (Plessix, 2020, p. 1462). La prégnance de cette voie de droit – qui se retrouve également parmi les recours exercés par la population générale à la même période (de Fournoux, 2021) – s’explique logiquement par la nature des mesures contestées, qui viennent potentiellement remettre en cause un ou plusieurs droits et libertés à court terme. Au total, ce sont 60 référés-libertés, 44 référés-constats, 10 référés-suspension, un référé-mesures utiles et un recours pour excès de pouvoir qui ont été exercés.

a. Les référés-libertés

La procédure de référé-liberté est particulièrement utilisée dans le contentieux des conditions de détention. Prévue par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative (CJA), elle permet de saisir le juge pour qu’il ordonne, dans les 48 heures, « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Mais comme l’a considéré le Conseil d’État en 2005, le droit à la santé ne constitue pas en lui-même un droit ou une liberté fondamentale invocable à l’appui d’un référé-liberté[22]. L’affaire en question était relative à un détenu non fumeur qui demandait à changer de cellule afin de ne pas être exposé au tabagisme passif, malgré une expertise médicale exposant les liens entre ce dernier et l’aggravation de son état de santé (Herzog-Evans, 2005 ; Wachsmann, 2007). Mais certains droits et libertés invocables au titre du référé-liberté, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants[23], ou le droit au respect de la vie privée et familiale[24], englobent des considérations sanitaires, telles que « l’absence de dépistage généralisé doublée de la non-mise à disposition de masques dans l’ensemble des locaux clos partagés[25] ».

L’office du juge administratif dans le cadre du référé-liberté est toutefois limité, dans la mesure où « il lui est interdit de prescrire “des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique” qui ne sont pas susceptibles ‘‘d’être mises en oeuvre, et (…) de porter effet, à très bref délai’’ » (Ferran, 2021). Il peut cependant ordonner des mesures de nature à faire cesser la carence des autorités publiques, lorsque celle-ci « crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, ou conduit à ce qu’elles soient privées, de manière caractérisée, de traitements et de soins appropriés à leur état de santé portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales[26] ».

Sur ces 60 référés, 9 visent à contester les mesures prises par l’administration pour l’aménagement des parloirs, afin de permettre un maintien des liens familiaux des détenus tout en évitant des contaminations. Les aménagements contestés portent, entre autres, sur l’installation de parois séparatrices rendant la communication difficile. Ils ont particulièrement été utilisés pour demander à ce que soient distribués des masques et du gel hydroalcoolique, ou pour que soit menée une campagne de dépistage au sein de l’établissement[27]. Sur le plan individuel, le détenu concerné par un refus d’extraction judiciaire pour se rendre au chevet de son épouse mourante, ou celui contestant la mesure de quatorzaine dont il fait l’objet, ont également utilisé cette voie de recours. Un référé-liberté a aussi été exercé par un député souhaitant contester le refus opposé par la direction de la maison d’arrêt de Béthune d’autoriser « la présence d’un journaliste et d’un collaborateur parlementaire à l’occasion de l’exercice de son droit de visite[28] ».

L’issue de ces recours est, dans la très grande majorité, défavorable aux requérants : sur les 48 référés-libertés exercés devant les tribunaux, seuls 7 aboutissent à ce que le juge ordonne à l’administration de prendre certaines mesures, et parmi ces 7, 4 sont des rejets partiels. 10 des 12 ordonnances rendues par le Conseil d’État ont également fait l’objet d’un rejet. Autrement dit, seule une petite partie des demandes est satisfaite par le juge. Parmi les 7 ordonnances de tribunaux enjoignant à l’administration de prendre des mesures, 2 sont relatives à l’aménagement des parloirs ; 2 exigent l’organisation d’une campagne de dépistage ou la distribution de masques et de gants aux détenus ; et une ordonnance exige l’installation d’un toit sur les toilettes, ainsi que « d’abris et de bancs dans la cour de promenades du bâtiment C du centre pénitentiaire de Faa’a Nuutania[29] ». Les autres injonctions concernent des situations individuelles : procéder à l’extraction judiciaire du détenu devant se rendre au chevet de sa femme, ou prendre les mesures nécessaires permettant à un détenu vulnérable à la COVID-19 d’accomplir « les gestes élémentaires de la vie courante[30] ».

En définitive, le juge administratif considère très largement que l’administration n’a pas fait preuve de carence caractérisée dans la gestion de l’épidémie de COVID-19 en prison et, a fortiori, que cette gestion n’est pas constitutive d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales protégeables par l’intermédiaire du référé-liberté. La jurisprudence relative aux demandes de distribution de masques en prison est paradigmatique de la très relative concrétisation de la protection de la santé des personnes détenues par cette voie de recours pendant la crise sanitaire. Le Conseil d’État a, conformément à sa jurisprudence plus générale relative à la gestion des débuts de l’épidémie, rejeté la demande visant à la distribution de masques et de gel aux personnes détenues, « eu égard à la stratégie de gestion et d’utilisation maîtrisée des masques mise en place à l’échelle nationale, en l’état du nombre de masques de protection actuellement disponibles[31] ». Il est même revenu sur l’ordonnance du tribunal administratif de Martinique considérant que l’absence de distribution de masques de protection à l’ensemble des personnes détenues au sein de l’établissement pénitentiaire de Ducos révélait une carence de l’administration[32]. En définitive, l’issue des référés-libertés exercés par les personnes détenues se rapproche de celle des recours exercés par la population générale : le Conseil d’État a, très largement, rejeté les requêtes visant à enjoindre à l’État de prendre des mesures spécifiques pour lutter contre la COVID-19, confirmant ainsi la fragilité du référé-liberté « comme instrument de défense des libertés, conduisant à une interrogation sur l’existence même (…) d’un recours effectif pour contester la gestion de la crise et plus largement les choix politiques potentiellement préjudiciables » (de Gliniasty, 2020).

Mais à la différence des recours relatifs à la population générale, une gradation semble s’opérer quand il s’agit des détenus, matérialisée par l’interprétation neutralisante du référé à laquelle se livrent certains tribunaux administratifs, en considérant que ces derniers n’étaient, de manière générale, pas exposés à un risque particulier justifiant la distribution de masques. Pour un autre exemple d’interprétation neutralisante, le tribunal administratif de Caen a considéré que si le fait pour un détenu d’être privé, en raison d’une mesure d’isolement strict, « de promenades quotidiennes et de douches pendant une durée de 10 jours est générat[eur] d’un inconfort, éventuellement difficilement supportable, voire d’un certain risque découlant de la difficulté d’assurer une hygiène corporelle convenable au cours de cette période », la circonstance qu’elle soit limitée à 10 jours ne permet pas de caractériser « l’existence d’un traitement inhumain ou dégradant, ni n’établit une atteinte grave au droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale[33] ».

Ce taux de rejet élevé associé à ces interprétations neutralisantes révèle une faible protection de la santé des personnes détenues par l’intermédiaire du référé. Ce constat pourrait surtout être relié à la portée de l’arrêt du Conseil d’État rendu en 2005 à propos du tabagisme passif, par lequel le droit à la santé a été exclu des droits et libertés invocables à l’appui d’un référé-liberté. Bien que protégeable par l’intermédiaire de droits relais, tels que la prohibition des traitements inhumains et dégradants, l’épidémie de COVID-19 confirme la faible concrétisation de la protection de la santé du détenu par le référé-liberté.

b. Les référés-constats

À l’image de la responsabilité de l’État et ses représentants dans la gestion de la crise sanitaire qui est questionnée devant les tribunaux, des détenus ont tenté d’en faire de même avec l’administration pénitentiaire. C’est notamment l’une des utilités du référé-constat. Cette voie de recours prévue par l’article R. 531-1 du CJA « permet d’obtenir du juge administratif, à la condition que son usage soit en l’espèce utile, la désignation d’un expert pour que celui-ci procède à la constatation d’une situation de fait afin d’éviter le dépérissement des preuves avant l’engagement d’une procédure contentieuse » (Abramowitch, 2013 ; Plessix, 2020). Ces constatations peuvent ensuite être utilisées dans le cadre d’une procédure visant à engager la responsabilité de l’administration pour obtenir une éventuelle indemnisation. Le référé-constat étant notamment utilisé pour la description des conditions de détention[34], plusieurs détenus en ont fait usage pendant la pandémie.

Au total, 44 référés-constats ont été exercés pour que le tribunal enjoigne une expertise sur les conditions de détention et les mesures prises dans l’établissement pénitentiaire concerné afin de limiter l’exposition des personnes détenues à la COVID-19. Ces référés ont été initiés à l’égard de 15 établissements pénitentiaires différents, celui de Rennes-Vezin-le-Coquet ayant la particularité d’avoir fait l’objet d’une action contentieuse collective, puisque 20 référés-constats ont été portés par le même avocat. De manière générale, ces référés ont pour but la désignation d’un « expert chargé de recueillir les déclarations du requérant (…) sur ses conditions de détention », et « d’obtenir la communication du plan mis en place pour prévenir le développement de l’épidémie de COVID-19 au sein de l’établissement pénitentiaire ».

Ces requêtes visent à connaître, in fine, l’ensemble des moyens déployés par l’administration pour permettre de limiter la circulation de la COVID en détention, en obtenant, par exemple, le détail du stock de masques, de gants, de gel hydroalcoolique et de tests de dépistage, ainsi que les différents aménagements prévus concernant l’accès aux douches ou à la literie au sein des divers établissements.

Pour contester les allégations des requérants, le ministère de la Justice énumère les différentes circulaires et notes édictées depuis le début de la pandémie, et produit parfois des éléments propres à l’établissement pénitentiaire concerné, allégations que le juge administratif ne semble jamais contrôler concrètement, en ordonnant, par exemple, l’expertise demandée. Cette attitude passive du juge administratif aboutit à un taux de rejet des requêtes de 100 % : aucune des expertises demandées pour contrôler l’action de l’administration pénitentiaire pendant la crise sanitaire n’a été prononcée. Dans la majorité des cas, le juge administratif semble se contenter des notes de l’administration, sans aller contrôler leur application concrète[35].

Comme le relève Martine Herzog-Evans, « aucune vérification n’est ici opérée quant à la réalité scientifique de ces affirmations », faisant éclater « les limites en termes de motivation des juridictions françaises » (Herzog-Evans, 2020). Un tel raisonnement des juges revient, in fine, à limiter les possibilités de mise en cause de la responsabilité de l’administration pénitentiaire pour d’éventuelles carences dans la lutte contre la COVID-19 : les détenus peuvent toujours exercer un recours indemnitaire, mais ne disposeront pas d’expertises susceptibles de corroborer leurs allégations.

Enfin, un autre argument récurrent pour rejeter de telles requêtes tient au constat d’un faible risque de propagation du virus dans l’établissement concerné, « qui n’exposerait pas le requérant à un risque élevé de contamination[36] », la létalité du virus étant « au demeurant faible pour les personnes de moins de soixante ans et ne présentant pas de facteur de comorbidité ». En ce sens, le tribunal administratif de Caen considère qu’en « l’absence de possibilité effective de risques vitaux d’un niveau significatif pour l’intéressé, sa demande tendant à ce qu’il soit dressé sans délai un constat détaillé de l’ensemble de ses conditions de détention au regard des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire n’apparaît pas justifiée ». En définitive, ces exemples démontrent les diverses motivations mobilisables par le juge administratif pour limiter les actions contentieuses ultérieures à l’égard de l’administration, et réduire par conséquent sa saisine.

c. Le référé-suspension

Dernière voie de droit ayant fait l’objet de plusieurs recours, le référé-suspension a été mobilisé à 10 reprises. Prévu par l’article L. 521-3 du CJA, le référé-suspension permet au juge administratif de suspendre une mesure « lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». Cette voie de recours est, contrairement aux autres référés, provisoire, car elle est nécessairement accompagnée d’un recours au fond visant à demander l’annulation de la décision litigieuse. L’ordonnance du juge des référés n’est donc « exécutoire que jusqu’à ce que le juge du fond statue sur la requête en annulation » (Plessix, 2020, p. 1535).

Ces 10 référés-suspensions ont été engagés par 8 détenus, les 2 restants ayant été à l’initiative de l’épouse d’un détenu à qui le permis de visite a été refusé. Parmi ces 8 référés introduits directement par des détenus, 4 sont relatifs à l’aménagement des parloirs. Un référé-suspension a été exercé afin que des documents retenus par l’administration soient restitués au détenu. En l’espèce, le détenu soutient que les « documents en cause se trouvaient dans un sac de linge sale qui devait être remis à son épouse, étant précisé que les sacs sont systématiquement fouillés, puisqu’en raison des mesures liées au COVID, il n’est plus possible d’échanger des documents au parloir, c’est pourquoi, les détenus ont pris l’habitude de déposer dans leurs sacs de linge sale des documents et dessins pour leurs enfants, ce qui n’avait jusqu’alors pas posé de problème[37] ». Le juge des référés considère que la condition d’urgence n’est pas remplie, le requérant n’apportant pas suffisamment de précisions sur ce point. Il relève surtout qu’au regard « du règlement intérieur de cet établissement pénitentiaire (…) la correspondance des détenus doit satisfaire à un formalisme particulier prévu à l’article 26 dudit règlement, et il est constant que M. X ne l’a pas respecté en choisissant de dissimuler des courriers dans un sac de linge sale qu’il allait remettre à son épouse ».

L’issue de ces référés est, comme pour les autres, majoritairement défavorable aux requérants : 7 requêtes ont été rejetées, 1 seule ayant fait l’objet d’une suspension. En l’occurrence, il s’agit du refus de permis de visite opposé par l’administration au fils d’un détenu[38].

Conclusion

Au total, ce sont 102 requêtes sur les 117 exercées devant les juridictions du fond qui ont fait l’objet d’un rejet « sec » (c.-à-d. sans injonction prononcée par le juge à l’égard de l’administration), soit un taux de 87 %. Si cette statistique prise de manière brute ne présente que peu d’intérêt, elle peut dénoter néanmoins une certaine difficulté pour les personnes détenues à faire valoir leurs droits et à contester le traitement et les conditions de détention qui leur sont imposés. L’analyse de ces divers recours met surtout en exergue un abaissement des garanties juridiques reconnues aux personnes incarcérées lorsqu’elles agissent pour la protection de leur santé. Les interprétations auxquelles se livrent les divers tribunaux traduisent ainsi un droit à la santé relativement dégradé de la population carcérale. La protection de ce droit vient en effet se heurter à la validation par le juge des arguments de l’administration pénitentiaire, à l’image des référés-constats exercés pour que l’action sanitaire de cette dernière soit contrôlée, et qui ont tous été rejetés. En définitive, ce taux de rejet très majoritairement défavorable aux personnes détenues, couplé à la motivation des décisions de certains rejets, met en évidence une neutralisation de ces voies de recours par le juge administratif, venant ainsi confirmer le constat dressé par la CEDH, notamment dans son arrêt du 30 janvier 2020 : celui des failles du droit à un recours effectif des personnes détenues en établissement pénitentiaire (J.M.B. c. France, 2020).

L’analyse de ces décisions permet aussi de confirmer l’hypothèse des antagonismes et contradictions multiples du droit à la santé coercitif en contexte d’enfermement : quand certains détenus le réclament davantage à des fins de protection de la vie sur le fondement du droit à la santé intra-muros (avec des mesures telles que la fourniture de masques, de gel hydroalcoolique, de vaccination) en demandant que des expertises soient effectuées et qu’une forme de contrôle indépendant sur les conditions sanitaires s’exerce, d’autres détenus, au contraire, revendiquent une réduction du caractère contraignant, voire coercitif, du droit à la santé extra-muros qui enfreint leur droit, y compris leur droit aux visites et leur droit à la défense. Ces contradictions n’en sont peut-être pas dans la mesure où le droit à la vie et le droit à la santé tendent à exacerber les hiérarchies de la santé et des vies humaines : si le droit à la santé est minoré de l’intérieur par certains aspects (pas de réelles mesures de distanciation sociale, non-fourniture de masques et de gels hydroalcooliques en prison) bien que des formes de mise à l’isolement (à dimension plus ou moins coercitive) aient été instaurées, ce droit à la santé semble à l’inverse décuplé à l’extérieur, prenant même un aspect coercitif par la limitation draconienne des visites, l’organisation des parloirs qui limite de manière conséquente les interactions, voire leur interdiction dans certains cas.

Dans cette mesure, le contentieux des conditions de détention pendant la crise sanitaire conforte l’hypothèse d’une hiérarchisation entre individus selon leur statut : les droits et libertés de catégories juridiques dites « dégradées », tels les détenus, apparaissent davantage remis en cause eu égard à leur « vulnérabilité (…) et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration[39] ». Si la vie des « citoyens ordinaires » s’est aussi heurtée au pouvoir discrétionnaire de l’administration pendant l’état d’urgence dit sanitaire[40], le juge administratif a sensiblement encadré le pouvoir des maires et des préfets, à l’image du contentieux suscité par l’obligation du port du masque à l’extérieur, ou de l’instauration de couvre-feux. Surtout, les « citoyens ordinaires » n’ont pas été exposés à des mesures individuelles coercitives, telles que des arrêtés préfectoraux de placement à l’isolement ou de mise en quarantaine – malgré les tentatives gouvernementales et parlementaires d’inscrire ces possibilités dans la loi[41]. Contrairement aux détenus qui, eux, ont fait l’objet de mesures collectives et individuelles, à l’image des décisions de placement à l’isolement pour non-respect du protocole sanitaire[42], caractérisant ainsi une hiérarchie entre catégories juridiques au regard de leur exposition au pouvoir discrétionnaire de l’administration. Enfin, la crise sanitaire réactive également, par la voie de la santé, le clivage intra et extra-muros[43] et le principe de moindre éligibilité pénitentiaire où les conditions de détention n’offrent pas les mêmes garanties de protection tout en réduisant paradoxalement le caractère coercitif d’une telle politique de santé extra-muros. C’est alors le rapprochement des conditions de vie extra-muros (confinement, couvre-feu) de celles intra-muros qui peuvent et doivent être inversement interrogées à la lumière des expériences d’enfermement. C’est là un nouveau champ de recherche qui ne devrait pas manquer d’être exploré en temps de pandémie.