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Introduction

La multiplication des appareils permettant de capter des images dans la vie quotidienne est évidente. La conséquence est qu’il est maintenant possible de visionner ce dont on n’entendait que parler par le passé. Un exemple est l’intervention policière qui est aujourd’hui captée de façon routinière par le biais de caméras installées à l’intérieur des véhicules policiers (dashboard cameras) ou, plus récemment, de caméras portées par les policiers. Ces innovations technologiques sont réputées avoir plusieurs effets sur le déroulement de la justice dans la société (Lum, Stolz, Koper et Scherer, 2019 ; White et Malm, 2020). Un des exemples les plus éloquents est sans doute la possibilité de permettre aux acteurs judiciaires qui n’étaient pas sur les lieux de visionner une intervention policière dans des contextes toutefois passablement différents en termes d’urgence de prise de décision, d’agir et de stress (Klinger et Brunson, 2009). Plusieurs chercheurs ont mis en garde contre ces pratiques, en soulignant un ensemble de biais potentiels et en rappelant que les décisions prises par le ou les policiers lors d’une intervention doivent être situées dans leur contexte. Notamment, Terrill (2009) rappelle que, selon la loi américaine, l’emploi de la force policière doit être jugé en fonction de ce qu’un agent raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances et non pas avec la vision réputée parfaite qu’offre le recul. En contexte judiciaire, le recours au visionnement d’images d’intervention policière pourrait donc affecter cette capacité à se faire une opinion en offrant non seulement du recul, mais aussi, en augmentant la quantité d’informations perçues qui ont pu ou pas influencer la prise de décision de l’agent au moment des faits. Le présent article s’intéresse donc à une autre conséquence de la disponibilité d’images enregistrées d’interventions policières controversées : la possibilité de les regarder à répétition[2]. L’objectif de ces travaux vise à évaluer l’impact du revisionnement sur l’opinion à propos d’interventions policières controversées.

Revue de la littérature

Le champ de recherche relié au visionnement d’images d’intervention policière est relativement nouveau et fait principalement suite au déploiement récent des caméras corporelles policières. Une recherche exhaustive n’a pas permis de trouver d’études empiriques portant spécifiquement sur l’effet du visionnement répété sur l’opinion relativement à une intervention policière. Toutefois, bon nombre d’études y étant liées indirectement permettent de formuler des hypothèses assez précises sur le sujet.

Le poids médiatique : entre contenu émotionnel et lassitude

L’idée de répétition du contenu est au coeur de la recherche en marketing depuis des décennies. Ces travaux visent notamment à savoir si le fait de diffuser une publicité a un impact sur les ventes, sur les parts de marché, sur les visites des sites Web des compagnies ou des produits. Plus près de nos préoccupations, d’autres études se sont penchées sur l’impact de ces publicités selon que les gens y étaient plus ou moins exposés. Deux remarques sont particulièrement pertinentes ici.

D’abord, bon nombre d’études se sont intéressées au nombre de répétitions souhaitable pour avoir des effets significatifs. La recherche indique la plupart du temps qu’une campagne publicitaire doit être assez longue, mais pas trop, sans plus de précision. Une augmentation modeste des ventes est souvent constatée rapidement après la diffusion d’une publicité, et il semble aussi y avoir des effets positifs à plus long terme (Tellis, 2006). Par exemple, Newell et Henderson (1998) ont démontré que les marques présentées plus d’une fois lors des publicités du Super Bowl avaient plus de chances d’être nommées par des spectateurs le lendemain du match, peu importe le nombre de publicités différentes sur la marque. L’effet de lassitude semble toutefois plus grand, dans le sens où le « retour sur investissement » diminue clairement et de façon continue avec le temps. Un certain consensus semble aussi exister, à savoir que l’effet de la publicité sur le marché n’est pas linéaire (Chae, Bruno et Feinberg, 2019). D’un côté, la publicité est essentielle pour créer des effets positifs qui encouragent la vente, comme une réputation positive de la marque et des réflexes cognitifs ou des souvenirs forts (MacInnis, Rao et Weiss, 2002). De l’autre côté, une publicité trop présente semble amener de la lassitude (« weariness ») chez les consommateurs, ce qui se traduit par une certaine usure à long terme (« wearout ») qui est associée à une diminution des effets positifs (Bruce, Foutz et Kolsarici, 2012) ou carrément à des effets négatifs (Chae et al., 2019).

En se basant sur ces constats, il est donc possible d’émettre l’hypothèse que le fait de visionner à plusieurs reprises une même intervention policière controversée pourrait entraîner une surreprésentation de certains éléments de la vidéo, ou encore, une usure à long terme portant le visionneur à moins prendre en considération des passages ou éléments de la vidéo. Dans un sens comme dans l’autre, l’effet du visionnement à répétition peut affecter la représentation des faits exposés dans la vidéo. Nonobstant le fait qu’il peut y avoir un écart entre ce qui a été capté par la caméra par rapport à l’oeil du policier en situation réelle (Phillips, 2016), regarder à répétition les images peut aussi contribuer à modifier la représentation de l’événement en ajoutant des éléments nouvellement observés qui n’avaient pas nécessairement été pris en compte dans la prise de décision du policier au moment de l’événement. Dans un contexte judiciaire, le phénomène peut donc entraîner des impacts majeurs sur l’opinion des acteurs impliqués.

Ensuite, les effets de la publicité semblent varier en fonction du contenu de la publicité. En particulier, les messages à contenu émotionnel élevé semblent avoir besoin de moins de répétitions pour faire leur effet (Nelson-Field, Riebe et Newstead, 2013). Ainsi, différentes études arrivent à la conclusion que les répondants se souviennent plus vivement des publicités-chocs présentant par exemple des témoignages des ravages du tabagisme sur la santé que de celles qui présentent des messages normatifs du type « vous ne devriez pas fumer car c’est mauvais » (Biener, Wakefiled, Shiner et Siegel, 2008). Certains mettent en parallèle le contenu émotionnel d’une publicité et le caractère informatif de celle-ci, en soulignant que les publicités au contenu émotionnel intense sont généralement plus divertissantes qu’informatives, et vice versa (Hitchon et Thorson, 1995). Sachant que les publicités plus émotionnelles et divertissantes sont la plupart du temps associées à des attitudes plus positives que celles qui sont plus rationnelles et informatives (voir par exemple Lee et Heere, 2018), on peut se questionner sur l’impact des vidéos qui devraient être vues comme une façon de s’informer sur une situation plutôt que de se divertir, comme les enregistrements d’interventions policières controversées.

Médias : percevoir la police à travers l’expérience des autres

Les médias jouent un rôle crucial dans la formation des attitudes relativement à la police (Engel, 2005 ; Surette, 2011). La raison est simple : la majorité des gens ont une expérience directe limitée de la police. Autrement dit, rares sont ceux qui se sont déjà fait arrêter ou qui ont subi la force policière, par exemple. En plus, la majorité des expériences directes sont soit brèves (émission d’un constat d’infraction routière) ou souhaitées (solliciter volontairement l’intervention policière avec un appel d’urgence) (Weitzer et Tuch, 2005). Dans les faits, la majorité des gens ont une expérience principalement indirecte de la police, c’est-à-dire qu’ils basent leurs opinions surtout sur l’expérience de leurs proches ou sur ce qu’ils voient dans les médias (Rosenbaum, Schuck, Costello, Hawkins et Ring, 2005). Or, il est probable que ces sources d’information contribuent à fournir une vision déformée de la réalité. Ainsi, les personnes qui écoutent régulièrement des chaînes d’information en continu ont tendance à croire que la police utilise couramment la force lors de ses interventions, alors qu’il s’agit dans les faits de situations exceptionnelles, présumément parce que les situations d’emploi de la force sont fréquemment présentées dans les médias (Dowler et Zawilski, 2007).

L’étude de l’impact des médias sur les attitudes est relativement récente (Graziano, 2019). Les travaux portant sur l’effet de l’intensité de l’exposition sur les attitudes brossent toutefois un portrait assez clair. D’abord, les médias offrent une vision biaisée du travail policier, dans le sens où les émissions de téléréalité, les séries policières et les reportages surreprésentent l’aspect spectaculaire du métier (Dowler et Zawilski, 2007 ; Doyle, 2003 ; Surette, 2011). On en ressort avec l’idée que la police est à la fois efficace et proactive, mais aussi encline à la brutalité ou à l’usage de la force mortelle, ce qui n’est pas représentatif de la réalité (Adams, 2005). Ainsi, le fait de voir à répétition une image déformée de la réalité policière à travers les médias amène des attentes et des attitudes aussi déformées (Huey et Broll, 2012).

Aussi, la démocratisation récente des outils technologiques a fait en sorte que de plus en plus d’interventions policières dites de routine sont filmées et visionnées par des individus qui n’étaient pas sur les lieux. Le phénomène du « copwatching » n’est certainement pas nouveau (Simonson, 2014), mais il a pris une nouvelle ampleur avec l’émergence d’outils de diffusion puissants comme Facebook et Instagram (Fan, 2019). Plusieurs études prenant appui sur la théorie de l’apprentissage social (Bandura, 1986) suggèrent que le fait de pouvoir visionner l’expérience des autres grâce à des enregistrements vidéo influencerait la légitimité perçue de la police (Tyler, 2006). Toutefois, la nature de l’intervention semble aussi avoir un effet. Par exemple, après avoir montré l’enregistrement d’une interaction police-citoyen à un échantillon de 567 participants, Parry, Moule Jr et Dario (2019) ont trouvé que ceux-ci avaient une meilleure opinion quant à l’équité de la police. Cette intervention était plutôt positive : malgré des tensions entre le citoyen et le policier, on les voit discuter calmement et se quitter en se frappant dans la main (« high-five »). Au contraire, Boivin, Gendron, Faubert et Poulin (2017a) ont montré des vidéos d’interventions policières controversées avec emploi de la force à la moitié de leurs 248 répondants avant de les questionner sur leur perception de la police et ont trouvé que ceux qui avaient vu les vidéos avaient une opinion plus négative de la police.

Enfin, la littérature a démontré à plusieurs reprises un effet clair du visionnement répété d’une intervention précise (par exemple, d’une intervention avec emploi de la force controversé) sur les attitudes spécifiques des répondants. Depuis les écrits de Weitzer et Tuch (2004 ; 2005), les études réfèrent généralement au concept de conscience (« awareness ») pour voir dans quelle mesure des événements précis sont familiers ou non, concept qui, en principe, s’apparente à la lassitude décrite dans les études de marketing. Par exemple, Chermak, McGarrell et Gruenewald (2006) ont mesuré le niveau de conscience d’un événement d’inconduite policière particulier (le « Indianapolis Downtown Brawl ») et l’ont croisé avec des attitudes générales envers la police mais aussi avec les réponses à des questions sur les policiers impliqués dans cet événement-là. Leurs résultats suggèrent que les participants ne généralisaient pas le comportement de ces policiers à l’ensemble du service de police puisqu’aucune différence significative n’a été relevée quant aux attitudes générales, bien que ceux qui en savaient plus sur le cas étaient plus susceptibles de croire que les policiers avaient mal agi.

Problématique : l’effet de la répétition sur les attitudes

La question est donc de comprendre comment la répétition du contenu aurait un effet sur les attitudes. La littérature avance différentes explications, de sorte qu’il n’est pas si évident de faire des prédictions. Certaines explications prévoient que la répétition aura des effets négatifs, comme l’hypothèse de la lassitude quant à la guerre (war-weariness hypothesis) qui propose qu’un événement précis diminuera la probabilité d’une nouvelle implication immédiatement après (Levy et Morgan, 1986). Présentée autrement, l’hypothèse propose que le fait d’être témoin d’un événement changera les attitudes relativement à des événements similaires qui seront présentés par la suite. Au contraire, la répétition aiderait à se souvenir d’éléments précis, dans certaines conditions (Kahana, 2020). La répétition favorise la reconnaissance des éléments ; ainsi, plus un élément est répété, plus son souvenir sera facile à récupérer dans la mémoire (Dudai, 2004).

Ainsi, la recherche existante sur le visionnement répété de contenu visuel mène à plusieurs conclusions. D’abord, la recherche en marketing indique que la répétition du contenu est une stratégie importante pour bien implanter la connaissance d’une marque, par exemple. À ce résultat intuitif s’ajoutent deux mises en garde : l’effet de la répétition s’amenuise après un grand nombre de visionnements et l’effet varie en fonction du contenu du message, en particulier lorsque les émotions sont directement invoquées. Ensuite, la recherche sur les médias indique que la population générale a une vision déformée de la réalité policière puisqu’elle est surtout exposée à une partie du travail. Ainsi, les images qui envoient un message négatif à propos de la police, comme celles d’une intervention controversée, sont susceptibles d’avoir un effet important sur les attitudes. Enfin, les travaux sur les parades d’identification suggèrent que la répétition n’a pas nécessairement des effets souhaitables dans la recherche de la vérité, puisque l’identification que font des personnes à qui on présente un échantillon de suspects ne s’améliore pas après une répétition, et peut même se détériorer.

Le présent article applique les principes de la psychologie expérimentale afin de tester l’effet du visionnement répété sur l’opinion relativement à une intervention policière avec emploi de la force, le genre d’enregistrement susceptible d’attirer l’attention des médias et donc d’être vu par le grand public, et de générer des commentaires polarisés et polarisants. Puisque la littérature semble équivoque en ce qui a trait à l’effet d’un visionnement répété, nous nous en tiendrons à une hypothèse générale, sans en préciser le sens : la répétition du visionnement aura des effets significatifs sur les opinions des répondants.

Méthodologie

Pour vérifier cette hypothèse, plusieurs enregistrements vidéo d’interventions policières controversées fictives ont été présentés à deux reprises à des étudiants de premier cycle de l’Université de Montréal en février 2019. Ces vidéos fictives ont été produites expressément dans un but de recherche et n’ont pas fait l’objet d’une diffusion élargie afin d’éviter de potentiels biais de contamination (voir Boivin, Gendron, Faubert et Poulin [2017b] et Boivin, Faubert, Gendron et Poulin [2020] pour une discussion approfondie de la méthode). Les scénarios ont été écrits et réalisés avec la collaboration de l’École nationale de police du Québec dans le but de maintenir un niveau de réalisme élevé tout en s’assurant qu’elles étaient techniquement irréprochables. Des comédiens professionnels jouaient le rôle des citoyens tandis que des policiers instructeurs menaient l’intervention. Ainsi, les interventions filmées pouvaient être interprétées de façon différente par les répondants non pas en raison d’une exécution objectivement lacunaire, mais du contexte et du déroulement de l’intervention. Tous les enregistrements vidéo produits s’avéraient d’une qualité idéalisée, dans le sens où le cadrage, la lisibilité de l’action et la granularité de l’image étaient excellents, toujours dans le but de mesurer la perception du contenu et non du « contenant » de l’intervention. La seule exception à cette règle, qui sera étudiée ici, était le point de vue de l’enregistrement. Les deux interventions ont été filmées à l’aide de la même caméra corporelle réglée pour enregistrer avec une très bonne qualité d’image, dans des conditions environnementales idéales : par exemple, les interventions ont été filmées au moment de la journée où l’éclairage naturel était maximal, lorsqu’il n’y avait pas de précipitations pouvant nuire à la qualité de l’enregistrement. Une caméra qui n’était pas visible de la caméra corporelle a été positionnée en périphérie de l’intervention afin de fournir l’enregistrement « témoin » de l’intervention. Le rendu « téléphone cellulaire » a été obtenu en postproduction, par un vidéaste professionnel.

Les vidéos duraient moins d’une minute chacune. La première vidéo montrait deux policiers, armes à feu déployées, face à un homme visiblement en crise armé d’un couteau dans un parc public. Après un certain temps de discussion, l’homme fonce sur les policiers le couteau brandi et est manifestement abattu par les policiers. La deuxième vidéo montre une voiture arrêtée au bord d’une route de campagne avec, à l’intérieur, le conducteur très agité. Des policiers s’approchent à pied du véhicule et un des deux tente sans succès de communiquer avec l’homme ; celui-ci sort précipitamment de son véhicule avec une hache, ignore dans un premier temps les policiers puis fonce dans leur direction. Les policiers sortent leurs armes et font feu sur l’individu.

Les participants ont été invités à remplir un court questionnaire comptant neuf questions générales (p. ex. : genre, âge, scolarité) et huit questions concernant les vidéos visionnées. Le questionnaire portait donc sur les attitudes propres aux participants par rapport aux vidéos montrées et non sur leurs attitudes générales relativement à la police. Une certaine période a été allouée pour remplir la section générale du questionnaire avant que les vidéos ne soient projetées et deux minutes étaient allouées pour répondre aux autres questions à la suite de chacun des visionnements. L’ensemble de la procédure, incluant la passation et la collecte des questionnaires remplis, la signature du formulaire de consentement et la présentation du projet, durait moins de vingt minutes.

La particularité de la collecte est que la procédure a été menée deux fois auprès du même groupe d’étudiants, à une semaine d’intervalle. Les participants étaient invités à indiquer de façon volontaire sur le questionnaire leur numéro de matricule étudiant afin que l’équipe de recherche puisse faire le lien entre les questionnaires de la semaine 1 et ceux de la semaine 2, mais sans pouvoir facilement identifier les participants. Ainsi, les réponses de 78 répondants ont pu être reliées et seront analysées ici. Notons que le nombre de participants de chaque semaine a été plus élevé (101 à la semaine 1 et 96 à la semaine 2) que le nombre final retenu aux fins d’analyse. Ceci s’explique par le fait qu’on n’a pu faire le lien entre la semaine 1 et la semaine 2 pour un certain nombre de questionnaires sur la base des numéros de matricule, soit parce que ceux-ci ne correspondaient pas à des questionnaires de l’autre semaine, soit parce que le numéro de matricule n’y avait pas été indiqué. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des participants à l’étude.

L’autre particularité de la collecte est que les vidéos présentaient les mêmes interventions, de façon à répondre à la question de recherche. Toutefois, si la vidéo 1 était strictement identique la semaine 1 et la semaine 2, le point de vue de la vidéo 2 changeait de la semaine 1 à la semaine 2. En effet, un biais de perspective lié à la caméra corporelle était suspecté, sur la base de travaux antérieurs (p. ex. : Boivin et al., 2017b ; Culhane, Boman et Schweitzer, 2016). Le Tableau 2 résume la procédure de collecte de données.

Tableau 1[3]

Caractéristiques des participants (n = 78 participants)

Caractéristiques des participants (n = 78 participants)

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Tableau 2

Procédure de passation et points de vue

Procédure de passation et points de vue

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Stratégie d’analyse

L’hypothèse de l’effet du visionnement répété est d’abord testée sur les réponses à la suite de la vidéo 1. Rien n’a changé : les participants, les conditions d’expérimentation et les vidéos sont strictement les mêmes. Afin de mesurer d’éventuelles différences, des tests des rangs signés de Wilcoxon ont été menés. En bref, ce test bivarié non paramétrique pour échantillons appariés vise à mesurer l’existence d’un changement sur la médiane. Pour ce faire, les observations sont classées en rang pour chaque variable et les tests enregistrent les différences de rangs. Le test détermine ensuite s’il y a eu des changements globaux, à la hausse ou à la baisse. Par exemple, le test pourrait nous montrer que parmi les 78 participants à l’étude, 29 ont donné une réponse plus négative la semaine 2, 4 ont fourni une réponse plus positive et 45 ont indiqué la même réponse. Le test présente la signification statistique globale des changements.

L’hypothèse est ensuite testée à l’aide de régressions logistiques binomiales, puisque les valeurs ont toutes été dichotomisées en regroupant les deux réponses les plus favorables et les deux réponses les plus défavorables. La dernière question comportait quatre choix de réponses qui ont été regroupés pour signifier si « oui » ou « non » le répondant était d’accord avec les affirmations présentées. La variable considérée dans les modèles de régression était donc de type « oui ou non ». Le Tableau 3 présente les variables à l’étude.

Les analyses de régression présentées ici s’apparentent à celles qui permettent de vérifier la signification statistique d’une analyse des doubles différences à l’aide de trois variables dichotomiques (Boivin et D’Elia, 2020). Concrètement, les réponses aux mêmes questions ont été regroupées pour les deux vidéos et les deux passations en une seule variable d’intérêt. La méthode des doubles différences, développée en écononométrie, nécessite l’identification d’un groupe expérimental, d’un groupe contrôle, d’une période expérimentale et d’une période contrôle. Partant de l’idée que le point de vue est resté le même pour la vidéo 1, mais pas pour la vidéo 2, et que tout le reste est constant, le groupe expérimental comprend ici les réponses à la suite de la vidéo 2 et le groupe contrôle comprend les réponses à la suite de la vidéo 1, la période expérimentale est la semaine 2 et la période contrôle est la semaine 1. La première variable vise à vérifier l’équivalence des groupes avant l’expérimentation (valeur de 1 pour le groupe expérimental, valeur de 0 pour le groupe contrôle), la seconde, si le groupe contrôle a expérimenté un changement dans le temps (valeur de 1 pour le groupe contrôle et la période expérimentale, valeur de 0 pour toutes les autres possibilités) et la troisième, si la différence observée est significative (valeur de 1 pour le groupe expérimental et la période expérimentale, valeur de 0 pour toutes les autres possibilités). Autrement dit, une relation significative pour la première variable indique que les réponses à la suite des deux vidéos étaient différentes à la base ; pour la deuxième, que le second visionnement est associé à un changement ; et pour la troisième, que le changement de point de vue semble avoir eu un impact sur les réponses. Toutes les analyses statistiques ont été menées à l’aide du logiciel IBM SPSS version 26.

Tableau 3

Variables à l’étude

Variables à l’étude

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Résultats

Le Tableau 4 présente les résultats aux tests des rangs signés de Wilcoxon pour les réponses à la suite de la vidéo 1.

Tableau 4

Tests des rangs signés de Wilcoxon pour les questions/réponses relatives à la vidéo 1

Tests des rangs signés de Wilcoxon pour les questions/réponses relatives à la vidéo 1

* p < 0,05 ; ** p < 001

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Ces tests poussent à deux grandes conclusions. D’abord, il semble évident que le visionnement répété d’une vidéo a un effet sur l’opinion qu’on s’en fait : six des huit variables à l’étude montrent des différences statistiquement significatives. Les deux seules exceptions, la question sur les motifs et celle sur la promotion éventuelle du policier, étaient associées à des réponses très polarisées dès la première semaine. Plus de 85 % des participants étaient d’avis, après le premier et le second visionnement, que les policiers avaient les motifs nécessaires pour utiliser la force envers l’individu. À l’inverse, moins de 12 % des répondants croyaient que les policiers devraient recevoir une promotion pour leur bon travail. Autrement dit, ces affirmations ne faisaient pas l’objet de débats animés au sein des participants dès le premier visionnement, tandis que les autres éléments étaient plus controversés et divisaient les répondants de manière plus équitable.

Ensuite, tous les changements vont dans la même direction : les participants avaient une opinion plus favorable envers l’intervention à la suite du deuxième visionnement. Trois éléments se distinguent particulièrement : l’évaluation globale, le fait que le policier qui a fait feu devrait recevoir un blâme et la question de l’utilisation de l’arme. En termes absolus, les changements sont importants. Par exemple, moins de 20 % des répondants croyaient que le policier n’aurait pas dû utiliser son arme à feu à la suite du deuxième visionnement, tandis que cette proportion était de près de 40 % au premier visionnement.

Ces résultats sont utilisés comme « contrôles » dans la deuxième analyse. Autrement dit, les différences observées entre la semaine 1 et la semaine 2 pour la vidéo 1 représentent ce qui est attendu pour la vidéo 2, toutes choses étant égales par ailleurs. Or, ce n’est pas le cas. Le point de vue de la vidéo a aussi changé, passant de la caméra corporelle la semaine 1 au téléphone cellulaire d’un témoin non impliqué dans l’intervention policière la semaine 2. Ainsi, si des différences supplémentaires sont observées entre les visionnements, elles pourront être attribuées au changement de perspective (Madaleno et Waights, 2016). Le Tableau 5 montre les résultats de modèles de régression logistique binomiale pour les trois éléments indiquant les différences les plus marquées dans les tests de rangs signés de Wilcoxon présentés plus haut.

Tableau 5

Modèles de régression logistique binomiale pour l’ensemble des observations (78 participants X 2 semaines X 2 vidéos = 312 observations)

Modèles de régression logistique binomiale pour l’ensemble des observations (78 participants X 2 semaines X 2 vidéos = 312 observations)

Coefficients présentés = rapports de cote

* p < 0,05 ; ** p < 0,01

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Les analyses multivariées offrent un portrait très cohérent puisque les résultats vont tous dans la même direction. Pour rappel, une valeur plus élevée pour l’évaluation globale indique que le répondant est plus favorable à l’intervention policière, tandis que la même valeur pour les deux autres variables indique le contraire (opinions que le policier devrait recevoir un blâme ou qu’il n’aurait pas dû utiliser son arme lors de l’intervention). Aussi, le rapport de cote (odds ratio) est un coefficient en valeurs absolues, c’est-à-dire qu’un rapport de cote supérieur à 1 indique une relation positive tandis qu’un rapport de cote entre 0 et 1 indique une relation négative. Les valeurs négatives ne sont pas envisagées.

Ainsi, les coefficients associés à la première variable indiquent que les opinions sont généralement plus favorables envers la deuxième intervention que la première. Si, la première semaine, 30 répondants (38,5 %) croyaient que la première intervention était excellente ou acceptable, ils étaient plus du double (62 répondants, ou 79,5 % de l’échantillon) à croire la même chose pour la deuxième intervention. Quatre fois moins de répondants croyaient, la première semaine, que le policier devait recevoir un blâme à la suite de l’intervention (32 répondants pour la vidéo 1 contre 8 pour la vidéo 2). Enfin, la différence est encore plus prononcée pour l’opinion selon laquelle le policier n’aurait pas dû utiliser son arme lors de l’intervention : 29 répondants (sur 78 ; 37,2 %) ont cette opinion pour l’intervention montrée dans la vidéo 1 contre seulement 5 pour la seconde. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, même si l’individu a des propos assez incohérents, les policiers sont en mesure de discuter avec lui lors de l’intervention dans la première vidéo, mais qu’il n’y a aucun dialogue possible dans la seconde. Autrement dit, les opinions les plus défavorables sont émises en lien avec l’intervention pour laquelle les policiers ont obtenu des réponses, bien qu’incohérentes, de la part du sujet. On peut donc penser que les répondants avaient la perception que le dialogue rendait la personne plus susceptible de se calmer et de déposer son arme alors que dans la seconde vidéo, la communication était impossible, ce que démontrent les agissements de l’individu, augmentant donc d’autant la perception du danger.

La deuxième variable confirme que le second visionnement est associé à des opinions plus favorables que le premier, pour les deux vidéos. Autrement dit, une proportion significative des répondants a rapporté des réponses différentes pour les trois variables à l’étude la deuxième fois qu’ils ont vu l’enregistrement vidéo des interventions.

La troisième variable est moins concluante, puisque seule la relation avec l’évaluation globale est statistiquement significative. Celle-ci suggère que les opinions sont plus favorables aux policiers lorsque les images proviennent d’une caméra corporelle plutôt que d’un téléphone cellulaire extérieur à l’intervention. Bien que les relations ne soient pas toutes statistiquement significatives à p < 0,05, les valeurs sont assez élevées, mais surtout, elles pointent toujours dans le sens inverse du second visionnement.

Discussion

L’étude présentée ici suggère fortement que le revisionnement d’une intervention policière controversée a un impact sur les attitudes par rapport à celle-ci. Cet effet semble aller dans une direction bien précise : le revisionnement paraît désamorcer la controverse, dans le sens où au deuxième visionnement, la majorité des participants a rapporté avoir trouvé que l’intervention n’était pas aussi mauvaise qu’elle le croyait d’abord. On peut donc en tirer une prédiction : plus les images d’une intervention policière seront présentées souvent, moins la réaction publique sera forte. Ceci s’explique en raison d’un certain phénomène de lassitude, c’est-à-dire que plus on voit une image, moins elle suscite de réactions émotives, donc on a trouvé ça moins pire, entre autres. Le revisionnement pourrait toutefois être lié au point de vue présenté puisque les images tirées d’un téléphone cellulaire ont été associées à certaines opinions plus défavorables à l’intervention policière. Il est possible que le point de vue offert par la caméra corporelle portée par le policier offre une perception plus réaliste de l’urgence d’agir au moment où l’homme menaçant fonce dans sa direction, ce qu’une vue d’ensemble offerte par vidéo captée par un téléphone cellulaire rend moins bien.

Pourtant, il n’est pas rare d’assister au phénomène inverse, un effet de contamination : les images d’une intervention policière sont diffusées et les attitudes négatives par rapport à celles-ci semblent rapidement remplacer des positionnements neutres ou positifs, d’abord parmi les chroniqueurs et journalistes, puis la population « générale ». Qui se souvient des commentateurs croyant que les policiers avaient bien agi lors de l’intervention auprès de Freddy Villanueva à Montréal-Nord ? Ou de ceux affirmant que la réponse policière face aux gilets jaunes à Paris était adéquate ? En langage commun, nous parlerons de bulle (médiatique), soit d’une situation créée par un engouement excessif. La recherche en communication parle plutôt de « chambre d’écho » pour désigner « une situation dans laquelle l’information, les idées et les croyances sont amplifiées par la répétition » (traduction libre ; Dubois et Blank, 2018). On assiste souvent au développement d’une chambre d’écho à la suite de la diffusion d’enregistrements d’interventions policières lors desquelles un certain niveau de force a été utilisé. Le phénomène n’est certainement pas nouveau (les travaux de Festinger sur la dissonance cognitive dans les années 1950 sont souvent cités dans cette littérature), mais Internet et les médias sociaux permettent aux gens de choisir l’information à laquelle ils s’exposent et peuvent ainsi exacerber le phénomène d’écho (Messing et Westwood, 2014). Le fait que les vidéos d’interventions policières controversées soient la plupart du temps choquantes ou hors de l’ordinaire pour le grand public n’y est pas non plus étranger : le contenu émotionnel est particulièrement susceptible d’être associé à des opinions polarisées (Del Vicario et al., 2016 ; Guadagno, Rempala, Murphy et Okdie, 2013). La répétition d’informations pourrait donc avoir un effet qui n’a pas été mesuré ici, soit la création d’une chambre d’écho.

L’analyse semble toutefois appuyer l’idée que les attitudes sont propres à une intervention plutôt que générales, une idée mise de l’avant dans plusieurs études de l’impact des médias sur les perceptions relativement à la police (voir par exemple l’étude de Weitzer et Tuch [2004]). En effet, bien qu’on puisse effectivement déceler une attitude générale face à la police chez certains (des répondants trouvent toutes les interventions excellentes ou, au contraire, condamnables), la majorité des répondants indique des opinions qui semblent indépendantes les unes des autres. Ainsi, il est clair que les opinions quant à la première intervention étaient globalement beaucoup moins favorables que celles relatives à la deuxième. Autrement dit, la diffusion de l’enregistrement d’une intervention policière mal vue n’aura pas nécessairement un impact sur l’appréciation de l’organisation concernée, et encore moins sur l’ensemble de la police.

Enfin, il est important de souligner que la présente étude portait sur les opinions par définition subjectives des répondants plutôt que sur leur compréhension réelle de l’intervention basée sur des éléments objectifs. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse. D’autres études, notamment celles sur les parades d’identification, posent plutôt des questions objectives : « La personne désignée est-elle celle qui devait être identifiée ? » Une hypothèse courante dans la littérature sur les biais de perspective suggère que le visionnement d’un événement selon un point de vue donné favorise certaines opinions simplement parce que des détails sont plus ou moins saillants (voir par exemple Kraft, 1987 ; Lassiter et al., 2002 ; Ware, Lassiter, Patterson et Ransom, 2008). Une possibilité est que les spectateurs prennent connaissance des éléments les plus évidents au premier visionnement et qu’ils deviennent conscients des détails moins flagrants en revisionnant l’enregistrement. Le fait de se prononcer seulement après plusieurs visionnements (plutôt qu’après chacun d’eux, comme dans l’étude de Steblay et Dysart [2016]) devrait être investigué. Aussi, le profil même des participants limite la portée des conclusions : des études récentes montrent que les étudiants universitaires ne sont pas nécessairement représentatifs de la population générale (Hanel et Vione, 2016). La présente étude devrait donc être répliquée auprès de populations non universitaires. Et finalement, comme cette dernière étude s’est limitée à un seul revisionnement, alors que la recherche suggère que les effets peuvent être amplifiés ou réduits après plusieurs, il serait pertinent de tester l’impact de plus de deux visionnements d’interventions policières controversées.

Conclusion

En parallèle avec l’augmentation du nombre de vidéos montrant des interventions policières s’est développé un mouvement de « cop-watching » et de plateformes permettant de visionner à volonté des enregistrements plus ou moins controversés (Gunthert, 2020 ; Moule Jr, Parry et Fox, 2019). En plus de la pertinence de filmer les interventions policières, un des enjeux importants liés aux caméras de tous types est donc la diffusion de ces enregistrements : quels en seront les impacts ? Spécifiquement, la police, qui contrôle la diffusion des enregistrements des caméras corporelles et véhiculaires, se retrouve dans une situation ambiguë : est-ce qu’une diffusion comme effort de transparence sera bénéfique pour sa légitimité publique ? Ou, au contraire, s’agit-il d’une façon de se tirer dans le pied, de se faire du tort sur le long terme ? Devant l’incertitude, certaines organisations préfèrent le statu quo, c’est-à-dire éviter de se poser la question de la diffusion des enregistrements simplement en ne filmant pas leurs interventions. La possibilité de revisionner des interventions controversées semble pourtant susceptible de « désamorcer » les crises en fournissant un support visuel permettant de mieux comprendre des événements qui se déroulent souvent très rapidement. Comme on dit, Une image vaut (parfois) mille mots… À l’inverse, le recours à un visionnement répétitif peut affecter la représentation de l’événement. Certains enregistrements sont si visionnés et décortiqués qu’il devient difficile d’atteindre un consensus sur le sens à leur donner.

Éventuellement, est-ce que l’omniprésence des caméras créera une attente de la part du public, faisant que l’absence d’un enregistrement vidéo (de bonne qualité) rendra une situation suspecte ? Les caméras seront-elles en voie de produire un nouvel « effet Crime Scene Investigation (CSI) » ? Ces attentes affectent les policiers mais aussi tout le reste du système judiciaire, incluant les avocats, les juges et les jurés potentiels, bref, tous les membres de la société. Si tel est le cas, les avantages que pourraient avoir le revisionnement d’une vidéo controversée devraient être compris comme s’ajoutant aux inconvénients liés à l’absence de vidéos.