Article body

Introduction

La prévention du suicide en prison et en garde à vue fait l’objet d’une attention croissante de la Cour européenne des droits de l’homme en raison notamment de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve le détenu dans ces lieux privatifs de liberté. Pour autant et alors même que de nombreuses études se consacrent au contrôle européen des conditions de détention (Daems et Robert, 2017 ; Van Zyl Smit, 2010), la prévention européenne du suicide demeure sous-étudiée par la littérature scientifique carcérale et policière. En particulier, le manque de recherches sur l’influence grandissante de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de prévention du suicide en prison et en garde à vue demeure important. La littérature s’est de fait principalement concentrée de manière casuistique sur la jurisprudence de la Cour européenne en matière de suicide carcéral (Krenc et Van Drooghenbroeck, 2007 ; Murdoch, 2007 ; Simon, 2015 ; Tulkens, 2014 ; Tulkens et Dubois-Hamdi, 2015), ainsi que sur la prévention nationale du suicide en prison en lien avec certains arrêts de la Cour de Strasbourg (Cliquennois, 2010 ; Cliquennois, Cartuyvels et Campetier, 2014 ; Cliquennois et Champetier, 2013) sans se pencher sur ses principales caractéristiques et ses effets plus généraux sur les différents États membres visés par sa jurisprudence.

Ce manque de connaissances est d’autant plus dommageable que les arrêts relatifs au droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme comptent parmi les plus importants. En effet, le risque pour la vie figure au rang d’urgence (au même titre que le risque pour la santé du requérant) et capte à ce titre davantage de ressources que d’autres contentieux au regard de la politique de filtrage de la Cour instaurée par celle-ci depuis le 29 juin 2009[2] en vue d’accélérer le traitement et la résolution des affaires les plus importantes, graves et urgentes.

La jurisprudence européenne sur le suicide est davantage en mesure de s’imposer aux États qu’antérieurement dans la mesure où la Cour européenne a accru significativement depuis 1998 ses pouvoirs et son influence sur les États membres (Cliquennois et Suremain, 2017 ; Daems et Robert, 2017). Cinq facteurs ont rendu notamment possible l’accroissement des impacts de sa jurisprudence sur les politiques pénitentiaires nationales : (1) l’architecture de la Cour a considérablement évolué pour devenir une cour quasi constitutionnelle[3] ; (2) la Cour a la possibilité depuis 2004 de rendre des arrêts pilotes et quasi pilotes qui réunissent des groupes de cas similaires de violation des droits de l’homme qui sont liés à des problèmes structurels et systémiques et exigent des mesures législatives ou administratives correctrices de la part des États condamnés qui doivent en rendre compte dans des plans d’action soumis au Comité des ministres du Conseil de l’Europe[4] ; (3) la Cour fait de plus en plus usage d’un large éventail de techniques d’interprétation audacieuses pour protéger les droits des détenus (Belda, 2010) ; (4) les interactions de la Cour se sont intensifiées avec les organes du Conseil de l’Europe tels que le Comité pour la prévention de la torture (CPT) (dont la mission est de combattre la torture dans les États signataires de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Au moyen de visites, le Comité examine précisément le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants) et le Commissaire aux droits de l’homme (Morgan et Evans, 2001 ; Murdoch, 2007 ; Snacken, 2014 ; Snacken et Van Zyl Smit, 2009) ; (5) de même qu’avec l’Union européenne qui finance des programmes visant à améliorer la mise en oeuvre de la jurisprudence de la Cour et des standards pénitentiaires européens, incluant la prévention du suicide[5] (Cliquennois et Snacken, 2017). D’origine prétorienne et sous l’influence des facteurs mentionnés ci-dessus, la protection des droits des détenus s’est dès lors progressivement imposée au sein des États membres du Conseil de l’Europe comme un « droit commun européen de la détention » (Belda, 2010).

Il ne s’agit dès lors pas de considérer que les arrêts de la Cour déterminent à eux seuls les politiques pénitentiaires nationales mais qu’ils sont portés par une pluralité et une constellation d’organisations et d’institutions européennes et nationales interconnectées à même d’influencer les États. Ces phénomènes d’interconnexion institutionnelle, de convergence et de cumulativité peuvent finir par impacter les administrations pénitentiaires nationales. Plutôt que d’analyser l’influence d’un seul type d’organe de contrôle comme procède en général la littérature (Corriveau, Cauchie et Perreault, 2014 ; Daems, 2017), il semble préférable de traiter un possible effet d’ensemble constitué d’organisations européennes et nationales, et d’interactions entre les ordres européen et national.

C’est dans cette optique que nous proposons (1) d’analyser les développements jurisprudentiels de la Cour européenne en matière de prévention du suicide en prison et dans les commissariats de police et (2) leurs effets paradoxaux sur les politiques de prévention conduites par les États condamnés par la Cour. Nous montrons d’abord que la philosophie jurisprudentielle à laquelle se réfère la Cour est marquée par une identification et une gestion des risques suicidaires. En particulier, la Cour européenne fait appel dans le cadre de l’analyse des risques suicidaires à une conception étroite et a-historique du passage à l’acte suicidaire des gardés à vue et des détenus en vue d’éviter sa réalisation matérielle immédiate. Une telle philosophie s’oppose à une approche plus processuelle et historique du suicide qu’impliqueraient la mobilisation par la Cour du paradigme de la réaction sociale et la prise en considération de facteurs plus institutionnels. Nous montrons ensuite que les arrêts de la Cour conduisent les États à adopter des politiques de prévention du suicide marquées par une rationalité à la fois punitive et actuarielle, et ceci sous l’influence du CPT et des associations nationales de protection des droits des détenus. Ceci n’empêche pas la jurisprudence européenne d’être au fondement d’un nouveau contrôle opéré sur les lieux privatifs de liberté auquel peuvent contribuer les familles de détenus suicidés.

Développements jurisprudentiels de la Cour européenne en matière de prévention du suicide en prison et dans les commissariats de police

Le droit à la vie, qui est au fondement du contrôle judiciaire européen exercé sur les suicides en prison et dans les commissariats de police, constitue l’un des droits de l’homme les plus protégés par la Cour européenne. Comme nous l’avons déjà souligné, la politique de filtrage opérée par la Cour indique que ce droit est considéré comme une priorité par la Cour et qu’il constitue « l’une des valeurs de base des sociétés démocratiques composant le Conseil de l’Europe » (Makaratzis c. Grèce, 2004). À ce titre, la violation du droit à la vie expose les États à une supervision extrêmement serrée de la Cour (Natchova et autres c. Bulgarie, 2005) et cela en particulier dans les lieux privatifs de liberté où les prisonniers se trouvent dans une situation de particulière vulnérabilité. En raison même de leur vulnérabilité, il incombe aux autorités nationales de protéger les prisonniers et les suspects en garde à vue (Keenan c. Royaume-Uni, 2001). Au-delà d’une simple obligation négative de ne pas attenter à la vie des détenus, la jurisprudence européenne oblige positivement en effet les États à prendre des mesures et des actions appropriées de prévention du suicide qui sont caractérisées par une philosophie d’identification et de gestion des risques et d’empêchement matériel du passage à l’acte suicidaire.

Le contenu de la jurisprudence européenne sur la prévention du suicide dans les lieux privatifs de liberté

Il ressort de la jurisprudence européenne sur la prévention du suicide dans les lieux privatifs de liberté que la Cour de Strasbourg examine dans le cadre de l’imputation d’une éventuelle responsabilité pour faute si l’État mis en cause par les requérants (généralement la compagne ou les membres de la famille du défunt) a pris toutes les mesures nécessaires à la prévention du suicide de la victime (voir mutatis mutandisL.C.B. c. Royaume-Uni, 1998). À cet égard, les principaux principes ont été établis par la Cour dans l’arrêt Tanribilir c. Turquie de 2000 concernant la garde à vue (en commissariats de police) et l’arrêt Keenan c. Royaume-Uni de 2001 (relatif aux prisons). Au terme de ces deux arrêts, la Cour estime que lorsqu’un risque certain et immédiat d’atteinte à la vie existe dans les lieux privatifs de liberté, qu’il soit connu des autorités ou même prévisible, les autorités nationales doivent prendre des mesures destinées à prévenir ce risque à défaut de quoi elles verraient leur responsabilité engagée :

Pour qu’une obligation positive existe, il doit être établi que les autorités savaient ou devaient être en mesure de connaître l’existence d’un risque réel et immédiat de suicide d’un individu identifié et qu’elles ont échoué à prendre des mesures relevant de leur pouvoir, mesures qui, selon une appréciation raisonnable, auraient pu éviter ce risque.

Keenan c. Royaume-Uni, 2001 ; Tanribilir c. Turquie, 2000

Par conséquent, il suffit que le requérant démontre que les autorités pénitentiaires n’ont pas entrepris tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans ce type de circonstances pour empêcher la matérialisation et l’occurrence d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 93 ; Ketreb c. France, 2012, s. 71 ; Renolde c. France, 2008, s. 85 ; Sellal c. France, 2015, s. 47 ; Tanribilir c. Turquie, 2000, s. 72).

Pour exiger de telles actions préventives des États, la Cour se fonde non seulement sur l’article 2 de la Convention mais aussi sur la Recommandation 98(7) du Comité des ministres du Conseil de l’Europe aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire[6] qui requiert entre autres l’adoption par les autorités nationales de procédures de détection des risques suicidaires et de suivi spécifique pour les prisonniers présentant des risques élevés de suicide. Il est en effet demandé aux États de détecter les risques suicidaires au moyen d’évaluations médicales fréquentes et de prévoir une surveillance intense, des mesures physiques appropriées et une observation constante et attentive des détenus jugés à haut risque suicidaire de manière à éviter leur suicide (Keenan c. Royaume-Uni, 2001 ; Tanribilir c. Turquie, 2000). La Cour mobilise également les règles pénitentiaires européennes qui disposent en leur article 47.2 que « Le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus et apporter une attention particulière à la prévention du suicide[7]. »

Même si l’approche de la jurisprudence européenne demeure principalement casuistique (propre aux circonstances particulières à chaque affaire), la Cour a détaillé dans plusieurs de ses arrêts les risques suicidaires et les actions préventives attendues qui résultent de l’obligation positive incombant aux États de protéger la vie des personnes privées de liberté. S’il est attendu des administrations pénitentiaires une démarche d’évaluation des risques suicidaires (en raison même du critère de prévisibilité du risque suicidaire retenu par la Cour), les risques suicidaires sont considérés comme très élevés par la Cour pour les détenus primo-arrivants (détenus incarcérés pour la première fois et venant d’arriver en prison) (Isenc c. France, 2016) et ceux qui se sont déjà automutilés (Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 88), l’automutilation constituant selon la Cour un indicateur significatif du passage à l’acte suicidaire. Sont également jugés à haut risque suicidaire ceux qui souffrent de problèmes psychiatriques (dont la vulnérabilité doit être prise en considération par les administrations nationales [De Donder et De Clippel c. Belgique, 2011, s. 75 ; Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 111 ; Renolde c. France, 2008, s. 84) et qui sont placés à tort dans des prisons ordinaires (De Donder et De Clippel c. Belgique, 2011, s. 78) ou même en quartier disciplinaire (Renolde c. France, 2008) sans avis médical (Ketreb c. France, 2012).

Dans ces situations, le niveau de risque suicidaire est tel que les autorités nationales sont tenues d’exercer une surveillance particulière et constante des détenus identifiés comme tels. Les administrations pénitentiaires doivent aussi s’assurer d’un suivi médical suffisant des détenus à risque suicidaire, en ce comprises la distribution de médicaments (Jasinska c. Pologne, 2010, s. 74-78) et la consultation d’un médecin (Isenc c. France, 2016 ; Renolde c. France, 2008). Il appartient également aux administrations pénitentiaires nationales de placer les détenus à haut risque suicidaire dans une cellule nue ou un quartier spécifique, de confisquer ceintures, lacets et tout objet pouvant servir à commettre un suicide (Keenan c. Royaume-Uni, 2001 ; Shumkova c. Russie, 2012), et d’exercer une surveillance intensive avec contact visuel direct (Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 88), ainsi qu’une supervision médicale quotidienne (Gagiu c. Roumani, 2009, s. 56-57), avec une attention particulière aux signes et aux risques d’automutilation.

Enfin, l’obligation positive qui résulte du droit à la vie ne comporte pas seulement, aux termes de la jurisprudence européenne, une dimension substantielle mais implique également un volet procédural. De fait, selon la Cour, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme oblige les États à mener une enquête officielle, indépendante (les personnes chargées de l’enquête doivent être indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès tant d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel que pratique), impartiale, prompte, sérieuse et effective sur la mort des détenus afin d’en déterminer la nature (suicide, homicide ou accident), les causes probables et les circonstances exactes, ainsi que d’en établir les responsabilités éventuelles des autorités et de les punir en cas de suicide (Troubnikov c. Russie, 2005, s. 86-88). Cette enquête a pour finalité essentielle d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, de garantir que ces derniers rendent des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (De Donder et De Clippel c. Belgique, 2011, s. 61). Cette enquête doit en particulier reposer sur des témoignages oculaires, des expertises, des preuves médicales et médicolégales et, le cas échéant, sur une autopsie propre à rendre compte de manière précise et complète des blessures et sur une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (De Donder et De Clippel c. Belgique, 2011, s. 61).

Une philosophie jurisprudentielle d’identification et de gestion des risques et d’empêchement matériel du passage à l’acte suicidaire

Au terme de l’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne, il apparaît que la philosophie judiciaire européenne de la prévention du suicide présente deux traits essentiels. Le premier de ces traits concerne les procédures attendues de détection et de segmentation des risques par les autorités nationales. Les critères de déclenchement de la responsabilité que sont la connaissance des risques suicidaires par les autorités ou la prévisibilité des risques impliquent d’adopter une politique de calcul et d’identification des risques suicidaires. En particulier, selon la Cour, il appartient aux États de détecter les détenus les plus à risque tels que les détenus aux antécédents suicidaires, autoagressifs et psychiatriques et ceux assignés au quartier arrivants et en cellule disciplinaire. La Cour ne mentionne en effet que des facteurs de risque propres à la personne (primo-délinquant, nouvel arrivant, passé autoagressif, problèmes psychiatriques) et aux lieux de détention (le quartier arrivants, le quartier disciplinaire) dont la calculabilité est relativement évidente. Cette sélection des risques s’opère au détriment de facteurs plus environnementaux et processuels (et donc plus complexes) tels que la densité et la surpopulation pénitentiaire, le caractère punitif de certains régimes de détention, la primauté de la sécurité passive au détriment de la sécurité active, etc. Ces facteurs sont en effet occultés par la Cour alors même qu’ils semblent jouer un rôle certain dans le processus suicidaire comme tendent à le montrer certaines recherches les plus récentes.

Cette définition très étroite des risques suicidaires pèse aussi sur les mesures attendues des États puisqu’il incombe aux administrations pénitentiaires nationales de prendre des mesures particulières de suivi (surveillance visuelle et médicale, retrait des objets contondants, cellule nue) adaptées au niveau de risque suicidaire. Si les administrations ont connaissance d’un risque suicidaire, elles doivent donc adopter des mesures censées prévenir ce degré de risque, à défaut de quoi elles verraient leur responsabilité engagée. La rationalité à laquelle répondent ces mesures de prévention semble relever ici de l’approche assurantielle (à savoir fondée sur une approche actuarielle) de segmentation des risques attachés principalement à l’individu suicidaire : évaluation des différents niveaux de risque individuels et réponses différentielles à ces niveaux de risque au moyen de mesures adaptées. La Cour paraît donc faire de la démarche assurantielle centrée sur les facteurs de risque individuels, topologiques et temporels tant un modèle d’évaluation de la responsabilité des États que le mode dominant de prévention du suicide des personnes privées de leur liberté.

Le second trait qui est lié au premier se rapporte au caractère contraint et immédiat des mesures de prévention prescrites par la Cour européenne à des fins de détection et d’empêchement matériel et physique du passage à l’acte suicidaire. La privation matérielle qui est faite aux gardés à vue et aux détenus de se suicider en limitant, voire en empêchant toute opportunité et possibilité concrète de passage à l’acte (au moyen du retrait de tout objet pouvant servir au suicide et du placement dans une cellule nue ou dans un quartier spécifique avec surveillance visuelle et médicale intense) renvoie à un modèle du passage à l’acte suicidaire et d’empêchement matériel du geste suicidaire. Pourtant, la Cour semble consciente des limites d’une telle conception en évoquant la nécessité de la pondérer par la prise en considération du principe d’autonomie individuelle (Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 92). Mais plutôt qu’une prévention du suicide axée sur un paradigme processuel de la réaction sociale (qui impliquerait de prendre en considération des facteurs plus institutionnels), il semble que la Cour a tout de même fait le choix implicite de s’appuyer sur une conception synchronique (qui se fonde sur l’immédiateté d’un risque de réalisation imminente du suicide) du passage à l’acte suicidaire identique à un passage à l’acte délinquant. Cette dernière résulte du recours par la Cour à la philosophie actuarielle de segmentation des risques suicidaires, ce qui l’oblige à faire usage d’un modèle de passage à l’acte centré sur des facteurs individuels pour prévenir des risques immédiats dont la calculabilité est plus facile et plus immédiatement évidente que des facteurs institutionnels dont l’analyse et la résolution ne peuvent se faire que sur un temps plus long.

De fait, bien que la Cour enjoigne aux États de surveiller en particulier les détenus placés en quartier disciplinaire, elle appelle surtout à identifier les détenus à haut risque tels que les détenus présentant des troubles psychiatriques ou encore ceux ayant des antécédents suicidaires et promeut des mesures de surveillance humaine, médicale et technique destinées à empêcher matériellement (plus que psychologiquement) tout passage à l’acte de ces catégories de détenus. Cette conception amène la Cour à n’exiger qu’un suivi médical pour les détenus en proie à une crise suicidaire et à se focaliser de manière synchronique (et non diachronique, c’est-à-dire historique) sur la surveillance physique du geste suicidaire afin de s’assurer de sa non-matérialisation.

À l’inverse, l’appel à une approche processuelle et historique en termes de réaction sociale impliquerait de prendre en considération entre autres l’influence de la prise en charge des détenus par les autorités pénitentiaires et de leurs possibles rébellion et protestation (Cliquennois et Chantraine, 2009), les effets de leur stigmatisation lors de leur interpellation policière et du déroulement du procès pénal (et de son retard), l’impact du nouveau management public (van Ginneken, Sutherland et Molleman, 2017), le poids de l’architecture carcérale et de la primauté de la punitivité et de la sécurité passive au sein de certains commissariats de police et d’établissements pénitentiaires (van Ginneken et al., 2017), ainsi que la différenciation des régimes de détention (Cliquennois, 2013). De même, le recours au paradigme de la réaction sociale pour la prévention du suicide supposerait de mettre l’accent sur l’augmentation de la sévérité pénale et de l’échelle des peines et leurs conséquences sur la dégradation des conditions de détention et sur la surpopulation carcérale qui sont associées à une occurrence suicidaire plus élevée comme le démontrent les études les plus récentes (Opitz-Welke, Bennefeld-Kersten, Konrad et Welke, 2013 ; Rabe, 2012).

À cet égard, il faut mentionner ici le rôle que tient le droit à la vie dans la pénalisation des conduites et comportements contraires à ce droit et, partant, dans un possible accroissement de la sévérité pénale au sein des États européens. L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme telle qu’interprétée par la Cour oblige en effet les États membres du Conseil de l’Europe à adopter des législations incriminant les atteintes au droit à la vie afin de protéger ce droit dans les ordres juridiques nationaux et de prévenir, dissuader et punir la commission d’infractions attentatoires à la vie humaine (L.C.B. c. Royaume-Uni, 1998, s. 36 ; Osman c. Royaume-Uni, 1998, s. 115). Il en est de même d’ailleurs pour l’article 3 (qui consacre le droit à la dignité et prohibe la torture et les traitements inhumains et dégradants) qui oblige par exemple les autorités nationales à pénaliser le viol et les violences sexuelles (A. c. Royaume-Uni, 1998, s. 22 ; M.C. c. Bulgarie, 2003, s. 153 ; Z et autres c. Royaume-Uni, 2001, s. 73-75). De surcroît et au-delà même de l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’inflation de la sévérité pénale, l’Union européenne incite les États depuis les attentats de New York à adopter des législations répressives à des fins de prévention du terrorisme et dont la légalité et la conformité à la Convention européenne des droits de l’homme prêtent à discussion (Eckes, 2009). La législation sur le mandat d’arrêt européen[8] en est ainsi un bon exemple. Ces législations européennes à caractère punitif contribuent à l’inflation pénale et donc à la surpopulation carcérale qui est associée à une prévalence suicidaire plus forte. Dès lors, les impacts de ces politiques répressives sur le suicide dans les lieux privatifs de liberté mériteraient d’être relevés par la Cour, ce qui lui permettrait de rompre ou à tout le moins de se distancier du paradigme du passage à l’acte suicidaire.

De manière plus générale encore, une conception plus holistique, globale et diachronique de la prévention suicidaire, qui s’appuierait pour partie sur des recherches scientifiques récentes et indépendantes mettant en évidence les relations entre des facteurs relevant du paradigme de la réaction sociale et la prévalence suicidaire, autoriserait peut-être la Cour à considérer que dans certains cas les conditions de détention se révèlent tout à fait incompatibles avec la condition de détenus suicidaires et une prise en charge adaptée. Ceci permettrait certainement à la Cour d’estimer qu’une suspension de peine ou qu’un placement durable en hôpital s’avérerait plus approprié que de simples mesures de garde et de surveillance visant à empêcher la réalisation imminente du suicide. La justification légale d’une suspension de peine dans pareil cas consisterait à invoquer l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. En l’occurrence, le maintien en prison de détenus suicidaires dont les conditions de santé mentale et physique sont manifestement incompatibles avec la détention pourrait être considéré par les juges européens comme attentatoire à la dignité humaine et cela d’autant plus que les mesures de prévention du suicide décidées par les États condamnés par la Cour européenne se révèlent particulièrement sécuritaires et contraignantes.

Les effets paradoxaux de la jurisprudence européenne sur les politiques et pratiques nationales destinées à prévenir le suicide dans les lieux privatifs de liberté

Les effets de la jurisprudence européenne sur la prévention nationale du suicide dans les lieux privatifs de liberté sont marqués par leur dualisme. D’une part, les arrêts de la Cour se sont traduits en pratique dans les États condamnés par l’adoption d’une rationalité à la fois actuarielle et sécuritaire et même punitive. D’autre part, la jurisprudence européenne sur la prévention du suicide implique un développement du contrôle externe des lieux privatifs de liberté auquel peuvent prendre part les familles de détenus suicidés.

Une rationalité actuarielle et punitive de la prévention nationale du suicide

La jurisprudence de la Cour européenne relative à la prévention du suicide fait l’objet de relais importants sur le plan national (des pays visés par les arrêts de la Cour européenne, à savoir principalement le Royaume-Uni, la France et la Belgique[9]), aussi bien par le Comité pour la prévention de la torture (CPT), par les juridictions internes que par les associations nationales de protection de droits des détenus. L’influence qu’exercent ces organisations dans la prévention du suicide se traduit en pratique au sein des prisons par des logiques qui articulent gestion actuarielle des risques suicidaires et contrainte sécuritaire (voire punitive) des mesures de prévention.

Dans un document intitulé « Normes du CPT » (CPT/Inf/E [2002] 1-Rev. 2015), et d’ailleurs cité par la Cour européenne dans l’arrêt Isenc contre France (2010, s. 28), le CPT a exposé sa conception de la prévention du suicide qui est en tous points similaire à celle de la Cour, tant pour ce qui touche aux facteurs de risque suicidaire qu’aux mesures de gestion de ces risques :

57. La prévention des suicides constitue un domaine relevant de la compétence d’un service de santé pénitentiaire. Celui-ci devrait assurer une sensibilisation à ce problème au sein de l’établissement ainsi que la mise en place de dispositifs appropriés. 58. Le contrôle médical lors de l’admission, et la procédure d’accueil dans son ensemble, ont un rôle important à jouer dans ce domaine ; effectué convenablement, ce processus peut permettre d’identifier au moins un certain nombre de sujets à risque et atténuer en partie l’anxiété éprouvée par tous les détenus nouvellement arrivés. En outre, tout fonctionnaire pénitentiaire, quel que soit son travail, doit être rendu attentif aux signes de risque suicidaire – ce qui implique d’être formé à les reconnaître. 59. Une personne identifiée comme présentant un risque de suicide doit être placée, aussi longtemps que nécessaire, en observation particulière. En outre, de telles personnes ne devraient pas avoir un accès facile à des objets leur permettant de se suicider (barreaux des fenêtres, verre brisé, ceintures, cravates, etc.).

De fait, le CPT a, au cours de ses visites, été très attentif à la prévention du suicide dans certains États condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme tels que le Royaume-Uni, la France et la Belgique, et s’est fait le relais de la jurisprudence européenne sur le plan interne (CPT, 2009, s. 64 ; CPT, 2014, s. 61 ; CPT, 2017a, s. 68, 190) en encourageant les États à adopter un mode de gestion des risques suicidaires et d’empêchement matériel et synchronique du passage à l’acte suicidaire.

Par exemple, lors de ses visites des établissements pénitentiaires au Royaume-Uni en 2008 et 2012, le CPT notait avec satisfaction la mise en oeuvre de l’Assessment, Care in Custody and Teamwork (ACCT) et de l’High Risk Assessment Team Strategy for Managing Prisoners at Risk of Self-harm or Suicide, destiné à davantage cerner et prévenir de manière actuarielle les risques suicidaires que le précédent système de prévention médicale F2052SH, jugé moins efficient (CPT, 2008, s. 64 ; CPT, 2012, s. 61). Le CPT regrettait toutefois que ces nouveaux instruments ne soient pas d’application dans toutes les prisons comme l’indiquait le suicide de plusieurs détenus à risque suicidaire et souffrant de pathologies mentales (CPT, 2012, s. 56). De ce fait, le CPT incitait les autorités anglaises à améliorer l’effectivité de ce système de gestion des risques suicidaires (CPT, 2012, s. 56), de même que la formation des membres du personnel pénitentiaire à la détection et à la prise en charge des risques suicidaires (CPT, 2012, s. 61). En réponse, le Royaume-Uni s’est engagé à veiller à une meilleure application de l’évaluation stratégique collective de gestion des risques suicidaires (CPT, 2014, s. 45) et a assuré au CPT que tous les membres du personnel pénitentiaire bénéficiaient d’une formation à la gestion des risques suicidaires (CPT, 2014, s. 48) tout en promettant la mise à jour et l’amélioration de l’évaluation stratégique collective de gestion des risques (CPT, 2014, s. 66). De même, le CPT a considéré comme très satisfaisants la systématisation du placement des détenus à risque suicidaire dans des cellules nues d’urgence (dépourvues de tout point d’ancrage), l’aide et la surveillance de codétenus de soutien, la fourniture et le port de vêtements antidéchirure et l’organisation de rondes de surveillance espacées de 15 à 60 minutes d’intervalle selon le niveau de risque déterminé (CPT, 2012, s. 61).

À l’inverse, l’absence dans les commissariats en France (CPT, 2017b, s. 14) et dans les prisons belges (CPT, 2010, s. 130) de vêtements antidéchirure pour les prévenus suicidaires et les détenus est déplorée par la CPT, tout comme l’absence de système d’appel opérationnel (interphone) au sein des cellules de certaines prisons françaises (CPT, 2017b, s. 44). De la même manière, l’absence de programmes et de procédures de prévention des risques suicidaires en Belgique (que ce soit sur le plan national, régional ou local) est regrettée par le CPT dans son rapport à la Belgique de 2009 (CPT, 2017b, s. 130) qui recommande leur mise en place (CPT, 2017b, s. 141).

À cet égard et au titre de l’exécution de l’arrêt quasi pilote De Donder et De Clippel c. Belgique (2011), un plan d’action ainsi qu’un plan d’action révisé ont été soumis par les autorités belges au Comité des ministres afin de détailler les actions entreprises en matière de prévention du suicide en réponse à la condamnation de la Cour européenne (Comité des ministres du Conseil de l’Europe, 2012). En juin 2010, l’administration pénitentiaire belge a en effet introduit plusieurs mesures de prévention et de gestion des risques suicidaires répondant aux critiques de la Cour européenne. Ainsi, un système pluridisciplinaire et collectif (incluant les surveillants, la direction, le service médical et le service psychosocial) d’alerte et de gestion des risques suicidaires a été instauré dans un certain nombre de prisons (dont la prison de Gand) dans le but d’évaluer les risques suicidaires (Comité des ministres du Conseil de l’Europe, 2012, p. 3) et d’y répondre par des mesures médicales et de sécurité corrélées au niveau de risque déterminé (Comité des ministres du Conseil de l’Europe, 2012, p. 4). Une formation axée sur la « prévention du suicide en prison » est désormais donnée aux membres du personnel pénitentiaire afin de les sensibiliser aux facteurs de risque suicidaire et d’améliorer la prise en charge des détenus suicidaires (Comité des ministres du Conseil de l’Europe, 2015, p. 2 ; 2016, p. 2-4).

Pour sa part et à la suite de l’arrêt Renolde c. France (voir supra) et de deux rapports extrêmement critiques du CPT de 2000 (s. 98-100) et 2003 (s. 43-46) qui dénoncent l’absence de réelle prévention des risques suicidaires en prison, le gouvernement français a généralisé un système d’évaluation et de gestion actuarielle des risques suicidaires conçu par le rapport Terra (2003) et affiné en 2007 (Albrand, 2009, p. 22). Une grille actuarielle des facteurs de risque suicidaire (relatifs principalement à des éléments individuels, aux lieux et aux moments les plus à risque) a été remise depuis 2009 au personnel de tous les établissements pénitentiaires, notamment les personnes chargées de l’accueil au sein des quartiers arrivants (CPT, 2000, 2003). Le système de prévention mis sur pied prévoit également des mesures adaptées au risque déterminé (Note du garde des Sceaux, 2009). Au-delà de l’intégration de la prévention du suicide dans la conception architecturale des nouvelles prisons (Albrand, 2009, p. 26) (en ce qui a trait notamment du cahier des charges), de l’extension de la téléphonie sociale d’urgence, des interphones, des défibrillateurs cardiaques, de l’organisation de très fréquentes rondes de surveillance et d’unités psychiatriques pénitentiaires (Albrand, 2009, p. 121-129), l’administration pénitentiaire française a également fait usage de quatre nouveaux outils d’empêchement matériel de la mort pour faire face aux situations « extrêmes » ou à très haut risque de passage à l’acte suicidaire. Il s’agit (1) en premier lieu d’une dotation en vêtements et draps jetables et de couvertures indéchirables ; (2) en second lieu de l’utilisation comme au Royaume-Uni de codétenus de soutien chargés de surveiller le détenu à risque suicidaire au sein d’une même cellule ; (3) en troisième lieu du placement dans des cellules « lisses » de protection d’urgence sans point d’accroche et sans angles vifs (y compris le mobilier) ; et (4) en quatrième et dernier lieu de l’utilisation de la vidéosurveillance dans ces cellules sécurisées pour une durée pouvant s’étaler de 24 à 72 heures (Albrand, 2009, p. 130). La vidéosurveillance de détenus suicidaires dans ces cellules sécurisées (couplée à des rondes intensives de surveillance) peut même désormais être décidée pour une période renouvelable de trois mois sans aucune limite de durée dans des circonstances exceptionnelles[10]. Bien que le CPT ne remette pas en question l’existence de ces dispositifs de vidéosurveillance, il en questionne les limites au regard de la vie privée en insistant sur la nécessité d’une réelle prise en charge médicale des détenus suicidaires qui devraient être soignés dans un centre psychiatrique (CPT, 2017b, p. 37).

Enfin, les associations nationales de protection des droits de l’homme (au Royaume-Uni : Justice, Liberty, Prison Reform Trust, Howard League for Penal Reform, Children’s Rights Alliance of England et Inquest ; en France et en Belgique : l’Observatoire international des prisons), qui sont d’ailleurs en contact étroit avec le CPT, font également écho aux critères jurisprudentiels européens dans leur pays[11] (Cliquennois et Champetier, 2013) en introduisant des recours devant les juridictions internes[12] et cela d’autant plus qu’elles portent des requêtes régulièrement pour une part d’entre elles devant la Cour européenne[13].

Par conséquent, les condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme conduisent en réponse nombre d’États à renforcer leurs dispositifs panoptiques de surveillance (vidéosurveillance, surveillance visuelle des gardiens) et leur système d’évaluation des risques suicidaires et autoagressifs (tests d’évaluation, entretiens). Les détenus cibles font de fait l’objet d’une surveillance et d’une évaluation accrues qui répondent plus ou moins à des modes hybrides de contrainte sécuritaire et de gestion actuarielle des risques. Ces réponses destinées à empêcher de manière synchronique la réalisation du geste suicidaire constitueraient en quelque sorte le revers du droit à la vie dans le sens où au nom du droit à la vie, des mesures d’identification et de surveillance extrême du risque suicidaire accroissant le degré d’enfermement sont utilisées pour les détenus les plus à risque. On ne peut dès lors manquer d’interroger au final le caractère punitif de ces mesures qui contraignent matériellement non seulement les détenus à risque à ne pas se donner la mort et à subir passivement leur peine, mais également à voir leurs moindres faits et gestes (y compris en leur retirant des objets pouvant servir potentiellement au suicide) épiés, que ce soit par l’utilisation de l’évaluation actuarielle, de la vidéosurveillance, de la surveillance des gardiens ou encore de celle de codétenus « de soutien ».

Développement du contrôle externe des prisons et des commissariats de police

Comme nous l’avons précédemment évoqué, en cas de suicide en garde à vue et en prison, les États se voient contraints par la Cour européenne de répondre à une obligation d’investigation et d’enquête policière et du parquet sur les circonstances de la mort (Keenan c. Royaume-Uni, 2001, s. 88). Par conséquent, cette obligation d’enquête implique une multiplication des regards policiers, judiciaires et professionnels sur la réalité carcérale avec des auditions de témoins oculaires, de responsables pénitentiaires, la production d’autopsies, d’expertise médicolégale et de photographies des corps de détenus et de l’univers carcéral. En retour, ces enquêtes obligent les administrations pénitentiaires à procéder à des inspections minutieuses pour pouvoir alimenter les mémoires en défense qu’elles doivent produire en cas de recours judiciaire de la famille du défunt ou d’associations de défense des droits des détenus. S’ajoute donc une dose de contrôle professionnel et hiérarchique sur les pratiques pénitentiaires dont on pourrait certes décrier le manque ou l’absence d’indépendance, mais dont on ne peut nier la réalité et l’effectivité. À tout le moins, il s’agit d’autant d’un contrôle supplémentaire qui vient interroger et scruter les pratiques policières et carcérales que les associations de protection des droits des détenus tendent à s’appuyer sur les rapports d’inspection produits par l’administration pénitentiaire pour étayer leur recours devant les juridictions internes (Ferran, 2017).

En outre, l’exigence posée par la Cour européenne de contrôle de l’enquête par le public implique que la famille du défunt en particulier soit associée à l’enquête et soit régulièrement informée de ses résultats (Troubnikov c. Russie, 2005, s. 93). Plus largement, la surveillance du public, qu’il s’agisse des citoyens et des médias, peut s’exercer par cette obligation qui contribuerait à nourrir ce que l’on a appelé le panoptisme inversé (Cliquennois et al., 2014 ; Cliquennois et Suremain, 2017), c’est-à-dire à la possibilité pour les détenus, leurs proches et la société plus globalement d’exercer une surveillance et un regard sur les prisons et les pratiques pénitentiaires. Cette conception renversée du panoptisme foucaldien et du pouvoir carcéral traditionnel, certes non imbriquée et cristallisée dans un dispositif architectural, permettrait de compenser pour partie les excès sécuritaires relevés dans la mise en pratique des politiques de prévention du suicide.

Conclusion

Nous avons montré que la philosophie de la jurisprudence européenne sur le suicide en garde à vue et en prison est empreinte tant d’une rationalité de gestion des risques que d’un souci d’empêchement matériel du passage à l’acte suicidaire. On peut certainement voir dans l’adoption de ces mesures un effet pervers des droits de l’homme et du droit à la vie en particulier. Mais cet effet pervers semble pour partie contrebalancé par la possibilité pour les familles des détenus et plus largement pour les citoyens, les juges, les policiers et les médias, par les devoirs d’enquête incombant aux États membres du conseil de l’Europe, d’exercer une surveillance, si infime soit-elle, sur l’univers carcéral. C’est précisément dans cette dialectique des droits de l’homme et cette dualisation oscillant entre gestion des risques, punitivité et contrôle externe des lieux privatifs de liberté que tient notre analyse des politiques judiciaires européennes de prévention du suicide. Les liens entre ces deux tendances contraires auxquelles donnent naissance les droits de l’homme et le caractère dialectique de ces derniers mériteraient d’être davantage explorés à l’avenir dans d’autres domaines de la pénalité.