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Introduction

La revue Criminologie, qui fête son 50e anniversaire, peut être considérée comme un témoin privilégié de l’histoire de la construction et de la pérennisation de la criminologie scientifique internationale au Québec. Le Québec est en effet reconnu pour ses apports à la criminologie et est cependant également reconnu mondialement comme l’un des pôles géographiques incontestés de la victimologie francophone. Il est donc particulièrement appréciable d’avoir reçu pour mission de contribuer à cet anniversaire. Cet article a pour objectif de tenter de dresser un portrait de la place occupée par la victimologie dans la revue Criminologie, de 1968 à aujourd’hui[2].

L’exercice qui consiste à prendre connaissance de 50 années de productions scientifiques publiées dans une même revue constitue tout un défi ; mais ce n’est pas là que réside la difficulté principale de l’exercice. En effet – et c’est un clin d’oeil à tous les victimologues –, malgré des décennies d’existence, de construction et de consolidation, la victimologie n’est jamais parvenue à se définir comme un objet tangible. Officiellement née à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle ne sera jamais restée qu’un discours structuré sur les victimes et les victimisations (Baril, 1980, 1984), et n’aura pas réussi à prétendre à un statut universel de science, pas plus que de discipline. Il est donc convenu de se contenter de la circonscrire à un simple discours scientifique pluridisciplinaire, c’est-à-dire philosophique, sociologique, clinique ou juridique (Lopez, 2004). La victimologie n’est pas parvenue non plus à se définir autour de son objet d’étude puisque, pour qu’elle puisse être reconnue comme un champ consacré à l’étude des victimes et des victimisations, encore faudrait-il qu’il existe une définition acceptable, à tout le moins consensuelle, du concept de victime. Ce dernier est pourtant encore aujourd’hui la proie de nombre de confrontations théoriques et donne lieu à de remarquables confusions sémantiques (Cario, 2006 ; Rossi, 2013).

Il a été bien délicat de trouver une ligne méthodologique assez solide pour permettre de recenser, ou même relever, les articles « victimologiques » de la revue sur une période de 50 ans. C’est donc la méthode la plus simple qui a été retenue : après avoir recensé les entrées totales (n = 811) dans l’ensemble des numéros publiés (nombre de titres, incluant les articles, hors thèmes, éditoriaux, etc.), ont été sélectionnées les entrées évoquant directement le thème de la victimisation ou des victimes (une recherche par mots clés a tout simplement été effectuée). La simple citation du concept de victime ne suffisant pas à rendre un article « victimologique », les articles qui ont été retenus faisaient mention de ces concepts en tant qu’objets ou sujets de recherche, ou encore les mentionnaient comme un enjeu analytique. Dans la même logique, il a été nécessaire de consulter les publications ne portant pas uniquement sur le concept générique de « victime », mais aussi sur ses synonymes ou leurs équivalents, ou encore faisant référence à un champ lexical approprié (par exemple, le terme « polyvictimisation »). La recherche par mots clés a été appliquée aux titres, aux résumés et aux mots clés (éditoriaux et hors thèmes inclus). Au final, n = 99 productions, soit environ 12 % des entrées de la revue, ont été extraites et désignées comme pertinentes dans le domaine de la victimologie.

Il va sans dire qu’aucune méthode scientifiquement éprouvée n’aurait pu se trouver imperméable à un exercice d’une telle subjectivité. Malgré tout, il est probable que le portrait brossé au final soit assez exact, malgré la marge d’erreur possible. Le plus compliqué restait encore à faire : essayer de dresser, en copiant une manière de méthode idéaltypique de style wébérien (ou de clusters), de grandes catégories dans le message général proposé par les articles retenus. Dans la liste des 99 articles sélectionnés, la majorité ont été lus dans leur intégralité. De très nombreux articles, heureusement, étaient déjà connus des auteures. Par ailleurs, environ une dizaine d’éditoriaux ou textes de présentation, ou autres articles littéralement inclassables, ont dû être retirés pour permettre la rédaction du présent bilan. L’échantillon final est constitué de 89 articles.

Nous tenterons de montrer ici, en première partie, que certains grands thèmes victimologiques semblent avoir pris une place importante dans la revue ces 50 dernières années et reflètent une bonne partie de l’histoire de la victimologie, notamment au Canada et au Québec. Deux grands groupes de publications se distinguent : un premier (23 % des articles sélectionnés) est consacré aux rapports entre les victimes et le droit (droits des victimes, place occupée par les victimes dans les institutions judiciaires, mécanismes d’empowerment ou d’accès au droit pour les victimes dans le système judiciaire) ; un second (37 %) est constitué d’articles à l’objet très éclaté, faisant état de sujets spéciaux en victimologie, mais ayant tous en commun de traiter des diverses formes que peut prendre la victimisation ou ses conséquences. De ce second groupe, 14 textes ressortent particulièrement pour être marqués d’une perspective féministe : on y retrouve une grande préoccupation pour l’agression sexuelle ou la violence conjugale, ainsi que la victimologie dite « de l’action ».

Dans une seconde partie, nous constaterons qu’une trentaine de textes, soit un tiers de la production de la revue qui évoque le domaine de la victimologie, sont consacrés à des sujets au fond très « criminologiques ». Les données recueillies portent bien sur les victimes ou les victimisations, mais permettent d’analyser des tendances sur la peur du crime, d’observer le fonctionnement des institutions, de cerner de nouveaux facteurs criminogènes ou de définir les différents profils d’agresseurs. Il sera dès lors permis de discuter de la place occupée par la victimologie générale au sein de l’ensemble de la production de ces 50 dernières années, mais également de se demander pourquoi certaines orientations victimologiques se trouveront de leur côté presque absentes, ou sous-représentées, au sein de la revue.

Victimes, droits, vulnérabilités : la revue comme témoin de l’histoire de la victimologie

La redécouverte de la victime comme un sujet de droit : des années 1960 aux années 1980

Dans le premier numéro de 1968, Rico impose, dès les premiers instants d’existence de la revue (qui s’appelait encore Acta Criminologica), la présence de la victimologie. Il rédige un article consacré aux premières initiatives d’indemnisation des victimes d’actes criminels, sous forme d’une étude comparative. À cette époque, la victimologie en tant que champ d’étude ou simple champ d’intérêt existe à peine : elle est encore en cours d’ébauche au Québec et au Canada, comme dans la majeure partie du monde occidental. La première loi canadienne permettant l’indemnisation des victimes d’actes criminels ne sera annoncée qu’en 1972, à savoir quatre années plus tard. Rico aborde dans son article le thème du droit à la réparation des préjudices causés aux victimes de violences criminelles, qui deviendra avec le temps l’un des principes fondamentaux de la justice pénale. Il explique comment, devant l’échec des réformes proposées pour contraindre le délinquant à dédommager sa victime, on en viendra finalement à penser un système d’indemnisation indépendant.

La victime disparaît par la suite complètement de la revue jusqu’en 1979, où elle revient alors discrètement, pour la seconde fois seulement, dissimulée sous la forme d’un « citoyen ». Huot et Giroux esquissent, en 1979, une observation de la place du citoyen dans les tribunaux judiciaires : le citoyen se trouve ici être le plaignant (celui qui porte plainte), donc la victime. Déjà, à l’époque, on sent entre les lignes émerger le débat qui, dans les années 2000, fera rage : quelle place doit occuper la victime dans les institutions judiciaires ? On appréciera le caractère précurseur de la troisième phrase de l’article :

lorsqu’une victime d’une agression appelle la police, elle déclenche – souvent sans le savoir – la mise en marche d’une machinerie lourde aux rouages complexes, qui se meurt lentement et dont l’efficacité laisse perplexe. L’analyse de cette longue partie d’échecs, qui a pour enjeu la libération ou la condamnation d’un suspect, s’avère indispensable…

Huot et Giroux, 1979, p. 43

Il faudra attendre le tournant des années 1980 pour que l’on accorde une place concrète à la victimologie dans ce qui est alors devenu la revue Criminologie, dans un numéro intitulé Regards sur la victime (1980). Parizeau (1980) y refait émerger la question précise de l’indemnisation qui avait donné naissance à la victimologie dans la revue. Elle y évoquera notamment les premiers régimes d’indemnisation mis en place au Canada et dans d’autres pays. La question de l’indemnisation ou, ensuite, celle de la réparation des victimes disparaîtront alors des préoccupations jusque dans les années 2000, où deux articles, l’un de Chaumont (2000) sur la quête de reconnaissance des victimes de la Shoah et l’autre de Leman-Langlois (2000) sur l’impact de la participation des victimes aux travaux de la Commission « vérité et réconciliation », viendront enfin les revisiter, bien que dans d’autres contextes. Même en 1999, alors que paraîtra le premier numéro de la revue consacré à la justice réparatrice, la question des droits ou des besoins des victimes est un peu occultée par les nouvelles avancées en justice pour les adolescents ou la réaction des professionnels de la justice à l’idée de l’arrivée des victimes dans leurs prétoires. Charbonneau et Béliveau (1999) proposent des explications à cet état de fait au Québec et déplorent que la victime ne soit pas davantage représentée dans les initiatives de l’époque. Peu de place, au final, accordée à ces dossiers majeurs que sont, en victimologie, la réparation et l’indemnisation à la suite d’un acte criminel. Ce sont pourtant les principaux défis actuels pour l’avancement des droits des victimes (Rossi, 2014).

Victimes oubliées, blâmées, mutilées dans leur corps ou traumatisées : le numéro Regards sur la victime de 1980 constitue le premier numéro à thème consacré à la victimologie, thème qu’il aborde de manière franche et claire. Pour autant, ce numéro aligne au final des questions assez disparates. Outre le texte de Parizeau mentionné précédemment sur le dédommagement des victimes, on y présente les résultats des premiers sondages de victimisation, ou des premières études sur les conséquences de la victimisation et les réflexions de la revue sur les violences faites aux femmes. Le mouvement en faveur des droits des victimes reste encore bien timide et semble alors loin de faire consensus. Il faut d’ailleurs relire le texte de Fattah (1980) pour comprendre les tensions que génère la naissance de la victimologie de l’aide et de l’intervention. Soucieuse des droits et des besoins des victimes, cette forme de victimologie en émergence se consacre à défendre la personne victime et est perçue comme une menace pour la victimologie plus positiviste ou plus empiriste, qui, elle, est centrée sur le rôle causal de la victime dans le passage à l’acte criminel. Même si Baril, en 1983, s’intéressera aux résultats des enquêtes de victimisation et à la peur du crime, au final, dans ces premiers numéros des années 1980, il y a peu à dire sur les réalisations en victimologie ou sur l’état de nos connaissances en la matière. Dans une certaine mesure, Criminologie reflète donc bien le niveau d’avancement de cette nouvelle branche de la criminologie : la victimologie est un courant qui se cherche.

Quand la violence faite aux femmes devient un enjeu social : les années 1990-2000

Le numéro thématique Après le crime : survivre qui ouvre la décennie 1990 aligne des thèmes encore bien éparpillés. Réactions consécutives au crime et rôle des professionnels dans l’aide aux victimes (Engel, 1990), traitement médiatique des victimes et de la victimisation (Parent, 1990), résultats du projet pilote sur la déclaration de la victime au Palais de justice de Montréal (Laflamme-Cusson, 1990) : il n’y a pas vraiment de fil conducteur. L’article de Waller (1990) permet néanmoins de jauger ce qui a été accompli au cours de la précédente décennie au Canada et dans d’autres pays et de mentionner quelques défis à relever pour les années à venir. Pour autant, un thème va apparaître et occupera désormais une place relativement importante dans la production des 50 dernières années, si l’on en juge par le nombre d’articles sur cette thématique : celui des femmes victimes ou des femmes ayant des démêlés avec la justice.

Présent dans la revue pour la première fois en 1983, le thème de la violence conjugale est mis en lumière grâce aux résultats de la recherche de Baril et de ses collaboratrices à la Cour municipale de Montréal. Absence de données, problème de confiance envers la justice, impunité des infracteurs et traitement différentiel sont les problèmes que les chercheures découvrent en décortiquant les dossiers de la Cour. En 1990, Larouche et Gagné s’attellent aussi à la tâche et décident de tracer un portrait de la violence conjugale et des services offerts à Montréal. Elles déplorent l’absence d’actions concertées, de dépistage et d’évaluation des pratiques. Elles soutiennent que la violence doit être lue dans différentes sphères de victimisations et qu’il importe de développer une vision de l’aide axée tout autant sur les victimes que sur les agresseurs. Le numéro sur les Violences conjugales (1997) fera place à ces nouvelles perspectives. On y examinera notamment des thèmes bien particuliers : la violence au sein de la communauté militaire (Harrison, 1997) et la maltraitance entre conjoints âgés (Gravel, Beaulieu et Lithwick, 1997). On met l’accent sur des stratégies d’action : des stratégies de contrôle des conjoints violents (Roy et Rondeau, 1997) ou celles que les victimes devraient adopter pour obtenir de l’aide (Rinfret-Raynord, Cantin et Fortin, 1997).

Qu’il s’agisse de violence conjugale ou sexuelle, un même constat émerge dans les études ou les revendications de cette époque : lorsque la femme est victime, surtout dans sa famille, elle n’a pour seule ressource qu’un système pénal fondé sur des mythes et stéréotypes sociaux. Les institutions sont gérées par et pour des hommes. Les changements doivent passer par une reprise de pouvoir des femmes dans le système de justice et par l’élimination du patriarcat. L’empowerment des victimes sera un thème repris plus tard par d’autres auteurs (Cyr et Wemmers, 2011 ; Damant, Bélanger et Paquet, 2000 ; Poulin et Ross, 1997). Par ailleurs, on constate que ceux qui créent les lois ou les administrent ne peuvent plus continuer à fermer les yeux sur l’inégalité juridique envers les femmes. De l’arrêt Lavallée (Frigon et Viau, 2000), qui consacre la reconnaissance du syndrome de la femme violentée, à l’étude de la montée des tensions conduisant au meurtre de la conjointe, en passant par des explications juridiques des défenses les plus régulièrement amenées à la cour, notamment la défense de provocation (Côté, 1996), les changements dans le quotidien des victimes après le crime vont se traduire aussi dans des réformes sur le plan légal. Ce sont des tournants majeurs de notre société : ce sont aussi des tournants majeurs en victimologie.

Pour autant, l’apport du mouvement féministe ne fait pas l’unanimité, comme on peut le voir dans le numéro Les femmes et le contrôle pénal : questions féministes (1992). Analysant la réforme du Code criminel de 1983 sur les agressions sexuelles, Roberts et Pires (1992) expliquent que la violence sexuelle a accédé au statut de problème social à l’initiative du mouvement des femmes : ce sont les féministes qui ont dénoncé, à juste titre, les biais sexistes de la loi de l’époque, et l’exclusion des femmes du champ de la protection juridique. Néanmoins, les auteurs considèrent que cette réforme du Code criminel tant attendue pour elles s’est retournée contre les femmes, transformant leur désir de justice en impression de désir de punition et de rétribution. Autrement dit, la réforme légale qui a permis de changer le statut pénal de l’agression sexuelle a eu directement pour effet qu’une grande confusion s’est établie entre la nécessité, pour les femmes, de dénoncer les crimes dont elles sont victimes (pour mettre fin à la violence) et celle, pour la justice, de punir ces crimes. Et ce sera les victimes – les femmes surtout – que l’on accusera de vouloir se venger ou punir leurs agresseurs.

On pénètre alors dans un terrain glissant où l’équation crime-droit criminel signifie aussi peine-emprisonnement. Et ce terrain est d’autant plus glissant que la réforme du droit vers la fin des années 1970 tendait à abandonner l’idée de rééducation et faisait un tournant vers les visées symboliques de la justice criminelle.

Roberts et Pires, 1992, p. 40

Le détournement du besoin de justice des victimes par les institutions pénales n’est pas dénoncé que par des sociologues ou des juristes. En 1992, Snider attire l’attention sur les effets pervers des luttes féministes et, particulièrement, sur la manière dont la réaction sociopénale a échoué à répondre aux attentes des femmes. L’auteure y dénonce notamment l’instrumentalisation des discours des victimes, des femmes en particulier, et la montée aveugle du contrôle qui a, finalement, échoué à amener à une société plus juste, plus humaine ou plus sécuritaire. Elle en vient à la conclusion que le système pénal n’est pas « un allié de confiance » et que le bref « réconfort » qu’il offre aux femmes se fait au prix d’une plus grande ingérence dans leur vie. Au bout du compte, Snider (1992) se demande si les nouvelles réformes pénales ont vraiment amélioré les choses :

Le peu d’empressement des femmes à signaler les crimes à leur endroit ou à témoigner dans les causes de viol et de violence conjugale démontre qu’elles ne croient pas tirer de bénéfices psychologiques, physiques ou économiques de l’expérience. (…), la seule possibilité qu’a une femme de mettre fin à l’agression qu’elle subit est d’appeler la police (…) (au) prix (de) l’ingérence dans sa vie des forces du système pénal et de ses mécanismes de surveillance et de contrôle.

p. 10

Chose certaine, la revue Criminologie et ses lecteurs se sont enrichis de ces regards, souvent croisés, sur les femmes et la justice. On reste néanmoins avec le sentiment qu’en dehors du thème lié aux violences faites aux femmes, la victimologie n’attire pas beaucoup l’attention au cours de cette décennie. Parent pauvre, elle brille par son absence dans le numéro spécial consacré aux politiques pénales et sociales (1992) qui se voulait aussi l’occasion de souligner les 25 ans de l’École de criminologie.

Prendre le tournant du xxie siècle en revisitant les thèmes fondateurs de la victimologie

En 2000, la tenue du xe Symposium international de criminologie, à Montréal, donne l’occasion à la revue Criminologie de se consacrer entièrement à divers thèmes victimologiques. Fattah (2000) nous ramène à la construction de la victimologie, aux premiers débats qui mettaient en question son statut scientifique ou sa place en criminologie. Vingt ans plus tard, il estime que la victimologie de l’aide a mené à l’échec des réformes censées alléger la souffrance des victimes ou réaffirmer leurs droits. Il déplore que les perspectives militantes se soient traduites par une transformation de la victimologie, passée de discipline scientifique, orientée vers la recherche, à un mouvement humaniste, glissant de la recherche savante à l’activisme politique.

Même si elles ne manquent pas d’intérêt, ces préoccupations sont cependant bien alarmistes et ce clivage qu’il dénonce ne se reflète pas nécessairement sur le terrain : victimologie scientifique et victimologie appliquée font, en réalité, souvent bon ménage. Les travaux de Tourigny et Lavergne (2000) sur l’incidence de la maltraitance des enfants par des figures parentales et, plus tard, le numéro consacré à la polyvictimisation chez les jeunes (2014) en témoignent. Ces recherches ont en effet contribué à mieux cerner les diverses formes de violence vécues par les jeunes, à améliorer le développement des politiques sociales et l’aide à prodiguer aux jeunes et aux familles touchées par ces problèmes. L’étude comparative de nature empirique et juridique sur les dispositions et les législations encadrant les droits des victimes dans 22 États du Conseil de l’Europe (Brienen, Hoegen et Groenhuijsen, 2000) en sera un autre exemple. Cette méta-analyse cible notamment certains facteurs qui favorisent ou entravent la mise en oeuvre des réformes pour renforcer les droits des victimes dans les procédures pénales, question qui, dès ses premiers instants, n’a pas cessé de constituer le coeur de la victimologie.

Une décennie plus tard, le numéro Droits des victimes dans un contexte international (2011) permet d’explorer plusieurs nouvelles avenues. Dans ce numéro, Hall (2011) réexamine les problèmes liés à l’application des déclarations relatives aux droits des victimes dans neuf pays de même que les engagements internationaux établis par les Nations Unies, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. Les droits procéduraux accordés aux victimes seront également étudiés dans d’autres contextes, notamment à partir de l’expérience de l’Afrique du Sud (Leman-Langlois, 2011) ou celle de la Cour pénale internationale (Walleyn, 2011). La pertinence de la présence de conseillers juridiques dans les procès pénaux de type accusatoire comme étant un moyen de renforcer les droits des victimes dans les procédures pénales sera également examinée et critiquée (Kirchengast, 2011). En réponse à leurs besoins, et devant l’échec permanent de la justice à assouvir le besoin de reconnaissance (et non de vengeance) des victimes, la justice réparatrice se présente donc comme une autre voie que peuvent aussi emprunter les victimes de crimes graves. Elle sera explorée dans la recherche qualitative de Van Camp et Wemmers (2011) dans ce même numéro.

Même si de nombreux pays et gouvernements ont fait des efforts considérables pour intégrer les droits des victimes dans leurs systèmes pénaux respectifs, la normalisation des droits n’a pas donné les résultats attendus, peu importe le modèle juridique ou l’approche choisie. C’est bien le constat auquel on en vient à la lecture de ces articles. Faiblesse des mécanismes de mise en application des droits reconnus aux victimes, absence de pouvoir coercitif lorsque ces dernières sont lésées, impact simplement symbolique des chartes ou déclarations dans les pratiques judiciaires : peu de remèdes ont été apportés à ces problèmes, même encore aujourd’hui (Hall, 2011 ; Walleyn, 2011). Le « mystère » qui entoure les liens que doivent entretenir la Justice (dans son sens noble) et les victimes d’actes criminels demeure. Sans être pessimistes, il faut bien voir que la reconnaissance et l’actualisation des droits des victimes demeurent bien fragiles malgré les progrès réalisés au cours des dernières décennies. L’accès à la justice reste un enjeu de taille pour les nouvelles générations de victimologues.

Tel est le bilan que l’on peut dresser à la lecture d’une grande partie des articles sélectionnés. Pourtant, une autre tendance, tout aussi intéressante, se profile bientôt dans les articles de la revue : il reste une dernière catégorie d’articles à mentionner. Ces derniers amènent à constater que l’étude de la victime commence à générer des résultats qui desservent non pas la cause des victimes elles-mêmes, mais bien celle de la criminologie (et de la prévention et de la sécurité). À compter du milieu des années 1990, l’étude des victimes ne sera plus uniquement l’apanage des victimologues ou des féministes.

Victimes, crime et prévention : une revue malgré tout dédiée à la criminologie

Quand s’entremêlent intérêts victimologiques et « agressologiques »

En 1996 et 1997, deux numéros thématiques se suivent : l’un sur l’homicide conjugal au Canada, l’autre sur les violences familiales. Ils évoquent notamment l’arrêt Lavallée, datant de 1990, qui consacre la reconnaissance du syndrome de la femme violentée ainsi que la montée des tensions conduisant au meurtre de la conjointe, en passant par des explications juridiques des défenses les plus régulièrement amenées à la cour (notamment la défense de provocation). Dès lors, la victimologie amorce un tournant. On sent poindre la croisée des chemins. Tandis que, d’un côté, se dessine sans doute une victimologie de l’aide et de l’intervention décrite dans les paragraphes précédents, de l’autre se dessine une victimologie de la prévention. La victime (re)commence à être étudiée, comme l’agresseur, en tant que protagoniste du crime et mérite, tout comme lui, de voir son comportement analysé. Il n’est pas vraiment question, à cette étape, de relancer la question de la responsabilité de la victime dans le passage à l’acte, ou de se demander quel comportement cette dernière a pu avoir pour déclencher ou provoquer le crime (Fattah, 1971), mais plutôt d’esquisser les premières émanations de ce qui deviendra, plus tard, le débat victimaire : les droits de l’un sont-ils décidément condamnés à être incompatibles avec les droits de l’autre ? En 2000, Fattah dénonçait :

La mutation idéologique de la victimologie est manifeste dans les conférences et les symposia qui se tiennent en son nom : l’étude des victimes qui cède le pas à l’art de les aider, la sur-identification avec des victimes de crimes, le zèle du missionnaire avec lequel les « intérêts » de la victime sont défendus et poursuivis, etc. Tout cela signale un glissement préoccupant.

p. 49

Le débat est intéressant : il concerne la délimitation même du champ de la victimologie (si tant est qu’il puisse en exister une). Lorsqu’on étudie la victime, étudie-t-on uniquement ce qui se passe après le crime (donc une fois que la victime est atteinte) ? Ou peut-on également étudier ce qui se passe avant, c’est-à-dire la cause de la victimisation, sa genèse ou sa prévention, donc rechercher pourquoi ou comment la personne est devenue victime (les sources de victimisation) ? Pour les tenants de la première tendance, la victimologie est nécessairement rattachée à l’aide ou à l’intervention. La personne est déjà victimisée : il reste à étudier son état, ses comportements, son vécu, mettre en place les moyens adéquats en termes d’aide, de droits, d’intervention, observer la réaction des institutions à son endroit, etc. La victimologie, sans être nécessairement militante, est alors très certainement occupée à s’intéresser aux personnes blessées (dans leur corps, leur âme ou leur statut) ou à s’occuper des institutions qui tentent de leur donner les moyens d’en sortir.

Pour les tenants du second courant par contre, la victimologie ne peut être réellement différenciée de la criminologie. Étudier la cause de la victimisation, cela revient exactement à étudier la cause du crime, mais en recherchant des facteurs plus diversifiés que ceux qui tiennent à la seule personnalité de l’agresseur ou au contexte criminogène. Ce second courant est très représenté au sein de la revue, surtout à partir des années 1990. En effet, près de 25 % des articles recensés comme évoquant le thème de la victimisation sont en fait consacrés à l’utilisation de la perspective victimologique ou à l’étude des victimes dans une perspective de prévention ou de sécurité (études de la peur du crime, enquête de victimisations, études des antécédents victimologiques de populations criminogènes de manière à envisager les risques de déviance, études des victimes dans le but de définir des catégories d’agresseurs, etc.). Néanmoins fort intéressants, ces articles ne traitent pas de l’« après-crime ». Un exemple typique est l’article de 2015 de Côté, Blais et Ouellet, qui étudie les facteurs contribuant au risque de victimisation en milieu scolaire. Le risque de victimisation en milieu scolaire est notamment associé, pour les auteurs, à certains comportements de la part des victimes : celui d’avoir recours à la violence physique ou verbale préalablement, l’absence d’intervention de la part des témoins potentiels de la scène, le fait de demander de l’aide aux superviseurs (qui se révèle un facteur de risque et non de protection). Même si le texte est abordé sous l’angle de la victimisation, l’objet de l’article ne trompe pas : il s’agit bien d’études sur les facteurs de risque ou la prévention.

La revue Criminologie se trouve donc être, par son lectorat ou ses habitués, une excellente plateforme pour des recherches criminologiques reposant sur une observation des aspects particuliers de la victimisation. Des revues strictement consacrées aux victimes et aux victimisations, des revues consacrées au droit ou à l’intervention auprès des personnes vulnérables ne seraient pas les bons supports pour permettre à de telles recherches de montrer leur potentiel : la revue Criminologie, elle, leur donne un bel élan. Pour autant, la grande représentation de tels articles dans le bilan « victimologique » final de la revue peut aussi être contestable sur un point : derrière l’apparente récurrence du thème de la victimisation, il n’en reste pas moins que certains pans entiers de la victimologie auront été passés sous silence ces 50 dernières années, au profit d’études sur la prévention de la criminalité.

La victimologie dans la revue Criminologie : une dissension entre intérêts académiques et enjeux sur le terrain ?

Remonter le fil du temps à travers ces articles est un exercice passionnant. Leur lecture ou relecture permet de mieux comprendre ce qui a animé les victimologues de la première heure. Mais au final, on ne trouvera pas de véritable état de la situation sur la condition des victimes alors que celle-ci a considérablement évolué dans le temps. En prenant connaissance de 50 années de victimologie dans la revue, on se rend compte que certains persistent à affirmer que le vécu des victimes est encore trop négligé des considérations politiques, scientifiques ou pénales ; mais que pour d’autres, les revendications victimaires semblent être devenues une menace à l’équilibre de la justice, un argument de poids dans les discours médiatiques ou politiques dont l’on se sert pour alimenter ou renforcer la culture du contrôle du crime. Or, force est de constater que ce débat ne fait pas l’objet d’une analyse très approfondie ou nuancée.

Plonger ou replonger dans ces articles s’avère donc également déconcertant. On sort de l’exercice avec la même impression que si l’on venait de terminer un puzzle avec beaucoup de pièces manquantes. C’est en effet un portrait souvent éclaté, fragmentaire, de la victimologie qui nous est présenté au final. Ce parcours parcellaire présenté dans la revue ne permet en aucun cas de jauger réellement l’évolution et l’apport de la victimologie au Québec et au Canada. Notamment, il ne rend pas compte de l’importante mobilisation et des progrès réalisés dans le domaine de l’assistance aux victimes (Gaudreault, 1996a, 1996b, 2010, 2017). Au tournant des dernières décennies, les services offerts aux victimes se sont développés et professionnalisés dans la province québécoise, mais aussi partout dans le monde occidental et en justice internationale. Les intervenants ont amélioré leurs pratiques afin de tenir compte de la complexité, de la diversité des besoins des victimes et des enjeux liés à la victimisation criminelle. Et alors qu’existe une abondante littérature sur les recherches portant sur les conséquences du crime et son impact sur les institutions communautaires, judiciaires ou gouvernementales, nationales ou internationales, tout cela ne transparaît que trop peu dans la revue.

Dans le même ordre d’idées, on observe que, sur ces 50 années, peu d’attention sera accordée à des problématiques en émergence, qu’il s’agisse, par exemple, des victimes de pornographie et d’exploitation sexuelle sur les sites Internet, de la cybercriminalité, de la violence dans les relations amoureuses chez les jeunes, du harcèlement en milieu de travail ou du terrorisme. On observe quelques trop rares exceptions au fil du temps : un article de Rousseau (2000) sur les besoins des personnes victimes de crimes collectifs ; un article de Jimenez (2011) sur la traite des personnes. Plus récemment, un article de Vande Walle (2016) évoque les besoins particuliers des victimes du crime économique, particulièrement lorsque le crime prend place dans le contexte d’entreprise. L’auteure y constate l’incapacité des mécanismes traditionnels à prendre en charge de telles victimisations et plaide pour un développement majeur des mécanismes réparateurs de manière à engager la voie de la réparation du tort causé. Les recherches consacrées intégralement à l’étude des personnes victimes et permettant de mettre de l’avant de nouvelles idées en termes d’intervention se comptent sur les doigts de la main.

Il est tout aussi difficile de se faire une idée de l’ampleur et de l’impact des nombreux changements dont nous avons été témoins au Québec et au Canada dans le champ des politiques sociales et pénales au cours des 50 dernières années. La revue nous en apprend peu sur les enjeux et les questions qui sous-tendent ces changements, sur la contribution des différents acteurs, organismes ou institutions, qui en sont à l’origine ou en ont été les moteurs ou catalyseurs. Le fait que la victimologie est absente des débats dans le numéro consacré aux politiques pénales et sociales (1992) en est l’illustration flagrante, alors que la victimologie a significativement contribué à remettre en question l’état du droit, tant sur le plan de sa philosophie que de son application. Bien que la reconnaissance et l’évolution des droits des victimes soient un thème fondateur de la victimologie et qu’en ce domaine, le Canada et le Québec sont considérés comme des chefs de file, la revue n’offre qu’un pâle reflet du travail que nous avons accompli au cours des dernières décennies. Enfin, alors même que parmi les criminologues se trouvent de grands spécialistes du traumatisme et de ses formes cliniques, et de grands spécialistes des problématiques touchant les populations particulières, la sous-représentation d’articles consacrés au choc post-traumatique ou aux émanations cliniques de la victimisation, ainsi que la rareté des études sur les groupes minoritaires, tels les Autochtones (Jaccoud, 1997), les immigrants, les sans-abris, etc., sont particulièrement remarquables.

Conclusion

La revue Criminologie n’est pas consacrée à la victimologie. Pourtant fallait-il que cette dernière tente malgré tout d’y trouver sa place dans une certaine mesure. Y sera-t-elle parvenue ? Un bilan des 50 dernières années laisse la question quelque peu en suspens. Si on se contente de compter le nombre de textes qui mentionnent les victimes ou la victimologie en général, on pourrait croire que ce champ d’étude a réussi à retenir une attention scientifique intéressante et croissante. Cependant, avec le recul, il nous semble au final qu’il ne sera pas possible, au long de ces 50 ans, de trouver le moindre fil conducteur qui permette de témoigner des jalons qui auront été franchis en victimologie depuis son entrée dans la discipline criminologique ; encore moins de nommer les défis qui attendent les victimologues dans les années à venir.

Si la revue reste un espace pour permettre aux victimologues de faire rayonner leurs actions et leurs réalisations, elle doit également permettre de continuer à réfléchir à l’avenir de la victimologie. Pour ce faire, la revue pourrait mettre davantage en valeur la contribution des victimologues étudiant spécifiquement « l’après-crime », surtout du fait que la criminologie n’est pas la seule discipline dans laquelle la victimologie peut rayonner. Il est donc un peu décevant de constater qu’aujourd’hui les perspectives d’intervention québécoises se trouvent plutôt représentées dans des revues consacrées à la psychoéducation ou au service social ; que les perspectives féministes se replient vers des revues féministes ; que les articles psycho-victimologiques, et notamment toute la science du trauma, préfèrent les revues cliniques spécialisées. Le gros des articles victimologiques des 50 dernières années ne se trouve pas concentré dans des revues dédiées à la criminologie générale. Ce 50e anniversaire se devait d’être une occasion de rappeler qu’au départ, c’est la criminologie qui est le berceau de la victimologie. Quant à elle, la victimologie se trouve par là même confrontée à son propre miroir : elle devra, à l’avenir, se recentrer, prendre le temps de faire de véritables bilans et de poser un regard critique sur l’avenir.

La victimologie a un intérêt propre. L’étudier sous l’angle « après le crime » (et non seulement en vue de le prévenir) a un intérêt scientifique véritable, n’en déplaise à ses détracteurs. Loin de se contenter d’être un discours militant ou de ne servir qu’à « aider les gens », la victimologie permet de justifier les choix de société, d’expliquer les coûts associés au crime. Elle permet d’expliquer comment le système d’aide et d’intervention est financé ou réparti ; comment les connaissances concernant les préjudices causés à certaines populations se trouvent ou non en décalage avec les réalités sociales constatées ; comment certains secteurs sont priorisés ou non dans l’intervention sociojudiciaire ; comment les perceptions des victimes correspondent ou non à ce que l’on croit d’elles ou ce que les institutions définissent d’elles ; comment elles ont accès ou non aux services disponibles. Nous conclurons donc sur une note positive en affirmant, sur la base d’un regard porté sur 50 années de publications, que même si la victimologie a encore bien du travail à faire pour s’imposer et se faire reconnaître, surtout dans une revue telle que Criminologie, son avenir scientifique, lui, ne devrait plus avoir le moindre souci à se faire.