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Introduction

La revue Criminologie a été fondée au début du regain de popularité des idées de l’approche classique en criminologie. Avec le texte Crime and punishment : An Economic Approach, le lauréat du prix Nobel d’économie Gary S. Becker (1968) a remis de l’avant l’hypothèse selon laquelle la majorité des délinquants potentiels exercent leur volonté d’obéir ou de contrevenir à la loi en prenant en compte les sanctions éventuelles et leurs probabilités. L’analyse de la décision de passer à l’acte délictueux y était présentée comme le but premier de la criminologie. Cette approche a eu une telle influence sur les fondements de la criminologie que le délit est aujourd’hui au coeur aux définitions que donnent les deux universités québécoises offrant des programmes de criminologie de la discipline. L’École de criminologie de l’Université de Montréal indique que ses programmes visent « l’étude pluridisciplinaire du phénomène criminel […] pour connaître le délit, le délinquant, la victime, la criminalité et la réaction sociale face au crime » tandis que la présentation du baccalauréat en criminologie offert à l’Université Laval insiste sur le fait que le programme vise d’abord à « comprendre les comportements délictueux[2] ».

Or, il ne faudrait pas oublier que l’approche classique a été presque complètement ignorée durant la majeure partie du xxe siècle, au profit de deux autres objets d’étude. D’abord, Jean Pinatel (1979/1960) distinguait le crime de la criminalité. Du crime, Pinatel indiquait que c’était l’acte délictueux lui-même, « considéré comme un épisode qui a un commencement, un développement et une fin » (Pinatel, 1979/1960, p. 103). Pour lui, la criminalité désignerait plutôt l’ensemble des infractions qui se produisent dans un temps et un lieu donnés et qui est typiquement comprise dans l’analyse géographique des « points chauds » et l’analyse des tendances. Le développement de systèmes de compilation des statistiques policières dès 1930 n’est certainement pas étranger à la popularité de l’analyse de la criminalité, popularité qui a contribué à reléguer l’analyse du crime à la marge de la criminologie. Ensuite, l’étude du crime est souvent, à tort ou à raison, présentée comme incompatible avec la compréhension des individus à l’origine des infractions. Par exemple, l’ordre professionnel des criminologues du Québec, créé en 2015, définit « la profession de criminologue [comme étant] fondamentalement axée sur l’humain et la relation d’aide ». L’étude du criminel et son traitement restent donc parmi les préoccupations principales de bon nombre de criminologues et de chercheurs en criminologie.

Le 50e anniversaire de la revue Criminologie offre l’occasion de s’intéresser à la place de l’étude du phénomène criminel dans la discipline que l’on nomme criminologie. Ainsi, cet article vise à situer l’importance de l’analyse du crime dans la revue, depuis ses débuts. L’article comporte quatre sections distinctes. Dans la première, les grands principes de l’approche néoclassique sont brièvement présentés, tels qu’ils l’ont été dans la revue par Cusson (1986). Ensuite, l’ensemble des contributions à la revue sont analysées afin de suivre l’évolution des préoccupations quant au crime depuis sa création. Puis, la troisième section consiste en une description détaillée des articles publiés dans Criminologie ayant spécifiquement une forme de crime comme objet d’étude. Enfin, l’article termine sur quelques remarques et observations sur l’avenir de la recherche sur le phénomène criminel diffusée par la revue Criminologie.

Approches classique et néoclassique en criminologie

L’approche classique en criminologie remonte aux travaux de Beccaria et de Bentham (xviiie siècle). À l’époque, ces partisans de l’utilitarisme ont fait la promotion de nouvelles idées faisant de la prise de décision le concept central pour comprendre le passage à l’acte. Selon cette approche, les délinquants potentiels exercent leur volonté d’obéir ou de contrevenir à la loi en prenant en compte les sanctions éventuelles et leurs probabilités. Ils passeront à l’acte délinquant si ces coûts potentiels (la douleur, selon les utilitaristes) sont moins élevés que les gains éventuels (le bonheur) associés à l’action (Akers et Sellers, 2009). Il a résulté de cette approche la théorie de la dissuasion qui laisse entendre que la loi a le pouvoir de prévenir le passage à l’acte si la sanction qui y est associée est sévère, certaine et prompte. Bien que ces idées aient eu un impact durable sur les systèmes judiciaires modernes (le délinquant est, jusqu’à preuve du contraire, tenu responsable de ses actes), les études empiriques sur la relation entre la dissuasion et le crime ont trouvé, au mieux, une relation partielle entre ces deux concepts. Sur le plan macrosociologique, seules les mesures de la certitude des peines (comme le nombre de policiers par personne, le taux de résolution des crimes et les politiques de tolérance zéro) sont associées à une diminution du nombre de crimes par pays, provinces, villes ou quartiers (Pratt et Cullen, 2005) ; sur le plan individuel, plusieurs études ont démontré un effet dissuasif modeste de la sanction sur la récidive des délinquants condamnés (Pratt, Cullen, Blevins, Daigle et Madensen, 2006).

Il a fallu attendre la fin des années 1960 avant que l’approche classique ne connaisse un développement théorique d’importance. On attribue souvent à Becker (1968) la première application de la théorie du choix rationnel en criminologie ; pourtant, les parallèles avec l’approche classique sont évidents. Selon la théorie du choix rationnel, les délinquants décident de passer à l’acte ou non à la suite d’un calcul coûts-avantages (souvent appelé coûts-bénéfices, malgré l’anglicisme) prenant en compte, entre autres, la probabilité et la nature des sanctions. La différence majeure réside dans le fait que la dissuasion est une théorie essentiellement négative (qui cherche à expliquer le non-passage à l’acte) tandis que le choix rationnel tente d’expliquer la décision, peu importe qu’elle implique un passage à l’acte ou non (Akers et Sellers, 2009). Ainsi, les modèles découlant de la théorie du choix rationnel sont regroupés sous l’appellation « École néoclassique en criminologie » de façon à montrer l’affiliation avec l’approche classique, mais aussi l’élargissement du champ d’études.

L’École néoclassique en criminologie a, entre autres, mené à l’élaboration de deux approches ayant des implications pratiques évidentes en criminologie. La première, l’analyse de scripts, vise à comprendre le passage à l’acte de façon à l’interrompre avant qu’il n’atteigne son but (Cornish, 1994). Un postulat implicite de cette approche est que les délinquants exercent leur capacité à décider à chacune des étapes du passage à l’acte. Puisqu’elle vise à comprendre dans le détail le passage à l’acte, cette approche nécessite une définition très précise du type de crime à l’étude ainsi que des données très spécifiques sur les situations précriminelles[3]. La seconde, la théorie des activités routinières, indique qu’une opportunité criminelle est créée lorsque convergent un délinquant motivé et une cible intéressante en l’absence d’un gardien capable d’intervenir de façon à prévenir l’incident (Cohen et Felson, 1979). Cette approche explique le passage à l’acte par l’existence d’opportunités criminelles que les délinquants potentiels ont le choix de saisir ou non[4]. Dans les deux cas, la prise de décision est centrale à la compréhension de l’acte criminel. Malgré tout, on a reproché à l’analyse de scripts et à la théorie des activités routinières de trop se concentrer sur les situations et peu sur les motivations des délinquants, qui elles-mêmes peuvent être influencées par le contexte immédiat de la prise de décision (Wortley, 2001).

Dans la revue Criminologie, c’est l’article de Cusson (1986) qui a présenté les principes de base de l’approche néoclassique en criminologie, qu’il a renommé « analyse stratégique ». Après avoir rappelé qu’en analyse stratégique l’attention se porte sur le crime et non plus sur le criminel, Cusson (1986) indique qu’« [o]n tient compte des circonstances dans lesquelles se produit un délit et qui le rendent possible » (p. 55). Le texte présente les propositions de Cohen et Felson (1979) sur le lien entre le crime et les activités routinières, ainsi que quelques caractéristiques des biens les plus volés, qui correspondent à l’acronyme VIVA : la valeur, l’inertie, la vulnérabilité et l’accessibilité. Ces caractéristiques sont à l’origine du modèle CRAVED qui est encore aujourd’hui très utilisé en prévention situationnelle (Clarke, 1999). Si cette formulation s’applique mieux aux crimes de prédation, c’est-à-dire aux crimes ayant une victime et un agresseur facilement identifiables, Cusson (1986) parle plus généralement d’opportunités criminelles et de l’idée que la décision de passer à l’acte est principalement influencée par les résultats anticipés d’une action. Ainsi, tel qu’il est indiqué plus haut, l’analyse stratégique permet de comprendre les décisions qui, après coup, semblent erronées ou à tout le moins sous-optimales. Autrement dit, l’École néoclassique (l’analyse stratégique) en criminologie se fonde surtout sur la compréhension de l’acte criminel (le « comment ») et très peu sur le criminel (le « qui » et le « pourquoi »).

La place du crime dans la revue Criminologie

L’année 1968 a ainsi vu la publication de l’application innovatrice du calcul coûts-avantages en criminologie par Becker et du premier numéro d’Acta Criminologica (qui allait plus tard devenir Criminologie). Une telle convergence temporelle fait qu’on pourrait s’attendre à ce qu’une certaine préoccupation envers l’acte délictueux soit présente dans une grande proportion des travaux publiés depuis la fondation de la revue Criminologie. Pourtant, il ne semble pas que ce soit le cas. D’abord, les travaux phares de l’approche néoclassique ont été assez peu cités par les contributeurs à la revue : des quelque 19 813 références ayant apparu dans Criminologie, Becker (1968) a été cité deux fois, Cohen et Felson (1979), onze fois, l’ensemble des travaux de Beccaria, huit fois et ceux de Ronald Clarke, trente fois. On est bien loin de la soixantaine de citations des recherches de David Finkelhor en victimologie ou des quatre-vingt-quinze et quelques citations des travaux de Pierre Landreville sur la détention. Notons aussi que l’auteur francophone le plus souvent associé à l’étude du crime, Maurice Cusson, fait effectivement partie des dix auteurs les plus cités dans la revue (voir Leclerc et al., ce numéro), mais qu’une bonne partie de cette reconnaissance est associée à des contributions publiées avant la série de travaux sur les caractéristiques de la cible visée par le délinquant, qui met de l’avant l’idée que le délit est un moyen en vue d’une fin (cette situation est reconnue par Cusson lui-même, qui en parle dès l’introduction de son article de 1986).

Par contre, le fait de citer les classiques n’indique pas nécessairement une préoccupation envers le crime et vice versa. La Figure 1 illustre l’importance relative de l’étude du crime parmi l’ensemble des articles publiés dans la revue. Ces articles ont été sélectionnés à l’aide d’une recherche large basée sur les mots clés présents dans les titres et les résumés de tous les articles parus dans la revue depuis sa création. Les mots suivants (et leurs déclinaisons) ont été recherchés : « crime », « délinquance », « déviance », « analyse », « criminalité », « statistique » et « tendance ». Après avoir éliminé les articles évidemment hors sujet (ex. : un article sélectionné à cause d’une mention des publications de la revue Déviance et société) et ceux ne faisant pas d’un type de crime spécifique le centre de leur analyse, un total de 94 articles a été considéré comme accordant une place importante à l’acte criminel dans son analyse, ce qui représente moins de 12 % du total, soit une moyenne d’un article par numéro. Les pics de publication, évidents dans la Figure 1, s’expliquent par la présence de numéros thématiques appelant spécifiquement ce type d’analyse, soit par la volonté d’améliorer les connaissances devant un phénomène méconnu : La criminalité des affaires au Québec, 10(1) ; La peur du crime, 16(1) ; Criminalités économiques, 30(1) ; ou la volonté de comparer le crime dans différents contextes : Criminalité et réalités sociales : Québec, Canada, États-Unis, Japon, 14(1) ; Analyse spatiale du crime, 27(1).

Figure 1

Nombre d’articles publiés dans la revue Criminologie, par année (1969-2016)

Nombre d’articles publiés dans la revue Criminologie, par année (1969-2016)

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L’intérêt pour le crime ne s’est pas développé au cours des années, au contraire. La proportion d’articles centrés sur le crime (par opposition au criminel et à la criminalité) est passée de 13,5 % pour les 24 premières années d’existence de la revue (1968-1991) à 10,4 % pour les 24 plus récentes (1993-2016).

L’analyse du crime dans la revue Criminologie

La section précédente portait sur l’ensemble des articles publiés dans la revue Criminologie ayant affiché un minimum d’intérêt pour l’analyse du crime. Toutefois, le raffinement des critères de recherche nous a permis de relever onze articles mettant le crime au centre de leur analyse. À l’exception des textes de Normandeau (1972, 1981), ils ont tous été publiés après 1986. Le Tableau 1 présente ces articles.

On reproche parfois aux approches classique et néoclassique d’être peu didactiques. Il est vrai qu’en s’intéressant aux comportements effectifs, la dissuasion, la perspective des activités routinières et l’analyse de script ne font pas beaucoup appel à des notions abstraites. Reste qu’il existe des (néo-)classiques de l’étude du crime qui peuvent servir de cadre d’analyse, à commencer par Becker (1968), Cohen et Felson (1979) et Clarke et Cornish (1985). Plusieurs articles évoqués au Tableau 1 les citent explicitement (Cusson et Boisvert, 1994 ; Dupont, 2010 ; Leguerrier, 1989 ; Linteau, 2004). D’autres font référence à des concepts centraux des classiques, comme la rationalité et les opportunités criminelles, sans citer explicitement les travaux originaux (Bérubé et Campana, 2015 ; Leman-Langlois, 2008 ; Marleau, 2003 ; Normandeau, 1972 ; Paquin, 2004). Ainsi, à quelques exceptions près (Le Blanc et Deguire, 2002 ; Normandeau, 1981), la plupart des articles sur le crime publiés dans la revue Criminologie s’inscrivent dans la communauté de pensée de l’approche néoclassique. Il faut toutefois noter qu’aucune des publications mentionnées n’a l’ambition claire de contribuer à la reformulation d’une théorie existante ou d’élaborer une nouvelle théorie du crime.

Tableau 1

Articles publiés dans la revue Criminologie dont l’analyse porte explicitement sur le crime

Articles publiés dans la revue Criminologie dont l’analyse porte explicitement sur le crime

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L’étude du crime dans la revue Criminologie est donc essentiellement a-théorique. Les articles visent tous à définir ou à comprendre un phénomène criminel particulier, qu’il soit perçu comme nouveau (Dupont, 2010 ; Le Blanc et Deguire, 2002 ; Leman-Langlois, 2008) ou non. Ainsi, Cusson et Boisvert (1994) veulent décrire les étapes du déroulement d’un homicide conjugal et cerner « les circonstances et […] conditions qui ont rendu possible le crime conjugal » (p. 168). Pour sa part, Paquin (2004) veut « identifier les conditions d’émergence et de viabilité d’une fraude fiscale au sein d’un marché légal de production de biens » (p. 154). Autre exemple, Le Blanc et Deguire (2002) veulent clarifier les interprétations du terme « taxage » et en mesurer l’ampleur chez les adolescents québécois. Les articles sont donc essentiellement descriptifs. Par contre, Normandeau (1981) souhaite comprendre le crime afin de trouver des moyens de prévention potentiels, une application qui deviendra le fondement de l’approche de prévention situationnelle mise de l’avant par Clarke (1983). Enfin, deux articles souhaitent explicitement tester des hypothèses, d’un côté quant à l’influence de la présence de prêteurs sur gage sur la criminalité contre les biens dans un territoire (Linteau, 2004), de l’autre sur le lien entre la nature de la violence et l’idéologie (Bérubé et Campana, 2015). Dans les deux cas, les analyses visent à mieux comprendre un type de crime : les vols et le recel pour Linteau (2004), les violences motivées par la haine commises par des groupes d’extrême droite pour Bérubé et Campana (2015).

Il en découle donc que le type de crime à l’étude doit être rapidement et précisément défini dans le manuscrit. Par exemple, Marleau (2003) indique dès le premier paragraphe de l’introduction l’objet de son étude et passe plus loin une section complète à discuter des définitions retrouvées dans la littérature scientifique. La précision de la définition est si importante que certains auteurs poussent leur analyse jusqu’à regrouper des incidents semblables en types plus précis encore (Leman-Langlois, 2008 ; Normandeau, 1972). Ceci indique le souci qu’ont les auteurs de ces articles de fournir des résultats généralisables, d’abord à d’autres types de crimes, mais aussi à d’autres époques ou territoires. Conformément aux principes de la recherche fondamentale, le ou les auteurs cherchent souvent à démontrer qu’il existe un schéma récurrent, de manière à faire des comparaisons. La stratégie la plus utilisée en ce sens consiste à analyser l’évolution temporelle d’un type de crime, pour un territoire donné (Bérubé et Campana, 2015 ; Cusson et Boisvert, 1994 ; Dupont, 2010 ; Leguerrier, 1989 ; Leman-Langlois, 2008). La conséquence, par contre, est que les articles sur le crime publiés dans Criminologie sont assez peu cités par la suite, puisqu’ils représentent, en quelque sorte, des produits de niche très spécialisés.

Ce serait toutefois une erreur d’évaluer la qualité de leur contribution à l’aide d’une quelconque métrique de citation. À preuve, les méthodes utilisées sont variées et souvent originales. Ainsi, quelques années seulement après l’implantation de la Déclaration uniforme de la criminalité au Canada, Normandeau (1972) utilisait les données policières afin de documenter le vol qualifié à l’aide d’une stratégie analytique qui est encore utilisée aujourd’hui. D’autres ont utilisé les sondages de délinquance autorévélée (Le Blanc et Deguire, 2002) et les revues systématiques (Marleau, 2003). Les contributions sur le crime à la revue Criminologie ont toutefois la particularité de privilégier l’analyse de documents issus des journaux (Cusson et Boisvert, 1994 ; Leguerrier, 1989), des tribunaux (Paquin, 2004) ou d’une variété de sources (Bérubé et Campana, 2015 ; Dupont, 2010 ; Leman-Langlois, 2008). Au contraire, l’entrevue est plutôt la méthode ayant offert les contributions les plus marquantes dans le domaine pour la compréhension du crime (ex. : Jacobs, 1999 ; Wright et Decker, 1994). Si cette méthode est également présente parmi les contributions à la revue Criminologie (Linteau, 2004 ; Normandeau, 1981), elle a nettement moins dominé les autres méthodes que dans d’autres médias.

Conclusion

Pinatel (1979/1960) définissait la criminologie en fonction de ses trois objets d’étude principaux : le crime, la criminalité et le criminel. Il indiquait aussi que l’étude du crime constitue l’approche par excellence, puisqu’elle permet « d’appréhender la convergence des facteurs et mécanismes biologiques, sociaux, psychologiques, qui conduisent au passage à l’acte » (p. 103). Cependant, il est attendu qu’assez peu de recherches adoptent une position classique « pure », faisant du crime l’objet principal de l’analyse. Comme le laissent entendre les définitions générales citées plus haut, l’étude de l’acte délictueux est souvent préalable et nécessaire, plutôt que centrale aux travaux criminologiques. Par exemple, comme le souligne le modèle SARA, largement utilisé en recherche évaluative, le développement de mesures préventives commence par une meilleure connaissance du problème à résoudre (Scanning, Analysis) avant de déterminer la meilleure intervention (Response) et son évaluation (Assessment) (Clarke et Eck, 2005). La connaissance du crime est essentielle, mais ne représente pas toujours l’objet d’intérêt.

Ainsi, le crime, qui faisait l’objet de la revue présentée ici, a occupé une place marginale (environ 12 %) parmi les articles publiés dans Criminologie depuis sa fondation. Cette situation n’est pas particulière à Criminologie : par exemple, Weisburd (2015) a trouvé que 15,0 % des articles publiés entre 1990 et 2014 dans la revue Criminology avaient pour objet la situation, tandis que plus des deux tiers (66,1 %) portaient sur l’individu. Il est tentant d’y voir une preuve à l’appui de la croyance qui veut que les chercheurs se soient surtout intéressés à la personnalité criminelle ainsi qu’aux facteurs sociaux agissant sur les délinquants et sur la réaction sociale que suscitent les actes délictueux. On retrouve effectivement plusieurs publications de cette nature dans la revue Criminologie, tant hier qu’aujourd’hui. La nature thématique de la revue n’encourage pas non plus la publication d’articles sur le crime. Il est difficile de trouver un thème permettant de réunir plusieurs contributions sur le crime tout en évitant la redondance. Ainsi, le numéro 18(2) paru en 1985 portant sur « Le vol à main armée à Montréal » ne comporte aucun article sur le crime lui-même, mais plusieurs contributions, par ailleurs intéressantes, sur les auteurs de tels délits (Bellot, 1985 ; Pinsonneault, 1985) et sur le traitement judiciaire des cas (Élie et Kapétanaki-Barake, 1985 ; Gagnon et Le Blanc, 1985 ; Le Blanc, 1985). En plus d’une prise de position implicite sur les objets d’étude criminologique, nous avons décrit plus haut une piste d’explication plus pragmatique : l’étude du crime nécessite des données très précises sur les incidents, et ces données ne peuvent être compilées qu’à l’aide de méthodologies variées.

Une autre explication n’a été que brièvement abordée jusqu’à maintenant. Le site web de la revue indique que Criminologie « est une revue thématique répondant aux préoccupations et aux intérêts actuels des criminologues québécois et étrangers ». Le crime, comme objet d’étude, se distingue de la criminalité et du criminel par la rapidité de son évolution. L’approche néoclassique prédit que la décision de passer à l’acte est prise à la suite d’un calcul des coûts et avantages ; il en découle que ce calcul peut varier dans le temps, en fonction des contingences situationnelles imposées, par exemple, par les pratiques policières ou les lois. Il est donc attendu que les pratiques criminelles changent dans le temps et l’espace, et génèrent des analyses ponctuelles d’intérêt plus « opérationnel » que théorique. Par exemple, il est possible que la police encourage les citoyens d’un quartier donné à s’équiper d’alarmes en réaction à une vague de cambriolages, forçant ainsi les cambrioleurs éventuels à modifier leurs façons de faire. Cette action préventive et la réaction des cambrioleurs sont, a priori, anecdotiques et de peu d’intérêt général. Paradoxalement, cela implique que malgré l’orientation très pratique de l’approche néoclassique, les travaux sur le crime qui méritent d’être publiés dans une revue scientifique se rapprochent souvent plus de la recherche fondamentale que de la recherche appliquée que souhaite promouvoir la revue Criminologie. Ainsi, au-delà des implications immédiates des analyses stratégiques en termes de prévention, plusieurs travaux ont démontré que certains délinquants innovent et modifient leurs pratiques de façon à maximiser leurs gains et réduire leurs risques (Lacoste et Tremblay, 2003), et certains auteurs font même de la résilience et de la capacité d’adaptation des critères de performance criminelle (Bouchard, 2007). Les travaux sur les scripts criminels montrent avec évidence la diversité des pratiques d’individus commettant le même type de délits, et les travaux sur les carrières criminelles indiquent que les pratiques d’un même individu vont varier selon les circonstances (Kempf, 1987). Dans tous les cas, l’analyse du crime lui-même est un prétexte pour étudier une question plus globale.

Ce constat assez pessimiste sur la présence de travaux sur le crime ne prédit toutefois pas une disparition complète et irrévocable de l’intérêt pour l’acte délictueux. L’analyse des réseaux sociaux, l’approche ayant connu la croissance la plus importante dans l’histoire récente de la criminologie (Papachristos, 2011), a placé le crime au centre de son analyse, en apportant une nuance importante. Elle propose que l’unité d’analyse la plus appropriée est la participation criminelle, soit l’implication d’un individu dans un événement criminel précis (Carrington, 2009). Cette approche situe chaque événement criminel dans une séquence propre à chaque individu et permet donc de mieux comprendre la codélinquance : pourquoi un délit précis a-t-il été commis à plusieurs plutôt que par un seul individu ? Il est évident qu’une infraction commise à plusieurs ne se déroule pas de la même façon que si elle avait été commise par un seul individu, et l’étude de la codélinquance tend à démontrer l’importance du groupe dans la genèse et la poursuite d’une trajectoire criminelle (Reiss, 1988). La revue Criminologie a publié peu d’études utilisant les méthodes de l’analyse de réseaux jusqu’à maintenant (pour une exception, voir Savoie-Gargiso et Morselli, 2013), mais étant donné l’introduction récente de cette méthodologie en criminologie francophone (Boivin et Morselli, 2016), on pourrait s’attendre à ce que la situation change au cours des 50 prochaines années d’existence de la revue…