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Introduction

Au cours des dernières décennies, les victimes d’infraction se sont vu reconnaître une place légitime au sein des instances internationales et des différents États occidentaux. Ainsi, en 1985, les Nations Unies édictent « Les principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de criminalité et d’abus de pouvoir ». Dans cette déclaration, les victimes sont « des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions qui enfreignent les lois pénales en vigueur dans un État membre[2] ». Bon nombre d’initiatives en faveur des victimes d’agression ont fait suite à cette déclaration dans le monde entier. Encore tout récemment, la Commission européenne a fait du soutien des victimes d’infraction une priorité. Une directive du 25 octobre 2012 établit des normes minimales en ce qui a trait aux droits, au soutien et à la protection des victimes d’infraction. Celles-ci devaient être mises en oeuvre dans les États membres avant le 16 novembre 2015. Cette directive, qui a pour objectif d’améliorer la position des victimes dans les procédures pénales, stipule que « quel que soit le crime – agression, vol, cambriolage, attaque, viol, harcèlement, crime haineux, attaque terroriste ou traite des êtres humains –, toutes les victimes partagent les mêmes besoins de base : être reconnues et traitées avec respect et dignité, recevoir une protection et de l’aide pour leur intégrité physique et leurs biens et avoir accès à la justice et à une compensation[3] » (vice-président Reding). Ces deux institutions, les Nations Unies et la Commission européenne, ont également appelé les États membres à prendre des mesures afin de mettre à disposition des victimes des mécanismes réparateurs. La victimisation dans le cas d’un crime « traditionnel » a donc suscité plus d’attention durant les dernières décennies (Hall, 2013 ; Walklate, 2009 ; Zedner, 2002).

Même si les victimes de criminalité d’entreprise ne sont pas explicitement exclues du programme de victimisation européen, elles ne sont pas non plus explicitement couvertes par des directives européennes. Il est rare que les victimes de criminalité d’entreprise soient considérées comme faisant partie des victimes de criminalité (Croall, 2007). D’ailleurs, ces victimes n’en sont pas au sens criminologique du terme, puisque ce ne sont en règle générale pas des personnes ayant subi directement ou indirectement des dommages résultant de la violation d’une règle de droit pénal. Ce genre de victimisation est alors bien souvent minimisé par des discours sur l’impact de la pollution, l’insécurité alimentaire ou les conditions dangereuses de travail des collaborateurs (Croall, 2007 ; Snell et Tombs, 2011).

L’objectif de cet article est de démontrer que les principes de justice restauratrice tels que théorisés par Braithwaite permettraient, plus que d’autres types de réponse apportés à la criminalité d’entreprise, de résoudre plus adéquatement les conflits qui résultent de cette criminalité. Pour ce faire, cette contribution aborde tout d’abord la prise en compte progressive de cette criminalité et de la victimisation qui en résulte. Les caractéristiques particulières de cette victimisation sont ensuite présentées. Enfin, on montre en quoi les réponses classiquement apportées à cette criminalité ne laissent pas de place satisfaisante à la victime et ne permettent dès lors pas d’envisager la mise en place d’un processus pleinement réparateur pour toutes les parties prenant part au conflit.

Les cas présentés pour fonder notre argumentation se sont tous déroulés en Europe et sont issus de différents secteurs, même si le secteur pharmaceutique est surreprésenté en raison du fait qu’il a fait l’objet de notre recherche doctorale[4]. Nous avons par ailleurs limité notre démonstration aux entreprises qui produisent des biens et des services vendus sur le marché. La fraude fiscale et le blanchiment d’argent commis par des particuliers ne font donc pas partie de l’analyse. Les victimes analysées sont des personnes et non des entreprises ou des États.

1. La victimisation de la criminalité d’entreprise : de la prise de conscience à la gestion des risques

Les premières recherches consacrées à la criminalité en col blanc de Ross dans Sin & Society (1907) ou de Sutherland dans White Collar Crime (1949) postulent que le manque de réaction institutionnelle à la criminalité en col blanc résulte d’une opinion publique insensible à celle-ci. Le criminaloid (Ross, 1907), c’est-à-dire la personne commettant de la criminalité d’entreprise, réussit à échapper aux poursuites pénales parce que le public tolère les activités préjudiciables des élites. Cette passivité s’explique probablement par le fait que la population n’est pas consciente du véritable impact qu’a la criminalité en col blanc. Faisant le point sur la littérature scientifique concernant l’intérêt porté à la victimisation de la criminalité en col blanc aux États-Unis, Cullen, Hartman et Jonson (2009) observent une évolution passant d’une ignorance totale à propos de cet objet à une prise de conscience réelle au xxie siècle.

Malgré la diversité des pays européens, nous constatons aussi une évolution des perceptions autour de ce phénomène en Europe. Cette évolution passe de la non-prise en considération de la criminalité d’entreprise, et par conséquent de l’ignorance de sa victimisation, à une prise de conscience en ce qui concerne les activités préjudiciables de certaines entreprises, puis à l’indignation et à un appel à l’action.

Cette prise de conscience n’est pas linéaire. Elle fluctue en fonction des nouveaux mouvements politiques, des événements historiques, des scandales et des catastrophes. Ainsi, la réglementation en matière de santé et de sécurité est amorcée par les mouvements socialistes et certains mouvements chrétiens qui s’opposent à l’exploitation de la classe ouvrière à la fin du xixe et au début du xxe siècle (Ponsaers, 2015). Après la Seconde Guerre mondiale, le procès de Nuremberg permet de faire reconnaître la responsabilité de certains protagonistes politiques et économiques dans l’éradication de populations marginalisées (Van Baar et Huisman, 2012). Dans les années 1970, les mouvements écologiques se développent en Europe et organisent des campagnes de sensibilisation visant à préserver la nature et protestent contre les industries polluantes (Hooghe, 1995). Les pays occidentaux prennent conscience des risques sanitaires liés à la production alimentaire (Croall, 2009). Cette prise de conscience est renforcée par une série de scandales agroalimentaires dans les années 1990. Enfin, plus récemment, la crise bancaire a conscientisé une nouvelle population de victimes, allant des investisseurs les plus riches aux épargnants les plus modestes. Tous dénoncent les activités frauduleuses des institutions financières (Huisman, van Erp, Vande Walle et Beckers, 2015). Les citoyens semblent moins accepter qu’auparavant que de grandes entreprises s’emparent du pouvoir au détriment des personnes modestes de notre société (Croall, 2010).

On remarque aussi que les attitudes et l’engagement des citoyens varient fortement d’une région à l’autre. Dans certaines régions, les individus semblent être plus tolérants par rapport à la criminalité d’entreprise que dans d’autres. Ceci est assez manifeste lorsque nous comparons les Néerlandais et les Belges. Le cas « DES » illustre bien cet écart culturel[5]. Alors que le principal fabricant de médicaments contenant du DES était belge et que le produit pharmaceutique a fortement été commercialisé en Belgique, presque aucune victime ne s’est présentée après un appel public. Aux Pays-Bas, où la commercialisation était pourtant moindre, 4 710 personnes ont déposé une demande d’indemnisation à la suite de la création d’un fonds pour les victimes. Dans l’affaire de l’amiante, un groupe d’actions italien a réussi à saisir la justice (Altopiedi, 2015) alors qu’en Belgique la compensation reste limitée à quelques cas individuels. Expliquer cette différence de réaction n’est pas si simple. La culture juridique constitue probablement une explication : les Pays-Bas sont plus orientés vers le système anglo-américain du règlement collectif alors que la Belgique et la France optent pour une action individuelle en justice. D’autres facteurs permettant sans doute de comprendre ces différences sont par exemple la situation économique, les antécédents politiques, l’histoire politique, etc. Il s’agit certainement d’un questionnement important pour des recherches futures car la différence « culturelle » peut expliquer pourquoi un système de règlement des conflits fonctionne ou non dans un pays et quel type de résolution des conflits peut être satisfaisant vu la « culture » des victimes.

De manière générale pourtant, un changement d’attitude peut s’observer, passant d’une position réactive plutôt punitive à une attitude plus préventive. Ce changement de paradigme s’inscrit dans une réflexion plus vaste autour de l’évaluation et de la gestion des risques (Beck, 1992). Dans la société contemporaine, la production de richesses s’accompagne d’une production de risques. Puisque la production industrielle se développe de manière exponentielle et les effets préjudiciables qui s’y rattachent aussi, les gouvernements sont dans l’obligation d’intervenir. En accord avec les grandes entreprises, certains scientifiques commencent à élaborer un système d’évaluation des risques qui vise à définir les limites « acceptables » de la production et les limites de la responsabilité. Ce système sera progressivement implémenté dans l’arsenal juridique des États. Tant qu’une entreprise prend toutes les mesures nécessaires afin de respecter le cadre établi par le calcul des risques, elle n’est pas responsable des dommages liés au processus de production (Beck, 1992). Cette nouvelle méthode délaisse l’approche répressive pour lui préférer une approche préventive des activités d’entreprise préjudiciables.

Mais cette approche en termes de gestion des risques renforce parallèlement les responsabilités des individus. Le consommateur et le citoyen se voient contraints de prendre leurs responsabilités envers des risques produits. Leurs responsabilités en matière de préjudices commencent là où celles des entreprises s’arrêtent : sur le plan des risques acceptables. L’émission de particules fines est acceptable jusqu’à un certain niveau, même si cela engendre aussi une quantité de particules fines préjudiciables pour la santé. On vous avertit simplement en tant que citoyen d’éviter certains endroits et de ne pas y faire de footing ou de jogging. Les fabricants alimentaires peuvent ajouter une quantité de graisse ou d’additifs chimiques jusqu’à un certain seuil à ne pas dépasser. Aussi longtemps que les règles sont respectées, les consommateurs doivent prendre leurs propres responsabilités afin de consommer de manière intelligente. Ce raisonnement en termes de risque a un impact sur la reconnaissance de la victimisation. Aussi longtemps qu’un préjudice est la conséquence d’activités restant dans les limites du calcul des risques, il y a lieu de parler d’un préjudice acceptable. En fin de compte, ce calcul des risques a un impact sur la manière de traiter les conflits. Les entreprises s’assureront contre des préjudices jugés non acceptables. Ainsi, les assurances et les procédures de droit civil qui s’y rattachent jouent un rôle important dans la résolution des conflits. Paradoxalement, plus la victime est protégée par des règles de droit civil et indemnisée par les assurances, plus il devient difficile de montrer la criminalité des entreprises (Beck, 1992).

Donc, d’un côté, nous assistons à un intérêt croissant pour les dommages sociaux liés à la criminalité d’entreprise ; de l’autre côté, en épousant le paradigme de la gestion des risques, on privilégie la prévention des préjudices (le calcul du risque « acceptable ») et la responsabilisation des individus tout en laissant la question de la réparation des dommages causés à la collectivité à l’arrière-plan.

Mais les caractéristiques particulières de la victimisation de la criminalité d’entreprise peuvent en partie expliquer pourquoi il est difficile de la reconnaître comme une « vraie victimisation » méritant une attention sociale tout aussi importante que celle liée à la criminalité « traditionnelle ». C’est ce que nous voyons dans la partie suivante.

2. Les caractéristiques de la victimisation de la criminalité d’entreprise

Le phénomène de victimisation lié à la criminalité d’entreprise possède certaines caractéristiques qui le différencient de celui lié à la criminalité « traditionnelle ». En effet, tant les actes (les événements « criminels ») que les acteurs (auteur, victime) qui prennent part à ce phénomène sont particuliers et entravent la prise de conscience de la victimisation et de la résolution du conflit.

La victimisation de la criminalité d’entreprise se répartit démocratiquement

Les victimes de la criminalité « traditionnelle » sont majoritairement des individus et leur cercle d’intimes. L’acte criminel est souvent ciblé sur un objet spécifique ou une personne. Cette manière de concevoir la scène criminelle est instituée dans les systèmes légaux occidentaux. Dans les procédures civiles ou même dans les affaires pénales (en se constituant partie civile), les victimes individuelles essaient d’obtenir une compensation du responsable, ce qui se fait en général par des mécanismes assurantiels.

Les dommages causés par les activités préjudiciables des entreprises rompent avec cette représentation en termes de préjudices individuels et de compensation. « Smog is democratic », disait Beck (1992, p. 36) en parlant du risque de pollution lié à la « nouvelle » modernité. Cette expression a été largement critiquée puisque la pollution est distribuée très inégalement entre pays et populations (Bovenkerk, 2003). Par contre, ce qui est vrai, c’est que les préjudices liés à la criminalité des entreprises atteignent une grande quantité de personnes plutôt que quelques individus. Ce qui est propre au préjudice causé par une entreprise, c’est que celui-ci touche en règle générale un collectif qui résulte d’une production de masse, d’une commercialisation mondiale des produits et de leur consommation massive. Ainsi, de 1957 à 1960, la société pharmaceutique Grünenthal a commercialisé le softenon, ou thalidomide, un médicament contre les nausées durant la grossesse. Plus de 10 000 bébés dans le monde entier sont nés avec des malformations physiques importantes, mourant souvent au cours de la première année. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986, a engendré un nuage radioactif qui s’est étendu de l’Ukraine à une petite partie de la Russie, de l’Allemagne, de la Scandinavie, des Pays-Bas, de la Belgique… Quarante pour cent du territoire européen a dû faire face à la radioactivité libérée par l’entreprise. Les effets de la radiation sur le pourcentage de cancers sont difficiles à détecter[6] et dépendent du niveau de neutralité de l’organisation rédigeant le rapport. Au cours des dix dernières années, l’Europe a été exposée à des scandales alimentaires paralysant les marchés alimentaires. Un des cas les plus dramatiques a été l’affaire de l’huile frelatée. Ainsi, en 1981, la population espagnole a été touchée par une maladie mystérieuse qui a tué 350 à 600 personnes et qui a occasionné des maladies pulmonaires chez pratiquement 25 000 victimes. C’est ce qu’on a appelé plus tard le syndrome de l’huile frelatée. Il s’agit d’un des plus grands scandales d’empoisonnement alimentaire en Europe (Doeg, 1995). Dans l’affaire frauduleuse Lernout and Hauspie, une entreprise spécialisée dans la reconnaissance vocale et située en Flandre orientale, la population découvre, alors que cette entreprise est cotée en Bourse, que son chiffre d’affaires est gonflé artificiellement et qu’elle est donc surévaluée sur les places boursières. Sa faillite causera des milliers de victimes, 19 000 d’entre elles demandant une compensation financière (Het Nieuwsblad, 2012). Dans certains cas, le nombre de victimes reste mesurable, dans d’autres cas, il s’apparente plutôt à une masse grise de victimes non identifiables.

Une autre particularité de la victimisation du crime d’entreprises est que ces dernières ne sélectionnent pas leurs cibles au préalable. Chaque personne, indépendamment de sa position sociale, de son sexe, de son âge, de son origine ethnique ou de son lieu de vie peut devenir une victime. Croall (2010) souligne que chaque groupe social est en quelque sorte vulnérable en fonction de ses propres caractéristiques sociales. Ainsi, des conditions de travail dangereuses dans des ateliers clandestins atteignent plus souvent des femmes que des hommes alors que ces derniers sont les principales victimes d’explosions minières. Si des conditions de travail indignes sont plus souvent le propre de la classe ouvrière, certains cas d’exploitation de jeunes responsables ambitieux dans la City à Londres démontrent que les classes supérieures doivent aussi faire face au non-respect de conditions de travail décentes (Luyendijk, 2013). Les victimes de produits de consommation sont diversifiées en fonction du produit. Jusqu’à récemment, les femmes étaient le groupe le plus vulnérable en ce qui concerne la consommation de médicaments qui s’avéraient dangereux. Au cours de la dernière décennie, les hommes se mettant à consommer de plus en plus de médicaments, les victimes masculines ont augmenté en proportion égale. Le crime environnemental est peut-être celui qui est le plus démocratique. Même là, le capital social et la possibilité de choisir le quartier dans lequel on vit peuvent être un facteur déterminant pour la victimisation. Bénéficier d’un capital social et disposer de preuves scientifiques concernant les causes du préjudice jouera un rôle central dans la position qu’une personne aura au sein des procédures de règlement de conflits. Les personnes les plus informées seront plus à même de régler de manière satisfaisante leurs conflits.

La dernière décennie a vu apparaître un nouveau phénomène qui engendre des victimes et des coupables anonymes. La pollution environnementale contribue au réchauffement climatique et peut engendrer des catastrophes naturelles. On sait que l’industrie a un impact important sur le réchauffement planétaire alors qu’il est impossible de définir qui en est exactement responsable, mais aussi qui en souffre le plus. Ce que l’on appelle un dommage écologique semble avoir un effet indirect sur les individus. Ni coupable ni victime identifiable et identifiée. Il faut dès lors réfléchir autrement au règlement des conflits (Hall, 2013).

La distance spatiotemporelle

Il existe aussi une distance spatiotemporelle entre le coupable et la victime bien plus importante qu’en matière de délinquance « traditionnelle ». Cette distance est souvent considérée comme un obstacle pour apporter la preuve en matière de culpabilité, entrave la circulation de l’information, les victimes n’étant parfois même pas conscientes d’avoir été victimisées par des entreprises peu scrupuleuses. Or, un marché de plus en plus globalisé, de plus en plus internationalisé, produit des victimes aux quatre coins du monde. C’est pourquoi il est souvent difficile pour les victimes d’être réellement conscientes du fait que leur souffrance est due à un produit de consommation. Ainsi, des déchets électroniques venant des pays occidentaux arrivent dans les plaines poussiéreuses d’Afrique (Bisschop et Vande Walle, 2013). Dans le sillage du marché globalisé, nous constatons donc une exportation de la victimisation.

La distance temporelle entre la criminalité d’entreprise et son impact physique est bien illustrée par l’affaire Seveso en Italie[7]. En 1976, la région de Milan a été touchée par un accident industriel à la suite d’une explosion de l’usine chimique ICMESA (Kluin, 2015). L’entreprise n’a pas informé les habitants qu’un nuage empoisonné s’était libéré après l’explosion jusqu’à ce que de nombreux animaux meurent dans les fermes avoisinantes dix jours plus tard. Seveso, une communauté d’environ 17 000 habitants, a surtout été affectée par le nuage de dioxine. Les feuilles tombaient des arbres comme en automne et la population locale exposée au nuage, surtout des enfants, souffrait d’une maladie de la peau. D’autres nuisances physiques n’ont pas été visibles immédiatement. Certains scientifiques voient cependant un lien direct entre le pourcentage plus élevé de cancer dans la région et l’explosion à ce moment. L’affaire a été réglée grâce à une indemnisation de 10 milliards de dollars pour les victimes et 47,8 millions de dollars pour la décontamination environnementale.

Ce problème de distance spatiotemporelle entre la criminalité d’entreprise et ses effets est renforcé par des conséquences physiques non spécifiées en matière de victimisation de la criminalité d’entreprise. Consommer des produits frelatés, vivre dans un environnement pollué à la suite des crimes environnementaux et travailler dans des conditions de travail dangereuses peuvent causer des maladies, mais celles-ci n’ont pas de causes assez spécifiées pour pouvoir être liées à un abus d’entreprise. Tomber malade est un processus lent et relier des maladies générales (cancer du poumon, etc.) à des causes particulières complique les possibilités de résolution de conflits. Seules les personnes développant un cancer du poumon tout à fait propre à l’amiante peuvent montrer un lien incontestable, mais celui-ci survient souvent 20 à 30 ans après que l’exposition prolongée à ce produit a eu lieu. Il est alors difficile d’obtenir réparation.

Victimisation secondaire

Hormis les dommages physiques et financiers, les effets psychologiques peuvent avoir un impact sur l’attitude des victimes relativement à un conflit et à sa résolution.

En matière de consommation, les entreprises réussissent régulièrement à culpabiliser les gens qui consomment de manière « irresponsable ». Dans des cas d’erreurs de chirurgie plastique par exemple, il arrive souvent que l’on reproche aux patients de demander « l’impossible » aux médecins. Les patients souffrant de troubles physiques après avoir pris des pilules pour maigrir sont accusés de ne pas prendre leurs responsabilités relativement à leur surpoids (Vande Walle, 2015). Dans l’affaire de fraude financière de Lernout & Hauspie, les petits investisseurs ayant investi toutes leurs économies dans cette entreprise ont été accusés de cupidité et d’imprudence (Kellens, Dantinne et Demorceau, 2007). L’image sociale qui leur est renvoyée n’est pas celle d’une victime innocente.

Mais cette image est partagée par les victimes elles-mêmes. Ainsi, les consommateurs se sentent souvent responsables d’avoir été « trompés par des pratiques commerciales astucieuses ou de ne pas s’être suffisamment informés » (Croall, 2009, p. 130). Souvent, les victimes se sentent coupables de ce qui leur est arrivé, sentiment qui s’accentue quand aucun autre protagoniste ne prend ses responsabilités et ne reconnaît la victimisation (Croall, 2015 ; Friedrichs, 2015). Dans l’enquête menée en 2003 auprès des victimes de produits pharmaceutiques, celles-ci disent ressentir de la culpabilité parce que personne d’autre n’endosse la responsabilité en matière de victimisation. Les personnes qui ont consommé des pilules amaigrissantes dangereuses se sentent doublement coupables. Non seulement elles ne correspondent pas à l’image idéale de la femme mince, mais, en plus, prendre des pilules symbolise leur oisiveté relativement à ce problème (Vande Walle, 2005). Dans l’affaire du DES, le tabou semble plutôt lié aux nuisances physiques : malformations génitales et infertilité sont des problèmes difficiles à aborder au tribunal pour certaines personnes. Dans le cas du Softenon ou de la Dolantine spezial[8], le fait d’être responsable du handicap de ses enfants à la suite de la prise de médicaments durant la grossesse ou l’accouchement engendre aussi un sentiment de culpabilité insoutenable pour la mère (Vande Walle, 2005).

Ce sentiment de culpabilité peut même générer un syndrome de victimisation ou « un malaise social profond », qui a été décrit par Rosemary Gillespie concernant les victimes d’une catastrophe minière dans une mine de cuivre à Bougainville (Gillespie, 1994, cité dans Williams, 2009, p. 211). L’identité victimaire commence à peser sur leur vie entière. Les victimes se considèrent comme maudites. Elles ne veulent plus faire de projets à long terme, elles s’isolent de la société et leur comportement dans la vie est agressif et parasitaire. Il semblerait que ce sentiment prédomine chez les femmes qui vivaient à proximité de Tchernobyl au moment de la catastrophe. Leur vie sociale a été véritablement « envahie » par l’infertilité et le risque élevé de tomber malade (Williams, 2009, p. 211-212).

L’idéologie de la catastrophe

Le langage utilisé majoritairement pour parler des dommages d’entreprise permet d’amenuiser la victimisation de la criminalité d’entreprise. C’est ce que Walklate appelle « l’idéologie de la catastrophe » (Walklate, 1989, p. 101). En énumérant des cas avec beaucoup de victimes, des « catastrophes » ou des « accidents », l’attention ne se porte plus sur la culpabilité, mais est remplacée par un sentiment profond de fatalisme. Il ne faut pourtant pas oublier que les instructions d’utilisation, les notices médicales, etc., sont autant de manières pour les entreprises de fixer les limites de leur responsabilité et de pouvoir se décharger sur celle du consommateur non attentif. Ceci renvoie également la responsabilité sur l’administration publique compétente qui a pour mission de confirmer les instructions d’utilisation ou les notices médicales. L’administration et le consommateur se voient donc contraints d’assumer une part importante de la responsabilité qui devrait normalement incomber aux seules entreprises (Vande Walle, 2005).

Le réseau du pouvoir

En effet, les entreprises sont capables de mobiliser un réseau d’acteurs afin de protéger ou de renforcer leurs intérêts. Parce qu’elles ont un poids économique important, les entreprises arrivent à s’insérer durablement dans un réseau d’acteurs puissants. Tout d’abord, dans l’univers politique, elles bénéficient souvent de soutiens leur permettant d’influencer la politique économique et veillent à sauvegarder leurs intérêts économiques, par exemple en influençant les débats ayant trait aux conditions de travail et aux attentes environnementales. Ensuite, elles entretiennent des rapports particuliers avec les administrations et des services d’inspection administratifs qui sont amenés à les « surveiller ». Ces services doivent faire appliquer les règles écologiques, sociales, de santé, inspecter les entreprises, mais sans entraver leur rentabilité. Ces services doivent persuader les entreprises d’obéir aux règles qui ont un impact négatif sur leur chiffre d’affaires et résister au lobbyisme des entreprises qui leur offrent régulièrement des emplois attrayants. Mais les chercheurs sont aussi, et de plus en plus, dépendants des subventions des entreprises pour faire de la recherche. Ainsi, le secteur médical est vulnérable parce qu’il est dépendant des entreprises pharmaceutiques. Finalement, même le citoyen, en tant que consommateur ou patient, est lié aux entreprises par des mécanismes de marketing, de soutien médical aux associations d’entraide ou par la sponsorisation d’événements ou de matériel.

Ce réseau puissant (composé de politiciens, inspecteurs, chercheurs, consommateurs) créé par les entreprises est invisible tant qu’il n’y a pas de conflit. C’est au moment où le conflit éclate qu’il est difficile pour les acteurs du réseau de prendre position contre les intérêts des entreprises. Les victimes qui cherchent à s’appuyer sur des connaissances scientifiques ou médicales pour prouver la responsabilité pénale des entreprises se heurtent à un mur de silence des acteurs du réseau. Quand on ne parvient pas à affaiblir ce réseau, les victimes restent dominées dans les procédures de résolution des conflits (Vande Walle, 2005).

Quelles sont concrètement les possibilités de résolution des conflits qui s’offrent aux victimes d’entreprise et en quoi ces possibilités sont-elles en accord avec les particularités pointées ci-dessous ?

3. Du règlement à la résolution de conflits

Les recherches qui portent sur la criminalité des entreprises se demandent souvent comment sanctionner les entreprises de manière efficace. Peu de recherches par contre accordent de l’importance à la manière dont la victime estime que son conflit a été résolu. C’est cette question qui guidera la dernière partie de cette contribution. Dans un premier temps, nous nous demandons ce que la victime de criminalité d’entreprise attend comme réponse à son conflit qui lui paraisse satisfaisante. Ensuite, nous abordons la manière dont cette criminalité d’entreprise est en général traitée. Nous montrons que, quelle que soit la réponse apportée, elle ne permet pas à la victime de s’engager pleinement dans la résolution. C’est pourquoi, dans un troisième temps, nous plaidons pour la mise en place d’une justice réparatrice qui, plus que d’autres mécanismes, semble pouvoir satisfaire les attentes des protagonistes du conflit.

Les attentes des victimes de criminalité d’entreprise

Il est faux de penser que les victimes engagent des procédures uniquement pour obtenir une compensation financière. Au cours de notre enquête dans l’industrie pharmaceutique, il a été montré, lors des entretiens avec des victimes qui avaient souffert de conséquences graves en raison de la consommation de produits pharmaceutiques, que l’argent n’était pas la préoccupation première. Pour ces personnes, la résolution de conflits signifiait d’abord que les responsables reconnaissent publiquement leur culpabilité (Vande Walle, 2005). Comme vu plus haut, aussi longtemps que le responsable n’endosse pas sa responsabilité, ces personnes sont accusées et s’accusent souvent elles-mêmes de leur victimisation (Vande Walle, 2005). Elles s’attendent ensuite à ce que les responsables entament des actions afin d’éviter que cela ne se reproduise. Elles s’attendent aussi à une certaine compensation financière pour tous les frais engagés afin de payer les médecins ou des services d’assistance pour leurs enfants handicapés. Enfin, elles veulent obtenir justice. Pour elles, les entreprises responsables méritent une sanction pour les nuisances causées sans qu’elles ne détaillent spécifiquement la nature de la sanction. Grünenthal, l’entreprise qui a commercialisé le thalidomide, a payé 200 milliards de marks allemands d’indemnisation en ne reconnaissant cependant jamais sa responsabilité (Ross, 2013). En octobre 2013, des victimes espagnoles ont cependant engagé des poursuites en Espagne afin de demander une indemnisation. Après 50 ans de silence, la société pharmaceutique Grünenthal s’est excusée de ne pas avoir donné l’alerte plus tôt. C’était important pour faire disparaître le sentiment de culpabilité des victimes et de leurs parents. En octobre 2011, plus de 50 ans après le retrait du thalidomide, les victimes belges ont essayé de poursuivre l’État belge afin d’obtenir des excuses et une indemnisation financière. L’objectif était aussi de lui faire reconnaître son erreur parce qu’il a attendu longtemps avant de retirer le produit du marché. Le juge a cependant décidé que le grief était irrecevable (Radio Télévision Belge Francophone [RTBF], 2011). En résumé, la demande de reconnaissance en matière de responsabilité et les excuses qui l’accompagnent ainsi qu’une réaction judiciaire paraissent plus importantes que l’indemnisation financière compensant les préjudices physiques ou moraux.

Comment la criminalité d’entreprise est-elle prise en charge par la collectivité ?

En nous appuyant sur ces attentes, voyons à présent comment la criminalité d’entreprise est traitée. Un premier mécanisme est le système d’assurance : le système de sécurité sociale tout comme le marché de l’assurance privée « cachent » les victimes de criminalité d’entreprise. Un deuxième mécanisme est le système de justice pénale. Enfin, le système de droit civil comprend une série de mécanismes allant des recours collectifs au droit de responsabilité civile afin d’obtenir une indemnisation financière.

La transposition d’un dommage en un risque d’assurance

Plus qu’aux États-Unis et au Canada, la victimisation de la criminalité d’entreprise en Europe est en quelque sorte « neutralisée » en raison des protagonistes qui interviennent afin de négocier ou d’indemniser : le système de sécurité sociale.

Les habitants d’Europe de l’Ouest sont habitués au système d’assurance publique ou à l’intervention de la sécurité sociale en cas de maladie ou d’incapacité de travail. Ce filet de sécurité qui fonctionne encore très bien en Belgique est un système public dont on peut être fier. Il permet entre autres aux personnes de consulter un médecin, de partir en congé maladie ou de bénéficier des soins nécessaires dans les hôpitaux. Dans le contexte de la criminalité d’entreprise, ce même système peut cependant avoir un effet pervers, car il ne motive pas les « victimes » à rechercher activement les « coupables » des dommages physiques ou des maladies. Et ces derniers le savent. Lors d’un entretien avec un directeur d’une entreprise pharmaceutique (impliquée dans une affaire de dommages physiques liée à l’un de ses produits pharmaceutiques), il nous dit : « Ici, en Europe, nous avons la sécurité sociale. Il n’y a aucune raison pour que les gens souffrant de préjudices physiques à la suite des médicaments engagent des poursuites judiciaires. Voilà la différence avec les États-Unis où une procédure constitue la seule façon d’obtenir une indemnisation » (Vande Walle, 2005). Le système de sécurité sociale transforme les dommages physiques ou mentaux résultant de criminalité d’entreprise en une maladie nécessitant un traitement médical remboursé. Sauf qu’il ne couvre pas nécessairement tous les préjudices, qu’il ne s’encombre pas de la reconnaissance de culpabilité et que tout dépend finalement du niveau de bien-être. Il est un filet de sécurité qui vient à point nommé, mais il ne peut pas remplacer la résolution de conflits en cas de victimisation de la criminalité d’entreprise.

Les poursuites pénales à l’encontre des entreprises

Les poursuites pénales constituent une autre voie pour faire face à la criminalité d’entreprise. Depuis les années 1980 et 1990, certains chercheurs (Alvaselo et Tombs, 2002) ont plaidé pour une pénalisation accrue de la criminalité d’entreprise. Dans un contexte d’hostilité économique et politique (Pearce et Tombs, 1998), les entreprises qui commettent des crimes ayant un impact dramatique sur la société méritent d’être punies au même titre que les personnes commettant des crimes traditionnels. Les entreprises sont décrites comme des acteurs « rationnels, amoraux et n’ayant aucun sentiment » (Sutherland, 1983, cité dans Pearce et Tombs, 1998, p. 233), pour lesquels le langage pénal est adapté, surtout qu’elles craignent pour leur réputation.

Du point de vue des victimes, des poursuites pénales et la condamnation du responsable peuvent être considérées comme une reconnaissance de culpabilité. Dans la pratique cependant, le système de justice pénale ne semble pas fonctionner pour les cas de criminalité d’entreprise. Dans la plupart des affaires criminelles de ce type, cela prend des années avant que les responsables ne soient sanctionnés, s’ils le sont. Pour les victimes, cela correspond à des années d’insécurité, de coûts d’aide juridique imprévisibles et de frustrations. Pendant la procédure pénale, les victimes voient leur cas reformulé dans un langage juridique qui est bien éloigné de leur expérience personnelle. Il n’est pas sûr que les responsables finissent par reconnaître leur responsabilité. Seule une infime partie de ces affaires est menée jusqu’au bout. Le législateur belge a récemment élargi la possibilité de recourir à des transactions pénales pour répondre à la criminalité d’entreprise[9]. Moyennant le versement d’une transaction financière au ministère public, celui-ci s’engage à abandonner les poursuites pénales. Mais puisqu’il s’agit d’un accord entre l’entreprise et le ministère public, la place des victimes est inexistante, d’autant plus que la transaction se négocie en dehors de tout « débat » public.

Solutions en matière de droit civil : les recours collectifs

Dans les pays de common law, le recours au droit civil est la manière traditionnelle de régler les conflits dans des affaires de criminalité d’entreprise. Les dommages punitifs ou les injonctions punitives constituent une solution possible pour sanctionner les entreprises. C’est un phénomène plus récent dans les pays de droit civil : utiliser une procédure de droit civil pour sanctionner les responsables. Un processus lent en Europe vers la reconnaissance d’une sorte de recours collectif est un signe encourageant. Le recours collectif convient à la résolution d’un conflit avec de nombreuses victimes. Durant l’été 2013, le gouvernement belge a voté une législation acceptant les recours collectifs, à la suite d’un long débat qui se cristallisait autour de la peur de développer une « situation à l’américaine » : la quantité de victimes, les recours collectifs contre toutes sortes de produits et la peur de l’effet punitif de l’indemnisation. En Belgique, la procédure collective est donc réservée aux consommateurs victimes qui doivent faire appel à une organisation de consommateurs qui agit comme médiateur. De plus, si nous reprenons les attentes des victimes, le droit civil répond uniquement à la demande d’indemnisation financière.

L’étude d’un bon nombre de cas de criminalité d’entreprise a permis de conclure que les systèmes de résolution de conflits traditionnels ne fonctionnent pas bien pour les victimes en général, mais de manière encore plus criante quand on a affaire aux victimes de criminalité d’entreprise. Il nous paraît clair que la résolution de conflits exige une approche différente.

Justice réparatrice et abolitionnisme

Réfléchir à des moyens de résolution de conflits satisfaisants pour les victimes de criminalité d’entreprise mène inévitablement à la justice réparatrice et aux approches criminologiques qui s’y rattachent comme l’abolitionnisme, avec des précurseurs tels que Christie, Mathiesen et Hulsman, ou la criminologie de conciliation introduite par Pepinsky et Quinney (1991) avec la peacemaking criminology. Ces mouvements ont participé à la diminution de l’emprisonnement et de la répression envers des jeunes délinquants. Puisque la criminalité des entreprises est le domaine où l’emprisonnement est peu utilisé et qu’il nécessite des mécanismes de réparation autres que le paiement d’une amende administrative, il est dommage que ces chercheurs n’aient pas pensé à appliquer les idées d’inclusion et de justice sociale à la criminalité d’entreprise. C’est surtout Braithwaite (1984, 1985) et l’unité de recherche RegNet qui ont exploré la pertinence d’appliquer les principes de justice réparatrice dans les cas de criminalité d’entreprise[10]. Ce chercheur a élaboré une procédure pour résoudre les conflits dans des cas de criminalité d’entreprise, axée sur trois piliers : responsive regulatory pyramid, restorative justice et reintegrative shaming. Ainsi, pour régler un conflit entre les victimes, la communauté et les entreprises en cas de dommage, les trois piliers doivent être activés afin d’aboutir à une résolution ancrée dans la communauté. Si la communauté accepte de résoudre le conflit sans que les autorités n’interviennent, il n’est pas nécessaire d’être plus réactif et plus répressif. Maintenir les conflits en dehors du tribunal est un contexte parfait pour élaborer des procédures de conciliation, surtout quand les responsables des activités nuisibles essaient à tout prix de garder la résolution des conflits hors du tribunal.

Mettre en oeuvre les idées de justice restauratrice est un exercice fondamental. Cela oblige les décideurs politiques et surtout les acteurs prenant part au conflit de revenir aux fondements du conflit et aux attentes de toutes les parties : la reconnaissance de la culpabilité, les négociations concernant la résolution du conflit dans l’objectif de réparer le tort et de concilier les parties. Ainsi, les conflits liés à la criminalité environnementale d’entreprise se focalisent sur la restauration des ressources naturelles (Bisschop et Vande Walle, 2013 ; Hall, 2013), ce qui coïncide avec la « réparation » de l’environnement. Les administrations responsables des dossiers de violations environnementales préfèrent en effet une logique réparatrice qu’une logique sanctionnatrice, car il est souvent difficile de retrouver le responsable individuel de la pollution des eaux et de l’air, ce qui force à trouver d’autres solutions.

Conclusion

La recherche européenne qui s’intéresse à la criminalité d’entreprise en Europe se focalise sur l’étude du phénomène proprement dit et sur la manière de sanctionner les auteurs qui en sont responsables. C’est un défi pour les chercheurs que d’arriver à placer la victimisation liée à la criminalité d’entreprise dans la mire de la recherche. La crise économique actuelle résultant de la crise bancaire, l’impact dramatique qu’a la pollution sur les conditions de vie et sur la dégradation environnementale, les problèmes sanitaires qui sont liés à la qualité alimentaire peuvent cependant permettre que d’autres manières de résoudre les conflits soient élaborées.

Il est en effet urgent de reconsidérer comment se règlent les conflits en cas de criminalité d’entreprise, en raison d’abord de la réduction progressive de la protection sociale offerte par l’État-providence en Europe qui garantissait le remboursement des frais liés aux maladies et aux accidents. Mais ce système d’intervention de l’État a comme effet aussi d’invisibiliser les victimes de la criminalité d’entreprise. Le système de sécurité sociale est mis sous pression aujourd’hui. En Grèce par exemple, six millions de personnes étaient sans assurance et privées d’assistance médicale en 2013. On constate depuis la disparition de ce système de protection sociale que les victimes commencent à demander réparation autrement et à réfléchir au moyen de régler le conflit en se confrontant directement aux entreprises responsables.

Ensuite, l’évolution observée en matière de réponse judiciaire à la criminalité d’entreprise qui offre aux entreprises concernées la possibilité légale de négocier les conflits hors du tribunal pour éviter une procédure judiciaire publique permet certes de récupérer de l’argent pour le trésor public et de diminuer la charge de travail pour le système de justice pénale. Néanmoins, cet instrument leur permet aussi d’échapper à la procédure pénale et empêche toute résolution des conflits avec les victimes. Ces procédures extrajudiciaires ont souvent été perçues comme témoignant d’une justice de classe. Peut-être que cette perception négative doit évoluer en considérant qu’il peut aussi s’agir d’une opportunité de pouvoir résoudre le conflit collectivement, et d’y intégrer plus activement la participation des victimes directes et indirectes.

Arrivé au terme de cet article, la question en matière de résolution des conflits reste toujours ouverte. Cependant, il apparaît que les réponses judiciaires traditionnelles apportées à la criminalité d’entreprise ne sont pas satisfaisantes. Il serait dès lors opportun de reprendre les principes de la justice réparatrice et de la peacemaking criminology afin de favoriser la mise en oeuvre d’une réponse satisfaisante pour tous les acteurs concernés par le conflit. La société actuelle caractérisée par un État qui intervient de moins en moins et des conséquences nuisibles qui sont de plus en plus difficiles à relier à une entreprise spécifique offre, selon nous, plus d’opportunités pour le développement des idées de Braithwaite qu’auparavant.