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Introduction

[I]l est plus probable que, très bientôt, [nos hommes politiques] proposeront un plan d’ensemble de réorganisation de tout notre système correctionnel au niveau provincial. Ils ont […] compris qu’il était temps pour le Québec de se donner un régime de probation […]. La probation est une méthode de traitement des délinquants spécialement sélectionnés et consiste en une suspension conditionnelle de la peine, le délinquant étant placé sous surveillance personnelle, et recevant une orientation (guidance) ou un traitement individuel. Cela veut donc dire que le délinquant reçoit un traitement en liberté et peut ainsi continuer à travailler, faire vivre sa famille, et n’est pas « stigmatisé » par un passage en prison.

Pierre Landreville, 1965 : 2[2]

Cette citation est tirée d’un texte de Pierre Landreville publié dans le journal étudiant Quartier Latin de l’Université de Montréal… en 1965. À n’en pas douter, sa préoccupation pour les solutions de rechange à l’incarcération fait depuis longtemps partie de son parcours intellectuel et de ses valeurs humanistes.

C’est grâce à Alvaro Pires, qui était à l’époque mon directeur à l’Université d’Ottawa, que j’ai rencontré Pierre Landreville et que j’ai eu par la suite la chance d’être dirigé par lui dans quelques travaux à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Je l’ai aussi côtoyé plus tard à titre de membre du Comité régional de recherche du Service correctionnel du Canada, et j’ai enfin coordonné deux recherches qu’il a dirigées pour le compte du ministère de la Sécurité publique du Québec (MSP) (Landreville et al., 2004 ; Landreville et Charest, 2004). Que l’on me demande aujourd’hui de participer à l’hommage que l’on rend à ce grand humaniste représente pour moi non seulement un formidable défi à relever, mais aussi un grand honneur.

Les responsables de ce projet m’ayant confié le thème des solutions de rechange à l’incarcération, j’ai choisi pour la première partie du texte d’illustrer de quelle manière les travaux de Pierre Landreville ont influencé les politiques correctionnelles au Québec au cours des 20 dernières années. L’accent sera mis sur le fil conducteur qui a guidé sa pensée, soit la nécessité d’avoir un système de justice équitable, humain et qui favorise la modération.

La deuxième partie portera sur l’emprisonnement avec sursis au Canada. Implanté en 1996 dans le but explicite de réduire le recours à l’incarcération, le constat actuel est que malgré le fait que cette mesure possède les attributs nécessaires pour être une solution de rechange crédible et efficace, elle est déjà mise à mal par un courant conservateur qui veut réduire les possibilités d’octroi au sursis. La troisième et dernière partie du texte relève quelques obstacles aux solutions de rechange, dont le fait qu’elles soient continuellement comparées à la prison, qu’elles soient méconnues de la population et, enfin, qu’elles soient discréditées par le discours sur la loi et l’ordre.

Pierre Landreville et les solutions de rechange à l’incarcération

Au milieu des années 1980, les établissements de détention du Québec sont aux prises avec un problème de surpopulation carcérale. C’est la raison pour laquelle le ministère responsable des services correctionnels de l’époque, le Solliciteur général – remplacé depuis décembre 1988 par le ministère de la Sécurité publique –, souhaitant humaniser l’administration de la justice, confie à Pierre Landreville le mandat suivant :

Dans la perspective de rechercher les outils correctionnels appropriés et ainsi de réduire le recours à l’incarcération, de favoriser l’implication de la communauté dans le traitement de la criminalité et de diminuer les coûts engendrés par le dispositif correctionnel au Québec, le comité devra identifier, décrire et analyser les mesures sentencielles et non sentencielles susceptibles d’être développées à moyen et long terme par le Solliciteur général du Québec. Les mesures sentencielles proposées devront tenir compte des objectifs de punition, dissuasion, exemplarité et réhabilitation recherchés.

Rapport Landreville, 1986 : 11[3]

Le mandat mentionnait également que les recommandations « pourraient toucher les domaines de la prévention, de la déjudiciarisation, des alternatives à l’incarcération et de la réinsertion sociale des contrevenants » (rapport Landreville, 1986 : 11). C’est aussi dans cet esprit que les membres du comité présidé par Pierre Landreville ont tenté d’analyser les facteurs agissant à tous les stades du processus pénal pour adultes et qu’ils ont choisi de mettre l’accent tant sur les solutions de rechange à l’emprisonnement que sur les moyens pour faciliter le plus rapidement possible la réinsertion sociale des personnes incarcérées (ibid. : 12).

La modération dans le droit pénal et autres principes

Le Comité Landreville a abordé son mandat dans l’esprit de la modération en droit pénal qui signifie que nous devons « toujours garder les coûts du droit pénal au niveau le moins élevé pour le délinquant, le contribuable et l’ensemble de la société » (Commission de réforme du droit, 1976 : 25).

Dès lors, on reconnaît la pensée de Landreville qui va également transparaître dans le choix des principes qui ont guidé l’ensemble des recommandations. Parmi ces principes, on trouve que :

  • L’on doit avoir recours au droit pénal et au système de justice pénale avec modération.

  • L’emprisonnement est une sanction exceptionnelle.

  • La communauté et les organismes sociaux doivent jouer un rôle important dans la gestion des problèmes sociaux et le traitement de la criminalité.

ibid. : 18

Une des particularités du rapport Landreville est l’approche globale adoptée, en ce sens que les 47 recommandations ont touché non seulement le Solliciteur général du Québec, mais aussi des domaines sous la juridiction de certains autres ministères québécois et des gouvernements fédéral ou municipal. L’idée n’est donc pas seulement de limiter les entrées en prison et dans le système pénal, mais aussi de permettre au système social de jouer pleinement son rôle dans la prévention et le traitement de la criminalité.

Son influence sur les politiques correctionnelles québécoises

Plusieurs idées importantes développées dans ce rapport se retrouvent bien ancrées depuis une vingtaine d’années dans la philosophie et les politiques des services correctionnels québécois. C’est dans les documents officiels (Québec, 1988 ; 1996a ; 1996b ; 2002) qui ont orienté les politiques et les décisions du système correctionnel québécois que se révèle cette influence. De fait, ce rapport a fourni la matière première à plusieurs documents. Dans celui intitulé Mission, valeurs et orientations, on trouve des idées fortes telles que :

  • Des efforts supplémentaires seront consentis pour éviter que les personnes qui ont davantage besoin de services que de sanctions n’entrent dans le système judiciaire.

  • […] les Services correctionnels intensifieront leurs efforts en vue de promouvoir et de rendre disponibles au tribunal toutes les mesures possibles de substitution à l’emprisonnement.

  • Les Services correctionnels entendent […] mettre plus à contribution les ressources de la communauté dans la prise en charge des personnes contrevenantes.

Québec, 1988 : 9

Cette influence est encore plus développée et articulée quelques années plus tard dans les deux documents qui ont établi les assises de la réforme correctionnelle québécoise entamée en 1995, soit celui intitulé Vers un recours modéré aux mesures pénales et correctionnelles (Québec, 1996a) et Des orientations pour l’action. Pour des services adaptés aux défis sociaux et pénaux (1996b). Dans ces deux cas, les traces du rapport Landreville sont indéniables :

  • Décriminaliser certains comportements ou privilégier une approche non judiciaire de certains délits.

  • Que le système social, entre autres les réseaux publics et communautaires, joue un rôle plus actif dans le règlement des conflits et des problèmes qui aboutissent dans le système de justice pénale (personnes ayant des problèmes de santé mentale se retrouvent judiciarisées ou emprisonnées).

  • Réduire le recours au système de justice pénale et aux mesures correctionnelles pour traiter la criminalité.

  • Privilégier des mesures pénales autres que l’incarcération (amende, dédommagement ou travaux communautaires).

  • L’incarcération comme véritable dernier recours.

  • Susciter la mise en place de lieux de concertation entre les divers partenaires pénaux.

Québec, 1996a ; 1996b

S’il est vrai que ces documents officiels des Services correctionnels du Québec (SCQ) sont imprégnés des principes et des recommandations du rapport Landreville, des recommandations ont aussi eu des influences sur le plan législatif. À titre d’exemple, le rapport suggérait de « favoriser l’application des mesures de réinsertion sociale pour les personnes incarcérées [parce que] lorsqu’une personne est incarcérée, tout doit être mis en oeuvre pour qu’elle puisse réintégrer la société le plus adéquatement possible » (rapport Landreville, 1986 : 87). C’est dans cet esprit que le Comité avait recommandé que :

Le Solliciteur général apporte une modification à la Loi sur la probation et sur les établissements de détention pour permettre l’octroi d’absences temporaires, pour fins de réinsertion sociale, à toutes les personnes condamnées au sixième de leur peine et veille à ce que les absences temporaires soient octroyées conformément à la loi.

Recommandation 38

C’est à la suite de cette recommandation que le projet de loi 147 a introduit la possibilité d’octroyer l’absence temporaire au sixième de la peine tout en clarifiant le partage des compétences entre les SCQ et la Commission québécoise des libérations conditionnelles (CQLC). Cette loi permettait en fait aux directeurs d’établissements de détention d’accorder des absences temporaires entre le sixième et le tiers de la peine alors que l’octroi des libérations conditionnelles après le tiers de la peine allait être réservé à la CQLC.

Il importe de préciser que le rapport Landreville avait à l’époque, entre autres, proposé l’implication de la CQLC dans l’octroi des absences temporaires pour les peines de six mois et plus, mais que cette idée n’avait pas été retenue avec le projet de loi 147. Or, quelques années plus tard, la Loi sur le système correctionnel du Québec (LSCQ) a consacré presque intégralement la recommandation originale du rapport Landre-ville en rendant la CQLC l’unique responsable de l’octroi des permissions de sortir préparatoires à la libération conditionnelle – nouvelle appellation des absences temporaires –, à partir du sixième de la peine pour les peines de six mois et plus. En clair, la LSCQ a établi un partage clair des pouvoirs et responsabilités entre la CQLC et les SCQ tout en rendant le régime de remise en liberté plus cohérent.

Toujours sur le plan législatif, on trouve un autre aspect fondamental consacré par la LSCQ dont les bases avaient été développées des années plus tôt par le Comité Landreville. L’idée de recourir aux ressources de la communauté pour offrir des services adéquats afin de répondre aux besoins des personnes contrevenantes, et ce, au même titre que tout citoyen, s’est en effet concrétisée dans l’article 22 de la LSCQ. Cet article stipule que le « ministre veille à favoriser l’accès des personnes contrevenantes à des programmes et des services spécialisés offerts par des ressources de la communauté en vue de leur réinsertion sociale et dans la perspective de soutenir leur réhabilitation […] » (violence conjugale, déviance sexuelle, pédophilie, alcoolisme et toxicomanie). L’article suivant de la loi précise que le « ministre peut conclure une entente avec un ministère ou un organisme pour le développement et l’implantation de services adaptés aux besoins des personnes contrevenantes, notamment en matière de traitement, de formation académique et d’emploi) ».

La constance de l’humaniste

Ce qui précède éclaire beaucoup sur l’influence du chercheur sur le plan des politiques. Mais d’autres objets de ses préoccupations ont aussi servi à attirer l’attention sur des incohérences du système de justice pénale.

Le rapport Landreville a fait ressortir la problématique de la détention préventive et cinq recommandations visaient à limiter son recours et à en réduire la durée. En 1986, la situation était considérée comme préoccupante étant donné que la population moyenne quotidienne représentant les prévenus était d’environ 32 % (rapport Landreville, 1986 : 23). Or, aujourd’hui, au Québec comme au Canada (voir Beattie, 2006), le pourcentage de prévenus n’a cessé de grimper et la population moyenne quotidienne des établissements provinciaux est maintenant constituée d’environ 50 % de personnes prévenues. Il serait certes souhaitable de retourner à ces recommandations et de réfléchir à nouveau à la situation afin de trouver des solutions de rechange à l’utilisation de la détention préventive[4].

Une autre préoccupation du chercheur était la problématique des admissions pour non-paiement d’amende dans les institutions provinciales. Préoccupé au plus haut point par cette situation, il a largement documenté cette problématique et a proposé six recommandations afin de recouvrer des amendes par des moyens souples et efficaces de façon à éviter l’incarcération (voir rapport Landreville, 1986 : 85-87). Aujourd’hui, au Québec, en vertu de la Loi modifiant le Code de la sécurité routière et le Code de procédure pénale concernant la perception des amendes, les personnes ne sont plus incarcérées pour ne pas avoir payé leurs amendes relatives à la circulation routière et au stationnement. De fait, les admissions en détention pour non-paiement d’amende sont passées de 8 459 en 2000-2001 à 1 218 en 2006-2007, soit une baisse de 85,6 % [5].

Dans la même veine, dans un article publié en 1994, il analyse l’utilisation des travaux compensatoires pour éviter l’incarcération pour non-paiement d’amende. Rappelant que le Québec avait développé un programme de travaux compensatoires[6], il a fait le constat que ce programme ne permettait pas de réaliser des économies comme on aurait pu s’y attendre. Peu importe, pour l’humaniste, dans le domaine de l’administration de la justice, il faut proposer et procéder à des réformes qui vont faire en sorte que le système soit plus juste, plus équitable et plus humain (Landreville, 1994 : 244). Par exemple, ne pas emprisonner des personnes qui ne sont pas en mesure de payer leur amende.

Une autre illustration se trouve dans son analyse de l’utilisation de l’absence temporaire dans les établissements de détention du Québec. Ainsi, dans une période de surpopulation, il est pour lui pleinement légitime et acceptable d’utiliser l’absence temporaire pour gérer la population carcérale. Son utilisation pour des raisons d’équité et d’humanisme est nécessaire lorsque la surpopulation provoque une augmentation de la tension en milieu carcéral et qu’elle menace la sécurité du personnel et des personnes incarcérées (Landreville, 1995 : 145). Mais évitons toute équivoque, lorsque Landreville préconise l’utilisation de l’absence temporaire, il tient pour acquis que les personnes sont préalablement évaluées et que ces absences comprennent « un encadrement strict et, règle générale, une condition de résidence dans une ressource d’hébergement communautaire ainsi que la participation à un programme structuré » (rapport Landreville, 1986 : 88). Rien n’est donc laissé au hasard.

Par ailleurs, et comme il l’a déjà rappelé, « les solutions de rechange ne sont pas des solutions miracles » (Landreville, 1988 : 295), notamment lorsqu’il y a risque de contrevenir au principe de modération. C’est par sa prise de position sur la surveillance électronique que Landreville est le plus éloquent à ce sujet. Probablement le premier à avoir traité du sujet dans la francophonie, il a fait clairement état dans son texte de 1987 des possibilités de dérapage de cet outil de surveillance. Il a aussi à l’époque attiré l’attention sur le fait que l’utilisation de la surveillance électronique représentait une menace pour les libertés individuelles et un risque d’escalade du contrôle pénal. L’idée de transformation du contrôle social par cette nouvelle forme de contrôle des comportements était aussi préoccupante, telle la surveillance des allées et venues des personnes 24 heures sur 24, et ce, pour un plus grand nombre d’individus (Landreville, 1987).

Dans un autre article, il reprendra la question sous l’angle de l’expansion du marché de la surveillance électronique et de la diversification de ce champ de surveillance des nouvelles clientèles. Il soulignera notamment l’escalade des mesures pénales, la question du marketing agressif de l’industrie et des groupes de pression qui tentent d’influencer les politiques pénales (Landreville, 1999).

La constance de l’humaniste est donc confirmée, toute solution de rechange, toute pratique correctionnelle, doit respecter les principes de modération, de justice et d’humanité.

L’emprisonnement avec sursis au Canada

Cette deuxième partie vise à présenter une mesure relativement récente au Canada et qui peut être qualifiée de nouveau « vaisseau amiral » des solutions de rechange. La raison qui m’incite à traiter de cette mesure en particulier est qu’elle revêt tous les attributs pour être une solution de rechange à l’incarcération crédible[7] et efficace.

C’est la Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence (L.C. 1995, ch. 22) qui a introduit la nouvelle mesure d’emprisonnement avec sursis en 1996. Cette loi a été adoptée en grande partie en réaction au problème du recours excessif à l’emprisonnement au Canada, tant décrié par les spécialistes, les diverses commissions d’enquête et les comités spéciaux au Canada depuis la fin des années 1960[8]. Plus particulièrement, l’introduction de l’emprisonnement avec sursis avait comme objectif de réduire une partie des peines actuelles d’emprisonnement de moins de deux ans.

Ce qu’il y a de particulier est que le principe de l’emprisonnement comme dernier recours est inscrit dans le Code criminel canadien depuis 1996[9] :

  • que des mesures alternatives (dites de rechange) sont prévues pour les délinquants adultes ;

  • qu’au niveau du prononcé des peines, les tribunaux doivent tenir compte, entre autres, de l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient.

Art. 718.2 d) C. cr.

En incluant ces dispositions dans le Code criminel, le législateur canadien signifiait aux magistrats que l’emprisonnement ne devrait être utilisé qu’avec beaucoup de modération. Ce principe a d’ailleurs par la suite été confirmé dans deux arrêts de la Cour suprême du Canada en 1999 et en 2000 (Canada, 1999 ; 2000).

L’emprisonnement avec sursis fait donc en sorte qu’une personne contrevenante, condamnée à une peine d’incarcération de moins de deux ans, peut se voir octroyer un sursis si le tribunal est convaincu que le fait de purger sa peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle-ci. Le sursis intègre aussi la notion de justice réparatrice dans le processus de détermination de la peine en encourageant les personnes qui ont causé des torts à les reconnaître et à les réparer (MacKay, 2006 : 2) [10].

Après un peu plus de trois ans d’utilisation, la Cour suprême du Canada (Canada, 2000) est venue préciser les objectifs et les règles d’octroi de l’emprisonnement avec sursis, tout en attirant l’attention sur la nécessité d’une surveillance adéquate des sursitaires[11]. Ce que la Cour a entre autres indiqué, c’est que contrairement à la probation qui est principalement une mesure de réinsertion sociale, l’emprisonnement avec sursis vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale. Conséquemment, des conditions punitives restreignant la liberté, comme la détention à domicile et les couvre-feux stricts doivent être la règle plutôt que l’exception. Le plus haut tribunal canadien insistait d’ailleurs pour que l’emprisonnement avec sursis soit réellement une solution de rechange à l’incarcération.

Le paragraphe 37 de l’arrêt Proulx précise d’ailleurs que « le juge qui détermine la peine ne doit jamais oublier que le sursis à l’emprisonnement ne doit être prononcé qu’à l’égard des délinquants qui autrement iraient en prison ».

Le sursis : une réelle solution de rechange qui répond au principe de modération ?

La question qui doit forcément être soulevée ici est de savoir si les personnes qui ont été condamnées à une peine d’emprisonnement avec sursis auraient été incarcérées si cette mesure n’avait pas existé (alternative réelle) ; ou bien, si ces personnes, en l’absence de la mesure, auraient été condamnées à une ordonnance de probation (alternative virtuelle – pour reprendre la conceptualisation de Tournier [2006] – et élargissement du filet du contrôle social).

D’abord, et selon Roberts (2004 : 9), si l’emprisonnement avec sursis est correctement conçu, imposé et administré, il peut très bien rencontrer les objectifs de la prison (dénonciation et dissuasion), puisque cette mesure revêt certaines caractéristiques de l’emprisonnement, tels la restriction de mouvements, le refus de certains privilèges et la présence d’une surveillance institutionnelle.

C’est vraisemblablement ce qui explique, selon Beattie (2006 :12), Hendrick et al. (2003 : 21), ainsi que Roberts et Gabor (2004 : 99-103), que l’emprisonnement avec sursis a entraîné dans l’ensemble du Canada une diminution significative du nombre d’admissions en détention[12] bien qu’ils aient toutefois constaté un léger effet de « net widening ». À cela il faut ajouter les bris de conditions qui entraînent souvent un retour en détention, amoindrissant, d’une part, la portée positive sur la population carcérale et, d’autre part, augmentant la surpénalisation dans les cas qui, sans la présence du sursis, auraient bénéficié d’une mesure moins contraignante telle que la probation.

Quant à la question de savoir si le sursis répond au principe de modération, le criminologue canadien Julian V. Roberts semble en être convaincu. Il soutient que si l’emprisonnement avec sursis est accompagné de conditions appropriées et que les personnes contrevenantes sont adéquatement supervisées, cette sanction a le potentiel de promouvoir, d’une manière plus efficace que l’emprisonnement traditionnel, les principaux objectifs de détermination de la peine et de s’appliquer à un plus grand éventail de personnes contrevenantes (Roberts, 2004). En clair, à certaines conditions et malgré les effets observés de « net widening », l’emprisonnement avec sursis peut théoriquement être une réelle solution de rechange et pourrait très bien aussi répondre au principe de modération.

Quelques obstacles aux solutions de rechange et à la modération

Les obstacles auxquels peuvent se heurter les solutions de rechange (j’inclus ici toute mesure dans la communauté qui peut servir à réduire les populations carcérales tant sur le plan des intrants [sursis, cautionnement, etc.] que des extrants [permission de sortir, libération conditionnelle]) sont importants et de diverses natures. Elles ont d’abord comme obstacle le fait d’être constamment comparées à la prison, elles sont aussi méconnues de la population, et elles sont enfin discréditées par le discours sur la loi et l’ordre.

La prison comme symbole de la peine

Un premier obstacle est lié au fait qu’à l’intérieur même du système pénal, la prison occupe une place symbolique démesurée avec comme résultat que lorsqu’une autre peine est infligée, celle-là sera considérée comme une peine banale ou non crédible (voir Landreville, 1987 : 257 ; Roberts, 2002 : 35). Cette question des mentalités et des attitudes était d’ailleurs un des éléments identifiés dans le rapport Landreville comme facteurs explicatifs d’un recours trop fréquent à l’incarcération :

À l’intérieur même du système pénal, la prison occupe une place symbolique démesurée. Tant dans le discours populaire que dans celui des politiciens, l’incarcération est la principale peine, la façon adéquate de punir et de dissuader. Cette image alimente les pressions populaires, les législations et les pratiques pénales. ()

Rapport Landreville, 1986 : 69, Les italiques sont de Landreville

De plus, il y a l’effet de « sédimentation » des multiples législations punitives qui se sont accumulées au fil des années, banalisant encore davantage toute mesure qui n’est pas la prison. Le résultat est non équivoque, une mesure dans la communauté apparaît fatalement comme insignifiante à côté d’une peine de prison.

Nous l’avons vu au Canada dans le cadre d’un débat parlementaire visant la réduction de l’utilisation de l’emprisonnement avec sursis alors que l’on entendait le même type de propos de la part d’un parlementaire : « En quoi est-il juste pour les victimes et les familles que les criminels puissent rentrer chez eux, s’installer confortablement dans un fauteuil pour regarder la télévision en couleur et purger leur peine tout simplement en portant un bracelet ? C’est ridicule[13]. »

Le scepticisme est manifeste et ce qui ressort de ces perceptions qui perdurent à travers le temps, c’est le sentiment de clémence et son corollaire, un manque de confiance patent à l’égard ce type de mesure. La question devient donc de trouver de quelle façon on peut convaincre le public et les juges que des mesures telles que l’emprisonnement avec sursis peuvent être efficaces et constituer de réelles solutions de rechange.

La méconnaissance du public

Un deuxième obstacle aux solutions de rechange a trait à la méconnaissance du public à l’égard des mesures dans la communauté. Lors d’un sondage pancanadien sur l’emprisonnement avec sursis réalisé en 2000, il a été démontré que la plupart des répondants étaient incapables d’identifier correctement, à partir de trois choix de réponse, la définition de l’emprisonnement avec sursis. Plus de la moitié de l’échantillon avait confondu le sursis avec le cautionnement ou la libération conditionnelle. Même la probation, la plus ancienne mesure, et qui est amplement utilisée dans plusieurs pays, était peu connue par beaucoup de gens (Roberts, 2002 : 37).

Une fois cette méconnaissance constatée, les chercheurs ont tenté de mieux comprendre les attitudes du public et de mieux les saisir en effectuant des études plus poussées, par des focus group, notamment, ou en donnant davantage d’information au moment des enquêtes. Les résultats sont que le public, une fois bien informé, par exemple sur le coût réel de l’incarcération, manifeste beaucoup de soutien à l’égard des sanctions dans la communauté. L’exemple le plus simple et le plus courant est que lorsque l’on demande à la population si elle préfère investir les fonds publics pour la construction de nouvelles prisons ou si elle préfère que l’on utilise davantage des mesures dans la communauté, la plupart des personnes répondent les mesures dans la communauté (Roberts, 2002 : 38-39). Qui plus est, et selon les résultats de plusieurs sondages, la mesure la plus populaire est celle qui comporte un dédommagement ou une restitution à la victime[14], loin devant une mesure purement contrôlante telle que la surveillance électronique (Roberts, 2002 : 41-42).

Un constat s’impose, une fois mieux informé sur la nature même des mesures de rechange, le public n’est pas tant en faveur de l’emprisonnement et favorise bien souvent différentes mesures dans la communauté. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut aussi que le public et les juges aient l’assurance que l’application des mesures restrictives dans la communauté soit faite rigoureusement. Selon Roberts (2002 : 50), tous les sondages d’opinion révèlent un cynisme considérable lorsqu’il est question de savoir si les personnes contrevenantes respectent réellement leurs conditions. Par conséquent, la confiance du public peut seulement être assurée que s’il a la certitude que l’ordonnance de la cour va être respectée (voir aussi Roberts, 2004a).

Les discours politiques axés sur la loi et l’ordre ou l’envers de la rationalité [15]

« [C]ertaines fractions de la société réclament un durcissement de la loi et l’ordre entre autres par des peines minimales ou des peines plus sévères d’emprisonnement », écrivait le Comité Landreville en 1986 (p.13). Vingt ans plus tard, le discours pour une invitation à un système judiciaire plus sévère est non seulement toujours présent, mais il s’est exacerbé et répandu dans plusieurs pays occidentaux. La tendance de ce discours s’est ainsi propagée au Canada au cours de la campagne électorale fédérale de 2006, notamment au sein du Parti conservateur, alors que l’on promettait, une fois élu, de légiférer pour faire la vie dure aux criminels. Toute la logique des mesures proposées reposait sur une seule idée reçue : en augmentant la durée des peines, en imposant des peines minimales obligatoires (PMO), en réduisant les possibilités de libération conditionnelle et en restreignant les possibilités d’obtenir un sursis, cela va augmenter l’effet dissuasif, va mieux prévenir le crime et, par conséquent, va rendre les rues plus sécuritaires.

Les débats parlementaires sont particulièrement instructifs lorsque vient le temps d’illustrer le manque de rationalité motivant des modifications aux politiques pénales. Deux extraits des débats sur le projet de loi C-9 (Loi modifiant le Code criminel [emprisonnement avec sursis]), visant à restreindre l’emprisonnement avec sursis et déposé au cours de l’année 2006, montrent bien la teneur des discours. Deux parlementaires argueront ainsi :

Quand on parle à des Canadiens dans un Tim Hortons[16], par exemple, ils nous disent que les criminels s’en tirent avec un simple coup de règle sur les doigts. Cela n’a rien de bien dissuasif. La preuve est faite que ce n’est pas efficace. Nous voulons faire savoir à tous que nous prenons le crime au sérieux. C’est ce que les Canadiens veulent que nous fassions, et nous répondons à leurs voeux. (Rob Moore, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice et procureur général du Canada, Parti conservateur, in Canada, 2006 : 1621)

À mon avis, parmi les raisons qui expliquent notre position, il y a l’affaiblissement du système de justice et l’indulgence envers les criminels qui ont conduit à l’accroissement de la criminalité.

Rick Dykstra, député conservateur, in Canada, 2006 : 1641

Même argumentation tirée des débats concernant un autre projet de loi visant à augmenter la sévérité des peines au Canada[17].

Nombre de mes collègues me diront que l’emprisonnement d’un plus grand nombre de criminels entraînera des coûts financiers. C’est vrai. Toutefois, je le répète, c’est de l’argent bien dépensé. Il n’y a qu’à se poser une question. Existe-t-il une façon plus efficace de traiter ces criminels ? […] J’estime que, trop souvent, c’est cette retenue de la part des juges quant au recours à l’emprisonnement qui entraîne une augmentation de l’activité criminelle. Si les récidivistes étaient obligés de purger des peines plus longues, ils seraient moins souvent en liberté et auraient donc moins de possibilités de commettre des crimes. [C’est pourquoi, il] incombe au Parlement de fixer les paramètres relatifs à la détermination de la peine que les tribunaux devront respecter. En tant que législateurs, nous avons le droit de donner des instructions aux tribunaux à ce sujet.

Andrew Scheer, député conservateur, in Canada 2007 : 69 et s.[18]

On peut trouver des dizaines de citations de ce type dans les débats parlementaires qui ne reflètent malheureusement pas la réalité et qui, surtout, n’ont rien à voir avec les résultats des recherches scientifiques, par exemple, en ce qui concerne l’effet dissuasif des peines minimales obligatoires (PMO) (voir notamment Doob et Webster, 2003).

Lors des discussions en décembre 2006 sur le projet de loi C-10[19], un député fédéral défendait l’efficacité des PMO en insistant sur l’idée que la classe politique ne faisait que ce que le public lui réclamait. Le criminologue canadien Anthony Doob, de l’Université de Toronto, venu témoigner, réplique alors au député :

[…] J’ai la nette impression que, si vous adoptez ce projet de loi, vous allez dire au public que vous avez pris des mesures efficaces alors qu’il est évident que vous vous dirigez dans la direction opposée. Pourquoi le public réclame-t-il des peines minimales obligatoires ou des lois plus sévères ? C’est parce que le Parlement et d’autres lui ont répété constamment que les peines minimales obligatoires allaient résoudre le problème de la criminalité.

Anthony N. Doob, in Canada, 2006a : 19

Dans la réponse du professeur Doob se trouve toute la problématique du populisme, c’est-à-dire que les politiciens prônent des « politiques populaires qui tentent de répondre à des demandes populaires – qu’elles aient été exprimées ou non[20] ».

Enfin, l’adoption de ces projets de loi ne serait pas sans conséquences. Pour les seuls projets C-9 (qui a reçu la sanction royale le 31 mai 2007) et C-10, les fonctionnaires fédéraux ont estimé qu’ils auraient « pour effet de placer chaque année de 300 à 400 délinquants de plus dans les pénitenciers fédéraux et 3 800 de plus dans les prisons provinciales » (MacKay, 2006 : 19). Ce n’est donc pas rien ! D’autant plus que ceux qui font la promotion des peines plus sévères n’ont toujours pas réussi à démontrer que ces mesures protégeaient mieux la société, alors que l’emprisonnement avec sursis a pourtant donné des résultats rassurants au Canada (voir Johnson, 2006 ; Landreville et al., 2004 : 67 ; Roberts et Gabor, 2004 : 104).

Conclusion

De ce qui précède, on doit retenir l’influence d’un chercheur dont les valeurs humanistes se sont inscrites dans certaines politiques publiques. On peut aussi retenir que malgré le fait que l’emprisonnement avec sursis possède les attributs nécessaires pour être une solution de rechange crédible et efficace, cette mesure est déjà malmenée sans avoir pu déployer tout son potentiel. On peut retenir enfin qu’il existe des obstacles de taille, mais qui relèvent moins de la nature même des solutions de rechange que d’un manque de connaissance de la part du public et d’un discours populiste utilisé avec outrance (ou ignorance) par certains politiciens, habituellement en campagne électorale. On voit ainsi de plus en plus la manifestation de cette espèce d’irrationalité dans le discours sur les politiques pénales, discours qui joue sur des éléments émotifs en profitant de faits divers dramatiques, qui marquent l’opinion et qui soulèvent l’indignation. D’où l’idée de ramener un peu plus de rationalité sur le plan du discours sur les politiques pénales.

Je conclurai sur une question de rôle à jouer de la part des divers acteurs. D’abord, un rôle et une responsabilité des différents services correctionnels qui ont à concevoir des façons d’évaluer, d’encadrer et de surveiller les personnes contrevenantes soumises à ces solutions de rechange afin, justement, qu’elles puissent gagner en crédibilité et pour qu’elles puissent être utilisées avec confiance et diminuer réellement le recours à l’incarcération. Au Québec, par exemple, et l’étude réalisée par Landreville et al. (2004) l’a démontré, l’implantation d’un nouveau cadre de gestion qui a fait en sorte que le personnel correctionnel exerçait une surveillance adéquate, et qui répondait aussi avec diligence aux manquements détectés, a eu pour effet d’augmenter l’utilisation de la mesure par les tribunaux.

Les services correctionnels ont également comme rôle de faire de la recherche en matière correctionnelle et d’évaluer leurs programmes, tant pour les améliorer que pour informer le public intéressé de leurs activités et des résultats obtenus. Il y a aussi cette responsabilité de partager la connaissance afin que les orientations et les décisions puissent être prises sur la base d’une information plus complète tout en permettant des débats ouverts. C’est notamment ce que prescrit la LSCQ avec la création du Conseil des pratiques correctionnelles du Québec, dont le mandat est de faciliter la collaboration et la concertation des divers intervenants de la société dans la réinsertion sociale des personnes contrevenantes, et de rechercher l’amélioration du système correctionnel. Cela est vital, mais assurément pas suffisant.

Car il y également le besoin essentiel de diminuer le degré d’émotivité et de sensationnalisme afin de ramener un peu plus de modération lorsqu’il est question de politiques pénales et correctionnelles. Il s’agit là, à proprement parler, d’un appel aux chercheurs et intellectuels comme Pierre Landreville, qui l’a d’ailleurs si bien fait par le passé, afin qu’ils diffusent plus largement leurs connaissances et qu’ils influencent le développement de politiques pénales et correctionnelles plus rationnelles.

Leur apport est d’ailleurs primordial pour soutenir les organisations correctionnelles qui ne peuvent, à elles seules, soutenir un idéal de modération et démontrer que ce défi exigeant qu’est la réinsertion sociale des personnes contrevenantes est quelque chose de non seulement nécessaire, mais aussi de réalisable.