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Introduction

Le nombre d’utilisateurs d’Internet a récemment dépassé le milliard et la croissance n’est pas terminée. Les activités commerciales sur Internet vont aussi connaître un boom puisque les achats en ligne ne constituent encore qu’un faible pourcentage du total des ventes de biens et services. Compte tenu de l’importance du phénomène, il est évident que les cybercriminelles vont croître en nombre absolu au cours des prochaines années. Comme le soulignent Grabosky et Smith (1988), une phrase célèbre nous aide à réfléchir au problème ; un journaliste demanda à Willie Sutton, braqueur de banque, né en 1901, pourquoi il volait des banques ? La réponse était d’une évidence toute simple : « Because that’s where the money is ! » (Parce que c’est là où l’argent se trouve !). Cette phrase est devenue célèbre en raison de sa candeur, elle nous incite à chercher les réponses les plus simples aux questions lourdes de sous-entendus. Il appert qu’Internet sera l’objet d’un nombre grandissant de crimes simplement parce que c’est par son truchement que les transactions humaines et commerciales se font de plus en plus.

Le présent essai traite de l’impact de l’usage d’Internet sur la criminalité commune, c’est-à-dire sur les formes traditionnelles de crimes qui n’impliquent pas les nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’est sur ce difficile problème que nous tenterons d’amorcer une réflexion. Il n’existe aucune étude particulière qui touche de près ou de loin la question ici posée. Toutefois, il y a des bribes de données dispersées qui, rassemblées, permettent d’apporter un éclaircissement sur l’influence éventuelle de l’arrivée des technologies informatiques sur la criminalité.

Avant d’aborder directement le sujet, il sera utile de rappeler quels furent les impacts anticipés et observés des nouvelles formes de médias, comme les bandes dessinées, la télévision ou les jeux vidéo. Suivra une mise en contexte des tendances de la criminalité. Enfin, les effets d’Internet sur la criminalité seront examinés. Cet essai constitue une première réflexion sur le phénomène qui permettra d’orienter de futures recherches dans ce domaine.

1. Des « comiques » à l’Internet

Dans les années 1950, plusieurs spécialistes du développement de l’enfant et entrepreneurs moraux mettaient en garde le public contre la lecture des bandes dessinées. Selon Wertham (1954) :

Badly drawn, badly written, and badly printed — a strain on the young eyes and young nervous systems — the effects of these pulp-paper nightmares is that of a violent stimulant. Their crude blacks and reds spoil a child’s natural sense of colour ; their hypodermic injection of sex and murder make the child impatient with better, though quieter, stories. Unless we want a coming generation, even more ferocious than the present one, parents and teachers throughout America must band together to break the ‘comic’ magazine.

Aux États-Unis, la croisade contre les bandes dessinées représentant les super héros a fait rage durant les années 1960. Il y eut même une commission du sénat pour étudier le phénomène et tenter de contrôler l’industrie. Pour plusieurs, Wonder Woman encourageait le fétichisme de type bondage (ligotage) et le duo Batman et Robin représentait une relation homosexuelle. Les grandes corporations impliquées se dotèrent alors d’un code de conduite pour amoindrir certaines caractéristiques jugées inappropriées de leurs produits.

Dans les années 1970, c’est la télévision qui fut clouée au pilori. Si l’idée que la télévision et la violence à la télévision induisent directement ou indirectement des comportements violents chez les jeunes est partagée par plusieurs chercheurs, ce n’est certainement pas parce que la relation a été démontrée et confirmée scientifiquement. Les recherches sur la relation entre la violence à la télévision et la violence dans la société ne réussissent pas à convaincre (Ouimet, 2002). On trouve des exemples, des contre-exemples, des résultats incohérents et contradictoires et beaucoup de devis de recherche de qualité douteuse. Les études expérimentales ou corrélationnelles sur le sujet procurent des résultats, qui, à la lumière d’autres facteurs, paraissent bien faibles. Le psychiatre Centerwall (1992) publia un article traitant des effets de l’introduction de la télévision sur la violence entre 1945 et 1973. Il montra que l’arrivée de la télévision dans un pays est suivie, dix années plus tard, d’une hausse de la criminalité. Cet article est cité à répétition par les promoteurs d’une télévision moins violente, d’une télévision qui ne contient plus d’émission dite délétère comme les Ninja Turtles ou les Power Rangers, d’ailleurs bannies des ondes dans plusieurs pays. Or, comme l’a démontré Jensen (2001), la preuve observée à l’échelle macrosociologique par Centerwall est d’une grande faiblesse au point de vue méthodologique et ne résiste pas à une modélisation statistique plus complète. Voudrait-on affirmer qu’Internet est une cause de la baisse de la violence simplement parce que son arrivée coïncide avec le déclin de la criminalité observée dans nos pays ?

Dans la petite histoire de la croisade contre la violence dans les médias, la cible suivante fut celle des jeux vidéo. Il existe plusieurs recherches qui montrent un lien entre le fait de jouer à des jeux vidéo et le comportement violent (Anderson et Dill, 2000 ; Gentile et al., 2004). Les jeux vidéo, où la violence est omniprésente et même récompensée, seraient de nature à encourager chez l’utilisateur la résolution de conflits interpersonnels de manière violente. Toutefois, il est permis de douter de l’effet causal des jeux vidéo sur le comportement violent. Certaines études n’ont pas établi le lien entre jeux vidéo et violence réelle, et d’autres montrent des résultats inattendus comme l’absence de lien entre le nombre d’heures jouées aux jeux vidéo et les résultats scolaires, l’intégration sociale ou l’histoire de comportements violents. On a même trouvé un lien positif significatif entre le temps passé à jouer et le niveau d’intelligence des jeunes (Van Schie et Wiegman, 1997 ; Ivory, 2001). En fait, les jeunes qui utilisent les serveurs de jeux en ligne ou qui fréquentent les LAN partys sont loin de ressembler aux délinquants ; ce sont davantage des jeunes doués qui se dirigent vers des programmes universitaires en sciences.

Étonnamment, l’idée que l’usage d’Internet soit une cause de délinquance n’a pas (encore) fait surface dans les milieux scientifiques. Bien qu’Internet fût suspecté de faciliter ou promouvoir certaines attitudes ou comportements criminels, ou qu’il ait été utilisé par des extrémistes comme Timothy McVeigh, aucun chercheur n’a formellement mis en cause son usage dans l’étiologie de la délinquance. L’attention des médias a plutôt porté sur la protection des jeunes face aux dangers d’Internet. Bien que le contenu d’Internet puisse être largement plus offensant que ce qui se trouve à la télévision ou dans les jeux vidéo, le lien entre son usage et la délinquance reste difficile à établir. En fait, les études sur les facteurs de délinquance mettent plutôt l’accent sur des facteurs comme la pauvreté, la violence familiale, la faible socialisation ou l’accumulation des échecs relationnels et scolaires (Shoemaker, 2004). Bref, le jeune délinquant destiné à une carrière criminelle est plutôt celui qui va précocement délaisser son domicile pour fréquenter dans la rue ou les parcs des adolescents plus vieux et s’adonner rapidement à des plaisirs qui n’ont rien de virtuels (Cusson, 2005).

2. Les tendances de la criminalité

La criminalité officielle, soit l’ensemble des actes criminels connus, a suivi une tendance relativement claire au cours du dernier siècle. Si, au Canada et aux États-Unis, le taux global de criminalité était relativement élevé au début du xxe siècle, il a fortement diminué durant les années 1940 et 1950 (Ouimet, 2005). Les années d’après-guerre se caractérisent par la prospérité économique, un contrôle social puissant exercé par les institutions religieuses et par la présence d’une famille forte et nombreuse.

Mais les cohortes nombreuses du tournant des années 1960 ont vieilli et les années 1970 ont connu une explosion du nombre d’adolescents. Plus de jeunes égale plus de crimes. Avec un changement dans les modes d’unions des couples, la baisse considérable de la natalité et l’instabilité des familles, les jeunes adultes se sont, en quelque sorte, libérés du fardeau de la famille, leur permettant dorénavant de sortir de plus en plus, de se restaurer et boire à l’extérieur de la maison, d’acheter nourriture, cigarettes, alcool et essence dans un nombre toujours plus grand de commerces ouverts toujours de plus en plus tard la nuit. Les activités routinières des gens se sont considérablement modifiées durant les années 1960 et 1970, ce qui a amené un nombre croissant d’opportunités criminelles. Ainsi, la cause principale de la hausse de la criminalité a été le changement dans les habitudes de vie de la population. C’était la proposition principale de Cohen et Felson (1979) voulant que ce soit la dispersion des activités en dehors de la résidence et de la famille qui a fait augmenter le nombre d’opportunités criminelles, générant ainsi plus de crimes. Ils se sont intéressés aux retombées de changements sociaux comme l’intégration des femmes sur le marché du travail (laissant ainsi les résidences sans surveillance le jour), l’importance croissante des ménages à une personne, la dispersion des activités accentuée par la disponibilité croissante de l’automobile.

À partir du milieu des années 1960, les statistiques officielles de la criminalité montrent des hausses importantes au Québec (Ouimet, 2005). Globalement, les crimes contre la propriété ont augmenté de 1970 à 1982, ont stagné entre 1982 et 1993 et diminuent depuis. Les crimes violents et les autres crimes ont augmenté de manière ininterrompue entre 1970 et 1993 pour ensuite diminuer. Depuis 1993, la plupart des formes de crime ont diminué de 30 % à 40 %. À titre d’exemple, le nombre d’infractions pour 1993 et 2002 sont respectivement de 159 et 118 pour l’homicide, de 3509 et 2489 pour le vol qualifié, de 76 520 et 49 200 pour le cambriolage. En ce qui concerne les voies de fait et les agressions sexuelles, les taux montrent des sommets en 1992, mais n’ont pas baissé autant que les autres formes de crime parce que le taux de déclaration de ces crimes est en hausse (Ouimet, 2005).

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer les baisses de la criminalité. D’abord, l’importance relative du groupe d’âges le plus criminalisé, soit les 15-35 ans, a diminué au cours des années 1990. Ensuite, depuis quelques années, les perspectives d’emploi pour les jeunes se sont améliorées et les études allongées. Puis, viendrait une plus grande probabilité d’accusation des personnes ayant commis un crime. Et enfin, la diminution de la criminalité : puisqu’une partie importante de la criminalité se produit dans le contexte d’infractions moins sérieuses, une baisse des petits crimes engendre une baisse des crimes violents. De manière plus générale, il est probable que la baisse de la criminalité s’explique aussi par des changements dans nos valeurs collectives. En effet, les deux dernières décennies se caractérisent au plan social par toute une série de campagnes de sensibilisation face aux comportements violents ou dangereux, notamment en ce qui concerne l’agression sexuelle, la violence conjugale et la conduite avec facultés affaiblies.

Nous venons de voir un ensemble de facteurs qui permettent de rendre compte du déclin de la criminalité au cours des années 1990. En plus de ces explications, il est possible de penser, en conformité avec la théorie de Cohen et Felson (1979), que des changements dans les activités routinières des gens se soient opérés et que ceux-ci aient pu avoir un effet à la baisse sur la criminalité. Internet fait certainement partie de ces nouveautés ayant significativement modifié nos habitudes de vies.

3. Internet et les tendances de la criminalité traditionnelle

Les études publiées sur la cybercriminalité traitent essentiellement des nouvelles formes de crime possibles grâce à Internet ou des crimes traditionnels qui peuvent maintenant être perpétrés par le truchement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Or aucune étude ne porte sur l’impact de l’usage grandissant d’Internet sur le volume total de la criminalité. Nous avons défini trois grandes dimensions qui nous permettent de penser qu’Internet est lié à une baisse de la criminalité.

Internet et les habitudes de vie

Les ordinateurs existent depuis des décennies et l’utilisation de l’ordinateur personnel s’est répandue au milieu des années 1980. Toutefois, l’interconnexion entre les systèmes n’est venue que plus tard. On peut affirmer que la naissance d’Internet contemporain s’est produite à la suite de la distribution massive des gratuitiels Netscape en 1994 et Internet Explorer en 1995. C’est donc entre 1995 et 2000 que le gros boom d’Internet s’est produit. L’arrivée de Napster en 1999, premier système de partage de fichiers, a contribué à la popularisation d’Internet chez les jeunes. Aussi, c’est autour de 1999 que les serveurs de jeux en ligne tels Half-Life/Counterstrike, Quake, Starcraft et Unreal se sont répandus (McCreary, 2002).

Selon les données d’un sondage Léger Marketing mené à l’automne 2004 (CEFRIO, 2005), 59 % des adultes québécois utilisent Internet sur une base régulière. En comptant les enfants, cela veut dire qu’environ quatre millions de Québécois sont connectés. La moyenne hebdomadaire de temps à la maison passé sur Internet est de 5,1 heures, ce qui voudrait dire que les Québécois passent plus d’un milliard d’heures annuellement devant leur écran à naviguer, répondre à des courriels ou jouer en ligne. Les données du même sondage indiquent qu’en octobre 2004, c’est 12,9 % des adultes québécois connectés qui ont effectué au moins un achat en ligne dans le mois précédent l’enquête et 34 % ont effectué des opérations bancaires en ligne. Selon les données de Norman H. Nie (2004), environ les deux tiers des États-Uniens utilisent fréquemment Internet. Parmi certains groupes, le temps passé sur Internet s’approche de celui consacré à regarder la télévision.

L’utilisation d’Internet fait en sorte que les gens passent de plus en plus de temps devant leur ordinateur, ce qui amène une réduction de l’exposition à divers risques. Cela est particulièrement vrai pour les enfants qui passent un grand nombre d’heures devant leur console de jeu ou leur ordinateur, ce qui fait qu’ils jouent moins fréquemment ou moins longtemps dans la rue, au parc ou dans la cour d’école. Les jeunes sont ainsi moins exposés à divers dangers. Toutefois, nous pouvons nous demander si cette nouvelle habitude n’a pas entraîné un déficit de socialisation des jeunes qui, à moyen terme, pourrait avoir des conséquences négatives (Markoff, 2004). Notons que, depuis l’arrivée des consoles de jeu et ordinateurs, les jeunes ont délaissé la fréquentation des arcades de jeu, endroits peu recommandables et propices à certaines activités délinquantes.

Un sondage mené par l’Agence de santé publique du Canada en 1990 et 1998 a illustré l’emploi du temps chez les jeunes (Boyce, 2004). Pour les 15 ans, le pourcentage de garçons déclarant jouer à des jeux électroniques sept heures ou plus par semaine était de 10 % en 1990 contre 19 % en 1998 et probablement encore plus maintenant. Nous avons aussi analysé les données du cycle 14 de l’Enquête sociale générale (Statistique Canada, 2000) portant sur l’utilisation des nouvelles technologies. De l’échantillon total des Canadiens, nous avons sélectionné les hommes de 15 à 29 ans, qui déclarent avoir un ordinateur et une connexion à Internet, ce qui donne 1227 répondants. La moyenne du nombre d’heures passées sur Internet au cours de la semaine précédant l’entrevue est de 10. L’enquête évaluait aussi les répercussions d’Internet. Questionnés à savoir si l’utilisation d’Internet avait eu des répercussions sur d’autres aspects de leur vie, 41 % des jeunes affirment qu’Internet a entraîné une baisse de l’écoute de télévision, 13 % magasinent moins, 7 % lisent moins, 2,1 % travaillent moins, 21 % dorment moins, 4,6 % disent avoir diminué leurs activités de loisirs et 8,3 % affirment passer moins de temps à visiter des amis. À la lumière de ces résultats, il apparaît que l’usage d’Internet conduit à une diminution du temps consacré à d’autres activités, dont certaines, comme le nombre de sorties le soir, sont bien connues pour être reliées à la victimisation (Sacco et Johnson, 1990).

Le temps passé devant l’ordinateur prévient les risques de victimisation de plusieurs façons. Par exemple, si quelqu’un adopte le magasinage virtuel, ce qui implique de bien choisir un modèle qui répond à ses besoins en fonction de ses caractéristiques et de son prix, il évite ainsi de se promener d’un endroit à l’autre pour faire son choix. Cela réduit ses déplacements. Si le bien est acheté directement sur Internet, cela réduit encore plus les risques d’avoir un accident, de se faire voler son véhicule, etc. Un autre exemple est celui du cyberdating où on peut « magasiner » un partenaire dans le confort de son foyer. Plusieurs salles de cyberbavardage sont dédiées aux rencontres entre adultes et permettent ainsi d’éviter de se trimbaler d’un bar à l’autre à la recherche de l’âme soeur. Cette innovation est particulièrement intéressante pour les femmes qui n’aiment pas se retrouver seules dans des lieux publics le soir. Il est bien sûr arrivé quelques cas de rencontres initiées par Internet qui ont mal tourné, mais on peut penser que celles-ci sont rares. En effet, la femme prudente prendra suffisamment d’informations sur son contact avant de le rencontrer. Les communications sur Internet laissent beaucoup plus de traces que ne le font les rencontres par les lignes téléphoniques de rencontre ou les rencontres dans les débits de boisson.

En somme, l’usage d’Internet amène une transformation dans les habitudes de vie des gens. Une hausse du temps passé à la maison est de nature à faire baisser les risques de victimisation, mais aussi les risques d’être impliqué dans un accident de la circulation. Les logements sont aussi mieux gardés. De tels changements dans les habitudes de vie n’ont pas que de bons côtés, comme, par exemple, une baisse de l’activité physique ou un isolement croissant, mais on peut soutenir que l’usage d’Internet est de nature à réduire le volume d’opportunités criminelles et par le fait même la criminalité.

La traçabilité

Lorsque Foucault a publié Surveiller et punir en 1975, il ne pouvait se douter que 20 ans plus tard il se produirait une telle révolution dans le monde de l’information et des communications. Foucault proposait une lecture nouvelle de l’histoire en mettant l’accent sur la société de surveillance. Or, si la société contemporaine a amené une plus grande surveillance des masses, les avancées technologiques récentes lui ont fait faire des bonds de géant. Nous ne sommes toutefois pas devant une nouvelle société de surveillance orwellienne dans laquelle nos actions seraient contrôlées en temps réel par des représentants de l’ordre. Au Canada, les services policiers ne peuvent utiliser les moyens d’écoute électronique sur des citoyens à moins d’avoir obtenu auprès d’un juge un mandat à cet effet. Il s’agit plutôt d’une possible surveillance à rebours, ou rétrosurveillance, que nous appelons traçabilité.

L’histoire du téléphone est instructive. Une des vertus du téléphone est l’anonymat qu’il procurait, permettant aux jeunes et adultes malintentionnés de l’utiliser pour embêter les gens ou les harceler. C’était avant l’arrivée de l’ère digitale où maintenant il est possible d’identifier la source de l’appel grâce aux technologies de repérage. Il est encore possible de bloquer superficiellement la visibilité de son numéro de téléphone lors d’un appel, mais l’appel reste encore repérable par les compagnies de téléphone. Il est probable que le nombre d’appels obscènes ou harassants ait diminué rapidement avec ces nouvelles technologies. Ainsi, les traces informatiques auraient un effet dissuasif important pour certaines conduites criminelles.

Une des grandes vertus d’Internet est de procurer aux gens un certain anonymat. On peut visiter des contenus sur différents sujets, faire partie de groupes d’entraide virtuels, se faire passer pour mieux qu’on est, etc. Selon Jewkes et Sharp (2002), les femmes ont bénéficié avec l’Internet de l’accès à des univers qui leur était auparavant difficiles d’accès, notamment en ce qui concerne l’érotisme. L’anonymat relatif permet à d’innombrables gens qui se sentent différents des autres de se construire une identité, de mieux se comprendre, de communiquer avec d’autres partageant leur état. Bref, l’anonymat apparent fut une des clés du succès d’Internet.

Si on peut dire que l’usage d’Internet peut se faire derrière un écran d’anonymat, son utilisation a ceci de particulier : pratiquement toute action peut être retracée ; l’anonymat d’Internet est donc un mythe (Newman et Clarke, 2003). La notion de traçabilité désigne l’aptitude à retrouver l’historique, l’utilisation ou la localisation d’un bien, d’un service ou d’une transaction. La consultation d’une page Web laisse des traces tant dans l’ordinateur utilisé que chez le fournisseur de services ou même dans l’ordinateur hôte. Ainsi, si quelqu’un a un penchant pour un type d’activité particulière, il risque fortement de laisser des traces pratiquement indélébiles. Que ce soit lors du paiement à distance avec une carte de crédit, lors de clavardage, lors de l’envoi d’un courriel, il est techniquement possible de repérer la source. Même les utilisateurs de services de courrier en ligne tel Hotmail peuvent être retracés. Bien sûr, le délinquant motivé pourra toujours utiliser un poste de travail public dans une bibliothèque ou dans un café Internet, mais il faut un utilisateur hyperconsciencieux pour ne pas commettre d’erreur et utiliser ce même compte d’un endroit où il ne pourra pas être identifié. La communication par Internet laisse aussi plus de traces que les appels téléphoniques où seule la connexion de l’appel (numéros de téléphone, heure, etc.) est enregistrée. Selon Newman et Clarke (2003), l’anonymat des communications est en baisse. De plus, dans une époque obsédée par la peur du terrorisme, les nouveaux outils d’identification ou de surveillance des transactions et des déplacements ne feront que s’accroître. La panique morale engendrée par les médias autour de la cybercriminalité et surtout la peur du terrorisme permettent l’emmagasinage de données par différents acteurs qui pourront surveiller les citoyens ordinaires. Mais qui surveillera les gardiens de l’information demandent Thomas et Loader (2000) ? Ainsi, lorsqu’on décide d’utiliser Internet, on accepte d’être repérable.

Même si certains pensent que les criminels organisés utilisent beaucoup de mesures de protection dans leurs communications, il semble que cela ne soit pas nécessairement le cas. S’il existe des procédés d’encryptage de données (les coder pour les rendre illisibles à moins d’avoir la clé ou le code d’accès) ou de stéganographie (c’est-à-dire cacher un message ou un document dans une image, par exemple), Denning et Baugh (2002) montrent que seulement 3 à 6 % des ordinateurs impliqués dans des crimes sérieux contenaient des données encryptées. De toutes manières, les données encryptées par les logiciels d’usage courant peuvent souvent être extraites par des professionnels en la matière.

Mais les dangers de la traçabilité se trouvent aussi d’un autre côté. L’utilisation d’Internet permet une forme d’abus qui peut être extrêmement dommageable pour sa victime. Il s’agit de la surveillance intempestive d’un employeur ou d’un ami, d’un collègue ou d’un conjoint. Il est en effet très facile de consulter les historiques de pages visitées, courriels envoyés ou reçus et ainsi d’en apprendre beaucoup sur une personne. Cette surveillance intempestive, nullement encadrée par le droit, peut mener aux pires abus.

La traçabilité est une nouvelle forme de surveillance qui se pratique de manière rétrospective. On ne surveille pas les communications des gens. Toutefois, si une personne est impliquée dans un acte criminel grave, soit comme victime ou comme suspect, les enquêteurs dûment mandatés pourront faire ressortir l’information pertinente et l’examiner. Les traces informatiques peuvent donc être utilisées comme support à l’enquête. Ainsi, on peut penser que cette caractéristique limitera l’impulsion du passage à l’acte de plusieurs délinquants potentiels. Puisqu’ils réalisent soudain qu’ils ont laissé des traces, ils s’abstiendront alors d’agir.

La notion de traçabilité formulée ici pour Internet s’applique pour une variété d’autres technologies. En effet, nos activités quotidiennes laissent de plus en plus de traces. Par exemple, chaque fois qu’on achète un bien ou service avec une carte plastifiée, chaque fois qu’on déverrouille une porte avec une carte d’accès, chaque fois qu’on communique avec notre téléphone portable, chaque fois qu’on se déplace avec une voiture munie d’un GPS ou du système OnStar, on est repérable. Les systèmes informatiques archivent des quantités considérables de données qui peuvent être consultées en temps réel ou dans un avenir plus ou moins lointain. À ces avancées, on pourrait ajouter le nombre croissant de caméras de surveillance positionnées dans des endroits publics ou privés qui sont fréquemment utilisées dans le cadre d’enquêtes criminelles. L’utilisation de plus en plus fréquente des systèmes informatiques et les liens grandissants entre ces systèmes nous font entrer dans une société de surveillance informatique.

L’information

Internet est un vaste monde d’information. Bien que certains crimes puissent être commis ou facilités par Internet, il n’en demeure pas moins que beaucoup d’autres crimes sont prévenus par l’information qu’on peut y trouver. Par exemple, pour celui préparant un voyage à l’extérieur, une bonne planification des déplacements, de l’itinéraire et de l’emploi du temps pourra réduire ses risques de victimisation. Autre exemple, le jeune à qui on propose de prendre du GHB, qui tapera ces trois lettres dans Google, court la chance d’être découragé de tenter l’expérience. Il reste difficile d’évaluer l’influence relative des informations disponibles sur Internet qui incitent ou permettent certaines infractions et celles qui découragent ou permettent d’en prévenir d’autres.

Internet permet aussi l’arrivée d’innovations dans le domaine de l’information qui ont d’indéniables vertus anticrime. Le registre des droits personnels et réels mobiliers (RDPRM), disponible depuis 1994, et sur Internet depuis 1998, est une base de données publique gérée par le gouvernement du Québec, qui permet de savoir si un bien mobilier tels un véhicule automobile, une motocyclette, un bateau ou un motorisé est libre de dettes, c’est-à-dire en pratique s’il appartient bien à celui qui le vend. Ainsi, pour la somme de 3 $, un citoyen peut s’enquérir sur le réel détenteur d’un véhicule, le soi-disant vendeur, une compagnie de crédit ou une banque. Près de 500 000 requêtes d’informations ont été lancées par le public en 2003-2004 (ministère de la Justice, 2004). Ce service public est un outil d’information qui peut réduire de manière significative les occasions de fraude. Une autre innovation intéressante est celle de la combinaison GPS-automobile. Au cours des dernières années, sont apparus des systèmes de repérage par GPS (Global Positioning System) qu’on installe dans notre véhicule. Pour un coût modique, on peut, en temps réel, suivre notre véhicule par Internet et ainsi savoir où il se trouve, à quelle vitesse il circule, etc.

Conclusion

L’objet de ce texte était de réfléchir sur les conséquences de l’arrivée d’Internet sur la criminalité traditionnelle. Notre réflexion nous amène à penser que, de manière générale, l’utilisation grandissante d’Internet est reliée à une baisse de la criminalité. Trois principales raisons expliqueraient cet effet, soit le changement dans les habitudes de vie, la traçabilité et l’information. Des études subséquentes pourraient permettre d’évaluer certaines des hypothèses lancées ici.

Parallèlement à l’arrivée d’Internet, sont apparues d’autres technologies qui ont profondément changé nos habitudes de vie et qui peuvent avoir un effet sur la criminalité. C’est certainement le cas des téléphones portables qui ont permis aux délinquants, comme, par exemple, les revendeurs de drogues, d’être plus facilement accessibles à leurs clients. Toutefois, ces téléphones permettent aussi aux jeunes d’être plus mobiles et de ne plus se concentrer dans des espaces particuliers comme des parcs pour se rencontrer. Les téléphones portables permettent aux parents d’effectuer une certaine surveillance à distance, mais permettent aussi aux jeunes d’obtenir les services des parents plus rapidement. On se doute que la prolifération des téléphones portables complique quelquefois la tâche aux criminels, dont les risques de détection augmentent (les témoins d’un crime peuvent rapidement composer le 911), mais on ne sait pas encore dans quelle mesure cela peut jouer sur le nombre total de crimes commis.

Si Internet est lié selon nous à une baisse de la criminalité traditionnelle, cela ne veut pas dire que la criminalité sur Internet n’augmentera pas. En fait, celle-ci devrait connaître un essor durant la prochaine décennie. En effet, si plus de monde passe plus de temps sur Internet, il y aura une hausse des crimes commis avec ce moyen de communication. Il est donc impérieux d’investir tant dans les connaissances que dans les moyens de prévention et de répression en ce domaine. Il faudra toutefois spécifier le rôle de chacun : du législateur, des fournisseurs de services Internet, du secteur privé et de la police. Selon Grabosky et Smith (2001), la prévention et la vigilance (self-help) sont à la base de l’action visant à contrer la criminalité sur Internet. Mais pour la police, le défi est de taille puisqu’elle devra s’adapter à un tout nouveau monde où les crimes virtuels sont bien réels.