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Très peu d’études abordent le développement des conduites déviantes des filles, de l’adolescence à l’âge adulte. Néanmoins, un constat se dégage des études existantes : les adolescentes sont moins nombreuses que leurs confrères à persister dans la déviance, notamment lorsqu’il est question de délits graves. Devant ce constat, la criminologie a longtemps cru que les difficultés d’adaptation des adolescentes déviantes s’estompaient rapidement au tournant de l’âge adulte. Ce faisant, l’étude des trajectoires de vie de cette population était considérée d’une utilité et d’une pertinence très limitées. Cette interprétation est toutefois de plus en plus contestée. Des recherches signalent que les indicateurs retenus pour évaluer la persistance des difficultés d’adaptation à travers les cycles de vie doivent couvrir une gamme plus étendue, ceci afin d’y inclure des dimensions qui témoignent davantage de la réalité des femmes. C’est l’idée mise en valeur dans ce numéro thématique.
L’article de Verlaan, Déry, Toupin et Pauzé aborde une forme de violence peu documentée en criminologie, et pourtant souvent privilégiée par les filles : il s’agit de l’agressivité indirecte, aussi nommée agressivité relationnelle ou sociale. Cette forme de violence vise essentiellement à nuire aux relations interpersonnelles d’une personne en ayant recours à diverses tactiques comme la propagation de rumeurs, la dégradation, le rejet, le mépris et l’exclusion sociale. L’étude est menée auprès d’environ 200 filles âgées en moyenne de 12 ans et fréquentant des écoles primaires de la région de la Montérégie et de l’Estrie. Les collègues de classe, les parents et les enseignants de ces filles ont aussi participé à la recherche. L’objectif consiste à évaluer si les filles qui utilisent cette forme de violence accusent des difficultés d’adaptation particulières sur les plans comportemental, personnel et social. Les résultats montrent l’importance du dépistage précoce des conduites agressives des filles même si, à première vue, certaines formes plus subtiles de violence peuvent paraître anodines. Les filles qui manifestent de l’agressivité indirecte se caractérisent par des difficultés sérieuses dans leurs relations interpersonnelles et par des troubles intériorisés, dont la somatisation, l’anxiété et les tendances dépressives. Le message à retenir est le suivant : le recours à un large éventail de comportements déviants, dont l’agressivité indirecte, est essentiel afin de dépister efficacement les filles à risque de suivre des trajectoires d’inadaptation sociale. C’est donc dire que l’utilisation d’un instrument d’évaluation se limitant à l’agressivité physique ne reflèterait pas la juste réalité comportementale des filles en difficulté.
Le second article, celui de Stack et ses collègues, a aussi comme point de départ l’agressivité des filles fréquentant l’école primaire. Cette fois, ce sont surtout les manifestations de violence physique qui retiennent l’attention. Cette étude s’inscrit dans l’enquête longitudinale sur les risques menée à l’Université Concordia. La richesse de cette étude est notoire : un échantillon intergénérationnel de 1 770 sujets, dont un sous-échantillon de plus de 200 filles dites très agressives, a été suivi de l’enfance à l’âge adulte sur une période de 30 ans. Les auteurs évaluent les conséquences à long terme de l’agressivité des filles, en fonction d’un éventail d’éléments psychosociaux et de santé. Il est notamment question des répercussions de l’agressivité durant l’enfance sur le rôle maternel et sur le développement de la prochaine génération d’enfants. Les résultats indiquent que l’agressivité des filles tend à mener vers des conséquences qui sont différentes de celles qui sont habituellement énoncées dans les études longitudinales conduites auprès d’échantillons masculins. La conclusion à retenir est la suivante : les filles agressives envers leurs pairs se caractérisent peu par des manifestations de délinquance et de criminalité à l’âge adulte. Elles s’orientent plutôt vers une trajectoire de troubles sociaux et de santé mentale qui, à long terme, compromet leur avenir scolaire, social et professionnel, et possiblement, leurs compétences parentales et le développement de leurs enfants.
En continuité avec cette perspective développementale, le troisième article, celui de Smith et Ireland, évalue les conséquences à long terme de la maltraitance des filles. Les données proviennent de l’étude de Rochester sur le développement des jeunes, qui porte sur le développement de problèmes comportementaux de près de 300 filles suivies de l’âge de 13 ans jusqu’au début de l’âge adulte. Cette étude est l’une des rares à fournir des données prospectives, issues d’un échantillon représentatif de la population, à la fois sur la maltraitance, sur la délinquance et sur leurs conséquences. Les résultats confirment que la maltraitance augmente les risques de conséquences négatives qui se cumulent au tournant de l’âge adulte. Sur une note exploratoire, les auteurs soulignent que les répercussions de l’abus sexuel peuvent être particulièrement graves chez les jeunes femmes, notamment sur le plan de la consommation de drogues. Bien que ces constatations soient intéressantes, l’originalité de cette étude réside dans la mise en évidence d’un lien entre la maltraitance des filles à l’enfance et leur propension ultérieure à manifester de la violence envers leurs conjoints. Le cycle de la violence prend ici une couleur particulière, celle de la violence manifestée dans les relations intimes.
L’article de Cernkovich, Kaukinen et Giordano s’attarde aussi à la période charnière que représente le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Cette étude réfère à un échantillon d’environ 400 adolescentes américaines de l’État de l’Ohio. Les répondantes ont d’abord été interviewées à l’adolescence et à 25 ans, soit dix ans plus tard. Les auteurs mettent en évidence l’hétérogénéité des types de délinquantes. Ces dernières ne forment pas un groupe homogène : certaines ne s’adonnent qu’à des délits violents de faible gravité, d’autres se limitent à la consommation de drogues et quelques-unes posent des gestes plus graves. Ces divers types de délinquance témoignent d’un certain nombre de caractéristiques étiologiques tantôt communes, tantôt uniques. Il importe de retenir de cette étude que c’est surtout la forte consommation de drogues à l’adolescence, plus que la délinquance et la violence, qui semble compromettre la qualité de la transition à l’âge adulte. Les adolescentes consommatrices de drogues ont une perception négative d’elles-mêmes à l’âge adulte et elles continuent de s’investir dans des activités risquées à cette période. Ces résultats s’ajoutent à ceux d’autres études qui soulignent que les trajectoires des délinquantes ne sont pas en tout point semblables à celles des délinquants masculins.
Enfin, alors que les quatre premiers articles sont basés sur des échantillons issus de la communauté, le dernier réfère à un échantillon d’adolescentes judiciarisées. L’article de Lanctôt porte sur le développement de la déviance d’environ 100 adolescentes ayant fait l’objet d’une ordonnance de la Chambre de la jeunesse de Montréal en 1992-1993. Ces adolescentes ont été rencontrées à trois reprises : vers les âges de 15, 18 et 24 ans. Il est intéressant de constater les similitudes entre les résultats de cette étude et ceux de Stack et ses collègues. Bien que ces deux enquêtes longitudinales réfèrent à des échantillons très différents, l’un provenant du système de justice et l’autre de la communauté, il appert que les filles, même les plus violentes, abandonnent rapidement la délinquance. Toutefois, des difficultés moins apparentes, mais non moins nocives, les caractérisent une fois qu’elles franchissent la vingtaine. Chez les adolescentes judiciarisées, les risques d’évoluer dans des conditions adverses au tournant de l’âge adulte sont environ cinq fois supérieurs à ceux de l’ensemble des Québécoises de leur âge. La faible scolarisation, la pauvreté, la parentalité précoce, la violence dans les relations amoureuses et les tentatives de suicide assombrissent leur quotidien. Un questionnement important ressort de cette étude. Bien que différentes trajectoires de déviance aient été observées, dont une qui trahit une consommation persistante de drogues, la qualité de vie des jeunes femmes ayant été judiciarisées à l’adolescence varie très peu en fonction de ces trajectoires. C’est donc dire que des indicateurs autres que la délinquance affectent grandement les trajectoires de vie des adolescentes judiciarisées.
En somme, les articles de ce numéro dressent un profil plutôt sombre de la situation sociale des jeunes femmes s’étant distinguées par leur agressivité ou leur forte consommation de drogues durant l’enfance ou à l’adolescence, ou encore par leur exposition à des situations de maltraitance. Ce profil n’est pas sans conséquence. Il ne met pas seulement en cause le bien-être des jeunes femmes, il affecte aussi le développement de leurs enfants. Le transfert intergénérationnel des difficultés d’adaptation devient alors une préoccupation de taille.
Dans le premier article hors thème du présent numéro, Denis Lafortune, Martine Barrette et Natacha Brunelle se penchent sur un phénomène très peu exploré à ce jour, celui du vécu des pères incarcérés. Se questionnant sur l’ampleur du phénomène, ainsi que sur les enjeux de la séparation en ce qui a trait aux rôles et aux fonctions assumés par le père au sein de la famille, les auteurs analysent les conséquences de la détention, non seulement pour le père incarcéré mais également pour ses proches.
De leur côté, Normand Aubertin et Gilles Côté étudient la question de l’évaluation et de la prédiction de la récidive dans le cadre des agressions sexuelles commises à l’égard d’une conjointe. Analysant les scores obtenus à l’échelle PCL-R ou « Psychopathy Checklist », leurs résultats soulèvent diverses interrogations sur différents problèmes reliés au phénomène.