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Introduction

Dans le cadre de cette recherche, nous proposons de situer l’importance des prêteurs sur gage dans le marché du recel à Montréal et d’analyser leur impact sur les taux de criminalité contre les biens. Cette étude s’inscrit dans le cadre théorique d’études récentes sur l’impact des receleurs sur l’offre de biens volés (Sutton, 1998 ; Clarke, 1999). Nous présenterons d’abord une recension des écrits sur l’offre et la demande de biens volés. Par la suite, nous élaborerons sur les données nécessaires à l’étude du marché du recel. La première partie de nos analyses sera consacrée à l’impact des prêteurs sur gage sur la criminalité dans les 49 postes de quartier montréalais. La seconde partie sera consacrée à des analyses supplémentaires : analyse des trajets criminels, entrevues avec des voleurs et analyse temporelle.

Offre et demande de biens volés : une recension des écrits

Les premières études criminologiques sur le recel se sont intéressées aux carrières des receleurs ainsi qu’aux activités criminelles de certains individus (Hall, 1952 ; Klockars, 1974 ; Steffensmeier, 1986). Ces études de cas ne se sont pas attardées à l’impact des receleurs sur l’offre de biens volés, c’est-à-dire sur les taux de criminalité contre la propriété. La première partie de cet article est donc consacrée aux écrits qui se sont explicitement intéressés à la dynamique de l’offre et de la demande pour les biens volés.

Les types de receleurs et les formes de recel

Plusieurs études sur le marché du recel se sont intéressées à la façon dont les biens volés sont écoulés (Walsh, 1977 ; Cromwell et al., 1991 ;1993 ; Cromwell et McElrath, 1994 ; Wright et Decker, 1994 ; Sutton, 1995 ; 1998 ; Stevenson et al., 2001). Celles-ci démontrent les différentes options qui s’offrent aux délinquants pour écouler leur marchandise et permettent une appréciation de leur importance respective.

Dans le cadre d’une étude sur le cambriolage au Texas, Cromwell et al. (1991) ont mené des entrevues avec des cambrioleurs actifs et des receleurs. De plus, ils ont analysé des rapports de police sur des cambriolages, choisis au hasard, dans lesquels les suspects ont rapporté à qui ils avaient vendu la marchandise volée. Ils ont dressé une typologie des receleurs selon différentes caractéristiques : 1) la fréquence avec laquelle ils achètent des biens volés ; 2) leur volume d’achats ; 3) le but de l’achat ; 4) le niveau d’engagement pour se procurer des biens volés. À partir de celles-ci, ils décrivent trois niveaux de receleurs identifiés dans leur étude : le receleur professionnel, le receleur à « temps partiel » (« avocational receivers ») et l’amateur.

Les receleurs professionnels sont ceux dont la principale occupation est l’achat et la distribution de biens volés. Ils vont effectuer des transactions avec tous les types de biens qui présentent un certain potentiel de revente ou ils peuvent se spécialiser dans un type de biens compatible avec leur marchandise ou leur commerce légitime. La plupart du temps ces receleurs vont faire affaire directement avec les voleurs et leur but est de revendre les biens. Enfin, ils achètent continuellement et en grande quantité, ils ont donc toujours de la marchandise en magasin.

L’autre catégorie de receleurs identifiée est constituée d’individus pour qui le recel est une activité à temps partiel, souvent en lien avec leur principale occupation. Ils se distinguent des receleurs professionnels par leur fréquence d’achat, le volume des biens et leur niveau d’implication dans le recel. La dernière catégorie est celle des receleurs amateurs, constituée de citoyens, qui achètent des biens volés sur une petite échelle, principalement pour un usage personnel. À l’origine, ce receleur est souvent sollicité en tant que client et il est souvent attiré par le bas prix d’un produit, même s’il sait ou suspecte que ce bien a été obtenu criminellement. Cette catégorie est donc constituée principalement des consommateurs de biens d’origine criminelle. Selon les auteurs, les receleurs amateurs et à « temps partiel » achètent et redistribuent de 60 % à 70 % de toute la marchandise volée. Cromwell et al. (1991) ont constaté la présence d’un marché pour les biens volés auprès des citoyens, étant donné que la revente de biens directement à la population est l’option la plus fréquente. De plus, plus du tiers des biens a été écoulé par les cambrioleurs dans un commerce légitime. Ces résultats suggèrent que le receleur professionnel a été remplacé par un marché pour les biens volés qui est diversifié et accessible.

Walsh (1977), aux États-Unis, a examiné les rapports de police concernant les receleurs afin de faire ressortir les types de recyclage des biens volés et a distingué deux options principales pour écouler la marchandise volée, celle reliée à un marché intégré et légal (« legitimate front ») et celle reliée à un marché informel (« illegitimate front »). L’option légale est constituée de commerces qui sont utilisés comme couverture pour l’achat et la revente de biens volés (antiquaires, restaurants, bars/tavernes, épiceries, marché aux puces, garages, bijouteries, etc.). La seconde option comprend toutes les façons d’écouler les biens qui ne se font pas sous la couverture d’une entreprise légale (receleurs, voleurs, etc.). L’auteur estime que la majorité de la marchandise volée est écoulée par le marché intégré.

Wright et Decker (1994) ont effectué des entrevues semi-structurées auprès de cambrioleurs actifs dans la ville de St. Louis au Missouri, dans le cadre d’une étude sur le cambriolage résidentiel. Ils distinguent quatre principaux moyens de disposer des biens, c’est-à-dire par l’entremise 1) d’un receleur professionnel, 2) d’un prêteur sur gages, 3) d’un revendeur de drogues ou 4) d’un ami, une connaissance ou un membre de la famille. Leurs résultats démontrent que seulement une minorité de cambrioleurs résidentiels choisissent le receleur professionnel pour écouler les biens. Ils expliquent cette faible proportion par le fait que peu de cambrioleurs en connaissent un ou ont des contacts, ce qui concorde avec les résultats de Cromwell et al. (1991). Ladouceur (1988), qui a effectué des entrevues auprès de 25 jeunes montréalais sur le cambriolage résidentiel, en arrive à des résultats similaires. L’auteur estime que les jeunes n’ont souvent pas de contacts avec un receleur professionnel, ce qui explique pourquoi la plupart des biens sont écoulés dans leur entourage.

Dans une étude récente réalisée en Australie, Stevenson et al. (2001) ont interrogé des cambrioleurs incarcérés sur la façon dont ils disposaient des biens volés. Il en ressort que les prêteurs sur gages et les brocanteurs ont une importance limitée dans le marché du recel, étant donné qu’un peu moins d’un délinquant sur deux a rapporté avoir déjà utilisé cette méthode. Les sujets ont rapporté qu’ils utilisent cette option souvent en dernier recours, parce qu’elle est plus risquée et aussi parce qu’elle offre un taux moindre que les autres options. Ces raisons sont similaires à celles évoquées par les cambrioleurs de l’étude de Wright et Decker (1994).

Les biens volés

Afin de mieux rendre compte de la problématique du vol, Clarke (1999) s’est interrogé sur les produits qui sont les plus volés, les « hot products ». Reprenant le modèle de Cohen et Felson (1979), il a distingué six facteurs de risque des biens volés : 1) le bien doit être dissimulable. Dans ce sens, les biens qui ne peuvent pas être dissimulés sur le voleur, cachés après le vol, ou qui sont facilement identifiables sont moins susceptibles d’être volés. 2) Le bien doit être amovible. Cet élément réfère à l’inertie dans le modèle initial de Cohen et Felson. Les produits facilement maniables ont plus de chances d’être volés. 3) Le bien doit être disponible. Cette condition est nécessaire pour qu’un produit soit à risque de vol. Elle regroupe les éléments de visibilité et d’accessibilité du modèle de Cohen et de Felson. 4) Le bien doit avoir de la valeur. En complémentarité au modèle de Cohen et Felson, Clarke ajoute deux éléments à prendre en considération dans la valeur : l’agrément relié à la possession ou à l’utilisation d’un bien particulier et la facilité ou la difficulté de disposer de ce bien. 5) Le bien doit être agréable. Dans cette optique, les biens qui sont agréables à posséder ou à consommer sont plus susceptibles d’être volés que les autres. 6) Le bien, enfin, doit être recyclable. Les voleurs vont donc sélectionner des biens qui sont faciles à revendre. Pour Clarke, cette dernière caractéristique est la plus importante pour rendre compte de la fréquence à laquelle un bien est volé (« how much »). Elle implique que le marché du recel détermine en quelque sorte la fréquence de l’activité criminelle des délinquants (à ce sujet, voir Sutton, 1995 ; 1998 ; Tremblay et al., 2001).

Les consommateurs des biens volés

Sutton (1995 ; 1998) suggère que les quartiers défavorisés qui offrent des biens usagés entretiennent le crime, encouragent les individus à voler et incitent les voleurs déjà actifs à voler davantage. Il indique que le marché des biens volés peut être vu comme une conséquence du vol, mais aussi comme une motivation sous-jacente favorisant la criminalité acquisitive. Par ailleurs, Felson (1998), après une recension des écrits, avance que les quartiers pauvres peuvent favoriser le crime en fournissant un marché pour les biens volés. Les résidents de ces quartiers peuvent avoir accès à de la marchandise à bas prix, marchandise qu’ils ne pourraient pas nécessairement s’offrir à plein prix. L’auteur indique que les biens volés vont nourrir le marché des biens usagés et, par le fait même, satisfaire les besoins des consommateurs de tels produits. Les commerces qui vendent des biens usagés (dont on soupçonne qu’une partie sont volés) vont se retrouver dans des quartiers pauvres, étant donné que ce sont les individus qui y habitent qui vont être le plus attirés par de la marchandise usagée, comparativement aux personnes biens nanties. Les clients d’un tel marché, consciemment ou non, vont le favoriser. De plus, au niveau des opportunités criminelles, Felson (1998) indique que c’est souvent dans ces quartiers qu’on retrouve le plus d’objets monnayables. Il explique cela par le fait que les riches vont investir leur argent dans l’achat d’une maison ou dans des placements, biens qui ne sont pas accessibles aux voleurs.

Peu d’études ont analysé directement l’impact que les établissements de prêt sur gage peuvent exercer sur la criminalité contre les biens commise à Montréal. Masse (1999) souligne sans équivoque que cette industrie est un terrain fertile au crime. Il soutient que de 70 % à 80 % des biens qui transitent chez les prêteurs sur gages seraient volés et que ces biens seraient par la suite vendus chez les prêteurs sur gage eux-mêmes, dans les marchés aux puces ou même par conteneur dans certains pays des Caraïbes. Cette étude comporte une lacune importante en ce que l’auteur ne présente pas la méthodologie qu’il utilise pour justifier sa conclusion. De plus, le Service de police de la Ville de Montréal[2] (SPVM) associe l’augmentation des introductions par effraction dans les résidences à l’augmentation du nombre de prêteurs sur gages dans un même quartier (Masse, 1999 ; Commission de l’administration et des services aux citoyens de la ville de Montréal, 2000). Le SPVM attribue la diminution, d’environ 20 %, des introductions par effraction dans les commerces et dans les résidences de trois quartiers spécifiques à un projet de surveillance étroite des prêteurs sur gages. Encore une fois, la méthodologie utilisée pour cette étude est manquante. Enfin, la relation entre les brocantes[3] et la criminalité a également été analysée dans une étude interne du SPVM. Une analyse spatiale a été réalisée afin de vérifier l’hypothèse d’une relation entre les crimes d’acquisition et les brocantes. Pour la période de juillet 1998 à février 1999, plusieurs cartes se référant à de courtes périodes temporelles (5 à 8 jours) ont été produites dans le but de s’assurer que la distribution géographique de la délinquance acquisitive était stable. Les périodes ont été choisies de façon aléatoire. Les résultats démontrent que la localisation des cambriolages résidentiels est fortement associée à la localisation des brocantes. De plus, cette concentration est demeurée stable pendant la période à l’étude. Toutefois, les vols simples et le sous-groupe des vols de/dans les véhicules moteurs ne sont pas associés géographiquement aux brocantes, contrairement au cambriolage résidentiel.

Hypothèse de recherche

L’analyse du recel en tant que marché permet d’envisager une nouvelle facette du phénomène, mais présente toutefois une difficulté. En effet, contrairement au vol de véhicules moteurs, où l’on peut facilement distinguer les vols qui alimentent le marché du recel des autres parce que nous avons les données sur les véhicules retrouvés versus ceux qui ne le sont pas (à ce sujet, voir Tremblay et al., 2001), il est difficile d’estimer la proportion des biens volés qui alimentent le recel.

De plus, nous pouvons constater la double problématique que représente l’étude du marché des biens volés, c’est-à-dire le jeu de l’offre et de la demande. Certaines études suggèrent que les receleurs sont un incitatif à la criminalité parce qu’ils sont une façon rapide et efficace d’écouler les biens volés. En effet, Cromwell et al. (1991 : 71) soulignent l’importance des receleurs pour les voleurs :

Without fences few thieves could survive. The burglar’s ability to market stolen property determines the success or failure of the criminal activities. Without someone to receive and dispose of stolen property, theft becomes a meaningless, profitless act. The fence fills this need.

D’autres études suggèrent que les receleurs profitent tout simplement d’un marché pour les biens volés déjà établi, présent surtout dans les quartiers défavorisés. De ce point de vue, les receleurs ne sont pas la cause de la criminalité, mais une conséquence de celle-ci.

Les études antérieures font ressortir l’importance dans le marché du recel des commerçants et de la demande de la population pour des articles usagés à bas prix. Un type de commerce légitime ressort comme étant une option utilisée par les délinquants pour écouler leur butin : les établissements de prêts sur gage. Cependant, les études suggèrent que cette option n’est pas utilisée par une majorité de voleurs et qu’elle présente certains inconvénients comparativement aux autres options offertes. Selon la définition de Walsh (1977), les prêteurs sur gage peuvent être classés dans la catégorie des commerces intégrés et légaux parce que dans leur cas, le recel se fait sous la couverture d’une entreprise légale. En se référant aux caractéristiques des receleurs de Cromwell et al. (1991), nous pouvons également qualifier ces commerçants de receleurs à temps partiel, parce que le recel est compatible avec leurs activités principales qui sont le prêt sur gage et la vente de biens d’occasion. De plus, ce type de commerce attire une clientèle dans laquelle nous sommes susceptibles de retrouver des receleurs amateurs à la recherche de marchandise à bon marché.

Ces caractéristiques de l’industrie du prêt sur gage en font donc un objet d’étude intéressant au niveau de la criminalité. Il nous apparaît donc pertinent de nous interroger sur l’importance relative des prêteurs sur gage dans le marché du recel à Montréal et d’analyser leur impact sur la criminalité contre les biens au niveau des quartiers, afin de combler une certaine lacune dans la littérature. En se basant sur les notions de l’offre et de la demande de biens volés, nous pouvons émettre l’hypothèse que les établissements de prêts sur gage engendrent des crimes contre les biens dans les quartiers où ils se concentrent parce qu’ils sont un moyen efficace d’écouler la marchandise volée. Selon cette hypothèse, la demande organisée pour des biens volés influencerait la fréquence ou le volume des activités criminelles des délinquants.

Données d’analyse

Un prêteur sur gage est un commerçant qui octroie des prêts d’argent à des clients qui doivent, comme garantie, laisser un bien en gage. Les biens mis en gage qui n’auront pas été récupérés par leur propriétaire seront mis en vente, ce qui fait des établissements de prêts sur gage des commerces de vente d’articles usagés. En 1999, les policiers du SPVM ont effectué un recensement des établissements qui répondaient à la définition d’un brocanteur ou d’un établissement de prêts sur gage en vertu du règlement municipal (RRVM c. M-1). Mis à part ce recensement, aucune autre donnée n’a été compilée sur les prêteurs sur gage depuis l’apparition du phénomène. Par conséquent, nous avons décidé d’utiliser les annuaires téléphoniques des Pages jaunes comme source de données pour répertorier les établissements de prêts sur gage à Montréal de 1987 à 2001. Bien que nous ne connaissions pas la proportion des commerces qui se prévalent de ce service, aucun élément nous porte à croire qu’elle n’est pas constante au fil des ans.

En ce qui concerne les statistiques policières, nous disposons, de 1987 à 2001, des données annuelles reliées aux introductions par effraction (totales[4], résidentielles et commerciales), aux vols simples et aux vols dans/sur un véhicule automobile. Nous disposons également, de 1993 à 2001, des statistiques policières reliées aux catégories de biens volés susceptibles de se retrouver chez un prêteur sur gage : appareil de son[5], bijou, machinerie/outils, magnétoscope, téléviseur, instrument de musique, bicyclette et équipement photo. Pour les même délits, nous avons également utilisé les statistiques compilées par poste de quartier pour l’année 1999. Notons que seulement les cas fondés ont été retenus. Nous avons utilisé deux variables socio-économiques pour contrôler nos résultats, la population du quartier (Statistique Canada, 1996) et le revenu. Cette dernière variable réfère au « pourcentage de ménages dont le revenu annuel avant impôts et déductions est inférieur à 25 000 $ » et provient d’un sondage effectué par le SPVM[6]. Quant aux rapports d’événement et aux dossiers d’enquête, leur utilisation nous a permis de répertorier les événements impliquant des établissements de prêts sur gage. Plus précisément, nous avons recensé 201 biens volés à Montréal qui ont été retrouvés dans un établissement de prêt sur gage, en 1999, et nous les avons reliés à l’infraction d’origine correspondante.

Des entrevues avec des délinquants ont été réalisées, afin de connaître les options offertes aux délinquants pour écouler la marchandise volée et de situer l’importance des prêteurs sur gage dans le marché montréalais du recel. Le recours à la méthodologie qualitative a été très fréquent dans le cadre d’études similaires (Ladouceur, 1988 ; Cromwell et al., 1991 ; Wright et Decker, 1994 ; Stevenson et al., 2001). De plus, cinq visites administratives avec des enquêteurs et des policiers du SPVM ont été effectuées chez des prêteurs sur gage de Montréal. Ces visites ont permis de recueillir le point de vue des employés sur leur industrie et d’observer les activités commerciales de ces établissements. Enfin, nous avons effectué une entrevue avec un propriétaire d’établissement de prêt sur gage de Montréal.

Évolution des prêteurs sur gage à Montréal de 1987 à 2001

De 1987 à 1991, environ la moitié de la dizaine de prêteurs sur gage recensés à Montréal ont pignon sur rue au centre-ville (Ville-Marie) et dans le quartier voisin, Centre-sud. Les autres commerces sont éparpillés dans les quartiers Côte-des-Neiges, Villeray, Rosemont, ainsi que dans les villes de Verdun et de Saint-Léonard. En 1994, l’industrie du prêt sur gage est en pleine expansion avec une cinquantaine de commerces. Nous observons que les établissement de prêt sur gage ont proliféré sensiblement dans les mêmes quartiers où ils s’étaient implantés au début de la décennie. Les quartiers où nous retrouvons une concentration de prêteurs sur gage sont localisés au sud de l’île, particulièrement dans la partie sud-ouest, au centre-ville et dans le centre-sud jusqu’au quartier Hochelaga-Maisonneuve. Nous observons également plusieurs prêteurs sur gage dans le centre de l’île. Les villes de la banlieue ouest ne sont pas touchées par le phénomène et celui-ci reste marginal dans le nord et l’est de la ville. En 1998, année qui marque l’apogée de cette industrie (n = 110), nous observons que les établissements de prêt sur gage se sont implantés dans l’est et le nord de la ville. De plus, nous observons que les prêteurs sur gage ont continué de proliférer dans le sud de l’île et se sont étendus aux quartiers limitrophes.

Nous pouvons constater que les prêteurs sur gage se situent en grand nombre dans des quartiers défavorisés et criminalisés. Cette constatation suggère deux hypothèses. D’un côté, nous pouvons penser que ces commerces se sont implantés dans des quartiers dont le bassin de clients potentiels est élevé, étant donné que leurs activités commerciales sont le prêt sur gage et la vente d’articles d’occasion. Dans ce sens, s’installer dans un quartier à la fois défavorisé et criminalisé satisfait le besoin des victimes (qui ne sont souvent pas assurées) de remplacer à prix modique le bien volé, mais satisfait également le besoin du voleur qui peut y vendre son butin. Dans ce sens, Sutton (1995) soumet l’hypothèse que les consommateurs de biens usagés seraient également les principales cibles des voleurs. D’un autre côté, nous pouvons penser que ces commerces influencent la délinquance acquisitive locale, parce qu’ils sont un moyen rapide d’écouler la marchandise volée. Selon cette hypothèse, la demande pour des biens usagés influencerait la fréquence ou le volume des activités criminelles des délinquants (Sutton, 1995 ; 1998 ; Tremblay et al., 2001). Nous pouvons également penser que ces hypothèses peuvent être complémentaires dans l’explication de la relation entre les prêteurs sur gage et la criminalité contre les biens.

Dans la prochaine section, nous allons vérifier l’hypothèse d’une association géographique entre les prêteurs sur gage et les crimes contre la propriété, en utilisant les statistiques policières des 49 postes de quartier pour l’année 1999.

Relation entre les prêteurs sur gage et la criminalité dans les 49 postes de quartier de Montréal

Le tableau 1 présente les résultats des analyses de la relation entre le nombre d’établissements de prêt sur gage par quartier, les principaux crimes contre la propriété et les catégories de biens.

Tableau 1

Relation entre le nombre de prêteurs sur gage et les crimes contre la propriété N= 49 postes de quartier

Relation entre le nombre de prêteurs sur gage et les crimes contre la propriété N= 49 postes de quartier

Notes : Les coefficients présentés sont des coefficients de corrélation r de Pearson

** indique une relation significative à 0,01

* indique une relation significative à 0,05

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Nous observons qu’il y a une relation positive entre la présence de prêteurs sur gage dans un quartier et les introductions par effraction dans une résidence privée. Cette relation est significative (p < 0,01) et forte avec un coefficient r de Pearson de ,654. Par contre, il n’y a pas de relation significative entre les prêteurs sur gage et les introduction par effraction dans un commerce (p > 0,05). De plus, plus il y a de commerces offrant des services de prêts sur gage dans un quartier, plus le nombre de vols simples rapportés y est élevé. Cette relation est significative (p < 0,05) et modérée (r = ,363). Enfin, si nous considérons seulement les vols dans/sur un véhicule, ils sont également en relation positive avec les établissements de prêt sur gage (r = ,375 ; p < 0,01). Notons toutefois qu’il n’y a pas d’association significative entre les vols dans/sur un véhicule de plus de 5000 $ et les commerces de prêt d’argent. Toutefois, lorsque nous contrôlons pour le nombre de résidants par quartier et le revenu comme indice de pauvreté, seulement deux relations résistent : les introductions par effraction dans une résidence et les vols simples. Bien que toujours significatives, ces relations sont plus faibles avec des coefficients respectifs de ,517 (p < 0,01) et ,290 (p < 0,05). Ainsi, la relation entre les établissements de prêt sur gage et les vols dans/sur un véhicule disparaît lorsque l’on tient compte de la population et de l’indice de pauvreté du quartier. Ces résultats rejoignent ceux du SPVM et suggèrent que les prêteurs sur gage stimulent le cambriolage résidentiel. Nos résultats suggèrent également que les vols simples et les vols dans/sur les véhicules sont associés géographiquement aux prêteurs sur gage. Nous pouvons penser que cette différence peut être due au fait que nous nous intéressons ici seulement aux prêteurs sur gage, tandis que l’étude du SPVM s’est intéressée aux brocantes, ce qui englobe plusieurs types de commerces.

De plus, les résultats indiquent que, sauf pour les bijoux, le nombre de biens volés par quartier est corrélé significativement et positivement avec le nombre de prêteurs sur gage. Ces relations varient de modérée à forte. Ce sont les magnétoscopes et les téléviseurs qui sont les plus fortement corrélés avec la présence de prêteurs sur gage dans un quartier (r = ,721 et r = ,704). Cependant, lorsque nous contrôlons pour la population et la pauvreté, la relation entre l’équipement photographique et les prêteurs sur gage disparaît.

Ces résultats confirment l’hypothèse d’une association au niveau spatial entre les prêteurs sur gage et certains crimes contre la propriété, même lorsque la population et la pauvreté du quartier sont contrôlées. La criminalité est ici considérée comme une conséquence de la présence des prêteurs sur gage dans un quartier. Prenons maintenant le problème à l’inverse avec le nombre de prêteurs sur gage par poste de quartier comme variable dépendante. Selon ce raisonnement, les établissements de prêt sur gage choisiraient de s’installer dans les quartiers où il y a un bassin important de clients potentiels, c’est-à-dire des gens pauvres mais également des délinquants. La présence d’un fort pourcentage de délinquants dans le quartier peut être considérée comme un avantage pour les magasins d’occasion parce que les victimes de vol, qui ne sont souvent pas assurées, dans les quartiers défavorisés, risquent de se tourner vers ce type de commerce à rabais pour remplacer le bien volé. Cette hypothèse n’implique pas nécessairement que les biens volés seront écoulés chez les prêteurs sur gage. Dans ce sens, nous observons des relations fortes entre la pauvreté et le nombre d’accusés de crimes contre la propriété vivant dans un quartier et le nombre de prêteurs sur gage (coefficients r de pearson respectivement de ,645 et ,715 ; p < 0,01). De plus, si nous prenons une infraction qui n’a aucun lien avec les prêteurs sur gage, les voies de faits, nous observons que ce délit contre la personne est également corrélé positivement avec ce type de commerce (r = ,549 ; p < 0,01) et cette relation est plus forte que celle observée pour les vols simples, les vols dans/sur les véhicules, les bicyclettes et l’équipement photographique.

Il est donc difficile de démontrer sur la base des analyses spatiales la présence ou non d’un lien entre les prêteurs sur gage et la criminalité. Les données sont difficiles à interpréter, étant donné que les prêteurs sur gage se situent dans des quartiers défavorisés mais également criminalisés. Au départ, l’hypothèse que les receleurs ou l’offre organisée de biens volés influencent la criminalité semblait avoir un certain mérite. Bien que les statistiques policières démontrent que la criminalité contre les biens est associée géographiquement aux prêteurs sur gage, nous ne pouvons conclure qu’il y a une relation de cause à effet entre les deux phénomènes. En effet, la simple covariation dans l’espace urbain entre les prêteurs sur gage et les crimes contre la propriété ne nous permet pas de valider cette hypothèse. Par conséquent, dans un deuxième temps, nous avons procédé à des analyses supplémentaires au niveau des quartiers mais également à des analyses qualitatives et temporelles, afin d’infirmer ou de confirmer l’impact des prêteurs sur gage sur les crimes d’acquisition.

Trois tests supplémentaires

Nous soumettons dans cette section notre hypothèse de départ à trois autres tests. Dans un premier temps, nous analyserons un échantillon de biens volés retrouvés chez des prêteurs sur gage en 1999, afin de faire ressortir les caractéristiques des transactions des biens volés et des trajets parcourus par les voleurs. Dans un deuxième temps, nous présenterons les résultats des entrevues que nous avons réalisées avec des voleurs. Dans un troisième temps, nous analyserons les fluctuations de la criminalité contre les biens à Montréal de 1987 à 2001, en relation avec le recensement des prêteurs sur gage.

Test 1- L’analyse des trajets criminels

L’analyse d’un échantillon de biens volés, retrouvés dans des commerces de prêt sur gage en 1999, nous a permis de rendre compte des caractéristiques des transactions de ces biens. De plus, l’analyse des trajets et des distances parcourus par les voleurs nous a également permis de cerner l’impact des prêteurs sur gage sur la criminalité locale.

Notre échantillon est composé de 201 biens volés qui ont été retrouvés dans un établissement de prêt sur gage en 1999. Ces biens ont été volés lors de 149 événements différents et ont résulté en 165 transactions dans 70 commerces. Une transaction est le contrat de prêt entre le client et le commerçant. Des 149 événements, 71,1 % sont des introductions par effraction (n = 106), 23,5 % (n = 35) des vols simples, 4,0 % (n = 6) des vols dans/sur un véhicule et 1,3 % des vols de véhicules (n = 2). En ce qui concerne les introductions par effraction, 85,9 % sont des cambriolages résidentiels (n = 91). Ces résultats rejoignent ceux de nos analyses spatiales qui suggéraient que l’introduction par effraction dans une résidence est le type de délit le plus fortement corrélé avec la présence de prêteurs sur gage dans un quartier.

Le tableau 2 présente les distances médianes entre le lieu du crime, le commerçant et le lieu de résidence du suspect selon divers scénarios[7].

Tableau 2

Distances médianes (km) entre le lieu de l’infraction, le commerçant et le lieu de résidence du suspect selon les divers scénarios

Distances médianes (km) entre le lieu de l’infraction, le commerçant et le lieu de résidence du suspect selon les divers scénarios

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Les résultats suggèrent que le lieu de l’infraction est davantage éloigné du commerçant que la résidence de l’individu qui a effectué la transaction. Si nous prenons en considération toutes les transactions, la distance médiane entre le lieu de l’infraction et le commerce où le bien a été écoulé est de 2,8 km, comparativement à une distance de 1,4 km entre le lieu de résidence du suspect et le commerçant. Dans ce sens, nous observons que les individus vont écouler les biens chez des prêteurs sur gage relativement près de chez eux, ce qui laisse croire que les délinquants vont dans des commerces qui leur sont familiers, mais qui ne sont pas situés nécessairement près de l’endroit du vol. Il y a peu de différences selon que les biens soient écoulés ou non le même jour que le vol. Néanmoins, lorsque les biens sont écoulés le même jour par l’individu même qui a commis le vol, la distance entre le lieu d’écoulement et le lieu de résidence du suspect est faible (0,64 km).

Dans 57 transactions, l’individu qui a effectué la transaction chez le commerçant est celui qui est présumé avoir volé le bien. Pour 45 de ces transactions, il a été possible d’analyser la trajectoire criminelle du délinquant, c’est-à-dire le triangle formé par le lieu de l’infraction, l’endroit où le bien a été écoulé et le lieu de résidence du suspect (Rand, 1986). Les résultats démontrent que dans 35,6 % des cas (n = 16), nous sommes en présence d’un triangle de mobilité, c’est-à-dire que le commerçant, le lieu de l’infraction et le lieu de résidence du suspect si situent tous dans des quartiers différents. Le triangle de quartier est présent dans 17,8 % des cas (n = 8). Dans 26,7 % des cas (n = 12), le suspect et le commerçant sont dans le même quartier mais pas la victime, tandis que dans 15,6 % des cas (n = 7) le suspect et la victime résident dans le même quartier mais le bien a été écoulé ailleurs. Enfin, dans seulement 2 cas (4,4 %), la victime et le commerçant sont situés dans le même quartier, mais pas le délinquant. En ce qui concerne les triangles de quartier, dans les trois-quarts des cas, il s’agit d’un vol simple (n = 6), ce qui contraste avec les triangles de mobilité où 68,8 % (n = 11) des délits sont une introduction par effraction dans une résidence privée. Le délit à l’origine est majoritairement une introduction par effraction dans une résidence privée lorsque le suspect habite le même quartier que le commerçant mais pas celui de la victime (83,3 % ; n = 10). Lorsque le voleur a commis le délit dans son quartier mais que le bien n’a pas été écoulé dans le quartier, 71,4 % des délits sont des vols simples (n = 5). Dans les deux cas où la victime et le commerce se situent dans le même quartier mais pas le suspect, il s’agit de vols simples. En bref, nous constatons que c’est seulement dans une minorité de cas (10 sur 57) que le bien a été volé et écoulé à l’intérieur du même quartier. Ces résultats infirment donc l’hypothèse selon laquelle les prêteurs sur gage influenceraient la délinquance contre les biens dans les quartiers où ils sont implantés. Ils suggèrent, au contraire, que les délinquants contre la propriété sont mobiles, c’est-à-dire que les biens ne sont pas volés et écoulés près du lieu de résidence du suspect et que l’infraction n’a pas lieu non plus près de l’endroit où le bien sera recelé.

En ce qui concerne le nombre de jours écoulés entre le moment de l’infraction et la transaction chez le commerçant, 54 transactions (42,9 %) ont été effectuées le même jour que le vol. Pour ce qui est des transactions n’ayant pas eu lieu la même journée que le vol et pour lesquelles l’information est disponible (n = 72), le temps médian est de 177,5 jours, c’est-à-dire près de 6 mois. Fait intéressant, 21 biens ont transité chez un prêteur sur gage plus d’un an après leur vol. Sur les 165 transactions effectuées, dans plus de la moitié des cas (55,8 % ; n = 92) nous ne sommes pas en mesure de savoir si l’individu qui a effectué la transaction est celui qui a volé le bien. Ainsi, dans les cas où le bien a été écoulé chez le prêteur sur gage plusieurs semaines ou mois après son vol, nous pouvons croire qu’il a tout simplement été mis en gage par une personne de « bonne foi » qui en avait fait l’acquisition dans son entourage. Il est peu probable, après une si longue période, que le voleur ait toujours été en possession du bien, parce que nos entrevues et la littérature suggèrent que les voleurs écoulent leur marchandise dans les heures suivant le délit (Ladouceur, 1988). Dans ce sens, pour 28 biens de notre échantillon, les dossiers d’enquêtes indiquent que la personne qui a effectué la transaction n’est pas présumée avoir volé le bien, soutenant avoir acheté celui-ci de quelqu’un d’autre (rue, brasserie, Internet, encan, connaissance, etc.).

Cette analyse infirme l’hypothèse selon laquelle les prêteurs sur gage auraient un impact local sur les cambriolages résidentiels (ou d’autres formes de délits contre la propriété), mais n’élimine pas la possibilité qu’ils exercent un impact diffus sur le volume de crimes contre les biens commis sur l’île de Montréal.

Test 2- Le point de vue des cambrioleurs

Une analyse du marché des biens volés ne serait pas complète sans connaître le point de vue des principaux intéressés, c’est-à-dire les voleurs. Afin de situer l’importance des prêteurs sur gage dans le marché du recel, comparativement aux autres options disponibles aux délinquants pour écouler les biens volés, sept délinquants ont été rencontrés. Le petit nombre de sujets ne permet pas de généraliser les résultats, mais permet néanmoins de dégager certaines tendances du marché du recel à Montréal qui n’auraient pu être recueillies autrement. Tous les sujets sont de sexe masculin et la moyenne d’âge est de 29,7 ans. Ils ont tous commis un délit contre la propriété dans les trois dernières années et ils ont tous déjà été condamnés conséquemment à ce type de délit. Ils résidaient à Montréal lors la perpétration des délits.

Les sujets ont été invités à nommer toutes les options qu’ils ont déjà utilisées pour écouler des biens volés au cours de leur carrière criminelle. Les résultats démontrent que ces options sont multiples et variée  : amis et connaissances, bars, chauffeurs de taxi, concierges d’immeubles d’appartements, commerces, étrangers sur la rue, gangs de rue, prêteurs sur gage, receleurs et revendeurs de drogue. Un sujet nous a également révélé avoir déjà écoulé des vêtements, surtout des manteaux de fourrure, dans un magasin de consigne. Pour ce qui est des commerces, nous en retrouvons de tous les genres : antiquaires, marchands d’art, bijouterie, fleuriste, quincaillerie, etc. Sur ce point, un sujet nous indique que derrière chaque comptoir peut se cacher un acheteur potentiel, il suffit de demander. Mis à part un sujet qui refilait toute la marchandise volée à un receleur, tous les autres ont utilisé au moins trois options pour écouler leur butin. Tous sont unanimes sur le fait que tout se vend, si ce n’est pas d’une façon, ce sera d’une autre. Les options utilisées par le plus grand nombre de sujets pour écouler les biens volées sont les amis et les connaissances, les receleurs et les commerces de prêt sur gage.

Il ressort des entrevues que le marché du recel à Montréal est très diversifié. Plusieurs options sont offertes aux délinquants pour écouler les biens volés et la majorité vont en utiliser plus d’une au cours de leurs activités criminelles. De plus, le volume de marchandise écoulée à travers une option va dépendre des contacts du délinquant et des opportunités qui s’offrent à lui. Par conséquent, un changement dans les contacts et le manque d’opportunités va amener le délinquant à utiliser une autre façon pour écouler les biens. Nous pouvons conclure que les amis et connaissances des délinquants jouent un rôle important dans l’écoulement de la marchandise volée. De plus, nous pouvons constater qu’un nombre non négligeable de biens volés transitent à travers les commerces légaux et socialement intégrés (Walsh, 1977), comme les prêteurs sur gage ou d’autres types de commerces dont le propriétaire fait du recel. Nos résultats rejoignent ceux de Cromwell et al. (1991), qui soulignent l’importance des receleurs amateurs et à « temps partiel » dans le marché des biens volés. Par le fait même, bon nombre de biens volés vont être consommés par le citoyen moyen.

Les entretiens nous ont permis de constater que les commerces de prêt sur gage sont une des trois options privilégiées pour écouler la marchandise volée. Cependant, bien que cinq sujets admettent avoir déjà liquidé des biens volés dans ce type d’établissement, seulement deux sujets y écoulaient de la marchandise sur une base régulière (Charles et Michel). Les cinq voleurs estimaient que les risques d’être repérés par les policiers étaient plus élevés lorsqu’ils écoulaient leur butin chez les prêteurs sur gage. Nous pouvons en déduire que les prêteurs sur gage occupent une place dans le marché du recel à Montréal, mais que cette place est somme toute limitée étant donné la multitude des options offertes aux délinquants pour recycler leur butin. Ceux qui rapportent avoir écoulé des biens chez les prêteurs sur gage de façon épisodique indiquent que c’était parce qu’ils étaient mal pris ou que la marchandise était sans risque (aucun numéro de série par exemple). Nous remarquons que les délinquants les plus organisés, c’est-à-dire ceux dont la perpétration du délit incluait le vol d’un véhicule, des complices ou ciblait la marchandise de commerces spécialisés, ne vont pas chez les prêteurs sur gage mais chez les receleurs. Ce constat concorde avec les résultats de Shover (1991). À l’inverse, nos deux seuls sujets qui écoulaient principalement leur marchandise via les prêteurs sur gage avaient de sérieux problèmes de toxicomanie et ne commettaient des délits que pour payer leurs doses.

Quant à l’influence des prêteurs sur gage sur les activités criminelles, un seul sujet, Michel, nous a avoué que l’apparition des prêteurs sur gage l’a incité à voler davantage parce qu’il savait qu’il pouvait revendre les biens facilement. Charles est plus nuancé dans ses propos :

Dans un sens ça m’a donné un coup de main, le « pawn shop » va tout le temps m’en acheter, un particulier soit qu’il a pus d’argent ou soit qu’il en veut pas de vidéo.

Les autres soutiennent que les prêteurs sur gage n’ont pas eu d’influence sur la fréquence ou le volume de leurs délits. Pour Michel et Charles, s’il n’y avait plus de commerces de prêt sur gage, les biens seraient écoulés d’une manière ou d’une autre.

Par ailleurs, nous avons rencontré le propriétaire d’un commerce de prêt sur gage à Montréal. Même s’il admet que son commerce est susceptible d’être alimenté en biens volés, il soutient que les employés n’effectueront pas une transaction s’ils ont le moindre soupçon sur l’origine d’un bien. Il souligne qu’une dizaine de biens volés sont retrouvés environ dans une année et qu’ils sont remis au propriétaire légitime. Pour se protéger contre les biens d’origine criminelle, des pièces d’identité sont exigées, l’objet doit avoir tous ses morceaux et les employés posent quelquefois des questions sur le fonctionnement du bien. Les transactions sont également enregistrées sous caméra vidéo. Selon le commerçant, il est erroné de penser que tous les commerçants sont de mèche avec les cambrioleurs. Il suggère que s’il voulait faire du recel, il ne garderait pas les biens dans son commerce mais chez lui. Enfin, il soutient qu’environ 75 % des clients viennent rechercher leurs biens mis en gage, ce qui concorde avec les chiffres avancés par des employés rencontrés lors de visites policières.

Ces entrevues soulèvent un doute sérieux sur le bien-fondé de l’hypothèse selon laquelle les prêteurs sur gage auraient un impact diffus sur la criminalité contre les biens.

Test 3- L’analyse temporelle

Finalement, nous avons vérifié si l’expansion de l’industrie du prêt sur gage à Montréal est associée positivement aux crimes contre la propriété. De 1987 à 1991, seulement une dizaine d’établissements offrant un service de prêt sur gage ont été recensés sur l’île de Montréal. La prolifération des prêteurs sur gage a débuté vers 1992, pour atteindre un sommet en 1998 avec 110 établissements. Durant cette période, leur augmentation est relativement constante, avec une moyenne de 15 nouveaux commerces par année. En d’autres termes, la prolifération des prêteurs sur gage s’est produite dans une conjoncture de baisse tendancielle des crimes contre les biens à Montréal. De fait, de 1987 à 2001, le nombre de prêteurs sur gage actifs à Montréal covarie négativement et non pas positivement avec le volume d’introductions par effraction dans les résidences privées (r = -,684) ou dans les commerces (r = -,75) ou le volume de vols simples (r = -,922) et de vols dans/sur les véhicules (r = ,916). On observe la même covariation négative lorsqu’on examine la nature des biens volés pour les bijoux, les bicyclettes, les appareils de son, les instruments de musique et les outils. En revanche, les vols de téléviseurs, de magnétoscopes et d’équipement photographique ont augmenté avec l’émergence des prêteurs sur gage. Nos analyses spatiales avaient également indiqué que les téléviseurs et les magnétoscopes étaient les biens les plus fortement corrélés avec les établissements de prêt sur gage. Le commerçant que nous avons interrogé souligne également qu’il donne un bon montant pour ces biens parce que, contrairement à d’autres items (par exemple les outils), ils se revendent très bien. Néanmoins, nos données sur les biens retrouvés indiquent que seulement un bien sur cinq appartient à l’une de ces catégories. De plus, nos entrevues suggèrent que la revente de magnétoscopes est peu payante, comparativement à d’autres types de biens comme les bijoux, qui ne perdent pas de valeur, ou les consoles de jeux.

Conclusion

Il est tentant de supposer que la demande de biens volés des receleurs stimule l’offre des délits d’acquisition commis par les voleurs. Il est difficile de l’établir, notamment parce qu’il est également vrai qu’une part importante de ces délits n’ont pas de valeur de revente mais une valeur d’usage pour ceux qui les commettent. Nous ne disposons pas d’indicateur clair permettant de distinguer les vols destinés à la revente des vols commis pour usage personnel. Dans cette étude, nous avons analysé une catégorie particulière de commerçants susceptibles d’organiser le marché du recel. L’intérêt de ces commerces réside dans le fait qu’ils ont proliféré au cours des années 1990 et été « stigmatisés » comme un débouché important des délits d’acquisition destinés à la revente. Nos analyses toutefois concluent que la thèse selon laquelle les prêteurs sur gage auraient stimulé l’offre de délits d’acquisition n’est guère concluante. Une analyse de trajets criminels indique que les prêteurs sur gage n’ont pas d’impact sur le volume de crimes d’acquisition commis dans les quartiers où ils se trouvent, mais n’exclut pas la possibilité qu’ils aient un impact diffus sur le volume de cambriolages et de vols commis ailleurs dans la métropole. Une série d’entretiens auprès de voleurs suggère cependant que les prêteurs sur gage ne constituent pas le premier choix des débouchés disponibles pour la revente de biens volés. Enfin, nos analyses indiquent que la croissance de l’industrie des prêts sur gage s’est développée dans une conjoncture de baisse de la criminalité contre les biens. Il est vrai que les prêteurs sur gage ont tendance à se concentrer dans les quartiers où les crimes d’acquisition sont nombreux, mais ces quartiers sont également les quartiers les plus défavorisés. Il est normal que les prêteurs sur gage se localisent dans les quartiers où se trouve l’essentiel de leur clientèle de prédilection, soit les ménages à faibles revenus. Nous pouvons supposer que les ménages défavorisés qui sont victimes de vols représentent également une clientèle de choix pour ces commerces. La limite principale de cette étude réside dans le fait que nous n’avons pas été en mesure de distinguer les délits d’acquisition commis pour fins d’usage personnel et pour fins de revente. Néanmoins, si les prêteurs sur gage avaient stimulé de manière significative le volume de délits d’acquisition, il est peu probable que la tendance à la baisse de ces délits, observée dans les années 1990, ait été aussi prononcée.