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Jacques Henripin n’est plus. Le 2 septembre 2013, un cancer foudroyant l’a arraché à ses proches. Il avait eu 87 ans le 31 août. Prenait alors fin une vie remplie de travail, de dévouement, d’engagement. Une vie qui compte, une vie qui laisse son empreinte !

Jacques Henripin est né en 1926 à Lachine d’une famille modeste, dans un environnement marqué, dit-il lui-même dans son autobiographie, par « la bienséance, la piété et la pauvreté » (Henripin, 1998). Les effets dévastateurs de la crise économique plongent sa famille d’origine dans une situation très difficile : chômage, déménagements multiples, endettement, visites à répétition du « collecteur » et bien d’autres inconvénients. Il a 20 ans au moment où le téléphone apparaît dans leur ménage. Jacques Henripin poursuit toutefois brillamment ses études, qui se termineront à Paris par un ouvrage fondateur (voir Séguy, 2001) en démographie historique, La population canadienne au début du xviiie siècle (1954), pour lequel il obtient de l’Université de Paris un doctorat en… sciences économiques. C’était bien avant le cloisonnement des disciplines !

À partir de ce moment-là, sa vie nous est mieux connue : d’abord professeur de sciences économiques à l’Université de Montréal, il fonde en 1964 le Département de démographie, sans doute son héritage le plus précieux, la pierre d’assise du développement de la démographie québécoise et du rôle que cette discipline a joué dans l’élaboration et l’évaluation des politiques sociales québécoises. Il dirige le Département jusqu’en 1973, et y restera professeur jusqu’à sa retraite en 1993. Il est nommé professeur émérite en 1994. Ses immenses travaux dans de nombreux champs d’intérêt ont fait école et inspiré l’orientation de la recherche, principalement dans le domaine de la fécondité, de l’évolution des groupes linguistiques et des politiques de population. Rappelons ses publications les plus importantes : La population canadienne au début du xviiie siècle (1954) ; Tendances et facteurs de la fécondité au Canada (1968) ; La Fin de la revanche des berceaux. Qu’en pensent les Québécoises (1974, avec É. Lapierre-Adamcyk) ; La situation démolinguistique au Canada : évolution passée et perspective (1980, avec R. Lachapelle) ; Les Enfants qu’on n’a plus au Québec (1981, avec P.-M. Huot, É. Lapierre-Adamcyk et N. Marcil-Gratton) ; Naître ou ne pas être (1989) ; La population du Québec d’hier à demain (1991, avec Y. Martin et des collègues) ; La Métamorphose de la population canadienne (2003) et Pour une politique de population (2004). De plus, une centaine d’articles sont parus dans des revues scientifiques variées. En 1998, il publie une autobiographie intitulée Souvenirs et réflexions d’un ronchon et son dernier ouvrage, à caractère plus polémique, paraît en 2011, Ma Tribu, un portrait sans totem ni tabou. Au fil du temps, il est présent sur la scène médiatique, écrivant des articles pour les journaux ou diverses revues d’actualité, répondant inlassablement aux questions des journalistes de la radio ou de la télévision.

J’ai connu Jacques Henripin en 1965 : le cours d’introduction à la démographie, alors obligatoire dans les programmes de baccalauréat en sciences sociales, se donnait dans un grand auditorium du pavillon Roger-Gaudry. C’était un cours magistral dans tous les sens du terme : non seulement le professeur présentait-il la matière sans autre aide que sa voix, et la sienne était remarquable, mais l’exposé était d’une grande clarté, à la fois simple et complexe, pour faire découvrir aux étudiants une discipline fascinante, leur révélant la puissance et les mystères de la dynamique des populations. Avec bien d’autres, j’ai été complètement séduite, et c’est donc dans l’enthousiasme que j’ai répondu à l’invitation des professeurs du Département nouvellement créé de m’inscrire au programme de maîtrise en démographie. Une longue relation avec Jacques Henripin s’est alors amorcée : j’ai suivi deux autres cours, l’un sur les aspects démographiques des phénomènes économiques, où j’ai découvert son admiration pour l’oeuvre d’Alfred Sauvy, l’autre sur les politiques de population, cours animé par sa conviction de la nécessité d’incorporer les connaissances des sciences sociales au débat public et à l’élaboration des politiques. J’ai fait mon mémoire de maîtrise sous sa direction, ce travail sur la fécondité et ses variations dans la région métropolitaine de Montréal s’inspirant d’une approche statistique que Jacques Henripin avait développée pour mettre en évidence les facteurs socioéconomiques liés à la mortalité infantile. Il avait apparemment apprécié mon travail, car quelques années plus tard, c’est chaleureusement qu’il m’associe à l’étude de la Fin de la revanche des berceaux. C’était en 1973. Je suis devenue son assistante, il m’a considérée comme sa collaboratrice, il m’a encouragée à faire mes propres recherches et a soutenu ma carrière à l’Université de Montréal.

Pendant toutes ces années, Jacques a été un guide discret mais très exigeant. Avec Nicole Marcil-Gratton, nous avions fait équipe : il ne nous donnait jamais d’ordre, mais silencieusement il s’attendait à ce que nos analyses lui révèlent les secrets de nos « enquêtées ». La réalité nous a bien servies : la révision à la baisse des aspirations de fécondité, sur fond de recours à la stérilisation contraceptive, a bien confirmé que les Québécoises (et peut-être même leurs maris !) étaient entrées de plain-pied dans l’ère moderne, au grand désarroi de Jacques qui supposait qu’une sorte de « plancher », correspondant au seuil de remplacement des générations, allait spontanément s’établir dans cette population dont la surfécondité avait assuré la survie ! Il n’en fallait pas tant pour stimuler son imagination créatrice. Il élabore alors des politiques de soutien à la fécondité, il en estime les coûts et la faisabilité. Il n’hésite pas à en débattre de façon vigoureuse avec les uns, qui prétendent que le Québec n’en a pas les moyens, et avec les autres, qui l’accusent de préconiser le retour aux familles nombreuses et de vouloir renvoyer les femmes dans leur foyer !

Si Jacques Henripin appréciait la polémique, qu’à l’occasion il provoquait, il aimait tout autant le travail austère et rigoureux qu’impose l’analyse approfondie des faits sociodémographiques. À titre d’exemple, l’exploitation du Dictionnaire Tanguay, la planification des tableaux analytiques pour la monographie sur la fécondité fondée sur le recensement du Canada de 1961, l’analyse rigoureuse qui a suivi et qui, si elle ne se lit pas comme un roman, maintient l’attention du lecteur pendant ses quelque 450 pages, les innombrables questions qu’il a soulevées au moment où avec Nicole Marcil-Gratton nous travaillions sur les enquêtes de 1971 et 1976, la formidable documentation qu’il a réunie, même après sa retraite, pour la rédaction de la Métamorphose de la population canadienne (2003).

Jacques Henripin aimait écrire, et il écrivait vite et bien. Son premier jet avait rarement besoin de remaniements majeurs. Il aimait la langue française et la maîtrisait de façon éblouissante. Il se délectait de ses complexités, à l’occasion même avait recours à des temps de verbe que fort peu de nos contemporains utilisent… Son style demeurait pourtant très direct et très simple, facile à lire pour le non-spécialiste. Il faut relire la conclusion des Enfants qu’on n’a plus au Québec, ou encore Naître ou ne pas être, pour comprendre, grâce à une langue vivante, impeccable et précise, la complexité de la baisse de la fécondité au Québec ou les mystères du baby-boom. Cette fois, cela se lit presque… comme un roman !

Depuis le moment où il a dirigé mon mémoire de maîtrise, j’ai côtoyé Jacques Henripin de façon continue. Nos conversations portaient sur des sujets aussi variés que ceux que la vie elle-même nous suggérait : nous discutions de politique, d’histoire, d’éducation, de cinéma, de télévision, de musique, de nos enfants, de notre vie familiale, et de combien d’autres choses ! Lorsqu’il s’est engagé dans des polémiques, quelquefois acerbes, par exemple sur la question de l’avortement, sur les thèses marxistes, ou encore sur le féminisme, nous en discutions aussi. Nous n’étions pas alors toujours d’accord, je pense qu’il ne m’en a jamais voulu de ne pas l’accompagner sur le chemin de ces controverses. Malgré ces liens suivis, Jacques Henripin reste pour moi un peu mystérieux. Je ne lui ai pas posé assez de questions, et je le regrette. Il était un homme d’idées, idées parfois paradoxales et controversées, qu’il défendait avec ardeur, et presque toujours avec rigueur. Et, comme le rappelait récemment Réjean Lachapelle (2013), on pouvait le faire changer d’avis si on lui apportait des faits bien établis. Au total, c’est toujours avec un plaisir renouvelé que je le retrouvais pour reprendre nos échanges, même quand il se permettait de « ronchonner » !

Nous, démographes, sommes bien mal placés pour être surpris du décès d’un homme de 87 ans ! Mais la disparition d’un intellectuel dont la pensée nous a profondément influencés, à la source même de la discipline qui encadre notre travail, nous déconcerte et ne nous laisse pas indifférents. Nous nous sentons dépossédés d’un guide, d’une inspiration. Car c’est bien grâce à sa force et à la qualité de son engagement que la démographie a trouvé sa place dans l’univers des sciences sociales québécoises et canadiennes et qu’elle rayonne dans les milieux des politiques publiques, même auprès du grand public. À ce grand scientifique, à ce collègue généreux, à cet homme d’une intelligence remarquable, restée vive jusqu’à la fin, nous disons merci ! La démographie d’ici est orpheline. Adieu Jacques Henripin !