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Introduction

Le Canada est sans doute le pays où les comportements linguistiques des individus sont le mieux documentés. On trouve dans le recensement et dans l’Enquête nationale sur les ménages pas moins de sept questions liées à la langue. En outre, les données linguistiques recueillies au recensement sont périodiquement enrichies par de nombreuses enquêtes post- et intercensitaires, un bloc de questions linguistiques étant partie intégrante de plusieurs enquêtes de Statistique Canada.

Cette relative abondance engendre paradoxalement certains problèmes méthodologiques, voire épistémologiques, dans l’évaluation de la situation linguistique. En effet, comment déterminer la ou les variables à privilégier pour mesurer l’évolution du français au Canada et au Québec ? Doit-on retenir la langue maternelle, la langue parlée à la maison ou la langue de travail ?

Le problème du choix de l’indicateur suscite un débat quasi permanent au Québec où la question linguistique est singulièrement délicate. On se souviendra entre autres des échanges acrimonieux opposant les tenants du fameux indicateur de langue d’usage public (ILUP), élaboré en 1999 par le Conseil de la langue française (CLF), aux partisans d’une étude exhaustive de toutes les variables linguistiques, y compris la langue maternelle et la langue parlée à la maison (Béland, 1999 ; Castonguay, 1999 ; Conseil de la langue française, 1999)[1].

On a d’abord reproché à l’ILUP son caractère peu intuitif qui en rendait l’interprétation sinon difficile, du moins hasardeuse, surtout pour les profanes, l’ILUP étant le produit d’une régression logistique (Castonguay, 1999). Les joutes opposant « experts » et « non-experts » manquèrent souvent d’élégance, réaffirmant ainsi l’importance de s’en tenir, dans la mesure du possible, à des indicateurs simples et compréhensibles du plus grand nombre (Béland, 2002 ; Roy, 2001 et 2003).

Si l’ILUP fut sévèrement critiqué sur le plan technique, c’est surtout les circonstances de sa genèse qui dans l’esprit de plusieurs semblaient poser problème. À cette époque, le CLF considérait, à juste titre, que les dispositions de la Charte de la langue française visaient exclusivement les interactions sociales dans la sphère publique. Mais le CLF poussait son interprétation beaucoup plus loin : la Loi 101, axée sur les communications publiques, n’aurait pas eu pour objectif implicite d’influer sur la langue des communications privées à moyen et à long terme. Selon cette interprétation, la mesure de l’évolution de la situation linguistique à l’aide de la langue parlée à la maison était pratiquement inutile : qu’un allophone effectue un transfert vers l’anglais à la maison n’avait que peu d’importance pourvu qu’il utilise le français dans l’espace public. Plus de vingt ans après l’adoption de la Loi 101, le Conseil inventait alors l’indicateur qui en mesurerait la « véritable » performance : l’ILUP.

Beaucoup ont critiqué cette interprétation stricte des objectifs de la Charte et ont accusé le Conseil de promouvoir une vision purement instrumentale de la langue française. S’il n’avait jamais été question que l’État s’ingère dans les communications privées, il n’en demeurait pas moins que la Charte avait pour ambition d’assurer l’intégration en français des nouveaux arrivants et de leurs descendants. Autrement dit, s’il devait y avoir transfert linguistique intra- ou intergénérationnel, il serait dans l’esprit de la Charte que ce soit vers le français plutôt que vers l’anglais. Si la loi ne peut influer directement sur les comportements linguistiques privés, la francisation des immigrants, ou de leurs descendants, à moyen et à long terme, demeure tout à fait souhaitable (Paillé, 2003).

Dans une note de recherche publiée précédemment dans les Cahiers québécois de démographie, Victor Piché (2011) réactualise ce vieux débat en analysant l’interprétation des catégories statistiques dans le discours public et politique. Il présente une brève revue de l’histoire de l’immigration et de la diversité ethnique, du nationalisme québécois et des catégories ethniques et linguistiques utilisées pour définir la nation québécoise. Piché veut également « montrer que les enjeux ne portent pas sur les chiffres eux-mêmes (ou les méthodes de calcul), mais sur le choix des indicateurs et sur leur interprétation politique et idéologique » (p. 146-147).

Selon Piché, dans la perspective où « les nationalistes ethniques » proposent un projet de société axé sur le groupe francophone, ils préféreront des indicateurs à « fort contenu ethnique » (p. 147) comme la langue maternelle et la langue parlée à la maison. Deux indicateurs qui, incidemment, montrent d’un recensement à l’autre un recul du fait français au Québec, et particulièrement sur l’île de Montréal. Ce choix ne serait donc pas neutre politiquement ou idéologiquement. Dit autrement, les indicateurs seraient intentionnellement sélectionnés afin d’étayer une conclusion écrite à l’avance.

Pour les « nationalistes civiques », seuls comptent les comportements linguistiques dans la sphère publique. Peu importe la langue parlée dans le foyer et celle transmise aux enfants, ce qui importe, c’est que le français soit utilisé dans l’espace public. On reconnaît ici la position que le Conseil défendait en 1999. Les « civiques » utilisent des statistiques qui se traduisent, toujours selon Piché, par de plus hauts pourcentages de francophones, comme ceux observés par l’enquête du CLF sur la langue d’usage dans la vie publique ou encore la langue de travail pour laquelle des statistiques sont disponibles au recensement depuis 2001. Cette augmentation de la part du français dans l’espace public par rapport à l’espace privé s’explique par l’utilisation du français par les locuteurs d’une langue tierce à la maison : « encore une fois, cela n’est pas surprenant dans la mesure où les deux premiers indicateurs (langue maternelle et langue d’usage) ne permettent pas de savoir quelle langue les allophones utilisent à l’extérieur du foyer » (p. 148). La force du français selon la langue maternelle et selon la langue parlée à la maison serait voilée par la persistance linguistique des allophones.

Cette note de recherche s’intéresse à un enjeu mathématiquement simple, mais qui est pourtant, à notre avis, mal maîtrisé : l’interprétation et la comparaison des indicateurs linguistiques. Nous montrerons que ceux qui comparent directement les indicateurs de langue d’usage public aux indicateurs de langue d’usage privé commettent une erreur méthodologique. Nous démontrerons aussi que la langue d’usage public est l’indicateur qui tend à illustrer le plus rapidement la plus faible vitalité du français par rapport à l’anglais.

À notre avis, ce n’est pas la langue maternelle ou la langue parlée à la maison qui sous-estime la vitalité du fait français, ni la langue de travail ou la langue d’usage public qui la surestimerait : les indicateurs ne sont tout simplement pas directement comparables à cause du poids différent des langues tierces pour chacun. Alors que la population selon la langue maternelle ou la langue parlée à la maison est répartie dans toutes les modalités (le français, l’anglais et les langues tierces), la population selon la langue de travail est concentrée dans deux modalités, le français et l’anglais, les travailleurs exerçant leur métier dans une langue tierce étant rarissimes. Si l’on souhaite mesurer l’attrait relatif du français par rapport à l’anglais en comparant la langue maternelle à la langue de travail, on doit s’en tenir aux langues officielles et retirer de chacune des variables à l’étude le groupe de langues tierces (négligeable, rappelons-le, pour la langue de travail, mais important pour la langue maternelle ou la langue parlée à la maison). Cette façon de ne tenir compte que des langues officielles s’inscrit dans une logique proprement canadienne, le français au Québec n’étant pas véritablement en compétition avec les langues allochtones. Nul ne saurait craindre une baisse de l’utilisation du français au profit de l’espagnol, du chinois ou de l’arabe. Peu importe la vision qu’on a du problème, la dynamique linguistique au Québec demeure « dualiste », en ce sens qu’elle place le français en compétition avec l’anglais, et non pas avec les langues allochtones.

Résultats

Le tableau 1 montre la répartition de la population immigrante et non immigrante[2] selon la langue maternelle, la langue parlée le plus souvent à la maison et la langue utilisée le plus souvent au travail[3] au recensement de 2006. Pour les trois variables, la population à l’étude est celle des 15 ans et plus ayant occupé un emploi en 2005 ou 2006. On constate d’abord que parmi les immigrants, le français est clairement désavantagé par rapport aux non-immigrants, non seulement dans la Région métropolitaine de Montréal, mais aussi au Québec dans son ensemble et cela peu importe la variable observée, y compris la langue de travail. Néanmoins, sur la base de ce tableau, on constate que plus on s’éloigne des variables linguistiques à « fort contenu identitaire », plus la présence du français est marquée. Par exemple, dans la population à l’étude, 52,3 % des Montréalais sont francophones, 56,8 % parlent le français à la maison et 65,2 % utilisent le français au travail. Ainsi, le français ferait des gains dans l’espace public par rapport à l’espace privé, ce qui est incontestable.

Tableau 1

Répartition de la population selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec, 2006

Répartition de la population selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec, 2006

Abréviations : LM, langue maternelle ; LU, langue parlée le plus souvent à la maison ; LT, langue utilisée le plus souvent au travail

Source : Fichier de microdonnées du Recensement canadien de 2006 (échantillon 20 %)

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Mais si on s’arrête là, cette conclusion est trompeuse, encore une fois parce que pour l’une des variables — la langue de travail — la population est en pratique concentrée dans deux modalités alors qu’elle est répartie dans toutes les modalités pour la langue maternelle et la langue parlée à la maison. L’anglais, tout comme le français, fait des gains dans l’espace public par rapport à l’espace privé. Il devient donc nécessaire de se demander ce qu’il adviendrait du poids du français (ou de l’anglais) si l’on ne tenait compte que des langues officielles dans le calcul. On s’affranchirait ainsi du problème mathématique mentionné par Piché, selon lequel le poids des allophones viendrait artificiellement dégonfler la proportion de francophones pour la langue maternelle et la langue parlée à la maison. Le tableau 2 reprend les calculs du tableau 1 en retirant de l’équation les allophones de la première colonne, les locuteurs d’une langue tierce de la deuxième colonne et les utilisateurs d’une langue tierce au travail de la dernière colonne, rendant ainsi l’indicateur de langue de travail comparable aux indicateurs de langue maternelle et de langue parlée à la maison. Ceci signifie qu’en ce qui concerne la langue maternelle le tableau 2 exclut 74,4 % de la population immigrante de l’île de Montréal, 71,4 % de la population immigrante de la banlieue de Montréal et 53,9 % de la population immigrante du reste du Québec. Par contre, en ce qui concerne la langue de travail, cette procédure nous amène à exclure seulement 5,0 %, 4,3 % et 2,8 % de la population immigrante de chacune des régions respectivement. Des proportions intermédiaires sont retrouvées pour la langue d’usage.

Tableau 2

Répartition de la population de langue officielle selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec, 2006

Répartition de la population de langue officielle selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec, 2006

Abréviations : LM, langue maternelle ; LU, langue parlée le plus souvent à la maison ; LT, langue utilisée le plus souvent au travail

Source : Fichier de microdonnées du Recensement canadien de 2006 (échantillon 20 %)

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On observe dans le tableau 2 que l’indicateur le plus proche de la langue d’usage public, soit la langue de travail, ne montre plus le pourcentage le plus élevé, mais au contraire le plus faible. À Montréal, le poids relatif du français parmi les langues officielles se situe à 66,4 % lorsque l’on examine la langue de travail, comparé à 68,3 % pour la langue parlée à la maison et 75,0 % pour la langue maternelle. L’écart entre les natifs et les immigrants demeure marqué, le français étant désavantagé d’environ 15 à 20 points chez ces derniers par rapport aux premiers pour les trois variables linguistiques.

La situation décrite dans le tableau 2 est-elle également celle qui prévaut au Canada anglais, où le choix de l’anglais comme langue commune est pratiquement généralisé parmi les allophones ? Le tableau 3 reprend l’exercice du tableau 2 en comparant le Québec au reste du Canada.

Tableau 3

Répartition de la population de langue officielle selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec et reste du Canada, 2006

Répartition de la population de langue officielle selon la langue maternelle, la langue d’usage et la langue de travail, Québec et reste du Canada, 2006

Abréviations : LM, langue maternelle ; LU, langue parlée le plus souvent à la maison ; LT, langue utilisée le plus souvent au travail

Source : Fichier de microdonnées du Recensement canadien de 2006 (échantillon 20 %)

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Du point de vue de la dynamique entre les groupes linguistiques majoritaire et minoritaire, la situation au Canada anglais se révèle être exactement l’opposé de celle qui prévaut au Québec. Dans le Canada sans le Québec, le poids de la langue majoritaire — l’anglais — parmi les langues officielles augmente lorsqu’on examine la langue de travail par rapport à la langue d’usage à la maison ou à la langue maternelle. En ne considérant que les langues officielles, 94,6 % des Canadiens hors Québec ont l’anglais pour langue maternelle, 97,2 % le parle le plus souvent à la maison et 98,1 % l’utilise le plus souvent au travail.

Qui plus est, les caractéristiques linguistiques de la population immigrante de langue officielle sont très similaires à celles des natifs. Le poids de l’anglais chez les immigrants est même légèrement supérieur au poids de l’anglais chez les natifs, l’immigration francophone étant relativement rare au Canada anglais. Contrairement à ce que l’on observe au Québec, l’immigration contribue peu à y modifier l’équilibre linguistique, ne renforçant que légèrement la position du groupe majoritaire.

Que ce soit au Québec ou dans le reste du Canada, une constante subsiste néanmoins : l’anglais demeure nettement avantagé sur la place publique par rapport à l’espace privé. Dans les deux espaces, les effets de l’immigration sur le poids de l’anglais parmi les langues officielles apparaissent plus rapides dans le cas de la langue de travail que dans le cas de la langue d’usage ou de la langue maternelle.

Discussion et conclusion

Cette courte note de recherche examine les trois variables linguistiques pour un seul recensement et montre qu’en comparant celles-ci correctement, on peut en tirer des conclusions sur la dynamique linguistique. Sur l’île de Montréal, 74,4 % des immigrants actifs âgés de 15 ans ou plus déclarent une langue tierce comme langue maternelle, 46,0 % comme langue d’usage, mais seulement 5,0 % comme langue au travail. Des écarts similaires entre les variables linguistiques se retrouvent en banlieue de Montréal et dans le reste du Québec, bien que la prévalence des langues tierces y soit plus faible. Clairement, c’est au niveau des comportements linguistiques au travail que l’impact de l’immigration sur l’équilibre linguistique entre le français et l’anglais se fait sentir le plus rapidement. Presque tous les immigrants allophones doivent utiliser le français ou l’anglais pour travailler, même sur l’île de Montréal où leur poids démographique s’accroît. Par contre, ils n’ont pas à changer de langue d’usage au foyer pour vivre dans leur pays d’accueil. Termote (2008) a bien montré que les transferts linguistiques mesurés par la langue parlée à la maison sont peu fréquents au cours de la vie, surtout chez les immigrants de première génération. De même, sauf exception, la langue maternelle est une caractéristique qui ne change pas au cours de la vie. En terme de dynamique démolinguistique, cette variable est surtout utile à l’analyse des transferts intergénérationnels, plus importants, mais qui quant à eux se mesurent sur une autre échelle de temps, la génération dans le sens de l’intervalle entre la génération de la mère et celle de l’enfant plutôt que l’année (Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011).

Au final, peu importe l’utilisation « politique » qui est faite des différentes variables linguistiques, nous considérons que chacune d’entre elles est utile et contribue à mesurer des phénomènes distincts : la langue maternelle mesure la première langue apprise dans l’enfance et revêt en ce sens un certain caractère identitaire forgé dans le passé ; la langue parlée à la maison mesure l’utilisation d’une langue dans l’espace privé et nous informe sur la langue qui sera fort probablement transmise aux enfants ; la langue de travail nous fournit plutôt une estimation de l’usage d’une langue dans l’espace public, et donc un instantané de l’orientation linguistique de la population. Alors que la langue maternelle et la langue parlée à la maison nous aident à déterminer la dynamique linguistique à plus long terme, les indicateurs de langue d’usage public nous fournissent un portrait de la situation présente. Il n’y a aucun doute que l’intégration linguistique des immigrants vers la majorité francophone s’est améliorée depuis le milieu des années 1970 au Québec. Néanmoins, si par « équilibre linguistique » on entend le maintien du ratio francophones / anglophones, la francisation des immigrants n’apparaît pas suffisante pour maintenir celui-ci et contrairement à ce que de nombreux intervenants ont avancé, l’indicateur « langue utilisée au travail » montre une situation plus défavorable au fait français que les indicateurs « langue maternelle » ou « langue parlée à la maison »[4] qui par définition évoluent plus lentement.

Il est déplorable que l’une ou l’autre des variables linguistiques soit instrumentalisée à des fins partisanes. Les querelles autour de l’ILUP ont contribué à sceller le sort d’une enquête dont la réédition aurait pu jeter un éclairage intéressant sur la dynamique linguistique au Québec. En 2007, le CSLF a par ailleurs fait marche arrière et a reconnu l’importance d’étudier la langue parlée à la maison et la langue maternelle.

Évidemment, aucune variable ne représente parfaitement la réalité, et chacune comporte une source de biais dont il convient de discuter scientifiquement. On se désole toutefois que la saine critique cède parfois la place à des querelles de nature idéologique venant entraver la bonne marche des sciences.