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Cet ouvrage collectif est le fruit d’un impressionnant travail de mise en commun de concepts, de données et de méthodes visant à aborder, de la manière la plus comparable possible, des questions communes relatives à la reproduction humaine dans différents contextes. Issu du Eurasia Population and Family History Project, ce livre est le deuxième d’une série de trois, le premier s’étant penché sur le thème de la mortalité et le prochain, à paraître, s’intéressant au mariage[1]. Publié en 2010, l’ouvrage que nous examinons ici s’attaque à rien de moins qu’une comparaison de la reproduction entre l’Europe et l’Asie, menée au moyen de cinq études de cas très fouillées. Celles-ci concernent généralement le monde rural avant la transition démographique et couvrent des paroisses ou villages situés dans le sud de la Suède, en Belgique, en Italie, dans le nord-est du Japon et de la Chine.
Disons d’entrée de jeu que le rapprochement Europe/Asie en cette matière n’apparaît pas évident à première vue. Les sociétés rurales européennes et asiatiques dont il est question dans cet ouvrage diffèrent passablement, tout comme les régimes démographiques qui les caractérisent. En Asie, par exemple, la préférence marquée envers les garçons, le recours à l’infanticide, et même les pratiques différentes d’enregistrement des naissances laissent entrevoir toutes les difficultés qui ne manqueront pas de surgir dans un travail visant à comparer l’Europe et l’Asie. Ayant entendu les membres de l’équipe présenter les résultats de ce projet dans différents forums, j’étais par ailleurs demeurée sceptique quant à l’apport réel d’une comparaison entre des sociétés que tant d’éléments fondamentaux séparent. Or la lecture de cet ouvrage démontre au contraire qu’il y a beaucoup à apprendre de ce rapprochement, autant parce que les différences permettent de jeter un éclairage sur l’éventail des manières de parvenir à un même objectif — reproduire sa population —, que parce que les similarités pointent dans la direction d’influences pouvant avoir une certaine permanence, dans des contextes pourtant assez différents.
L’ouvrage se compose de douze chapitres regroupés en quatre parties qui témoignent des efforts réels de mise en commun des idées, des sources et des techniques d’analyse que l’équipe a déployés dans cette entreprise. Les trois premiers chapitres constituent la première partie, intitulée « Contextes et modèles », qui sert de tronc commun à l’ensemble de l’ouvrage. Les auteurs, identifiés pour chacun des chapitres tout au long de l’ouvrage, y présentent le projet Eurasia et les principes généraux qui l’ont guidé (chapitre 1) ; revisitent les paradigmes existants pour étudier la reproduction tout en proposant de nouveaux modèles (chapitre 2) ; puis terminent (chapitre 3) en présentant les sources ainsi que l’approche méthodologique qui sera la leur dans chacune des analyses de cas contenues dans la troisième partie. Parmi les idées maîtresses de cette partie, on retient d’abord l’équilibre que les auteurs veulent établir entre le niveau individuel et local des phénomènes, d’une part, et celui régional et national d’autre part. Les auteurs envisagent la reproduction comme le fruit de « décisions » ancrées à différents niveaux, soit l’individu, le ménage et la communauté. Ces décisions sont analysées en fonction du statut socio-économique des individus ainsi que de la position occupée au sein du ménage, associée au pouvoir social d’un individu. Malgré le statut pré-transitionnel des sociétés étudiées, les auteurs voient dans les fluctuations de la reproduction face à la montée des prix ou à la famine une stratégie d’adaptation plus ou moins délibérée des ménages de freiner le niveau de la reproduction ou, au contraire, de l’accélérer ensuite en guise de compensation.
Ces perspectives théoriques trouvent leur écho dans la manière de préparer les données et de définir les analyses. Ainsi, la variable dépendante n’est-elle pas le niveau de fécondité ou le nombre d’enfants en tant que tel, mais bien plutôt le temps écoulé avant une naissance, en fonction du nombre d’enfants survivants de chaque sexe et des variables contextuelles évoluant au fil du temps. Au-delà des statistiques descriptives plus conventionnelles telles que les taux de fécondité et les indices de Coale et Trussell, l’analyse s’appuie sur les techniques de pointe que sont l’analyse des transitions et l’analyse multi-niveaux. Un énorme travail d’homogénéisation des données permet aux auteurs de livrer des analyses dont la comparabilité est remarquable.
Cette comparaison se trouve justement au coeur de la seconde partie, intitulée « Comparative Geographies ». Celle-ci s’amorce au chapitre 4 par la prise en compte de la composition et de l’organisation du ménage. Malgré des structures résidentielles très variées, l’impact de la composition des ménages sur la reproduction est fréquent, en particulier en ce qui a trait à la présence de membres tels que les grands-parents, les grand-mères en particulier. Le chapitre 5 démontre bien le stress imposé par les crises récurrentes et le fait que les plus vulnérables sont les plus touchés : l’impact est négatif et se fait sentir le plus souvent rapidement. L’examen attentif mené par les auteurs permet de conclure au caractère délibéré, en partie du moins, de ces ajustements de la reproduction. Par exemple, le ralentissement de la fécondité n’est pas lié uniquement à l’éloignement des conjoints suite à la migration. Les auteurs élargissent dans le chapitre 6 la notion de reproduction à celle de reproduction utile, incluant l’infanticide — qualifié de planification familiale post-natale — et l’abandon d’enfant, envisagés comme autant de stratégies de contrôle de l’enfant et de la taille effective des familles. Ce chapitre est celui où le contraste entre l’Europe et l’Asie est le plus saisissant, et où le lecteur occidental est confronté à des réalités qui lui échappent parfois. Ceci dit, les auteurs montrent bien que l’Europe n’est pas complètement étrangère à ces pratiques, bien que l’abandon d’enfant y soit beaucoup moins répandu.
La partie suivante regroupe les cinq chapitres consacrés à l’étude approfondie des cas retenus pour cet ouvrage. Certains rapprochements peuvent être faits entre les deux premiers portant sur la Suède et la Belgique. Dans un premier temps, Tommy Bengtsson et Martin Dribe analysent quatre paroisses de Scania, une région rurale du sud de la Suède, tandis que, dans le second, George Alter, Muriel Neven et Michel Oris se penchent sur Sart, dans l’est de la Belgique. Dans les deux cas, le caractère différentiel de la reproduction selon le statut socio-économique est évident. Aucun signe de contrôle selon la parité n’est visible, mais il est clair que des ajustements surviennent durant les périodes difficiles.
L’étude portant sur l’Italie diffère un peu en ce qu’elle porte d’une part sur un village, Casalguidi, et d’autre part sur la ville de Venise. Marco Breschi, Renzo Derosas, Matteo Manfredini et Rosella Rettaroli y opposent donc les mondes rural et urbain, de même qu’ils explorent les différences culturelles en contexte vénitien, en raison de la présence juive dans le ghetto. Les différences socio-économiques de la fécondité y sont plus importantes en milieu rural qu’urbain, mais les Juifs ont une fécondité plus élevée que les autres groupes à Venise. On observe également à Venise le début d’un contrôle délibéré de la fécondité.
Les deux études portant sur le Japon et la Chine sont l’oeuvre de Noriko Tsuya et Satomi Kurosa sur Shimomoriya et Niita dans le nord-est du Japon et de Wang Feng, Cameron Campbell et James Lee sur une région du nord-est de la Chine, cette dernière avec le nombre impressionnant de 120 000 femmes mariées en observation. Ces deux études font face au problème du sous-enregistrement des naissances, en raison de la nature des registres utilisés, mis à jour annuellement dans le cas du Japon et tous les trois ans seulement dans le cas de la Chine. Les enfants nés et décédés pendant ces intervalles ne font pas partie de l’observation et se trouvent donc exclus des analyses. Cette situation diffère grandement des trois cas européens, mais le fait de concentrer les analyses sur le temps écoulé entre deux naissances, ou deux naissances « survivantes », autorise néanmoins les auteurs à effectuer des comparaisons afin de vérifier l’impact de facteurs semblables. L’élément le plus frappant des deux études asiatiques réside dans le fait que les variables liées au ménage revêtent davantage d’importance et que la taille de la famille, garçons et filles envisagés séparément, paraît constituer un outil pour améliorer son statut social. Le contrôle s’exerce notamment par l’infanticide, et la co-résidence d’un enfant marié a un effet limitatif très net sur la reproduction. La notion de contrôle de la taille effective de la famille est donc très présente dans ces deux sociétés.
Au total, l’approche comparée utilisée dans cet ouvrage s’avère fort enrichissante et les auteurs l’ont menée avec beaucoup de doigté. D’abord parce qu’ils n’ont pas hésité à se confronter réellement aux exigences d’un tel exercice, plutôt que d’en laisser le soin au lecteur (partie II) ; ensuite, parce qu’ils sont parvenus à maintenir cet équilibre précaire entre le respect du contexte (histoire locale) et l’utilité des comparaisons visant à dégager une connaissance plus générale des mécanismes à l’oeuvre. Les auteurs terminent d’ailleurs leur ouvrage en célébrant ce dernier aspect : « […] while we recognize difference, we also recognize the universality of human nature — the desire to maximize utility whatever the context. In this sense we ultimately conclude by celebrating similarity » (p. 327). Leur conclusion fait notamment ressortir le fait que les cinq sociétés étudiées comportent des inégalités importantes menant à des conséquences dramatiques en période de crise et que les circonstances démographiques, visibles notamment au niveau du ménage, se conjuguent dans tous les cas aux circonstances économiques pour expliquer la trajectoire reproductive des familles.
Quelques limites ou questions restées en suspens — comme toujours même dans les meilleurs ouvrages — peuvent être mentionnées ici. Je me suis interrogée sur la notion de chef de ménage et sur sa comparabilité d’un contexte à l’autre, une question que les auteurs n’abordent pas en profondeur. Je perçois aussi une limite, en contexte asiatique, à travailler avec les enfants survivants, puisque cela conduit à entremêler dans l’analyse l’impact des phénomènes de fécondité et de mortalité. Mentionnée rapidement dans quelques essais, la question de la migration, bien qu’extrêmement difficile à mesurer, pourrait être abordée plus explicitement. Cela paraît d’autant plus important que la migration constituait une autre option possible en situation de crise et que l’interaction migration/fécondité est une question importante à considérer.
À un niveau plus général, le travail réalisé dans ce livre, et probablement aussi sa facture de projet d’envergure internationale, contribuent à le situer dans le sillage du Princeton Fertility Project, dont les conclusions ont été publiées en 1986 sous l’égide de Ansley Coale et Susan Watkins[2]. Cette fois cependant, les données analysées sont des microdonnées qui contrastent avec les données agrégées du précédent projet européen. La richesse de cette nouvelle approche et l’apport des techniques d’analyse statistique développées depuis les trente dernières années sont évidents dans le travail du Eurasia Project. Mais, contrairement au projet européen dont les conclusions mettaient tout particulièrement l’accent sur les facteurs culturels, ceux-ci sont pratiquement absents des analyses, en raison de l’homogénéité culturelle de la plupart des lieux étudiés. D’autres recherches devront donc se pencher sur cette question importante. Le livre Prudence and Pressure se termine par ailleurs juste avant le tournant reproductif pris par plusieurs des sociétés étudiées avec la transition de la fécondité : il invite donc à se demander pourquoi et comment des sociétés qui parvenaient visiblement à restreindre leur reproduction en temps de crise en sont venues à adopter des comportements beaucoup plus limitatifs à l’égard de la reproduction, même en l’absence de crise. Les chercheurs qui s’attaqueront à ces questions disposent ici d’un excellent modèle pour le faire !
Appendices
Notes
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[1]
Tommy Bengtsson, Cameron Campbell, James Z. Lee et collab., Life under Pressure : Mortality and Living Standards in Europe and Asia, 1700-1900, Cambridge/London, The MIT Press, 2004 et Similarity in Difference : Marriage in Europe and Asia, 1700-1900, à paraître chez le même éditeur.
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[2]
Ansley J. Coale et Susan C. Watkins (dir.), The Decline of Fertility in Europe, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1986.