Abstracts
Résumé
L’objectif de cet article est d’analyser les déterminants de la participation des femmes au marché du travail au Maroc selon une approche comparative à la fois « temporelle », portant sur la dernière décennie, et « spatiale », en ce qu’elle distingue les milieux urbains des milieux ruraux. Les résultats obtenus mettent en évidence que le processus général de modernisation du pays ne semble pas avoir mené, comme dans d’autres pays, à une plus grande insertion des femmes dans le marché du travail. Néanmoins, la stabilité de la participation féminine au marché du travail, telle qu’observée, pourrait être considérée non pas comme une « occasion perdue » dans le processus d’amélioration du statut des femmes, mais plutôt comme une étape obligée de leur affranchissement d’activités dégradantes ancrées dans un système de production arriéré.
Abstract
The objective of this study is to investigate the main determinants of female labour force participation in Morocco. A comparative approach is used, over time to analyse the evolution during the past decade, and in space to take into account the consequences of urbanisation. The findings reveal that the general process of modernisation under way in Morocco has not yet led to greater participation of women in the labour market. Nevertheless, the results also suggest that the stability of female labour force participation observed in this Maghrebian country could be considered an indispensable step in their emancipation from degrading activities in an outdated system of production, rather than as a « lost opportunity » in the process of improvement of women’s status.
Article body
Le taux d’activité féminine au Maroc se maintient à un niveau nettement faible. Cette situation semble être le résultat d’un ensemble de décisions politiques et de motivations sociales et culturelles, qui remonte bien au-delà des dix dernières années.
Dans ce travail, nous nous proposons de mettre en évidence quelques-uns des principaux facteurs liés à la participation des femmes au marché du travail au Maroc entre le début des années 90 jusqu’au début des années 2000. Nous essayerons de montrer notamment, d’un côté, les liens qui existent entre l’environnement social et l’accès féminin au travail extra-domestique et, de l’autre, les relations entre cette forme de travail et les caractéristiques individuelles et familiales des femmes. Pour ce faire, nous utiliserons une approche comparative à la fois « temporelle » et « spatiale » afin de mettre en lumière l’évolution qui a eu lieu au cours de la dernière décennie, tout en tenant compte des implications de la rapide urbanisation en cours au Maroc, en distinguant le milieu urbain du milieu rural (de Sarno-Prignano et al., 2003).
Dans un premier temps, nous exposerons la situation générale d’emploi des femmes marocaines au cours de la période d’observation en ayant recours aux principales informations officielles produites sur place, malgré les difficultés liées à leur fragmentation. À ce propos, il nous semble approprié de souligner que la méconnaissance des problèmes relatifs au milieu du travail nuit considérablement à la maîtrise des problématiques de l’emploi et du chômage. En effet, les données sur l’emploi proviennent principalement des recensements généraux de la population et de l’habitat ainsi que des enquêtes nationales sur la population active urbaine, et parfois rurale, réalisées auprès des ménages. Dans le cadre de ces opérations, les informations recueillies ont été fournies par la population en âge actif. Toutefois, elles n’ont pas été enrichies par des données d’enquêtes similaires provenant des employeurs publics, semi-publics ou privés. Par conséquent, les structures d’emploi au sein des entreprises, les exigences des employeurs et les possibilités de création d’emploi restent mal connues. En raison de ces lacunes, il n’est guère possible de constituer des séries statistiques homogènes et fiables sur une période assez longue, qui seraient très utiles pour étudier la problématique de l’emploi. Des études spécifiques sur les possibilités de promotion de l’emploi par le biais de programmes, de projets ou de chantiers potentiels font aussi défaut, de même que celles qui devraient concerner l’évaluation des investissements réalisés dans cette perspective (Gouitaa, 2005).
Dans un second temps, nous utiliserons les données provenant de deux enquêtes conduites selon les mêmes modalités sur le territoire national en 1992, et entre fin 2003 et début 2004. Celles-ci s’inscrivent dans le programme international des « Enquêtes démographiques et de santé » (EDS). Ces données nous permettront de décrire plus en détail les caractéristiques démographiques, familiales et sociales des Marocaines qui travaillent, en les comparant avec celles qui ne travaillent pas. Par la suite, nous mettrons en évidence, au moyen d’analyses multivariées, les principaux facteurs qui influencent la participation des Marocaines au marché du travail, telle qu’observée, et les motivations les plus significatives à la base de leur insertion dans un secteur d’activité spécifique (agriculture, industrie, services).
Nous pourrons ainsi dégager de l’ensemble de ces informations, d’une part, l’influence des caractéristiques individuelles sur la participation féminine au marché du travail marocain. D’autre part, nous pourrons également livrer des indications utiles sur le niveau général de développement de l’environnement social des personnes interviewées, de même que sur le degré d’émancipation des femmes marocaines, en faisant référence aux différentes époques et aux différents contextes territoriaux considérés[2].
Les caractéristiques familiales, sociales et d’emploi des femmes marocaines au niveau agrégé
Depuis quelques décennies, le Maroc vit une profonde transition. De nombreuses transformations sont à l’oeuvre, qui semblent fortement corrélées et se reflètent particulièrement dans certains milieux sociaux. Pour répondre aux objectifs de ce travail, nous examinerons la portée et les principales caractéristiques de l’évolution socio-démographique qui a eu lieu dans ce pays, approximativement entre le début des années 90 et le début de la décennie suivante (1992-2003), dans les secteurs qui influencent le plus significativement le marché du travail et la participation féminine aux activités productives. Il n’est certes pas évident de distinguer et de diviser nettement ces secteurs qui sont en réalité imbriqués les uns dans les autres. Il est d’autant moins facile d’en tracer l’évolution que les informations quantitatives disponibles sont insuffisantes et fragmentaires (Soudi, 2006). Cependant, ces limitations sont en partie compensées par l’existence d’une littérature riche et intéressante, produite surtout sur place. Son examen nous permettra tout d’abord de situer la place de la femme au Maroc dans les domaines juridique, politico-social, culturel, familial et de l’emploi.
Une première observation synthétique des conditions de vie des femmes marocaines laisse à penser que l’amélioration de leur statut passe par un chemin tortueux. Cette impression est renforcée quand on examine de manière plus approfondie les différents contextes étudiés. Ainsi, depuis l’indépendance du pays, la main-d’oeuvre féminine a connu de grands changements qui ont affecté sa nature, son statut, et fait croître son importance et ses aspirations. La nécessité économique poussant les femmes à s’insérer dans le marché du travail, associée à leur manque de qualification, ont contribué à les orienter principalement vers le secteur industriel (Bourqia, 1999).
En commençant par le milieu le plus formel, le milieu juridique, nous remarquons que, malgré les récentes dispositions législatives établissant l’égalité entre les sexes, à commencer par la réforme du Code du statut personnel de 1993 jusqu’à la réforme du Code de la famille de 2004[3], les discriminations de genre n’ont pas été complètement éliminées. Par exemple, la femme doit toujours obéissance à son mari, tandis que le contrôle de la famille continue d’être accordé à l’homme. Ces dispositions législatives réglementent également le droit au divorce, qui n’est donné qu’à l’homme. Celui-ci a également la possibilité de nier à sa femme le droit de travailler hors du foyer domestique. En outre, la juridiction marocaine permet toujours la polygamie, même si certaines mesures ont été prises récemment afin de protéger la femme contre cette institution et que sa diffusion est de plus en plus faible. En résumé, « les pesanteurs sociales, culturelles et certaines dispositions législatives consacrent la primauté de l’homme sur la femme, engendrant ainsi les facteurs de blocage de l’égalité des sexes. Il faut admettre que la reconnaissance juridique de l’égalité entre les sexes ne peut à elle seule éliminer la discrimination de fait » (Chaouai, 1998 : 156).
Du point de vue politico-social, les institutions responsables de promouvoir la condition de la femme et les actions entreprises en ce sens ont souvent été confrontées, d’un côté, à l’insuffisance de moyens matériels et financiers nécessaires à la mise en oeuvre des projets élaborés et, de l’autre, à une conception de la femme vue comme sujet « passif » plutôt qu’« actif » dans le processus de développement. Globalement, en dépit du fait que « les lois » et « l’État » donnent aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, et que certains progrès ont été réalisés dernièrement menant vers une plus grande égalité de genre, la mentalité plus traditionnelle met encore la figure féminine dans une condition d’infériorité et de dépendance par rapport à l’homme (Harrami, 2000; Mosleh, 2000).
Cette conception influence aussi la position de la femme dans l’éducation et la formation. En effet, les nombreuses interventions effectuées pour éliminer les obstacles à l’accès des femmes au système scolaire n’ont pas totalement fait disparaître les écarts qui caractérisent les niveaux de scolarisation, surtout en milieu rural. Les données présentées dans le tableau 1[4] démontrent qu’au cours de la période observée, la proportion des filles sur le total des élèves, bien que demeurant mineure par rapport aux garçons, a constamment augmenté et ce, à tous les niveaux d’étude. De surcroît, l’effectif des filles inscrites à tous les niveaux d’enseignement a subi un accroissement supérieur à celui des garçons. À l’échelle nationale et pour tous les cycles de formation, l’effectif des étudiantes pour l’année scolaire 2002-03 a été, en moyenne, environ 50 % plus élevé qu’en 1992-93[5]. Cependant, les données qui retiennent plus particulièrement notre attention concernent les progrès notés en milieu rural, où la proportion de filles inscrites est passée de moins du tiers du total, à environ la moitié. Malgré ces avancées, de grands écarts persistent dans l’éducation supérieure entre les « villes », où la proportion d’étudiantes est presque équivalente à celle des étudiants, et la « campagne », où les valeurs enregistrées pour les filles correspondent environ à la moitié de celles enregistrées pour les garçons. Enfin, il faut ajouter que la lutte contre l’analphabétisme a produit des résultats plus faibles chez les femmes, surtout chez les résidentes en zone rurale (Hddigui, 1998).
Concernant le type de formation culturelle et professionnelle, la littérature marocaine confirme là aussi que la ségrégation des femmes dans des secteurs d’activité spécifiques, généralement de bas niveau, est fortement liée à leurs choix (ou à ceux de leurs parents) en matière d’éducation. Les femmes se retrouvent ainsi concentrées dans les secteurs plus traditionnels, exigeant moins de qualifications (Agénor et Zouari, 2003; Boutata, 2005). Les différentiels de genre dans le niveau d’étude sont dus à un ensemble de facteurs socioculturels relevant généralement de leur statut dans le système social, à savoir : la persistance d’une mentalité qui attribue dans le cadre familial, dès la première enfance, différents rôles aux garçons et aux filles, et qui relègue les femmes à des positions familiales et professionnelles marquées par une subordination à celles des hommes. Toutefois, dans ce contexte, d’autres facteurs d’ordre économique et culturel interviennent, comme le manque de moyens financiers en raison de l’incidence élevée de la pauvreté, la nécessité d’« utiliser » depuis l’enfance les enfants dans le travail domestique ou extra-domestique, la volonté de nier aux filles la possibilité de s’émanciper du « pouvoir » exercé sur elles, tout d’abord par leurs pères, ensuite par leurs conjoints et, surtout, l’influence exercée par la large diffusion des mariages et des maternités précoces (CERED, 1998a).
En ce qui a trait à la transformation du comportement nuptial et fécond des femmes marocaines par rapport au paradigme de la « transition démographique », les variations les plus significatives se sont vérifiées à partir du milieu des années 70, surtout dans les zones urbaines, et plus tardivement, pendant les années 90, en milieu rural. On note, par exemple, qu’entre 1994 et 2004 l’âge moyen des femmes au moment du mariage a augmenté particulièrement en milieu rural, atteignant 25,5 ans, contre 24,2 lors de la décennie précédente, alors que dans les villes cet indicateur était de 27,1 ans en 2004, contre 26,9 ans en 1994 (CERED, 2005). Les données présentées dans le tableau 2 mettent en évidence, de manière analogue, que la proportion de femmes célibataires a fortement augmenté surtout dans les classes d’âge supérieures à trente ans. Sur la base de ces données, l’union matrimoniale au Maroc apparaîtrait de moins en moins comme un comportement précoce et universel. C’est essentiellement en milieu urbain que nous pouvons entrevoir de nouvelles figures de femmes qui, dans leur vie, réservent un espace plus restreint au mariage. Toutefois, elles demeurent assez loin de la typologie classique des « célibataires occidentales » et restent très liées à l’institution familiale (CERED, 1998b).
Pour ce qui est de la fécondité, les nombreuses enquêtes réalisées et l’abondante littérature sur le sujet révèlent que le comportement des Marocaines a subi des changements importants, notamment en milieu urbain, qui ont conduit à une baisse marquée de tous les indicateurs disponibles. Les taux bruts de natalité entre 1992-93 et 2002-03 sont passés de 21,2 ‰ à 19,2 ‰ en « ville » et de 33,5 ‰ à 23,3 ‰ à la « campagne » (Direction de la statistique et CERED, années variées). Les taux de fécondité ont également diminué, passant respectivement en milieu urbain et rural de 2,54 et 5,56 enfants par femme au tout début des années 90, à 2,10[6] et 3,00 au début des années 2000 (tableau 1). Cette contraction de la fécondité est particulièrement forte chez les femmes âgées de 20 à 29 ans. De plus, comme nous l’avons remarqué pour la nuptialité, nous enregistrons pour la fécondité et sur la période observée une postposition générale du calendrier des naissances (CERED, 1997), ce qui sera reconfirmé au niveau micro dans la prochaine section.
Nous ne nous attarderons pas sur les nombreux autres déterminants de l’évolution de la situation des femmes marocaines présentée jusqu’ici. Notons, cependant, qu’en accord avec ce que l’on retrouve dans d’autres contextes territoriaux, ces déterminants ressortent profondément liés entre eux, surtout au niveau général de développement du pays. L’impact des interventions gouvernementales en matière de diffusion des pratiques contraceptives, le processus d’urbanisation, l’augmentation du niveau d’éducation des femmes et la raréfaction de certains modèles familiaux traditionnels (par exemple, les ménages complexes) apparaissent en effet comme des processus corrélés. Ils indiquent que les progrès réalisés dans un domaine sont à la fois cause et effet des changements dans les autres sphères de comportement (D’Addato, 2006a). L’ensemble de ces changements peut être alors considéré comme le substrat dans lequel la participation féminine au marché du travail a évolué.
À partir de 1975, le travail féminin décolle et devient un substitut essentiel de l’économie et de la société marocaines dans un contexte d’effondrement de la rente du sous-sol et d’explosion des dépenses, notamment militaires. Dans les années 80, suite aux programmes de stabilisation économique et d’ajustements structurels, la réduction du rythme de croissance des dépenses publiques s’est accompagnée d’une réduction des recrutements de personnel dans les secteurs publics et semi-publics. Ainsi, l’État qui avait créé en moyenne près de 48.000 emplois par an au cours de la période 1975-77, a ensuite réduit cette création d’emplois à une moyenne de 28.500 emplois par an durant le plan 1978-80, puis à une moyenne de 22.500 emplois pendant la période 1983-94. Ce désengagement de la part de l’État n’a pas été compensé par un effort d’embauche des nouveaux demandeurs d’emplois, notamment ceux ayant un niveau d’éducation et de formation moyennement élevé. Cette dynamique a entraîné l’aggravation du chômage, en particulier chez les jeunes diplômés (Gouitaa, 2005).
À dater de la fin des années 90, les politiques de promotion de l’emploi ont privilégié la relance de la croissance économique à un rythme assez élevé et durable. Ces politiques ont été favorisées par des efforts d’investissements plus accrus, comme variante stratégique pour la création d’emplois et la réduction du chômage. Toutefois, en raison de facteurs structurels et conjoncturels à la fois internes et externes, et de facteurs culturels, la croissance économique ne s’est pas réalisée selon les conditions escomptées, tandis que la promotion de l’emploi n’a pas connu de progrès significatifs (Belghazi et Bourqia, 1997).
L’insuffisance de données officielles assez détaillées (notamment pour les années 90) nous conduit à renvoyer à la partie suivante, la lecture plus approfondie des caractéristiques familiales, sociales et d’emploi des Marocaines. Nous nous limiterons ici à mentionner quelques indicateurs qui peuvent offrir, au niveau macro, une idée des tendances relevées à l’échelle du pays (tableau 1). Le premier de ces indicateurs indique que, malgré un trend mouvant – probablement dû tant à l’hétérogénéité des sources et des méthodes utilisées dans le relevé des données qu’aux fluctuations de la situation économique marocaine – le taux d’activité féminine en milieu urbain, soit 23,2 % en 1992, aurait baissé jusqu’à 20,9 % en 2003.
L’indisponibilité des données concernant les zones rurales nous empêche d’effectuer de semblables comparaisons pour la même période. Néanmoins, si l’on considère seulement la période 1995-2003, on remarque la même tendance, avec des taux qui auraient décru de 39,5 % à 37,3 %. Cette dynamique est confirmée par l’analyse des valeurs absolues concernant les femmes actives qui entre 1995 et 2003 sont passées, malgré quelques fluctuations, de 1,69 à 1,02. En comparaison, les taux d’activité enregistrés chez les hommes seraient respectivement de 72,1 % et 72,6 %. Les taux de chômage féminin resteraient plus ou moins constants dans les villes (passant de 25,3 % en 1992 à 25,8 % en 2003) et demeureraient très bas à la campagne (passant de 6,5 % en 1995 à 1,6 % en 2003). Signalons ici que, pour les années où les données sont disponibles, les taux d’activité (il en est de même pour les taux d’emploi) restent supérieurs en milieu rural par rapport au milieu urbain; en revanche, la situation est inversée en ce qui concerne les niveaux de chômage. Ce résultat pourrait être attribué à plusieurs motivations liées à la large diffusion à la campagne du travail informel et des activités agricoles et artisanales, souvent non rémunérées et exercées par les femmes dans le cadre du foyer domestique. Or, ces femmes sont fréquemment considérées dans les données officielles comme faisant partie du marché du travail. En fait, ainsi que nous le verrons au niveau micro, le chômage disparaîtrait en milieu rural, surtout durant les périodes de l’année caractérisées par une plus grande attractivité des activités agricoles, en raison des multiples formes de sous-emploi qui se développent de façon extrêmement diffuse (Hirata, 1998). Ces dernières ne sont pas souvent considérées par les femmes elles-mêmes comme de vrais emplois, car elles se distinguent difficilement des fonctions de femme au foyer, notamment dans le cadre des « ménages complexes » (CERED, 1998b).
Les processus précédemment décrits dans les domaines socioculturel et démographique auraient pu favoriser une augmentation du niveau d’occupation féminine, mais nous devons constater que cela ne s’est pas produit. Il s’ensuit que la stagnation du taux d’activité féminine en zone urbaine et le taux de chômage élevé en milieu rural, tels qu’observés, pourraient également être mis en relation avec l’évolution de la structure par âge de la population marocaine et les modifications de sa répartition géographique.
Le problème principal auquel est confrontée aujourd’hui la société marocaine, aussi bien les hommes que les femmes, est que le rythme de croissance de la population en âge actif, particulièrement en milieu urbain, est encore plus intense et rapide que celui de la population totale. En outre, dans les villes, ce phénomène s’accompagne de flux migratoires provenant du milieu rural, principalement de la frange de la population jeune et adulte (CERED, 1997). En milieu urbain, la population en âge actif (15-59 ans) s’est multipliée par cinq, alors que la population totale se multipliait « seulement » par quatre. Par contre, durant la même période, en milieu rural, l’augmentation a été beaucoup plus faible et plus homogène : la population totale s’est accrue d’environ une fois et demie et celle en âge actif approximativement de 1,7 (De Sarno-Prignano et D’Angelo, 2006).
Cette croissance démographique ne s’est pas traduite par une croissance de l’économie, ce qui a eu de fortes conséquences sur la stagnation du taux d’activité, surtout parmi la catégorie la plus vulnérable de la main-d’oeuvre potentielle, en l’occurrence les femmes. En raison des conditions internes, de la conjoncture internationale défavorable et de la dette extérieure, le Maroc a souvent dû affronter des situations économiques difficiles. Le taux annuel de croissance du PIB a été modeste pendant certaines périodes, voire même négatif (Abouchokre, 1998). Dans de telles conditions, la faible croissance économique a entravé le rythme de développement d’emplois adéquats, notamment en ville. Par contre, en milieu rural où l’immense majorité des actifs est employée dans le secteur agricole, l’excédent de main-d’oeuvre s’est plutôt manifesté dans le sous-emploi et le travail non rémunérés, occupés principalement par les femmes. Les risques du travail agricole, liés à l’influence des facteurs climatiques, et la faiblesse des autres secteurs ont contribué à favoriser l’exode de la population rurale vers les villes, aggravant ainsi la situation déjà critique du chômage en milieu urbain. Cette dynamique, qui concerne les deux sexes, est apparue de manière plus évidente chez les femmes. Vers le milieu des années 90, le niveau de chômage était 40 % plus élevé chez ces dernières que chez les hommes (CERED, 1998c).
Une autre caractéristique qui émerge des enquêtes est que le niveau de chômage présente des écarts importants selon le niveau d’étude. En 1997, environ un quart de la population urbaine sans emploi était en possession d’un diplôme supérieur, contre 14 % en 1990. Le taux de chômage atteignait 32 % chez les personnes ayant obtenu le baccalauréat et 40 % de la population ayant le niveau d’étude le plus élevé (Abouchokre, 1998). En même temps, il y a eu une augmentation progressive du niveau d’étude des jeunes, surtout en zone urbaine. Cette évolution, bien que tout à fait positive, a par ailleurs retardé leur entrée sur le marché du travail.
Malgré l’important exode vers les villes, le milieu rural reste affecté par le chômage. D’une part, parallèlement à la diminution de la population totale, la population en âge actif continue d’augmenter. D’autre part, la modernisation et la mécanisation de l’agriculture ont eu comme retombée une absorption plus petite de travailleurs (CERED,1995). En outre, le salaire du milieu rural devient de moins en moins attractif pour la main-d’oeuvre locale, désormais habituée à bénéficier de conséquentes remises financières de la part des premiers migrants ruraux (Bencherifa, 1996).
Les caractéristiques familiales, sociales et d’emploi des femmes marocaines selon une approche micro
L’objectif est ici de mettre l’accent sur les principales caractéristiques de la participation des femmes au marché du travail au Maroc. Pour ce faire, nous analyserons et approfondirons dans une perspective individuelle certains des aspects déjà examinés au niveau macro, car ils s’avèrent, à notre avis, très discriminants.
Les données utilisées dans cette étude proviennent des résultats de l’Enquête nationale sur la population et la santé (ENPS-II) qui a été menée au Maroc en 1992 et de l’Enquête sur la population et la santé familiale (EPSF) qui a été conduite en 2003-04 (dans la suite du texte, pour abréger, nous dirons « 2003 »), lesquelles s’inscrivent dans le programme international des « Enquêtes démographiques et de santé ». Il s’agit d’enquêtes par sondage représentatives au niveau national et du milieu de résidence (urbain et rural). Les échantillonnages portent respectivement sur 9.256 et 16.798 femmes âgées de 15 à 49 ans; lors de ces enquêtes, des informations relatives à l’emploi des femmes ont été recueillies.
Dans le but de distinguer les femmes qui travaillent de celles qui ne travaillent pas, nous avons considéré initialement comme « occupée » toute femme qui, au moment de l’enquête, a déclaré avoir une activité, régulière ou non, dans le secteur formel ou informel, et recevant une rémunération. De cette manière, les femmes déclarant ne recevoir aucune rémunération en échange de leur activité n’ont pas été prises en compte comme des femmes qui travaillent[7]. Bien que leur effectif ne soit pas très restreint, notre choix a été dicté par la définition généralement utilisée du travail, c’est-à-dire une activité professionnelle exercée en vue d’une rétribution.
Selon cette définition, les femmes marocaines qui exerçaient une activité économique au moment de l’enquête représentent environ 16 % des échantillons, tant en 1992 qu’en 2003 (tableau 3). La population féminine qui travaille dans les villes est plus de deux fois plus élevée qu’en milieu rural (22,9 % contre 9,5 % en 1992 et 21,5 % contre 9,6 % en 2003). Ce dernier résultat est apparemment en contradiction avec ce que l’on constate au niveau macro, où le taux d’activité en zone urbaine se révèle en général plus bas que les valeurs enregistrées en zone rurale. Cependant, comme nous l’avons déjà fait remarquer, les données mentionnées sont à prendre avec beaucoup de précaution : la définition d’« actifs occupés » qui est à la base de l’élaboration des données provenant des sources officielles est en effet très large[8].
De nombreux auteurs ont souligné que la contribution féminine à l’activité économique se manifeste surtout dans des circonstances de précarité et d’exploitation (Mejjati Alami, 2001; Charmes, 2005; Samuel et Attané, 2005), notamment en milieu rural où les femmes sont particulièrement impliquées dans les activités domestiques et économiques à faible valeur ajoutée (Anker, 1997). De fait, les caractéristiques de base du marché du travail marocain et son degré de segmentation, qui se traduit par une structure duale composée de deux marchés, l’un formel et l’autre informel, avec deux modes de fonctionnement distincts, accentuent les difficultés de gestion et de compréhension d’une réalité extrêmement complexe (El Aynaoui, 1997). Par conséquent, compte tenu du rôle des femmes dans l’économie rurale, de la nature des tâches qu’elles accomplissent à la frontière du domestique et de l’économique, de leur faible insertion dans le secteur formel salarié et de l’excès d’emplois faiblement qualifiés et rémunérés, nous avons plutôt défini la « femme occupée » comme correspondant à la partie la plus formelle (puisque rémunérée) de la main-d’oeuvre féminine.
Les résultats présentés dans le tableau 3 mettent en évidence certaines caractéristiques de l’emploi des femmes. Toutefois, il faut tenir compte dans le commentaire de ces données, tant en 1992 (447 unités) qu’en 2003 (749 unités), que l’échantillon de femmes occupées en milieu rural est beaucoup plus faible que celui en milieu urbain, ce qui pourrait le faire apparaître d’une certaine façon comme un échantillon « sélectionné ».
On remarque, en premier lieu, qu’en 2003, plus des trois quarts des citadines ont exercé une activité toute l’année, comparativement à la situation en milieu rural qui paraît beaucoup plus précaire, dans 41,7 % des cas, les femmes ont travaillé de manière saisonnière. L’information sur le lieu de travail révèle quant à lui que, lors de la dernière enquête, la plupart des femmes travaillaient « ailleurs » (77,5 % à l’échelle nationale).
Concernant les branches d’activité et les secteurs d’emploi, en 1992, dans la moitié des cas en milieu urbain et dans 84,8 % des cas en milieu rural, les femmes travaillaient dans le secteur industriel. En revanche, en 2003, la contribution des activités agricoles, qui était secondaire lors de l’enquête précédente (24,6 %), s’établissait à 57,2 % en milieu rural[9]. Le secteur industriel demeure à la même période un pôle d’attraction privilégié de l’activité féminine en zone urbaine (38,1 %), en concurrence avec le secteur tertiaire (59,5 %). En outre, on note que dans 72,9 % des cas en 1992 et dans 79,1 % des cas en 2003, les femmes vivant en milieu urbain étaient dépendantes. À l’opposé, dans 72,6 % des cas en 1992 et dans 33,0 % des cas en 2003, les femmes en milieu rural travaillaient à leur propre compte.
Au Maroc, à l’instar d’autres pays en développement, les entreprises familiales, dites aussi activités indépendantes, jouent un rôle fondamental comme source d’emploi, de manière beaucoup plus significative pour les femmes que pour les hommes. « L’emploi familial est souvent un refuge pour les personnes actives déscolarisées et moins qualifiées » (CERED, 1998b : 258). En fait, cette stratégie d’emploi consiste à orienter les membres les moins compétitifs vers le travail indépendant et les autres vers des activités lucratives. « L’auto-emploi », si marginal soit-il, est donc une forme de survie pour une large couche sociale. L’importance des entreprises familiales, surtout dans le passé (lors de la ENPS-II), révèle que le rôle de la famille en tant qu’unité sociale s’étendait de la consommation à la production de biens et de services et à l’emploi, c’est-à-dire à l’insertion sociale des membres en âge actif. Les ménages se comportaient comme des créateurs d’activité ou des consommateurs d’emploi. De nos jours, la famille marocaine semble être de moins en moins une base d’insertion sociale et de départ dans la vie active pour l’individu, comme le suggère l’importante raréfaction de la proportion des emplois indépendants en milieu rural (soit 33 % contre 72,6 % lors de l’enquête précédente). Toutefois, rappelons une fois encore que l’échantillon plutôt restreint de femmes occupées en zone rurale nous impose de considérer ces données avec prudence.
L’instruction, ainsi que nous l’avons vu du point de vue macro, est un aspect clef de la participation féminine au marché du travail. Les données présentées dans le tableau 4 mettent en relief le fait que, pour les deux années observées et en milieu urbain, la proportion de « travailleuses » ayant un niveau d’étude au moins secondaire sur le total des personnes interviewées augmente, atteignant presque la moitié de l’ensemble. Par contre, les écarts entre les femmes n’ayant pas fait d’étude et celles ayant un niveau primaire ne déterminent pas de manière significative la proportion de travailleuses. Il apparaît donc que les dispositions gouvernementales visant à hausser le niveau d’éducation des femmes aient produit des résultats positifs en augmentant les possibilités des femmes de s’insérer dans le marché du travail, en particulier pour les plus diplômées et celles vivant en milieu urbain. Dans les autres cas, la stagnation des valeurs observées nous fait supposer qu’il existe une contradiction entre le développement du segment instruit et formé de la force féminine de travail et la stagnation des emplois disponibles (CERED, 2005). Les personnes qui ont investi dans leurs études sont tentées de valoriser leurs aptitudes et leur formation dans un emploi « décent », garantissant à la fois leur sécurité financière et leur promotion sociale et ce, indépendamment de l’origine sociale. En ce sens, bien que les politiques visant l’amélioration du niveau de scolarisation des femmes aient eu des répercussions sur leur participation au marché du travail, il semble que l’on ne puisse pas parler aujourd’hui au Maroc d’un véritable phénomène d’émancipation féminine par le travail.
En rapport à l’état matrimonial (tableau 4), on constate, conformément à la littérature sur le sujet, que la proportion des travailleuses est plus élevée chez les femmes célibataires, surtout chez les femmes divorcées, séparées ou veuves, que chez les femmes mariées. Cette tendance, qui est plus significative en 2003 qu’en 1992, dépend vraisemblablement du fait que, d’une part, les femmes en rupture d’union précédente sont plus souvent obligées de travailler pour pourvoir à la subsistance de leur propre famille et que, d’autre part, les femmes célibataires, qui n’ont pas d’enfants à charge[10], peuvent plus librement se consacrer à des activités extra-domestiques (CERED, 1998b). Cependant, ce raisonnement s’applique plus aux femmes résidant en milieu urbain qu’aux femmes vivant en zone rurale, puisque ces dernières travaillent très souvent dans le cadre d’entreprises familiales.
Un autre facteur s’avère décisif concernant la participation féminine au marché du travail : la postposition de la primo-nuptialité et du calendrier des naissances dans les histoires de vie individuelles (Assaad et El Aynaoui, 2003; D’Addato, 2006b). Les changements importants intervenus dans le comportement nuptial et fécond des femmes marocaines, qui ont été observés au niveau macro, semblent constituer une variable discriminante en ce qui a trait à leur participation au marché du travail, surtout en milieu urbain : par exemple, en 2003, les femmes ayant un emploi se mariaient 6,1 ans plus tard que les femmes sans emploi. Cet écart est de 3,9 ans en zone rurale, la même année. Pour ce qui est de l’âge à la première naissance[11], en 2003, les mères vivant en milieu urbain et participant à l’activité économique enfantaient pour la première fois 6,7 ans plus tard que celles qui n’y participaient pas, contre un écart de 3,2 ans en zone rurale. Cet âge s’est modifié depuis 1992, en particulier dans ce dernier milieu. Ainsi, à l’époque, les femmes qui travaillaient ne se mariaient que sept mois plus tard et avaient leur premier enfant moins d’un an plus tard, comparativement aux femmes inactives. En revanche, pour les femmes vivant en milieu urbain, les écarts selon la condition professionnelle se sont avérés importants : 5,8 ans pour la primo-nuptialité et 5,9 ans pour la naissance du premier enfant.
En conclusion, l’état actuel des connaissances sur l’emploi demeure assez fragmentaire et souffre d’insuffisances conceptuelles et méthodologiques qui rendent toute tentative d’analyse de la question de l’emploi au Maroc assez ambitieuse. Néanmoins, nous avons pu constater que les informations officielles et nos données d’enquête concordent et sont homogènes.
Quelques déterminants de l’emploi féminin : un modèle interprétatif
L’analyse de la participation des Marocaines au marché du travail a été effectuée en utilisant deux méthodes de régression : logistique et multinomiale[12]. Dans la première, la variable dépendante prend la valeur 1 si la personne interviewée a un emploi rémunéré et 0 dans le cas contraire. Dans le modèle multinomial, où les femmes sans emploi ont été exclues, nous avons divisé les personnes interviewées selon les trois secteurs d’emploi (agricole, industriel, tertiaire), le secteur industriel étant la modalité de référence. Les analyses paramétriques incluent un ensemble de variables indépendantes qui peuvent être classées en trois groupes différents (individuel, familial et social), conformément à la littérature susmentionnée.
Pour ce qui est des caractéristiques individuelles, deux variables continues ont été insérées dans les modèles : l’âge au moment de l’enquête[13], au sujet duquel nous supposons une relation en « U retourné » avec la variable dépendante, et le nombre d’années d’étude qui, à l’inverse, serait corrélé de manière positive avec la propension des Marocaines à travailler.
S’agissant du contexte familial, nous avons considéré trois aspects : le premier, exprimé par une variable dichotomique, porte sur l’état matrimonial de la femme interviewée; le deuxième, exprimé par une variable discrète, concerne le nombre de membres du ménage qui cohabitent (y compris la personne interviewée); le dernier, exprimé à travers trois variables dichotomiques, se rapporte au type de relation entre la personne interviewée et le chef de ménage[14]. À travers ces variables nous cherchons à analyser l’influence des caractéristiques des ménages sur la participation féminine au marché du travail. L’hypothèse de base étant qu’un modèle familial plus « traditionnel » (comprenant des femmes mariées, un chef de ménage de sexe masculin et un nombre de membres plus élevé) réduirait le travail des femmes. Au contraire, des modèles familiaux « différents » (ménages dirigés par des femmes célibataires, taille des ménages réduite) favoriseraient l’emploi féminin (Moghadam, 1990).
Enfin, le contexte social comprend trois variables dichotomiques : le milieu de résidence (urbain versus rural); le niveau d’étude du conjoint (secondaire et plus versus autre niveau) et le secteur d’activité (secteur agricole versus autre secteur). Les analyses précédentes ont déjà fait apparaître une nette contraposition de la condition féminine par milieu de résidence. Nous faisons donc l’hypothèse que les transformations de la société marocaine s’opèrent suivant deux vitesses : plus rapides et orientées vers un marché du travail plus dynamique en milieu urbain; plus lentes et orientées vers le maintien de comportements traditionnels en milieu rural (Moghadam, 1998). Selon cette proposition, la variable concernant l’éducation du mari exprimerait des conditions plus flexibles et favorables à une participation active de la femme au marché du travail. Par contraste, un conjoint qui travaille dans le secteur agricole favoriserait le travail de la femme dans le même genre d’activité.
Les résultats de la régression logistique sont présentés dans le tableau 5. Nous avons estimé un premier modèle où les données des deux enquêtes sont utilisées de façon conjointe. Seuls les caractéristiques individuelles et le milieu de résidence ont été insérés comme variables indépendantes et sont significatifs. La variable la plus intéressante est sûrement celle qui exprime l’année de participation à l’enquête (variable dichotomique EPSF 2003). Toutes choses étant égales par ailleurs, pour les femmes interviewées en 2003, la propension à participer au marché du travail se réduit significativement (p<0,01) d’environ 60 % (β : – 0,92), en comparaison avec celles interviewées en 1992. Ce résultat est cohérent avec ce que nous avons mis en évidence antérieurement.
Les deuxième et troisième modèles insistent sur les principaux déterminants de la participation féminine au marché du travail dans une optique également comparative entre les deux enquêtes, par rapport au premier modèle. En ce qui a trait au contexte individuel, les résultats confirment nos hypothèses pour les années 1992 et 2003. On remarque notamment que l’augmentation des années d’éducation entraîne une augmentation significative du travail féminin, soit environ 8 % (1-exp0,076) et 6 % (1-exp0,058) respectivement en 1992 et en 2003. Ainsi, les plans d’action entrepris au Maroc dans le but de promouvoir la scolarisation féminine favoriseraient l’accès des femmes aux activités productives. Quant aux variables concernant le contexte familial, tous les coefficients prennent une valeur négative. En particulier, le fait d’être une femme mariée réduit de beaucoup l’emploi féminin (β : – 1,167 dans la ENPS de 1992 et – 1,507 dans la EPSF de 2003) ; nous constatons le même effet dans tous les cas où la personne interviewée ne dirige pas le ménage.
En résumé, on peut avancer que, lors des dix dernières années, le chef de ménage a tenu un rôle primordial en assurant la subsistance du noyau familial et que la condition de la femme au Maroc n’a pas beaucoup changé puisque sa participation au marché du travail, surtout dans les ménages traditionnels, est demeurée faible. Au regard du contexte social, tous les modèles estimés révèlent une propension plus élevée à un emploi rémunéré pour les femmes qui résident en ville (β : 0,513 en 1992 et 0,425 en 2003). Dans ce milieu, où l’on retrouve les plus fortes concentrations de femmes ayant des emplois plus « formels » et rémunérés[15], émergeraient des comportements moins traditionnels et plus orientés vers la logique du marché du travail. L’activité féminine semble également être favorisée par la présence d’un conjoint ayant un niveau d’étude moyen à élevé (β : 0,276 dans la ENPS de 1992 et 0,485 dans la EPSF de 2003). La présence d’un mari qui travaille dans le secteur agricole produit le même effet. Ce résultat, qui laisse présumer la présence des femmes dans les activités professionnelles exercées dans le cadre familial, notamment agricoles, est encore plus net comparé à ceux du modèle présentant les principaux déterminants de la participation féminine dans les trois secteurs d’activité (tableau 6).
Le travail dans les secteurs agricole (β : 1,486) et tertiaire (β : 0,434) serait favorisé par rapport au secteur industriel en 2003, tel que relevé dans la deuxième partie du texte. De plus, on remarque que l’augmentation des années d’étude (β : – 0,124), la résidence urbaine (β : – 2,963) et la présence d’un conjoint ayant un niveau d’étude au moins secondaire (β : – 0,192) réduisent l’activité féminine dans le secteur agricole. Les coefficients de ces variables prennent des valeurs positives si l’on considère le secteur tertiaire. Il est intéressant de noter également que le signe négatif du coefficient correspond à l’âge au moment de l’enquête (β : – 0,257) dans le modèle ayant trait au secteur agricole. L’apport de bras féminins dans ce secteur d’emploi s’observerait donc, surtout, pendant les premiers âges.
En définitive, les résultats de nos analyses mettent en évidence l’existence au Maroc d’un marché du travail féminin en constante évolution. À plusieurs égards, ce marché reste lié, notamment en milieu rural, à des modèles familiaux traditionnels dans lesquels le rôle des femmes est restreint à des fonctions secondaires, souvent en dehors du travail rémunéré.
Considérations conclusives
Le scénario esquissé jusqu’à présent fournit des indications problématiques sur l’évolution de la participation féminine au marché du travail marocain durant la période considérée, et sur les relations qui existent entre ce phénomène et les conditions socio-démographiques relatives aux femmes. Des informations plus détaillées auraient sans nul doute permis d’approfondir l’aspect dynamique de cette évolution et les relations de cause à effet des thématiques analysées.
Malgré les limites de nos données, les analyses effectuées ici ont permis de dégager quelques éléments importants du travail des femmes. Ainsi, le rôle essentiel joué par des facteurs tels que l’instruction et les caractéristiques familiales dans la détermination de la main-d’oeuvre féminine ne peut être nié. Il n’en demeure pas moins que, exception faite d’une faible proportion de cas principalement concentrés dans les zones urbaines et dans le secteur tertiaire, les emplois occupés par les femmes marocaines sont caractérisés par une faible qualification et un niveau élevé de précarité et de marginalité. En outre, ceux-ci sont limités sous diverses considérations à des fonctions secondaires, souvent dans le cadre du travail informel et non rétribué. Ce résultat semble être plus lié à la nécessité de rechercher ou d’augmenter des ressources économiques – parfois insuffisantes – indispensables à la subsistance de la famille, qu’au désir de s’émanciper et d’atteindre un niveau de réalisation professionnelle satisfaisante. Jusqu’à présent, le processus général de « modernisation » du pays ne semble pas avoir mené, comme dans d’autres pays, à un plus grand désir chez les femmes de participer aux activités productives. Cependant, cette constatation est à nuancer, car il faudrait évaluer ces données sur la base de paradigmes qui ne se réfèrent pas aux schémas interprétatifs « occidentaux », d’après lesquels une augmentation de la proportion de femmes qui travaillent serait un indicateur de l’augmentation du niveau de développement d’un pays.
Plusieurs études au niveau international ont abordé la question de la féminisation de la force de travail dans les pays en développement. Leurs auteurs y ont discuté des concepts critiques de genre, de pouvoir et d’empowerment féminin, ainsi que des relations ambiguës qui peuvent exister entre ceux-ci (Afshar, 1998; Elson, 1999). L’augmentation de la participation des femmes au marché du travail peut effectivement conduire à une augmentation de leur empowerment; mais, par ailleurs, ce phénomène peut également être associé à une augmentation de leur subordination, de leur victimisation et subjugation dans le cadre d’une société largement patriarcale (Hancock, 2006; Spierings et Smits, 2007).
D’un autre point de vue, il faut reconnaître que la définition même du mot « travail » est sujette à plusieurs interprétations. Comme nous l’avons souligné, la littérature marocaine insiste sur le fait que la frontière entre les fonctions remplies par les femmes dans le cadre du foyer domestique et les activités productives au sens strict est très fine, surtout en milieu rural. Ainsi, étant donné que l’activité économique marchande, l’activité économique non marchande et l’activité exercée dans le cadre du foyer domestique sont intimement liées, les tentatives d’appréhension et de compréhension de l’une en ignorant les autres sont vaines. La recherche d’une meilleure visibilité de la contribution des femmes à l’activité économique et au travail, au sens large, constitue une étape indispensable à leur reconnaissance et à la reconnaissance d’un statut consacrant une plus grande égalité entre les sexes (Birdsall et Sabot, 1991).
Pour conclure, il nous semble opportun de soulever la question de la stabilité de la participation féminine au marché du travail au Maroc. Celle-ci devrait-elle être vue comme une « occasion perdue » sur la voie de l’amélioration du statut des femmes? Nous pensons plutôt qu’elle devrait être considérée comme une étape obligée dans le processus de leur affranchissement d’activités dégradantes ancrées dans un système de production arriéré. Une telle étape apparaît nécessaire pour parvenir à un niveau de développement global plus élevé qui tienne compte des caractéristiques démographiques, économiques, sociales et culturelles propres à ce pays du Maghreb.
Appendices
Notes
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[*]
L’article a été écrit quand l’auteure était boursière de recherche post-doctorale au Max Planck Institute for Demographic Research (Rostock, Allemagne). Les opinions exprimées dans le manuscrit sont personnelles et ne correspondent pas nécessairement à celles du Max Planck Institute.
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[1]
Ce travail est le fruit de la collaboration entre les auteurs; cependant, en ce qui concerne le texte, la partie I (Les caractéristiques familiales, sociales et d’emploi des femmes marocaines au niveau agrégé) est à attribuer à A. Paterno, la partie II (Les caractéristiques familiales, sociales et d’emploi des femmes marocaines selon une approche micro) à A.V. D’Addato et la partie III (Quelques déterminants de l’emploi féminin : un modèle interprétatif) à G. Gabrielli. L’introduction et les conclusions sont communes aux auteurs. Ceux-ci tiennent à remercier le Max Planck Institute for Demographic Research (Rostock) pour leur précieux support financier, Agnès Adjamagbo, Laura Bernardi et deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires pertinents. Ils remercient aussi Diane Monique Harris et Agnès Romanini pour la révision du français.
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[2]
Précisons que l’élaboration des hypothèses de base et le choix des méthodes d’analyse ont été fortement déterminés par les caractéristiques des données disponibles qui, n’étant pas longitudinales, ne nous ont pas permis d’approfondir l’aspect causal et dynamique des thématiques traitées.
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[3]
Compte tenu de l’époque de référence des informations quantitatives et de la littérature disponible, il est encore trop tôt pour observer les effets de la réforme de 2004.
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[4]
Le choix des indicateurs sélectionnés dans cette partie a été fortement conditionné par la disponibilité des données et, en particulier, par la difficulté de construire les séries historiques correspondantes, souvent marquées par des lacunes et par l’hétérogénéité des sources.
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[5]
L’augmentation des filles inscrites – et des garçons inscrits – apparaît encore plus marquée, si l’on considère que l’effectif de la population en âge scolaire entre 1992 et 2003 a baissé.
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[6]
On rappelle que 2,1 est dite « valeur de seuil » de l’indice synthétique de fécondité (ISF), soit le nombre moyen d’enfants par femme qui distingue les populations en potentielle expansion démographique des populations en potentielle diminution, et que cette valeur est typique des pays ayant déjà terminé leur transition démographique.
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[7]
Les femmes qui travaillent sans rémunération sont au nombre de 822 (soit 9,1 % du total) dans la ENPS-II de 1992 et 661 (soit 3,9 % du total) dans la EPSF de 2003.
-
[8]
Il s’agit de la définition suivante : « La population active occupée comprend toutes les personnes âgées de sept ans et plus participant à la production de biens et aservices, ne serait-ce que pour une heure, pendant une brève période de référence spécifiée et toutes les personnes pourvues normalement d’un emploi, mais absentes de leur travail en raison d’un empêchement temporaire. Il s’agit d’un concept large qui englobe tous les types d’emplois, y compris le travail occasionnel, le travail à temps partiel et toutes les formes d’emplois irréguliers » (Direction de la statistique, années variées).
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[9]
Bien que notre échantillon soit plutôt restreint, tel que spécifié plus haut, les résultats concernant le milieu rural sont surprenants. L’augmentation d’une occupation « régulière » (extra-domestique et rémunérée) dans l’agriculture, entre 1992 et 2003, est évidente et semble être liée à l’émersion du travail des femmes, plutôt qu’à un accroissement remarquable de la participation féminine aux activités productives. Par contre, la forte diminution du travail féminin observée dans le secteur industriel peut être attribuée à un ensemble de facteurs se situant au-delà des facteurs économiques et structurels généralement invoqués (Mejjati Alami, 2001; Tourkmani, 2003). Citons, par exemple, d’une part, la contraction de son importance proportionnelle et, d’autre part, les nombreuses problématiques de définition. En effet, les données disponibles ne nous permettent pas toujours de distinguer exactement entre travail précaire et stable, rémunéré et non rémunéré, dépendant et indépendant. Si ces distinctions n’avaient pas été négligées, entre 1992 et 2003, la proportion des femmes déclarant avoir une activité dans le secteur industriel serait passée de 35,0 % à 17,6 % au lieu de baisser de 60,4 % à 35,1 %.
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[10]
La quasi-totalité des naissances au Maroc sont légitimes, c’est-à-dire qu’elles se font dans le cadre du mariage.
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[11]
Précisons que dans cette partie nous n’avons pas mentionné les valeurs de l’ISF issues des enquêtes ENPS-II et EPSF, puisque elles ont déjà été indiquées dans la partie I (tableau 1).
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[12]
Pour plus de renseignements sur les méthodes de régression logistique et multinomiale, voir respectivement : Aldrich et Nelson, 1984; Greene, 2003.
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[13]
Pour cette variable, nous avons aussi inséré son terme quadratique.
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[14]
Quatre modalités ont été en particulier dichotomisées (la personne interviewée est le chef de ménage, la femme du chef de ménage, la fille du chef de ménage et autre type de relation avec le chef de ménage), dont la première est prise comme référence.
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[15]
Soulignons pour cette variable que lorsque l’on utilise comme variable dépendante la présence de femmes non rémunérées dans le marché du travail, on obtient les résultats contraires. En d’autres termes, si l’on considère le travail non rémunéré, les femmes résidant en milieu urbain présentent une propension plus faible à l’activité (β : – 0,130 dans la ENPS de 1992 et – 0,101 dans la EPSF de 2003). Cela renforce l’opinion déjà exprimée dans ces pages selon laquelle le travail informel des femmes en milieu rural est largement répandu et explique pourquoi, selon les statistiques officielles, le taux d’activité féminine est plus élevé en milieu rural qu’en zone urbaine.
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