Abstracts
Résumé
Privilégiant une approche comparative à l’appui d’une série d’enquêtes biographiques originales conduites à Antananarivo, Dakar, Lomé et Yaoundé, nous examinons les transformations profondes qui affectent la nuptialité en Afrique et tentons d’expliquer les évolutions en cours à l’aide d’analyses biographiques. L’accentuation des difficultés économiques en Afrique depuis une trentaine d’années conduit à un retard important de l’âge au premier mariage et les unions se trouvent davantage fragilisées. Les analyses confirment le recul de l’âge au mariage, en partie conditionné par la dégradation de l’emploi. L’évolution des comportements matrimoniaux après la première union, c’est-à-dire le divorce et l’éventuel remariage, revêt des schémas forts différents d’une capitale à l’autre. Les changements sont tributaires des attentes du mariage et de la place faite aux femmes qui, en Afrique, n’obéissent pas à un schéma unique.
Abstract
Based on data from family life-type surveys fielded in Antananarivo, Dakar, Lome and Yaounde, we examine the major transformations that have affected the marriage rates in Africa, using event-history methods, try explain changes. Increasing economic hardships occurring over the past thirty years in Africa are thought to have led to important delays in age at first marriage and to a weakening of unions. The results confirm the delays in marriage, which are partly caused by worsening employment conditions. Evolving marital behaviors after the start of the first union – divorce and possible remarriage – vary strongly from one city to another. These changes are tributary to marriage expectations and to the place made to women, which do not conform to a single model for across Africa.
Article body
Depuis une trentaine d’années, un certain nombre de changements se produisent au sein des sociétés africaines. L’urbanisation, la scolarisation des filles et l’accentuation des difficultés économiques vont de pair avec un recul important de l’âge au premier mariage. Ainsi, la dynamique matrimoniale apparaît comme un bon révélateur des mutations sociales en cours. Dans ce contexte, l’analyse des biographies permet d’appréhender l’évolution des comportements matrimoniaux des hommes et des femmes, en tenant compte des interactions avec des événements professionnels et résidentiels et des changements qui s’opèrent au cours du temps.
À l’instigation de diverses institutions, plusieurs enquêtes biographiques ont été réalisées en Afrique dont une majorité sur le thème des changements socio-démographiques en ville[1]. La première de ces enquêtes a été réalisée à Dakar en 1989 par l’ORSTOM et l’IFAN (Antoine et al., 1995), puis à Bamako en 1992 par une équipe du CERPOD et de l’Université de Montréal (Ouédraogo, Piché, 1995). Au delà des analyses propres à chaque enquête, des analyses comparatives des processus d’insertion urbaine en Afrique ont également été réalisées, celle utilisant des enquêtes biographiques menées à Dakar et à Bamako a marqué une première étape (Antoine, Ouédraogo, Piché, 1998).
Les données biographiques permettent de mieux suivre l’enchaînement des événements et leurs interrelations concernant un individu. Elles permettent aussi de suivre les changements intervenus dans le temps et sont particulièrement adaptées pour éclairer les conséquences de la crise en Afrique (Calvès et Marcoux, 2004). Cette voie gagne à être poursuivie car comme le montrent les comparaisons présentées ici, elle indique bien la diversité des situations en Afrique. À partir de données biographiques, nous examinerons les transformations profondes qui affectent le mariage, le divorce et le remariage en Afrique et tenterons d’expliquer les évolutions en cours à l’aide d’analyses biographiques. L’étude concerne quatre capitales : Dakar au Sénégal, Antananarivo à Madagascar, Yaoundé au Cameroun et Lomé au Togo. Ces quatre métropoles ont traversé des conjonctures différentes mais partagent une caractéristique commune au moment de chaque enquête. Leurs habitants sont tous confrontés à une dégradation de leurs conditions de vie suite aux récessions économiques plus ou moins longues selon les cas, et aux conséquences des réformes économiques et sociales mises en place pour les juguler. Dans ce contexte de crise, nous avons donc cherché à mieux comprendre les processus affectant la vie matrimoniale des femmes et des hommes dans ces capitales africaines. Après avoir présenté la modification des comportements matrimoniaux dans les quatre villes étudiées, on tentera de voir quels sont les facteurs qui président à ces changements.
Le cadre conceptuel
L’âge au mariage recule en milieu urbain dans la plupart des pays africains mais les tentatives d’explication divergent selon les auteurs. Certes, l’urbanisation permet un élargissement de l’espace social de l’individu où le contrôle familial peut s’affaiblir et l’homme ou la femme s’affirmer davantage. De nombreux auteurs évoquent l’influence de la scolarisation des femmes (Kaufmann et al., 1988 ; Lesthaege, 1989 ; Kuaté-Defo, 2000), d’autres comme McDonald (1985) pense que c’est plutôt la montée de l’activité féminine qui a induit l’élévation de l’âge au mariage. Cette dernière proposition découle directement de « l’hypothèse d’indépendance économique » formulée par Becker (1981) pour expliquer la baisse du niveau de nuptialité dans les pays occidentaux. L’auteur postule que la satisfaction économique qu’une femme tire du mariage est considérablement réduite quand elle acquiert une indépendance économique par l’exercice d’une activité rémunérée et qu’ainsi elle serait moins encline à se marier. Cependant, les analyses empiriques n’ont pas toujours confirmé le postulat de Becker. Oppenheimer (1994) propose une autre explication selon laquelle ce sont les difficultés d’insertion économique des hommes qui ont entraîné le déclin du mariage dans les pays occidentaux. Dans l’ensemble, les difficultés matérielles auxquelles sont confrontés les hommes dans les villes africaines (problèmes d’emploi, de logement et de constitution des prestations matrimoniales) sont parmi les facteurs les plus souvent avancés pour expliquer, en général, le recul de l’âge au mariage des hommes en Afrique (Nations-Unies, 1988 ; Donadjè, 1992 ; Marcoux et Piché, 2001 ; Kuépié, 2002). On peut retenir l’hypothèse que la crise qui touche spécialement les jeunes gens en restreignant leur accès à l’emploi, les conduit à différer davantage leur mariage.
Sur le continent africain, l’évolution de l’instabilité des unions reste assez mal connue. On ignore presque tout de l’évolution de la fréquence du divorce ainsi que de ses déterminants (Kaufmann et al., 1988). La faiblesse des connaissances sur l’instabilité du mariage en Afrique limite les analyses de l’évolution du phénomène au cours du temps (Hertrich et Locoh, 1999). Les données du moment provenant d’une enquête ou d’un recensement laissent croire à une faiblesse de la fréquence des divorces car, dans la plupart des pays, la proportion de femmes divorcées est faible. Ces proportions masquent totalement le phénomène qui demeure occulté par l’ampleur du remariage. Le premier mariage est souvent un mariage prescriptif, vécu parfois comme une contrainte et dont la femme tente de se libérer par le divorce (Locoh et Thiriat, 1995). Plusieurs travaux présentent le divorce suivi d’un remariage comme un moyen d’émancipation : le premier mariage est prescrit, le second résulte d’un choix (Le Cour-Grandmaison, 1971 ; Locoh et Thiriat, op. cit., Rivière, 1990). Du côté des hommes, la situation est un peu différente, la polygamie permet, là où elle existe (Sénégal, Togo et dans une moindre mesure au Cameroun), d’avoir une nouvelle épouse.
Une des causes de divorce les plus courantes reste le défaut d’entretien[2] de la femme par le mari[3]. D’autres raisons peuvent être évoquées comme l’absence d’enfant ou la trop grande jeunesse des conjoints au moment de l’union. Enfin, l’entrée en polygamie du mari, est-elle également un facteur accélérateur de divorce ? On peut d’ailleurs se demander si, pour les hommes, l’union avec une seconde femme n’est pas une façon de provoquer le départ de la première sans avoir à évoquer le divorce avec elle.
Le contexte
Quatre capitales face à la récession
Les quatre économies concernées, à savoir celles du Cameroun, de Madagascar, du Sénégal et du Togo peinent à sortir d’une récession prolongée. Cette récession, dont l’ampleur et la durée varient selon les capitales, a eu des répercussions directes sur les conditions de vie des ménages. Pour le Sénégal, le revenu par tête a diminué de 48 % en milieu urbain entre 1961 et 1991 (Duruflé, 1994). Une certaine embellie a été enregistrée depuis la dévaluation du franc CFA en janvier 1994 (Diagne et Gaye, 2002). À Yaoundé, la consommation annuelle par tête s’est réduite quasiment de moitié (– 49 %) entre 1983 et 1993 (Aerts et al., 2000). La chute est aussi importante pour Antananarivo, avec une régression de 48 % du niveau de la consommation par habitant entre 1960 et 1995 (Ravelosoa et Roubaud, 1998) puis une amorce de reprise après 1995 (Guénard, 2004). À Lomé, les soubresauts de la vie politique et la mise à l’index du pays par la communauté internationale depuis une dizaine d’années, fragilisent la population de la capitale. Les effets de la dévaluation semblent avoir accentué la détérioration de la situation économique au Togo : le PIB réel par tête est passé de 410 $ US en 1990 à 300 $ US en 1997 (Thiriat, 1998 ; Béguy, 2007).
L’embellie des indicateurs macro-économiques constatée ces dernières années pour certaines capitales ne doit pas faire illusion car cette reprise économique tarde à se traduire par une amélioration des conditions de vie des populations. Le tableau 1 rassemble certains indicateurs pour chacune des villes. On peut y constater qu’une part importante de la population vit en situation de pauvreté monétaire (moins de 2 $ par jour et par personne).
Les répercussions de la crise sont également marquées sur le marché du travail. Les phases d’ajustement que les quatre pays ont dû mettre en place, avec en particulier la réduction des dépenses publiques, ont conduit au gel sinon à la limitation des embauches dans la fonction publique. Le secteur privé formel, en quasi-stagnation, n’étant plus en mesure d’absorber la masse croissante des nouveaux actifs, on assiste dans ces capitales à la montée du chômage, à l’accroissement des emplois précaires et à une extension des emplois dans le secteur informel. Au Cameroun, 57 % de la population active occupée travaillait dans le secteur informel en 1993 (contre 28 % dans le secteur public et 14 % dans le secteur privé formel). En outre, 80 % des emplois créés en 1992 l’ont été dans ce secteur (Dial/DSCN, 1993). À Antananarivo, en 1998, 57 % des actifs occupés étaient également employés dans le secteur informel (Madio, 1998).
La scolarisation progresse, mais des différences entre villes subsistent
Dans ce contexte économique récessif, on assiste tout de même à une progression de la scolarisation d’une génération[4] à l’autre. Cependant, de grandes disparités persistent entre les quatre capitales : scolarisation massive tant pour les hommes que pour les femmes, à Antananarivo et Yaoundé ; scolarisation très inégale des garçons et des filles à Lomé, importance de la non-scolarisation à Dakar. Dans cette dernière ville, la proportion des hommes n’ayant jamais fréquenté l’école atteint 26 % pour la génération la plus âgée (correspondant à la génération la plus ancienne, 1942-56). Elle est encore de 19 % pour ceux appartenant à la génération la plus jeune (nés entre 1967 et 1976). Si une progression est enregistrée pour la scolarisation des Dakaroises, les non-scolarisées sont passées en vingt-cinq ans de 58 à 31 %, ces progrès demeurent toutefois insuffisants pour atteindre les niveaux de scolarisation des capitales malgache et camerounaise (tableau 2). Il convient également de noter que des phénomènes plus récents de non-scolarisation ou de déscolarisation consécutifs aux restrictions budgétaires et à l’ajustement structurel commencent à apparaître.
Par contre, lorsque l’on retient comme indicateur la proportion de ceux qui ont atteint le collège, les différences sont très marquées d’une ville à l’autre, surtout en ce qui concerne la scolarité féminine. À Yaoundé et à Antananarivo, la scolarisation est massive depuis longtemps même pour le collège, la progression est donc de moindre ampleur pour les hommes. Environ 80 % des hommes de la plus jeune génération atteignent le collège. La progression est plus nette chez les femmes : l’effectif de celles fréquentant le collège tend à rejoindre celui des hommes. A Lomé, la disparité homme/femme est plus marquée, 68 % des hommes de la génération la plus jeune (nés entre 1965 et 1974) ont atteint ou dépassé ce niveau, contre seulement 49 % dans la génération la plus ancienne (1940-54). Quant aux femmes, le ratio a plus que doublé, passant de 19 à 37 %. À Dakar, les progrès de la scolarisation dans le secondaire sont bien plus lents.
Dans l’ensemble, la montée générale du niveau d’études s’accompagne surtout d’une réduction des inégalités entre hommes et femmes, même si le retard des filles n’a toujours pas été entièrement comblé. Madagascar et le Cameroun apparaissent comme les pays les plus avancés dans ce domaine, tandis que le Sénégal est à la fois celui où le niveau global est le plus faible et où la position relative des femmes est la moins bonne.
La méthodologie
Les données
Pour chacune des villes étudiées, nous disposons de données biographiques qui permettent de retracer la vie de l’individu de sa naissance jusqu’à la date de l’enquête. Le recueil des biographies peut sembler relever de la gageure et pourtant la réalisation de ces différentes enquêtes montre que c’est possible[5]. En particulier, pour nous aider au repérage des événements dans le temps, nous avons eu recours à la fiche Ageven (Antoine et al., 1987). Elle permet à l’enquêteur, avant de remplir le questionnaire, d’aider l’enquêté à situer dans le temps les principaux événements de sa vie familiale, de sa vie migratoire et résidentielle et de sa vie professionnelle. Ces événements sont replacés au fur et à mesure de l’entretien sur une fiche où figure une échelle de temps (années calendaires) ou la durée écoulée.
Pour réaliser ce travail, ont été retenues des enquêtes biographiques originales menées dans quatre capitales. Il s’agit de celles conduites à Dakar, à deux reprises, en 1989 (Antoine et Bocquier, 1999) et en 2001 (Antoine et Fall, 2002), à Yaoundé en 1996 (Kouamé et al., 1999), à Antananarivo en 1998 (Antoine et al., 2000b) et à Lomé en 2000 (URD-DGSCN, 2002b). La disparité des dates de ces enquêtes ne constitue pas un obstacle majeur à la comparabilité des résultats car les analyses portent avant tout sur les évolutions d’une génération à l’autre. En effet, chaque enquête s’intéresse au sort de trois générations, respectivement les personnes âgées de 25-34 ans, 35-44 ans et 45-54 ans (ou 59 ans pour Dakar et Lomé) au moment de l’enquête. La taille de l’échantillon suivant les capitales est comprise entre 1290 et 2536 individus (tableau 3). Toutes les enquêtes ont été stratifiées par sexe et par génération ; les personnes âgées ont été surreprésentées, sauf dans l’enquête de Yaoundé où le tirage n’était pas stratifié[6].
Le questionnaire, qui reprend la logique des questionnaires tri-biographiques (Courgeau et Lelièvre, 1989), est adapté au contexte de chacune des villes. Quatre modules principaux sont retenus : un module « résidentiel » qui retrace le cheminement migratoire et le parcours résidentiel en ville ; un module « activité », lequel couvre les différents épisodes de la vie active de l’individu ; un module « matrimonial » qui prend en considération les divorces, les formes d’union et le devenir de chaque union ; et enfin un module « descendance ».
Éléments d’analyse des biographies
Différentes analyses, portant généralement sur les variables de durée de vie, sont possibles. Certaines sont purement descriptives, à partir notamment des fonctions et paramètres des tables de survie. Les courbes de cet indicateur non-paramétrique sont particulièrement adaptées pour la description des risques compétitifs, c’est-à-dire des risques dont l’occurrence d’une modalité rend impossible l’occurrence d’une autre modalité. Ces courbes de Aalen, bâties à partir de quotients cumulés instantanés peuvent avoir des valeurs supérieures à 1 (Aalen, 1978 ; Trussel et al., 1992 ; Courgeau et Lelièvre, op. cit.). L’interprétation graphique de cet estimateur se fait par la comparaison de pentes des courbes.
Les variables de durée de vie peuvent aussi faire l’objet d’une analyse explicative. Un des principaux modèles utilisés dans l’analyse explicative des biographies est le modèle de risque proportionnel de Cox (Cox, 1984 ; Courgeau et Lelièvre, op. cit. ; Allison, 1991 ; Blossfeld et al., 1989). Le recours à ce type de modèle nécessite surtout un effort important de conceptualisation de la question étudiée. Il faut définir précisément la population soumise au risque, l’événement étudié (le risque) et éventuellement les risques concurrents qui conduiront l’individu à sortir de l’observation (troncatures). La variable dépendante dans ce type de modèle est le risque instantané, que connaît un individu, de vivre le passage d’un état à un autre, encore dénommé transition. Le modèle tient compte de la durée écoulée pour que s’opère cette transition. Le risque est analysé en fonction de différentes variables indépendantes, fixes (génération, niveau d’instruction atteint à un âge donné) ou pouvant elles-mêmes varier dans le temps (période d’activité, par exemple). Ce type d’analyse permet donc de dépasser l’analyse transversale, de prendre en considération les différents états socio-démographiques qu’a connus un individu et de tenir compte de la dimension temporelle dans l’analyse causale.
La possibilité d’introduire dans le modèle de Cox des variables indépendantes variant dans le temps est indispensable lorsque l’on cherche, par exemple, à déterminer l’influence de l’évolution du statut résidentiel sur l’entrée en union des femmes. Pour ces variables, la régression est faite non pas sur la caractéristique acquise par l’individu à l’issue de sa vie, mais sur la caractéristique acquise à chaque instant de son existence jusqu’au moment de l’enquête. Ainsi, par exemple, un homme peut d’abord être exposé au risque d’entrer en union dans la catégorie « étudiant », puis quelques années plus tard dans celle d’ » actif dans le secteur de l’économie moderne ». Dans les tableaux qui suivent, ces variables sont indicées « cvt », covariable variant dans le temps. Un coefficient de régression mesurant l’influence moyenne de cette variable sur le risque, est associé à chaque variable. Le coefficient s’interprète comme un facteur accélérant ou ralentissant le risque que l’événement étudié se produise. On peut ainsi dégager les modalités qui accélèrent ou ralentissent le passage d’un état à un autre. L’inférence sur les paramètres permet d’établir la vraisemblance de la relation observée. Par exemple, dans un modèle consacré à l’étude du risque de divorcer, une variable qui augmente le risque de mettre fin à l’union multiplie le risque de base par une quantité supérieure à 1 ; et inversement, une variable qui diminue ce risque aura un coefficient inférieur à 1. Si, par exemple, la valeur est de 0,54, on dira que, toutes choses égales par ailleurs, la modalité concernée diminue de 46 % (ou d’un peu moins de la moitié) le risque de divorcer. On pourrait aussi bien dire que cette modalité divise ce risque par 1,85[7] (soit presque 2). Par contre, un coefficient de 3,1 indique que la modalité concernée accélère de plus de 3 fois la probabilité de connaître l’événement.
La comparaison des enquêtes n’est pas toujours aisée. Dans chacune des capitales étudiées, l’entrée en union ne prend pas les mêmes formes et le mariage doit être plutôt vu comme un processus étalé dans le temps (GRAB, 2006). Les modèles sociaux concernant l’entrée en union sont très différents dans les quatre villes : à Dakar, le modèle dominant privilégie le mariage religieux et les unions libres sont très mal tolérées[8] alors que ce type d’union est bien admis à Lomé ou à Yaoundé. À Antananarivo, c’est l’accord des familles qui prime sur les cérémonies ou les célébrations officielles, lesquelles peuvent être facilement différées. La comparaison est donc délicate car, d’une ville à l’autre, l’union peut prendre différentes formes allant du mariage très formalisé à Dakar à l’union libre très fréquente à Yaoundé. En fait, en dehors de Dakar, dans les trois autres villes, la date d’union retenue est laissée à l’appréciation des personnes interrogées : c’est leur propre perception du début de l’union qui est retenue[9]. Par ailleurs, certaines informations sont communes (générations, niveau d’instruction, activité, logement), d’autre sont spécifiques à chaque enquête (en particulier certaines informations concernant le conjoint qui ne portent pas sur les mêmes variables d’une enquête à l’autre). L’analyse a été conduite auprès des individus qui résidaient dans la capitale au moment où ils étaient soumis au risque de connaître l’événement, ce qui a eu pour effet de réduire les effectifs soumis à l’analyse. De plus, les effectifs concernés pour certains événements (comme le remariage) sont assez faibles.
La modélisation de l’entrée en union
Le recours au modèle de Cox nous permet de prendre en considération le temps passé par les hommes présents dans les capitales à l’âge de 18 ans (tableau 4) et de 12 ans pour les femmes (tableau 5). Les variables introduites dans les modèles ont été choisies en fonction des disponibilités communes aux différentes enquêtes[10] et en fonction d’un certain nombre d’hypothèses. Une première série de variables décrit les caractéristiques socio-démographiques individuelles (génération, niveau d’instruction, religion, ethnie, descendance). On peut considérer que ce sont des variables fixes. D’autres caractéristiques des individus ne sont pas fixes, elles évoluent au cours du temps : c’est le cas notamment de l’activité, du statut de résidence et du nombre d’enfants. Parmi ces variables, figure donc l’activité pour laquelle on a retenu des catégories assez simples comme celle d’actif dans le secteur formel (employés de bureau, techniciens, etc.), informel (des artisans, des vendeurs[11]) et également celles concernant la période d’apprentissage, d’études, de chômage, etc.
La modélisation du divorce et du remariage
En ce qui a trait au divorce, l’analyse concerne les personnes présentes dans la capitale au début de leur union et le temps pris en considération est celui qui s’écoule du premier jour du mariage jusqu’à la séparation ou à la date de l’enquête. Si la personne enquêtée perd son conjoint par décès, l’analyse est tronquée à la date du veuvage. Le principe est le même pour le remariage. Sont prises en compte dans cette analyse, les personnes présentes dans la capitale au moment de la fin de leur première union et le temps observé est celui qui s’écoule du jour de la fin de cette union jusqu’au remariage.
L’analyse du divorce mobilise des variables caractérisant l’individu concerné qui sont, soit fixes (génération, ethnie, religion, instruction, statut migratoire), soit variant dans le temps (descendance, activité, logement) ainsi que des caractéristiques relatives au premier conjoint (niveau d’instruction, lien de parenté, différence d’âges), qui prennent également en compte l’âge à la première union, l’entrée en polygamie pour les hommes et le statut matrimonial du premier conjoint[12] pour les femmes.
Pour la construction des modèles sur le remariage des femmes, nous prenons en considération les composantes concernant l’union antérieure (nature de la fin de l’union précédente, nombre d’enfants issus de la première union, durée de la première union, âge à la première union), les caractéristiques de la personne (génération, ethnie, religion) et celles liées aux conditions de vie (logement, activité) afin d’observer leurs répercussions sur le rythme du remariage.
Les résultats
Une entrée en union de plus en plus tardive
L’union matrimoniale marque une étape importante dans la vie de l’individu. Elle permet souvent la constitution d’un nouveau ménage dont l’autonomie résidentielle est toutefois plus ou moins longue à acquérir. Pour étudier la constitution de l’union, il faut appréhender la vie matrimoniale dans une perspective dynamique et l’inscrire dans l’ensemble du cycle de vie de l’individu. Dans chacune des villes, on compare trois générations d’individus qui ont traversé des situations économiques différentes. Le contexte économique prévalant au moment où ils ont constitué leur famille diffère fortement : la génération la plus ancienne a connu cette phase de vie dans une période encore faste économiquement (au début des années 70), ce qui n’est plus le cas pour la jeune génération qui se trouve à accéder à l’âge adulte en pleine récession économique.
La dégradation des conditions de vie contribue à différer l’entrée en union dans les capitales (à l’exception d’Antananarivo), principalement pour les hommes (figure 1). Dans deux capitales, le recul de l’âge médian d’entrée en première union est assez important, 5,5 ans. Ainsi, à Lomé il passe de 24,5 ans à presque 30 ans, à Yaoundé l’ampleur du recul est le même (de 24 à 29,5 ans). C’est à Dakar que l’âge au mariage des hommes est le plus tardif mais le recul est moindre, il passe de 29 ans pour la plus ancienne génération à 33 ans pour la plus jeune. Apparemment, si l’âge d’entrée en union évolue peu à Antananarivo, d’autres transformations sont à l’oeuvre. Les données recueillies nous permettent de connaître l’âge auquel l’union est formalisée. On constate alors que, dans cette ville, les unions débutent de plus en plus sous la forme d’une union consensuelle et que leur formalisation (à la mairie ou lors d’une cérémonie religieuse) est de plus en plus tardive. En outre, les difficultés économiques contraignent une partie des personnes les plus défavorisées à retarder la formalisation de leur union (Antoine et al., 2000b).
Du côté des femmes (figure 2), on constate également un recul de l’âge à la première union. Ce recul est particulièrement important à Dakar où, en l’espace de vingt-cinq ans, l’âge au mariage passe de 17 ans pour la génération la plus ancienne à 24,5 ans pour la plus jeune, soit un recul de 7,5 ans. Dans les autres villes, le recul de l’âge d’entrée en union est loin d’être négligeable, il est environ de l’ordre de cinq années. Malgré les différences de niveau de vie entre les capitales, il apparaît d’ores et déjà que les jeunes générations, celles arrivant sur le marché matrimonial à la fin des années quatre-vingt et dans les années quatre-vingt-dix, se trouvent contraintes de négocier leur insertion au plan économique dans des conditions plus difficiles que celles qu’ont connues leurs aînés au moment de leur entrée dans la vie adulte.
Deux modèles de Cox ont été retenus l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes (tableaux 4 et 5) afin d’examiner de plus près les facteurs explicatifs de ce recul de l’âge au premier mariage.
La précarité retarde l’entrée en union des hommes
Une première confirmation est apportée par les modèles. Partout, tant pour les hommes que pour les femmes et en tenant compte de l’effet des autres variables, la plus jeune génération connaît une entrée en union environ deux fois plus lente que les générations nées dans les années 40, en particulier pour les femmes à Dakar. Il y a donc bien un effet spécifique de génération lié à l’appropriation de nouveaux modèles de couple[13]. La scolarisation est un facteur de recul de l’âge au mariage dans trois des capitales étudiées, à l’exception de Yaoundé, ainsi, les individus qui ont atteint le niveau secondaire se marient plus tardivement. Il y a d’ailleurs un double effet, le niveau d’études jouant un rôle qui est renforcé par un effet lié à la durée des études, les périodes de scolarité freinant l’entrée en union.
Dans l’ensemble, pour les hommes, les périodes de précarité (apprentissage, chômage) sont des périodes où le rythme d’entrée en union est ralenti, particulièrement à Dakar. C’est encore plus net pour l’absence de logement autonome qui, dans les quatre villes, freine aussi le mariage (d’environ 1,6 fois à Dakar et Lomé ; environ de moitié à Yaoundé ; sensiblement moins à Antananarivo). La proportion d’hommes n’ayant pas de logement autonome au moment du mariage est très forte dans chacune des villes ; pour la plus jeune génération, elle est respectivement de 72 % à Antananarivo, 71 % à Dakar, 57 % à Lomé et 56 % à Yaoundé. Difficultés d’accès à l’emploi et au logement se conjuguent pour conduire les jeunes générations à différer leur entrée en union et attendre d’entrer sur le marché matrimonial. Le recul de l’âge au mariage des femmes découle en partie de cette « pénurie » d’hommes sur le marché matrimonial.
Pour les femmes, une plus grande diversité de situation selon les capitales
Les nouveaux modes de vie urbains sont également des facteurs importants du retard de calendrier dans le premier mariage des femmes. C’est en partie ce que traduit l’effet de génération qui met en évidence une entrée nettement freinée pour la jeune génération surtout à Dakar (presque divisée par 3) (tableau 5). L’effet de la scolarisation se fait sentir nettement à Dakar et Antananarivo ; un peu moins à Lomé et n’apparaît pas à Yaoundé. La scolarisation des filles n’explique pas tout car, actuellement, en milieu urbain, même les femmes non scolarisées se marient plus tardivement que leurs aînées.
L’effet des variables économiques semble jouer différemment pour les femmes comparées aux hommes. À Lomé et à Dakar, l’obtention d’un emploi dans les services publics (de même que dans le secteur privé à Lomé) accélère l’entrée en union des femmes, comme si, dans ces deux villes, les rares femmes concernées ne se mariaient qu’une fois obtenu leur emploi. Mais dès le début de leur carrière professionnelle, elles entrent en union plus rapidement que les femmes connaissant d’autres périodes d’activité. À Yaoundé, ce sont les femmes qui, une fois obtenu un emploi rémunéré dans le secteur informel, entrent en union plus rapidement que les femmes au foyer.
Le travail des femmes devient de plus en plus une nécessité, et une femme qui possède ses propres sources de revenus trouve plus facilement à se marier. Toutefois, il faut regarder ces résultats avec prudence car, en fait, une grande proportion de femmes n’exercent pas d’activité au moment de leur union mais acquièrent un travail dans les années qui suivent le mariage.
Avoir un enfant avant l’entrée en union
Est-ce que le fait d’avoir un enfant hors union favorise le mariage ? L’effet semble différent pour les hommes et pour les femmes. Pour les premiers, dans les quatre capitales, le fait d’avoir au moins un enfant accélère le mariage. Cette relation ne se retrouve pas toujours du côté des femmes, comme c’est le cas à Yaoundé et Lomé (respectivement, l’effet est voisin de 1 pour l’une et non significatif pour l’autre). Ce constat appelle plusieurs commentaires. La différence entre les hommes et les femmes peut résulter de déclarations très différentes pour chacun des sexes, les premiers ne déclarent certainement à l’enquête que les enfants dont ils assument la paternité, d’où un effet très fort de la paternité sur l’accélération de l’entrée en union (plus de 2 à Dakar, 3 à Antananarivo, environ 1,5 dans les deux autres villes). À Dakar, le coefficient est élevé pour les hommes comme pour les femmes, cette indication traduit bien les normes sociales en vigueur dans la société dakaroise. En effet, dans une société culturellement imprégnée par la religion musulmane comme la société sénégalaise, le mariage est considéré comme le lieu le plus propice à la procréation. Pour Antananarivo, une autre explication peut être avancée : celui d’une anticipation du mariage. En effet, le principe de l’union de jeunes gens étant accepté par les familles, la naissance peut anticiper l’union sans que la société réprouve ce comportement.
En général, l’union précède la naissance du premier enfant (figure 3). Les courbes d’Aalen, qui représentent le risque relatif pour les femmes de commencer la vie familiale par une union ou par une naissance, offrent une illustration de modèles assez antagonistes : l’un où le mariage est une règle très forte et qui conditionne la vie sexuelle et l’autre où la sexualité et la fécondité peuvent se concevoir en dehors du mariage. Le premier modèle est parfaitement illustré par les cas d’Antananarivo, ville très marquée par les religions chrétiennes et Dakar, où il existe une forte prégnance de traditions de contrôle de la sexualité influencées par la religion musulmane. Yaoundé offre une illustration exemplaire du second modèle où la naissance peut dans bien des cas précéder l’union. Dans la capitale camerounaise, la déconnexion entre entrée en première union et première naissance est très nette. À ce sujet, Kishimba (2003) distingue deux types d’explications à ces comportements. Pour les filles issues des familles aisées, les naissances prénuptiales qui surviennent à des âges relativement avancés découlent essentiellement du recul de l’âge au mariage et des changements de comportements en matière de nuptialité. Pour les jeunes femmes appartenant à des familles défavorisées dont les calendriers d’entrée en union et dans la vie féconde sont précoces, plusieurs facteurs liés notamment à la désorganisation sociale et aux considérations culturelles interagissent. On note en particulier l’influence de l’ethnie sur l’arrivée de la première naissance hors mariage : ainsi les ressortissants de l’ethnie Béti[15] enregistrent un risque plus important de premières naissances pré-maritales[16] (Kuépié, 2002).
Un divorce plus fréquent ?
Durée de l’union et divorce
Le divorce ne s’appréhende pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes. En Afrique, à Dakar en particulier, le divorce s’effectue bien souvent à l’instigation de la femme (Locoh et Thiriat, 1995 ; Dial, 2006). Dans la figure 4, nous avons représenté, pour les femmes, la durée de la première union avant le divorce. À Dakar, dans l’ancienne génération, près d’une union sur trois se termine par un divorce et dans la plus jeune, près d’une union sur deux. Dès les premières années du mariage, on note une part importante de séparations à Dakar[17]. La proportion est bien plus faible dans les autres villes et la variation moins importante d’une génération à l’autre. À Lomé, le « rythme » du divorce semble plus régulier surtout pour les deux plus anciennes générations où environ un quart des unions se soldent par un divorce après plus de vingt ans de mariage. Le divorce semble moins rapide pour la plus jeune génération. À Yaoundé et à Antananarivo, on ne constate pas une grande variation d’une génération à l’autre. Dans cette dernière ville, malgré le poids des religions chrétiennes (catholique ou protestante), presque un quart des unions se terminent par un divorce.
Le divorce du côté des hommes
Du côté des hommes, le divorce ne semble pas obéir à un schéma commun aux quatre villes (tableau 6). Un des rares traits communs à presque toutes les villes, à l’exception de Yaoundé, est l’accélération du divorce liée à l’absence de logement autonome. Lorsque le nouveau noyau familial constitué reste dépendant de la parenté ou de tierces personnes pour être logé, les risques de divorce sont alors nettement accrus (par 2,1 à Dakar ; 2 à Antananarivo et Yaoundé). L’incapacité du mari à assurer un logement autonome à son couple accroît la rapidité du divorce. Cette incapacité renvoie en partie au défaut d’entretien mentionné dans la première partie du texte. Dans aucune des quatre capitales, la naissance d’un enfant ne semble constituer un facteur de stabilité du couple, autrement dit, la présence d’enfants ne s’avère pas un frein au divorce
On relève surtout des facteurs spécifiques à chacune des villes. À Dakar, le fait d’être marié avec une parente freine le divorce, l’union scellée au sein de la famille est plus difficile à rompre. Par contre, les périodes de chômage constituent un accélérateur du divorce (3 fois). Un mariage trop jeune accroît également les risques de séparation. L’arrivée d’une seconde épouse favorise grandement le divorce : le risque est multiplié par 2,5 à Dakar et par 4,3 à Lomé. Même si l’arrivée d’une seconde épouse n’est pas une cause légitime de divorce, il semble bien que, dans les unions polygames urbaines, les premières épouses divorcent plus que les secondes. Des analyses antérieures issues des recherches effectuées auprès des hommes à Dakar et à Bamako conduisaient à la même conclusion : l’arrivée d’une nouvelle épouse « chasse » la première, apparentant la seconde union de l’homme à une forme de divorce (Antoine et al., 1998).
À Lomé comme à Dakar, le mariage trop précoce est également un facteur favorisant la séparation. Par contre, à Lomé les individus de la jeune génération seulement semblent divorcer moins rapidement que ceux des générations précédentes. Dans cette ville, la plupart des femmes travaillent et avec la crise profonde que traverse le pays depuis le début des années 90, le jeune mari dépend maintenant des revenus de sa conjointe.
À Yaoundé, l’effet de génération est particulièrement fort ; les individus des jeunes générations divorcent plus rapidement que ceux de la plus ancienne génération. On relève une différence importante entre les religions, les musulmans divorçant bien plus que les chrétiens. Tout comme à Dakar, les périodes de chômage ou d’emploi précaire accroissent le risque de divorce.
Et qu’en est-il du côté des femmes ?
Quand on modélise les risques de divorce à partir des données concernant les femmes, on devrait retrouver, en principe, les mêmes tendances que pour les hommes. En fait, les données ne sont pas symétriques car les hommes n’épousent pas des femmes de leur classe d’âges. Les individus de la plus jeune génération masculine (25-34 ans) épousent des femmes bien plus jeunes appartenant à une génération non prise en compte dans la collecte (avant 25 ans). De plus, la perception de l’existence d’une union peut différer d’un sexe à l’autre, en particulier à Yaoundé où l’on trouve bien plus d’unions déclarées par les femmes que par les hommes (ce qui apparaît comme une union libre pour une femme, n’est pas relatée par un homme qui la considère comme une aventure). Enfin, certaines unions passées peuvent être occultées surtout s’il n’y a pas eu d’enfants.
À Dakar et à Yaoundé, on a tenté de recueillir la date d’arrivée d’une nouvelle épouse quand l’union évolue de la monogamie à la polygamie. Paradoxalement, il est plus difficile de modéliser l’influence de la polygamie à partir de données recueillies auprès des femmes. En effet, beaucoup de femmes n’acceptent pas de parler de l’arrivée d’une nouvelle épouse et feignent d’ignorer le moment où leur mari est devenu polygame. La polygamie « imposée » par le mari à sa première épouse est difficile à supporter pour cette dernière et fait que cette transition est mal saisie temporellement à partir des biographies collectées auprès de ces femmes. Leur réticence à parler des autres unions du conjoint peut aussi concerner certaines informations touchant au mari (surtout si l’union est ancienne et a été rompue bien antérieurement à l’interview), ainsi certaines d’entre elles ignorent le niveau d’instruction ou l’activité précise de leur mari ou ex-mari. De même, le fait pour une femme d’épouser un homme déjà marié rend mal compte des effets de la polygamie. L’absence de significativité du statut matrimonial du conjoint au moment du mariage en résulte également (tableau 7).
Certaines tendances lourdes sont communes aux modèles concernant les hommes et les femmes. Du côté des femmes, comme on l’a vu également chez les hommes, l’absence de logement autonome du couple est confirmée comme facteur de divorce à Dakar, Lomé et Antananarivo. En cas d’hébergement par la famille du mari, les sources de tensions et de conflits sont grandes quand cohabitent l’épouse, la mère et souvent les soeurs du mari. Cependant, la crise économique qui s’est installée et qui perdure dans ces villes fait qu’aujourd’hui les jeunes couples sont contraints de vivre au quotidien les problèmes posés par la cohabitation.
À Dakar, le modèle confirme une accélération du divorce pour les jeunes générations (risque multiplié par 2). Les femmes instruites divorcent plus rapidement que celles qui sont non scolarisées ; ce sont d’ailleurs les femmes ayant suivi des études qui ont surtout recours à la justice au moment du divorce (Dial, 2006). Tout comme pour les hommes, le modèle relatif aux femmes confirme une plus grande stabilité des unions lorsqu’il existe un lien de parenté entre les conjoints.
À Yaoundé, le divorce est plus rapide chez les femmes en union avec un homme non scolarisé. Par ailleurs, beaucoup de premières unions sont des unions informelles, en particulier dans les catégories défavorisées, unions qui sont davantage relatées par les femmes que par les hommes. À Antananarivo, à l’inverse de Dakar, ce sont les femmes instruites qui divorcent moins rapidement que les autres ; par contre les femmes qui travaillent présentent plus de risque de divorcer que les femmes au foyer.
Cependant, le phénomène fréquent du remariage vient atténuer les conséquences du divorce. Le remariage peut se produire rapidement surtout lorsqu’il est organisé par la famille d’origine de la femme. Il peut aussi être tardif lorsque le divorce a été douloureux pour la femme ou lorsqu’il découle d’une procédure conflictuelle de divorce.
Le remariage, une suite au divorce
Le statut de femme divorcée, voire de veuve, est dans l’ensemble mal accepté dans les quatre capitales étudiées. Le remariage est donc en général assez rapide. Toutefois, le remariage est bien plus rapide à Dakar que dans les autres villes. À Dakar, près de la moitié des femmes sont remariées cinq ans après leur divorce (figure 5). Dans les autres villes, le remariage est un peu moins rapide, environ sept ans de durée médiane à Lomé ; huit ans à Antananarivo. À ce titre, Yaoundé constitue une exception majeure. Dans cette ville, plus de la moitié des femmes ne se remarient pas, d’où l’importance plus grande de femmes chefs de ménage au Cameroun (Tichit, 2002 ; Tichit, 2005).
On ne relève pas d’effet spécifique de génération dans le rythme du remariage, à l’exception de la plus jeune génération à Dakar, où le remariage est nettement moins rapide que pour la génération la plus ancienne (tableau 8). Le fait d’avoir déjà eu des enfants d’une union précédente n’oblitère pas les chances de se remarier dans aucune des capitales.
Le remariage est très dépendant de l’âge de la femme. Les femmes qui se sont mariées après l’âge de vingt-cinq ans se remarient moins vite. La durée du premier mariage est une autre mesure indirecte de l’âge. Ce sont les femmes qui présentent une durée du premier mariage de plus de dix ans qui se remarient moins rapidement que celles qui ont connu une durée plus courte (cinq à neuf ans), en particulier à Lomé et Antananarivo où ce risque est divisé par trois environ. À Yaoundé, l’analyse va dans le même sens ; celles qui ont eu une durée courte de première union se remarient deux fois plus rapidement. Quant aux femmes plus âgées, elles sembleraient désabusées de leur premier mariage comme tendent à le prouver les entretiens conduits à Dakar par Dial (2006).
C’est seulement à Antananarivo que l’on relève l’effet de l’activité de la femme sur le rythme du remariage : les femmes qui exercent dans le secteur privé ou le secteur informel se remarient moins vite que leurs consoeurs inactives ; rappelons que c’étaient également elles qui divorçaient plus rapidement. Le divorce apparaît, dans la capitale malgache, comme le moyen pour les femmes de marquer leur autonomie.
Avec le rétrécissement du marché matrimonial à Dakar et à Lomé, le passage à la polygamie est presque la norme au moment du remariage (près de la moitié des cas à Dakar et près de 60 % à Lomé) (tableau 9). Ce n’est pas un hasard si le remariage est plus rapide dans les deux villes où la polygamie est la plus répandue, car elle ouvre le marché matrimonial aux hommes déjà mariés. À Antananarivo, où la polygamie n’existe pas, le remariage se fait dans la majorité des cas avec un homme déjà divorcé (voire veuf).
Conclusion
La dynamique matrimoniale est un révélateur des nouveaux comportements sociaux à l’oeuvre dans les villes africaines. On observe dans plusieurs capitales africaines une modification des pratiques matrimoniales. La montée de la scolarisation, notamment féminine, n’a pas comme seul effet le recul de l’âge au mariage, elle modifie aussi les représentations en termes de choix du conjoint. Ainsi, avoir une bonne scolarisation peut être perçue par certains futurs conjoints comme un capital supplémentaire ou au contraire comme dérogeant aux impératifs de la domination masculine qui implique soumission et obéissance de la femme. A Lomé, où le niveau d’activité des femmes est bien plus élevé que dans les autres capitales, les changements sociaux qui sont à l’oeuvre concernent plus les femmes que les hommes. Dans d’autres villes, comme à Dakar, les femmes restent plus dépendantes des hommes en raison des rôles qui leur sont prescrits en tant qu’épouses.
Les analyses biographiques confirment le recul de l’âge au mariage conditionné en particulier par la dégradation de l’emploi pour les hommes. L’incertitude de l’avenir née de la rareté de l’emploi (et donc l’impossibilité de constituer une dot et d’accéder à un logement) expliquerait l’hésitation des hommes à s’engager dans une union Les difficultés économiques ont un effet indirect sur le retard de l’entrée en union des jeunes générations de femmes, dont les projets matrimoniaux se trouvent différés par l’insuffisance d’hommes sur le marché matrimonial. Malgré la persistance de la crise, force est de reconnaître que dans une société où le statut social de l’individu s’acquiert par sa capacité à se marier et à fonder une famille, l’âge au mariage peut difficilement continuer à reculer. Les hommes et les femmes sont conduits à trouver de nouveaux arrangements matrimoniaux et de constitution de la famille.
L’évolution des comportements matrimoniaux suit toutefois des parcours fort différents d’une capitale à l’autre. Les changements sont tributaires des attentes du mariage et de la place faite aux femmes qui n’obéissent pas en Afrique à un schéma unique. Dans certaines sociétés, comme à Dakar, le mariage revêt un caractère spécifique dans lequel l’aspect statutaire prime sur tous les autres marqueurs possibles. À Lomé, Yaoundé ou Antananarivo, la mise en union se fait de plus en plus selon de nouveaux arrangements en dehors des prescriptions traditionnelles : de nouvelles formes d’union voient le jour, notamment les unions informelles et la décohabitation des conjoints. Paradoxalement, ce sont dans les villes où le mariage est le plus prégnant que le divorce est le plus fréquent.
Les indications tirées de ces enquêtes biographiques permettent de retracer les évolutions de la nuptialité sur une trentaine d’années. La plupart indiquent que l’accentuation des difficultés économiques au cours de la dernière décennie a eu des conséquences directes sur la constitution des ménages. La formation de plus en plus tardive des couples autonomes accroît de façon substantielle la taille des ménages existants. Leur ajustement à des conditions économiques de plus en plus sévères s’opère par un repli sur la cellule familiale plus ou moins élargie. Les changements structurels qui touchent les capitales africaines concernées affectent donc particulièrement les comportements démographiques et sociaux bien qu’on en mesure encore mal l’ampleur.
L’importance de la mobilité matrimoniale a aussi des répercussions sur un aspect non abordé dans cette étude et qui ouvre la voie à de nouvelles perspectives de recherche susceptibles d’éclairer la transformation des modèles matrimoniaux en Afrique, celui des recompositions familiales. La fragilisation du lien conjugal associée à un remariage rapide des divorcé(e)s accélèrent les recompositions familiales suivant des modalités qui varient selon l’appartenance sociale. Ces recompositions familiales revêtent certainement des formes bien plus diverses qu’en Occident. En effet, aux fratries composées éventuellement d’enfants de chacun des parents divorcés viennent s’ajouter en cas de polygamie, les enfants de chacune des femmes du conjoint polygame. Divorce, remariage et polygamie conduisent à des systèmes de recompositions familiales très complexes (mais où les situations de monoparentalité sont bien plus rares qu’en Occident). Les frères et soeurs de mêmes parents peuvent être séparés au moment du divorce. Ils vont cohabiter avec des enfants d’une union précédente ou par exemple, avec les enfants de la co-épouse de leur beau-père. Le remariage crée une constellation familiale avec une fratrie très complexe comportant des demi-frères, des faux frères et des quasi-frères (ou soeurs). C’est donc toute la structure des familles qui est concernée par la mobilité matrimoniale liée au divorce et au remariage.
Appendices
Remerciements
Remercions Malika Passchier qui a réalisé certaines analyses préparatoires à cet article.
Notes
-
[1]
Pour une vision d’ensemble des enquêtes biographiques réalisées en Afrique, voir Antoine et al., 2008.
-
[2]
C’est-à-dire quand le mari ne parvient pas ou plus à subvenir aux besoins du ménage et de son épouse.
-
[3]
A Dakar et à Lomé, des travaux récents confirment l’importance de ce motif de divorce (Dial, 2006 ; URD-DGSCN, 2002a).
-
[4]
La correspondance entre âges et générations est la suivante pour chaque capitale :
-
[5]
Les méthodologies de collecte des enquêtes biographiques sont présentées dans l’ouvrage collectif du Groupe de réflexion sur l’approche biographique (GRAB, 1999). Celle d’Antananarivo fait l’objet d’une présentation très détaillée dans un numéro de STATECO consacré au projet MADIO (Antoine et al., 2000a). Voir aussi le site de Dial : www.dial.prd.fr. Pour l’analyse des biographies, voir en particulier le manuel de Bocquier (1996). Pour une analyse des biographies concernant la vie matrimoniale, voir Antoine (2002).
-
[6]
Les jeunes sont donc bien plus nombreux dans l’échantillon de la capitale camerounaise que dans ceux des autres villes.
-
[7]
C’est-à-dire l’inverse multiplicatif du coefficient 0,54 : 1/0,54.
-
[8]
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’union consensuelle à Dakar, mais il y a très peu de chances que les personnes concernées le « raconte » à un enquêteur.
-
[9]
Quelle que soit la forme que puisse prendre l’union (union libre, mariage coutumier). Différentes étapes peuvent marquer l’union et dans certaines enquêtes comme celles de Lomé, toutes les dates des différentes cérémonies ont été enregistrées. À Lomé, la mise en union se fait de plus en plus selon des arrangements complexes et de nouvelles formes d’union apparaissent : unions informelles, décohabitations des conjoints, etc. En fait, les cérémonies qui jadis sanctionnaient les mises en couple se font moins au sein des jeunes générations. (Locoh, 1989 ; Béguy et Gbétoglo, 2005).
-
[10]
Ce choix est fait pour faciliter la comparaison mais s’avère une contrainte lourde car, en conséquence, des variables spécifiques à chaque enquête n’ont pas été prises en considération.
-
[11]
Ils constituent une part importante des emplois exercés.
-
[12]
Pour une modélisation plus complète du divorce à Dakar, voir Bry et Antoine (2004).
-
[13]
Certes, la liberté de choix du conjoint s’accroît mais le marché matrimonial reste, malgré tout, relativement segmenté à cause d’une part, du fait ethnique et d’autre part, de la fragmentation sociale urbaine maintenant une certaine homogamie sociale dans les unions.
-
[14]
Les hommes sont pris en compte dans la population d’étude à partir de l’âge de 18 ans.
-
[15]
Chez les Béti, il est valorisant pour une femme de montrer sa fertilité.
-
[16]
A cause d’un passé de sous-fécondité, cette ethnie valorise les naissances pré-maritales car celles-ci sont le signe le plus probant de la fertilité (Kuépié, 2002).
-
[17]
La primauté du mariage pour les jeunes filles à Dakar peut pousser à des choix parfois précipités. En effet, la pratique de la sexualité en dehors du mariage est prohibée et le mariage est valorisant et valorisé pour les femmes. Le cadre de vie nécessaire à leur épanouissement reste le foyer conjugal et toutes les femmes y aspirent. Qu’importe les voies suivies, l’essentiel pour une femme est de se retrouver unie avec un homme par les liens du mariage. Une fois que celle-ci se marie, qu’elle procrée et que les déceptions s’accumulent, elle prend conscience de l’écart entre la réalité du mariage et la représentation qu’elle s’en faisait. C’est cet écart entre discours et quotidienneté du mariage qui, dans les premiers temps du mariage, accroît le risque de rompre l’union (Antoine, Dial, 2005).
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