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Introduction

L’Afrique subsaharienne a connu depuis la deuxième guerre mondiale d’importantes évolutions démographiques. La mortalité des enfants a baissé sous l’impulsion des campagnes de vaccination et des programmes verticaux de lutte contre les maladies infectieuses. La transition de la fécondité a débuté dans les années 1980 dans la plupart des villes africaines (Tabutin et Schoumaker, 2004). Cependant, le modèle de transition démographique décrit en Europe et en Amérique du Nord (Chesnais, 1997), et reproduit avec quelques nuances dans certaines régions ou villes des pays du Sud, ne cesse d’être remis en question par le cas africain. La première vague des Enquêtes démographiques et de santé (EDS) menées dans les années 1980 a permis de mettre en évidence la grande variabilité des situations en terme d’intensité mais aussi en terme de mécanismes mis en oeuvre dans le processus de transition en Afrique subsaharienne (Cleland et al., 1994). Les enquêtes les plus récentes indiquent, dans de nombreux pays africains, une remontée des indicateurs de mortalité et un ralentissement de la baisse de la fécondité qui fait craindre un renversement de tendance (Vimard, 2006). Le nombre d’enfants par femme demeure très élevé dans les sociétés paysannes des régions rurales, jusqu’à huit enfants par femme (Tabutin et Schoumaker, 2004).

Pour rendre compte de la complexité du phénomène de transition démographique souvent réduit à l’observation des niveaux et des tendances de la fécondité, des chercheurs ont proposé une approche des déterminants de la fécondité qui interroge l’influence des formes d’organisation sociale, familiale, mais aussi celle du mode de production et de l’accès aux ressources (Gregory et Piché, 1985; Lesthaeghe, 1989; Mc Nicoll, 1982). L’intégration de ces variables trouve son aboutissement dans l’approche institutionnelle qui insiste sur la notion de « contextes pertinents » (Poirier et Piché, 1995). Cette approche admet l’idée selon laquelle les comportements et attitudes en matière de fécondité sont façonnés par différentes institutions : les structures familiales, les systèmes de parenté, les classes sociales, le marché du travail, les structures patriarcales et les structures foncières. Ces institutions doivent être appréhendées dans une perspective historique et à partir d’un territoire sociogéographique donné.

Les travaux de Ron Lesthaeghe (1989) sur le succès des programmes de planification familiale mis en oeuvre dans les pays asiatiques (Inde, Corée du Sud, Indonésie, Chine) sont tout à fait illustratifs de la pertinence de cette approche. Ron Lesthaeghe observe que la réussite de ces programmes est intimement liée au contexte historique bien particulier dans lequel ils ont vu le jour; contexte marqué, pour tous ces pays, par un renforcement des prérogatives de l’État central, à l’occasion pour certains (l’Indonésie notamment) de la mise en place d’un régime militaire. Ces pays, souligne Ron Lesthaeghe, possèdent en outre une tradition étatique fort ancienne. Ces différentes caractéristiques définissent, dans cette partie du monde, les contours de ce que l’on pourrait appeler les « conditions institutionnelles » du développement des services de planification familiale. On le voit ici, l’approche institutionnelle implique un mélange des niveaux d’observation puisqu’il s’agit de mettre en perspective à la fois des comportements individuels, en l’occurrence le recours aux méthodes de planification familiale, des caractéristiques de la nation ainsi que l’évolution historique des macro-structures (États, systèmes politiques, politiques de population, programmes de planification familiale, notamment). Elle pose, par ailleurs, deux conditions : 1- l’évolution des comportements démographiques doit être analysée avec le plus de profondeur historique possible; 2- ces comportements doivent être analysés selon une approche holistique englobant les différentes composantes du contexte économique, social et environnemental, incluant leurs changements.

Appliquée à une société rurale du Sahel, l’approche institutionnelle des comportements de fécondité considère les changements sociaux et économiques que traversent les systèmes agricoles. Ainsi, la question de l’accès aux ressources (main-d’oeuvre et terres) constitue un élément-clé pour la compréhension des comportements de fécondité (Grégory et Piché, 1985). Notre contribution vise à explorer et discuter de l’intérêt d’une mise en perspective des comportements de fécondité dans une zone sahélienne d’économie agro-pastorale au Sénégal (la région de Niakhar), à travers deux de ses éléments structurants essentiels : le système de production agricole et les rapports sociaux de sexe.

L’objectif de cet article est de montrer, à partir d’un exemple précis, la prise en compte du contexte social, économique et environnemental dans l’analyse des tendances de la fécondité, avec les différentes caractéristiques qui donnent sens aux pratiques reproductives des populations de Niakhar. Notre souci n’est donc pas ici de fournir des résultats originaux mais de proposer, en nous appuyant sur des données existantes, un type de réflexion inspiré des recommandations de l’approche institutionnelle. Cette démarche devrait permettre de cerner de manière plus fine les grandes questions de recherche qui, aujourd’hui, persistent notamment sur l’évolution des comportements de fécondité dans un milieu rural subsaharien.

Quelles données pour une telle approche ?

En Afrique, la profondeur historique des questions démographiques échappe souvent aux analyses en raison de la rareté des données. L’état civil y est récent et connaît encore d’importantes lacunes (Garenne et Zanou, 1995). Les Enquêtes démographiques et de santé (EDS) produisent des séries de mesure aux échelles nationale et régionale, mais depuis le début des années 1980 seulement tandis que les éléments contextuels y sont trop limités pour dégager des évolutions. Cependant, certains sites d’observation démographique mis en place sur des populations restreintes fournissent quelques éléments sur l’évolution à long terme des indicateurs (Indepth, 2003). Aujourd’hui, vingt-six sites enregistrent des données démographiques en Afrique[1]. Parmi eux, certains ont élargi leur collecte aux données économiques et développent une approche environnementale par un relevé de données climatiques et écologiques. Toutefois, ces développements sont relativement récents. Niakhar[2], au Sénégal, est l’un des plus anciens sites de suivi démographique. Il présente la particularité d’avoir très tôt fait l’objet de recherches en géographie, en économie rurale et en agronomie, tout en accordant une grande place à l’environnement. De par ces caractéristiques, ce site constitue une source de données exceptionnelles pour développer notre réflexion.

La méthodologie du système de suivi démographique de Niakhar

Le site de Niakhar se situe dans la région de Fatick (région du Siin), à 150 km à l’est de Dakar, capitale du Sénégal. Les premières enquêtes y ont débuté en 1962, à l’initiative d’un démographe français, Pierre Cantrelle (Cantrelle, 1969). Un suivi démographique est alors mis en place, dont l’importance et les limites évoluent au cours du temps pour devenir en 1983, le site actuel de Niakhar (Garenne et Cantrelle, 1997). Ainsi, aux huit villages communs aux différentes étapes de l’enquête et observés depuis 1962, se sont ajoutés vingt-deux villages depuis 1983. La population de l’ensemble des trente villages représente aujourd’hui plus de 35 000 personnes. Le rythme du suivi était annuel de 1962 à 1987, il devient hebdomadaire jusqu’en 1997, puis trimestriel, pour être organisé aujourd’hui tous les quatre mois. Les données recueillies présentent l’avantage d’offrir une grande fiabilité dans la datation des événements et permettent la réalisation d’une analyse séquentielle. Des indicateurs démographiques sur le long terme ont ainsi pu être produits (Delaunay, 2000; Delaunay et al., 2001b; Delaunay et al., 2003a). Des enquêtes rétrospectives conduites auprès de cette même population ont complété certaines des informations obtenues.

Depuis les années 60, un grand nombre de travaux ont été consacrés au Pays sereer ou au Bassin arachidier sénégalais (dans lequel se situe la zone de Niakhar) selon des entrées disciplinaires variées : histoire économique et sociale, démographie, géographie, anthropologie, agronomie et zootechnie (Couty, 1988; Delpeuch et Gastellu, 1974; Dupire, 1988a, 1988b; Gastellu, 1985; Lericollais, 1999b; Pelissier, 1966). Ces travaux ont contribué à une meilleure connaissance des dynamiques économiques rurales et des changements socioculturels de la région.

Cette vaste documentation présente néanmoins des limites. Certaines questions de recherche actuelles ne se posaient pas il y a vingt ou quarante ans (telles que la fécondité avant le mariage). D’autres n’ont pas été considérées car elles n’entraient pas dans les préoccupations des équipes de recherche. Les données du Système de suivi démographique (SSD) présentent également des limites. Ainsi, des données sur la situation matrimoniale ou le type d’activité n’ont pas été collectées dans les premières décennies du projet[3]. Certaines informations sont donc évaluées par des enquêtes rétrospectives, exhaustives ou sur échantillon. Ce type d’enquête fournit des renseignements sur les individus résidant dans la zone d’étude au moment de l’enquête; les comportements des individus sortis de l’observation (par décès ou migration) ne sont pas mesurés, ce qui peut constituer un biais de sélection quand le comportement observé est en relation avec la mortalité ou la mobilité.

Cependant, la durée du suivi démographique (plus de 40 ans) est exceptionnelle en Afrique et fait de Niakhar le site de suivi démographique le plus ancien. De plus, nous verrons que la connaissance de cette société au travers des recherches qui y sont menées, permet de confronter des données démographiques sur la fécondité à des données d’ordre socio-économique et culturel. Cette connaissance apporte ainsi des éléments d’explication à l’évolution des comportements de fécondité et renforce la nécessité de prendre en compte l’ensemble des facettes du contexte dans lequel évoluent les individus.

Évolution des comportements de fécondité

En dépit de certains signes de début de transition, la fécondité à Niakhar demeure très élevée (Delaunay et Becker, 2001; Delaunay et al., 2003b) et reste le moteur de la croissance démographique. Les données du SSD permettent de calculer le nombre moyen d’enfants par femme dont l’évolution est encore très modeste (figure 1). La fécondité se maintient à plus de six enfants par femme. Ces indicateurs ne sont pas significativement différents selon la religion déclarée[4] ou le niveau d’instruction[5].

Les premiers signes de changements de comportements sont visibles dans les indicateurs aux jeunes âges. La fécondité très précoce (avant 15 ans) disparaît et diminue fortement entre 15 et 19 ans au cours de la période d’observation (figure 2). Ces changements sont liés au fait que les femmes se marient plus tard (figure 3) et que la fécondité avant le mariage est socialement réprouvée.

Figure 1

Nombre moyen d’enfants par femme (15-49 ans)

Nombre moyen d’enfants par femme (15-49 ans)

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Figure 2

Taux de fécondité entre 10 et 14 ans et entre 15 et 19 ans

Taux de fécondité entre 10 et 14 ans et entre 15 et 19 ans

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Figure 3

Âge moyen des femmes lors des premiers mariages enregistrés par le SSD

Âge moyen des femmes lors des premiers mariages enregistrés par le SSD

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Dans le cadre du mariage, la fécondité reste largement valorisée. En effet, un nombre important d’enfants permet aux familles d’assurer une main d’oeuvre pour les activités agricoles. En outre, les enfants sont autant de migrants potentiels qui contribuent largement à assurer la sécurité alimentaire de la famille (Adjamagbo et al., 2006). On comprend alors l’échec des programmes de Planification Familiale qui visent essentiellement les femmes mariées (Ndiaye et al., 2003), et suivant lesquels la descendance nombreuse est considérée comme une charge économique alors qu’elle représente une réelle stratégie de survie pour les familles.

Les femmes, comme les hommes, connaissent mal la contraception moderne et sa pratique reste rare. En 1998, seulement 14 % des hommes et 6 % des femmes avaient déjà utilisé un moyen de contraception et seulement 1,5 % des femmes de 15 à 54 ans utilisaient une méthode contraceptive moderne (Ndiaye et al., 2003). Les programmes sont difficilement accessibles aux jeunes filles célibataires qui sont pourtant directement concernées par les risques de grossesses non désirées. En effet, si les taux de fécondité aux jeunes âges diminuent fortement, on enregistre en revanche une proportion de plus en plus grande de grossesses et de naissances avant le mariage. Parmi les premières naissances enregistrées par le SSD, près de 20 % se produisent dans le célibat et un quart d’entre elles sont issues de grossesses prémaritales (Delaunay, 2001). L’enregistrement des unions ne se faisait pas au cours de la première période d’observation et il n’est pas possible de mesurer l’évolution de ce phénomène sur le long terme. Une enquête rétrospective permet néanmoins, par le recueil des biographies, de montrer le caractère récent de la fécondité prémaritale (Adjamagbo et al., 2005). Près d’un quart des femmes des générations les plus jeunes ont donné naissance à un enfant conçu dans le célibat (figure 4), alors que ces proportions sont de l’ordre de 5 % pour les générations les plus âgées.

Figure 4

Proportions de femmes qui ont eu une naissance prémaritale selon l’âge à l’enquête

Proportions de femmes qui ont eu une naissance prémaritale selon l’âge à l’enquête

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Même si l’on peut critiquer ce type de données (problèmes de mémoire, biais de déclaration lié aux tabous sur l’objet de recherche), il est clair que les jeunes générations sont en première ligne des changements liés à la reproduction. Le recul de l’âge au mariage et les migrations saisonnières en ville les exposent de plus en plus à des relations sexuelles précoces et prémaritales. Il est aujourd’hui fréquent qu’une jeune fille ait des relations sexuelles avant le mariage; quant aux jeunes garçons, leur sexualité est de plus en plus précoce (Delaunay et al., 2001a).

Évolutions du contexte économique et écologique : rupture d’un équilibre population-environnement

Les différentes études menées dans cette région ont permis de mettre en évidence une situation de rupture par rapport à l’équilibre économique et social ancien, ainsi que les adaptations permettant à la population de se maintenir dans un contexte économique de plus en plus difficile (Lericollais, 1999b).

En effet, depuis plus de trois décennies, au Sénégal comme dans les autres pays du Sahel, les systèmes d’économie agricole sont confrontés à des menaces qui mettent durablement en jeu leurs capacités productives. L’accroissement extrême de la population rurale a induit une intensification des pratiques agricoles et une augmentation rapide des surfaces cultivées, au détriment de la diversité biologique et des possibilités de régénération des sols. En outre, cette dynamique défavorable s’est accélérée au Sahel sous l’effet d’une évolution climatique vers l’aridification (Lehouérou, 1996; Lericollais, 1999b; Nicholson, 2000) et d’une croissance démographique toujours prégnante qui conduit à une pression foncière importante. Face à ces contraintes, cette société agropastorale a dû évoluer en modifiant notamment ses usages et ses pratiques agricoles afin de faire face aux enjeux de la durabilité. Elle a dû inventer une agriculture qui concilie viabilité écologique et rentabilité économique. Elle a dû aussi recourir à une ouverture sur l’extérieur, fondée sur la mobilité de certains membres du ménage.

La société sereer traditionnelle

La société sereer se caractérisait par le perfectionnement de son système cultural (jachère, rotation, cultures intercalaires) et son association étroite avec l’élevage, souvent citée en exemple pour sa cohérence et ses performances (Lericollais et al., 1992). Ce système agraire à caractère intensif, qui permettait d’améliorer ou de maintenir la fertilité des sols sans recourir à la jachère longue, a garanti pendant longtemps une production diversifiée (mil, sorgho, riz, coton, haricot, igname, arachide, oseille, calebasse, indigo, tabac) dans un espace restreint et avec une gestion optimale de l’environnement. À cette production s’ajoutaient des activités de chasse, cueillette, pêche et des industries artisanales locales (travail du fer, du bois, teinture, poterie, vannerie).

Cette société, qualifiée de « société paysanne », est fondée sur la main d’oeuvre familiale. Elle est donc caractérisée par l’absence de main d’oeuvre salariée et par une production agricole destinée avant tout à la couverture des besoins familiaux. Le travail de production s’organise autour de groupes domestiques, ou ménages, composés de sous-lignages. Ils correspondent à des unités de consommation, regroupés au sein d’une concession. Le chef de groupe domestique dispose d’un pouvoir de décision en ce qui concerne l’affectation des parcelles, la conduite des opérations culturales et la répartition des tâches. Ces unités fonctionnent sur un principe d’entraide : des équipes sont constituées pour les travaux agricoles et chaque sous-lignage participe à l’alimentation du grenier collectif (Delaunay, 1994; Guigou, 1992; Pelissier, 1966).

Sur le plan religieux, l’empreinte de la religion traditionnelle est encore très forte. Le culte aux pangool (entités spirituelles vénérées par les Sereer) se maintient. Cependant, ce culte n’est plus exclusif et la plupart des habitants se réclament également de l’Islam ou du Christianisme.

Les signes d’une rupture et d’une évolution rapide

Les travaux menés dans les années 1960 montraient déjà l’existence d’une saturation du milieu du fait de la croissance démographique conjuguée à une extension des superficies cultivées par actif. L’introduction de la culture attelée à cette période a conduit à une augmentation des surfaces cultivées qui s’est accompagnée d’une dégradation des rotations culturales et d’une régression des jachères, avec pour conséquence le début de la transhumance du bétail pendant l’hivernage (Lericollais, 1972). Ce progrès technique s’est diffusé au prix d’un endettement des paysans sur plusieurs années résultant de l’acquisition du matériel, des animaux de trait et de l’engrais et a conduit à accentuer le manque de terre. La densité de population était alors de 100 habitants au km2.

Parallèlement à ces efforts, des interventions ont été menées par l’État sénégalais visant à valoriser des terres non exploitées et à favoriser les départs des zones trop densément peuplées. Ainsi, des villages sereer ont été établis dans le département de Kaffrine par l’administration coloniale en 1936 et dans les Terres Neuves du Sénégal oriental dans les années 1970 (Dubois, 1975). Mais cette incitation à la migration définitive n’a permis qu’un faible répit de la croissance démographique, d’au plus cinq ans (Garenne et Lombard, 1988). La densité de population dans le Siin est passée de 130 habitants au km2 en 1990 à 150 habitants au km2 en 2000 (figure 5).

Parmi les changements institutionnels, il faut aussi noter la loi sur le Domaine National [6] et la création des communautés rurales mises en place en 1972. Ces mesures visent une mise en valeur optimale des terres et renforcent ainsi le processus d’intensification des cultures.

Figure 5

Densité de population dans le SSD de Niakhar

Densité de population dans le SSD de Niakhar

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Dans les années 1980, une seconde vague d’études a conduit à une remise en cause de la durabilité du système de production agraire sereer, notamment au regard de la préservation du milieu et de l’appauvrissement des sols (Lericollais, 1999b). Le système de jachère rotatif accordait aux terres un certain repos et permettait la production d’un tapis herbacé. Il est aujourd’hui quasiment abandonné sous la pression foncière et sous l’effet de la loi sur le Domaine National. Par conséquent, l’élevage a perdu une vaste étendue des terres qui lui était réservée, et chaque année, après avoir épuisé les ressources locales disponibles (tapis herbacé, tiges de mil, arbres fourragers), une grande partie des troupeaux partent en transhumance vers des terres non agricoles. Les distances parcourues sont de plus en plus longues et obligent les éleveurs à une gestion différente des troupeaux. La diffusion massive de la culture attelée a permis de maintenir les rendements, mais l’absence d’apports organiques externes par le bétail ne peut guère garantir le maintien de ce système de gestion des ressources (Garin et al., 1999). Par ailleurs, la dégradation du parc arboré est identifiée comme un fait majeur qui met en cause, outre les changements climatiques, les pratiques et les objectifs de la population rurale (Lericollais, 1999a).

Adaptations et conséquences démographiques

L’insertion dans l’économie de marché, qui s’est faite au début du XIXe siècle avec l’extension de la culture arachidière, s’est poursuivie dans les années 1980 par la migration urbaine et rurale. Ces mouvements de population ont permis d’accéder à d’autres revenus que ceux issus de l’activité agricole locale (Guigou, 1999).

Dès la fin des années soixante, la dégradation des conditions de vie entraîne un véritable exode rural, essentiellement vers Dakar. La ville joue alors le rôle de « déversoir d’une campagne saturée » (Lacombe et al., 1977). D’un autre côté, Dakar devient la ville où l’on peut gagner l’argent nécessaire à la survie. Le motif économique apparaît donc comme la motivation majeure de la migration vers la ville. Certains migrants, partis de la région étudiée à la fin des années cinquante, ont réussi à s’insérer dans le marché de l’emploi de la capitale. Leur rôle dans la constitution de réseaux d’accueil des migrants a été longuement décrit (Fall, 1988, 1992). Ces réseaux remplissent une fonction d’accès à l’emploi, de sécurité et de contrôle social. Le départ des migrants, dont la plupart sont très jeunes, est souvent encouragé par la famille qui les place sous la responsabilité d’un aîné, lui-même migrant expérimenté (homme ou femme). La vie s’organise en groupe afin de minimiser les coûts domestiques (nourriture, logement). Les regroupements se font sur la base des liens familiaux, mais aussi par affinités et par groupes d’âges. Les garçons trouvent des emplois variés (gardien, docker, manoeuvre, apprenti-maçon, vendeur, matelot). Les jeunes filles s’emploient essentiellement comme bonne ou lingère (Delaunay, 1994; Delaunay et Enel, à paraître; Fall, 1992). À moins d’obtenir un emploi stable ou exceptionnellement bien rémunéré, les migrants retournent généralement au village en fin de saison sèche pour participer aux travaux agricoles.

Ces mouvements, saisonniers ou circulaires (les séjours peuvent aussi durer plusieurs années) allègent la charge familiale et assurent en retour quelques revenus, monétaires ou en nature (Adjamagbo et al., 2006; Delaunay, 1998). Le Système de suivi démographique (SSD) de Niakhar enregistre depuis peu (1998) les migrations temporaires de travail. Il est donc difficile de présenter l’évolution de cette mobilité sur le long terme. Certains éléments témoignent de l’ancienneté des migrations de travail (Guigou, 1992) et d’une baisse du rapport de masculinité parmi les migrants ainsi qu’une augmentation des personnes qui migrent seules et pour lesquelles le motif de la migration est souvent le travail (Lacombe, 1969, 1972).

Les migrants saisonniers de travail sont aujourd’hui très jeunes, tout particulièrement chez les femmes dont plus d’un tiers migrent entre 15 et 19 ans (figure 6). Les jeunes filles migrent avant le mariage, essentiellement vers Dakar. Les emplois de services domestiques qu’elles occupent leur procurent des salaires très faibles.

Figure 6

Part des migrants saisonniers de travail dans la population au 1er janvier 2003

Part des migrants saisonniers de travail dans la population au 1er janvier 2003

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Les jeunes garçons tendent également à migrer avant le mariage mais leur destination et le type d’emplois auxquels ils accèdent sont plus variés. S’ils parviennent à trouver un emploi bien rémunéré, ils transforment la migration saisonnière en migration de plus longue durée.

En dépit des problèmes de troncature liés au mode de collecte, il est possible d’estimer la prévalence de la migration circulaire (Delaunay et Delaunay, 2006). Parmi les départs en migration de plus d’une année, plus d’un tiers sont suivis d’un retour enregistré par le SSD dans les cinq années suivantes. Il semble donc que la migration circulaire domine dans cette région, qu’il s’agisse de séjours courts ou de cycles d’absence de plusieurs années, et qu’elle soit devenue une composante à part entière du mode de production (Waïtzenegger, 2002). Pour les jeunes célibataires, le retour au village pour y entamer un projet de vie familiale constitue toujours une priorité. Au cours de la migration, les liens entre les migrants et le village restent très forts et sont l’objet de transferts monétaires ou alimentaires nécessaires à la survie des familles.

Face aux contraintes de l’environnement économique (crise de la filière arachidière) et naturel, les paysans ont adopté plusieurs stratégies d’adaptation. De nouvelles activités économiques se sont développées, comme l’embouche animale qui est génératrice de gains monétaires souvent importants. L’embouche bovine, notamment, consiste à acheter ou prélever dans le troupeau familial un veau, à le nourrir dans un enclos proche de la concession et à le revendre dans un court délai. Cette activité, essentiellement masculine s’étend à l’embouche caprine et ovine qui, elle, est généralement sous la responsabilité des femmes.

D’autres innovations culturales sont visibles. Le recul historique montre que certaines cultures telles que le manioc, le coton ou le riz ont été abandonnées en raison de l’aridification du climat (tableau 1). Les cultures recensées dans les années 1970 sont essentiellement restreintes à l’arachide et au mil. Le désengagement de l’état dans la culture de l’arachide[7] a conduit certains agriculteurs à modifier leurs pratiques. On relève ainsi certaines cultures dites de « plein champs » (culture exclusive sur une parcelle) alors qu’elles étaient habituellement pratiquées en association au mil ou à l’arachide, telles que le haricot hâtif ou le bissap (oseille). Plus récemment, on note l’introduction de nouvelles cultures commerciales telles que la pastèque ou les cultures de maraîchage, dont la production et la vente dépendent fortement des liens tissés avec la ville.

Une interprétation des logiques de fécondité à Niakhar

Les alternatives à la ressource locale par l’innovation culturale, la diversification des activités ou le recours à la migration circulaire, permettent le maintien de la population dans cette région et contribuent aux logiques familiales de forte fécondité. A Niakhar, maintenir un niveau élevé de fécondité se justifie par le fait de devoir disposer à la fois de main-d’oeuvre agricole mais aussi de migrants potentiels, avec la promesse d’une aide à la famille restée au village. Ainsi, une étude a permis d’estimer qu’une part importante (1/3) des ménages de la zone étudiée parviennent à compenser le déficit alimentaire grâce aux stratégies migratoires et aux réseaux de solidarité (Adjamagbo et al., 2006). De même, l’argent de la migration peut dans certaines situations aider au développement de nouvelles pratiques agricoles. Lorsque la migration n’est pas rentable pour les familles, parce que le membre parti en ville ne parvient pas à obtenir un niveau de rémunération suffisant pour remplir sa fonction de redistribution, il constitue à défaut une charge en moins pour le ménage.

La migration, saisonnière ou définitive, qui intervient comme une alternative à la dégradation des conditions de la production agricole, contribue à atténuer la perception, que peuvent avoir les populations sur la nécessité de réduire leur fécondité. Puisque des solutions d’adaptation aux ruptures économiques et écologiques sont possibles, l’opportunité de diminuer la taille de sa descendance n’est pas envisagée comme principal recours. Le phénomène de transition de la fécondité par la crise « crisis-led-transition » décrit par Ron Lesthaeghe (1989) et observé ailleurs en Afrique ou dans d’autres pays du Sud, se trouve ainsi, pour l’instant, écarté.

Tableau 1

Évolution du système agraire sereer

Évolution du système agraire sereer
Source  : (Reiff et Gros, 2004)

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Les changements observés dans la région suivant les indicateurs de fécondité (baisse de la fécondité précoce, augmentation des grossesses prémaritales) peuvent également trouver un éclairage dans une lecture plus large du contexte dans lequel ils s’inscrivent. Ces phénomènes, on l’a vu, concernent majoritairement les tranches d’âge jeunes et ne sont probablement pas sans lien avec les séjours répétés à Dakar des jeunes qui sont confrontés aux valeurs et aux modèles de comportements de la capitale sénégalaise; des modèles qui autorisent une plus grande marge d’autonomie des individus dans la gestion de leur vie sentimentale et sexuelle. L’éloignement du village permet aux jeunes d’échapper en partie au contrôle social de la famille et de gérer plus librement leur espace relationnel. En outre, l’accès à l’emploi leur procure une relative autonomie financière qui peut interférer dans les choix matrimoniaux et reproductifs, en diminuant le pouvoir de décision de la famille.

Mais les conditions de vie dans la région de Niakhar ne favorisent pas toujours une mise en pratique volontaire de nouveaux types de comportement inspirés de l’expérience urbaine. L’exemple de l’accès au mariage est très révélateur des contraintes qui pèsent sur les jeunes générations. Rappelons-le, la pression foncière et le faible niveau de productivité des parcelles cultivées rendent peu rentable le travail agricole. Ainsi, les cultures de rente comme l’arachide ne remplissent plus leurs fonctions. Face à de telles réalités, les jeunes garçons parviennent péniblement à remplir les conditions nécessaires à leur autonomie économique et sociale. Dans ce contexte de ressources restreintes, se marier et fonder une famille devient pour ces jeunes sans revenus une affaire de plus en plus ardue. L’une des caractéristiques marquantes de l’évolution du mariage dans la zone d’étude repose sur les changements observés dans les modes de formalisation des unions, qui tendent à s’assouplir avec l’allongement de la période de fréquentation prémaritale (Mondain, 2004; Mondain et al., 2004). Ainsi, la précarité économique du jeune garçon célibataire l’expose à la possibilité de développer des relations sexuelles sans être en mesure de prétendre au mariage. Une grossesse prénuptiale constitue alors souvent un risque difficilement évitable[8], même si elle est parfois aussi un calcul pour accélérer le processus de mariage et réduire les exigences des familles.

Changements normatifs : un plus nécessaire

En définitive, Niakhar garde, à l’heure actuelle, l’image d’une région caractéristique des milieux ruraux des pays du Sahel où prédominent des normes de haute fécondité. Les changements observés découlent principalement des évolutions sociales qui accompagnent la crise agricole (recul de l’âge au mariage, affaiblissement du contrôle social, autonomie financière des jeunes). Des changements plus profonds des modèles de comportements en matière de fécondité dépendront en grande partie de l’évolution des normes reproductives. De ce point de vue, les jeunes générations sont probablement les plus à même d’amorcer ce glissement. Mieux scolarisés que leurs aînés, plus ouverts à de nouvelles sphères de sociabilité, ils sont aussi plus sensibles aux nouveaux modèles de référence (Adjamagbo et Delaunay, 1999).

Mais l’ouverture vers des modèles différents de ceux qui prédominent dans la société ne peut être pleinement effective si les normes relatives au rôle et à la place des femmes dans la société sereer, telles qu’observées dans la zone d’étude, ne changent pas. La prégnance des normes procréatives, lesquelles reposent sur une association étroite entre mariage, procréation et sexualité, contribue à maintenir les femmes, bien plus que les hommes, dans leur position et leurs rôles sociaux. En effet, le retour des jeunes migrantes célibataires, après plusieurs années passées en ville, est associé moins à une velléité d’introduire des changements dans le village qu’à une obligation de se conformer aux normes de la communauté, à commencer par l’obligation de se marier et d’avoir des enfants. Par ailleurs, la modalité résidentielle du mariage, de type virilocal, avec cohabitation au sein d’une même concession des épouses des frères du mari, ainsi qu’avec la belle-mère très souvent, limite les possibilités pour les jeunes femmes d’imposer leurs choix personnels. L’important pouvoir hiérarchique des femmes les plus âgées sur les plus jeunes agit sur ces dernières comme une contrainte à la résignation. La forte pression à la maternité, notamment, est difficilement contournable et le recours à une méthode visant à limiter les naissances est strictement réprouvée, à moins d’être motivé par de sérieux problèmes de santé. Pour les jeunes hommes qui s’installent au village, des comportements déviants de leur femme, par rapport aux modèles locaux, sont d’autant moins acceptables qu’ils jettent l’opprobre sur les deux conjoints. On ne saurait ainsi trop souligner l’importance des rapports sociaux de sexes qui, en l’état actuel des choses, ne fournissent guère de conditions favorables au changement de comportement en matière de fécondité.

Enfin, l’évolution des normes relatives au domaine foncier est certainement très déterminante pour l’avenir des comportements démographiques dans la région. Au Sénégal, les populations sereer du Siin, se distinguent par leur profond attachement au terroir (Lericollais 1999). Dans d’autres parties rurales du pays, des populations, notamment wolof, soumises aux mêmes aléas socio-économiques ont trouvé des réponses dans la migration définitive et opté pour l’abandon des terroirs et de l’élevage. Ainsi, face aux mêmes contraintes, on assiste d’un côté à un phénomène massif de « déprise agricole » (Tappan et al., 2004) et de l’autre à un phénomène d’ajustement par le recours à la migration temporaire et circulaire.

Conclusion

L’exploration des résultats des différentes études réalisées dans la zone de Niakhar montre l’intérêt que peut présenter la confrontation de l’approche longitudinale des phénomènes démographiques avec celle des évolutions agraires et écologiques pour la compréhension des logiques qui motivent les comportements de fécondité. La mise en perspective de l’évolution du système de production agricole, des conditions environnementales dans lesquelles cette évolution se produit et de l’organisation sociale donne une autre signification aux comportements démographiques. Elle permet une lecture des logiques de fécondité qui articulent les rationalités sociales, économiques et culturelles dans une société donnée et met en évidence les effets indirects (liés au changement du mariage ou à la migration) et directs de la crise agricole sur la fécondité.

Dans le cas de Niakhar, certaines pistes de recherche méritent d’être développées. Notamment, le rôle des migrations circulaires urbaines pourrait être étudié de manière plus approfondie. En effet, on peut s’interroger sur les effets à long terme de cette mobilité sur la constitution de la famille, sur les modifications du statut et du rôle des jeunes et des femmes, sur l’innovation technique et économique et sur la vulnérabilité des populations.

L’ensemble de ces changements doit aussi être analysé au regard des modifications des usages et pratiques (agricoles et domestiques) qu’ils engendrent et de leurs conséquences sur le milieu naturel. Comment l’équilibre précaire, entre cette population et son environnement se maintiendra-t-il ? En quoi les pratiques renforcent-elles la dégradation de l’environnement ? Certaines d’entre elles doivent-elles être encouragées pour leur contribution à la préservation du milieu ?

Ces considérations impliquent des choix méthodologiques incluant la dimension pluridisciplinaire, alliant sciences humaines et sciences de la nature, et l’association des approches qualitatives et quantitatives.