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Depuis une dizaine d’années, les spécialistes des sciences sociales ont montré que, pour comprendre le présent et préparer l’avenir, leurs analyses devaient tenir compte des cheminements des individus à travers les diverses étapes du cycle de vie. Les événements démographiques constituent des repères qui délimitent plusieurs de ces cheminements dont les trajectoires conjugales, familiales et résidentielles sont parmi les plus importantes. D’autres dimensions de la vie des individus sont marquées par un enchaînement d’événements, dont la fréquence et le calendrier en singularisent le déroulement. C’est ainsi qu’en plus de la vie familiale, les étapes de la formation professionnelle, l’entrée dans la vie adulte, la vie professionnelle et le passage à la retraite se superposent ou se succèdent, les décisions antérieures déterminant souvent les décisions subséquentes, les trajectoires s’influençant mutuellement. La prise en compte de ces trajectoires exige une approche longitudinale. Par ailleurs, le faisceau des trajectoires évolue dans un environnement socio-économique changeant qui influence son orientation. De nouvelles cohortes naissent chaque année, et pour bien comprendre les comportements qu’elles vont adopter, il est impérieux d’observer les circonstances changeantes dans lesquelles elles vont évoluer tout au cours de leur vie. Si le contexte socio-économique infléchit les parcours individuels, en contrepartie la diversification des trajectoires individuelles influence l’organisation de la société, et celle-ci doit en retour s’adapter pour soutenir les choix des personnes et réduire les contraintes qui entravent leur épanouissement. Les développements récents des méthodes d’analyse, de même qu’une plus grande performance sur le plan de la collecte des informations, ont permis la réalisation de nombreux projets de recherche au Canada et à travers le monde qui recourent à l’approche longitudinale. Les résultats de ces recherches méritent d’être largement diffusés et débattus pour mieux informer les chercheurs, les décideurs publics, les planificateurs et la population en général.

En novembre 2005, la Fédération canadienne de démographie tenait à Montréal un colloque intitulé Études longitudinales et défis démographiques du xxie siècle. C’est avec un grand enthousiasme que le Bureau de direction de la FCD (2002-2005) avait décidé d’organiser cette rencontre scientifique autour de l’approche longitudinale, qui se situe au coeur même de la démographie. Le moment semblait particulièrement bien choisi, car de nouvelles données recueillies dans des sondages à passages multiples étaient maintenant disponibles, les résultats de recherche commençaient à être de plus en plus fréquemment diffusés et, de plus, les décideurs politiques semblaient à l’écoute. Il s’agissait donc d’un concours de circonstances tout à fait propice pour provoquer une réunion de chercheurs québécois, canadiens et étrangers, de spécialistes de la collecte des données et d’experts qui oeuvrent dans l’élaboration, la mise en place et l’évaluation des politiques socio-économiques.

Le colloque a réuni des démographes ainsi que des chercheurs de diverses disciplines des sciences sociales provenant du Canada et de l’étranger, des pays développés ou en développement. Soixante-deux communications ont été présentées et plusieurs d’entre elles sont maintenant disponibles en ligne sur le site suivant : http://www.demo.umontreal.ca/conf_demo/FCD.htm. Les thèmes couvrent de nombreuses dimensions de la démographie : santé et mortalité des personnes âgées, transition de l’adolescence vers l’âge adulte, formation des unions et parentalité, développement de l’enfant, relation entre la vie familiale et la vie professionnelle, trajectoires migratoires internationales et internes, liens entre comportements démographiques et politiques sociales, et finalement collecte de données et méthodologie. En plus, deux conférences plénières ont mis en relief l’évolution du recours à l’approche longitudinale dans le milieu de la recherche et le défi que représente la nécessité de répondre aux besoins de l’élaboration des politiques sociales : « Applying Demographic Surveillance to Monitoring Progress in Achieving Millennium Development Goals : Lessons for the past, recent innovations, prospects for the future » par James Phillips, The Population Council; : « Grandeurs et misères du longitudinal : ce qu’on peut apprendre de sa propre trajectoire » par Céline Le Bourdais, Université McGill.

Le colloque a bénéficié du soutien financier de plusieurs généreux bailleurs de fonds : les deux associations de démographes membres de la Fédération canadienne de démographie, soit l’Association des démographes du Québec et la Canadian Population Society (prix offert aux deux meilleures communications d’étudiants), Statistique Canada, Développement social Canada, Université de Montréal, et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. La subvention du CRSHC a joué un rôle crucial pour assurer la tenue du colloque, en particulier en finançant l’infrastructure du colloque et la venue de conférenciers de l’étranger et d’étudiants canadiens. Cette subvention a aussi permis la diffusion de certains résultats du Colloque dans les deux revues canadiennes de démographie qui ont accepté de soumettre à leur processus d’évaluation scientifique les textes que les auteurs ont bien voulu leur soumettre. C’est ainsi qu’un numéro spécial de la revue Canadian Studies in Population, vol. 34 (1) et que le présent volume des Cahiers québécois de démographie ont pour thème l’approche longitudinale. La plupart des textes ont fait l’objet de communications au Colloque; les articles d’autres auteurs ayant adopté l’approche longitudinale s’y sont ajoutés. Le numéro 1 du volume 35 des Cahiers contient cinq articles et une note de recherche.

Le premier texte, celui de C. Binet, à la fois méthodologique et analytique, porte sur la contribution que les données de l’État civil, combinées à une enquête démographique, peuvent apporter à la compréhension de la formation des unions conjugales, lorsque ces dernières s’effectuent dans une série d’événements ou font partie d’un processus. Il s’agit d’une étude de cas menée dans la province d’Antananarivo à Madagascar. On y analyse en particulier les données sur les mariages civils et les naissances qui se produisent avant ou après le mariage. On observe que « c’est désormais le mariage civil qui officialise les unions tandis que de nombreux couples attendent d’avoir eu un enfant pour célébrer cette cérémonie ». C’est bien la démarche longitudinale qui, en refaisant la chronologie des événements, permet d’arriver à cette conclusion.

Le texte de V. Delaunay, A. Adjamagbo et R. Lalou sur la fécondité en milieu rural africain constitue un exemple de recours à un suivi longitudinal, non pas au niveau individuel, mais à un niveau communautaire où le milieu socio-économique est observé de façon continue en parallèle avec les comportements des générations en matière de fécondité. Cette démarche plus globale a permis aux auteurs de tirer des études réalisées dans la zone de Niakar, des conclusions sur les liens profonds entre le contexte institutionnel et socio-économique en évolution continue et les comportements et les logiques en matière de fécondité, ceux-ci réagissant au changement du mariage et des mouvements migratoires. Les comportements féconds qui se sont maintenus à un niveau élevé dans les générations récentes, montrent toutefois des signes de changement par une baisse de la fécondité précoce et une augmentation des grossesses prémaritales, phénomènes liés à des migrations circulaires et à un accès à l’emploi plus généralisé, qui diminueraient le pouvoir de décision de la famille. Ces liens n’auraient pu être mis en évidence sans la combinaison des approches longitudinale et institutionnelle, fondées sur les observations d’un observatoire démographique.

Les deux textes suivants s’inspirent d’une approche longitudinale plus classique fondée sur la reconstitution des trajectoires individuelles à partir de données rétrospectives qui correspondent essentiellement aux dates où les individus ont vécu divers événements. P. Pacaut et C. Le Bourdais (avec la participation de P. M. Huot) s’intéressent aux trajectoires professionnelles des hommes et des femmes des générations canadiennes âgées de 15 à 64 ans au moment de l’Enquête sociale générale de 2001 au Canada. C’est en observant le rythme de l’insertion dans le premier emploi, les modalités de sortie d’emploi ainsi que le rythme de la réinsertion dans le marché du travail que les auteurs mettent en évidence la persistance des différences entre hommes et femmes, en particulier la persistance de l’impact de la vie familiale sur les trajectoires féminines. Ils illustrent aussi l’influence des changements du marché du travail sur les trajectoires des diverses générations, en particulier la diminution de la continuité dans l’emploi et la progression de l’emploi à temps partiel. Ils insistent également sur les limites des données rétrospectives qui ne comportent aucune information sur les conditions de vie au fur et à mesure que se déroulent les trajectoires.

Le texte de J. M. Billette, C. Le Bourdais et B. Laplante, fondé sur la même enquête que le précédent, bénéficie aussi de la richesse des données rétrospectives longitudinales pour illustrer cette fois le processus de transition vers l’âge adulte dans sa composante résidentielle. C’est ainsi que le départ du foyer d’origine est analysé en fonction des motifs qui l’ont provoqué, et que la complexité des trajectoires est prise en compte par l’examen des retours de plus en plus fréquents vers le foyer d’origine, phénomène dont l’intensité varie en fonction des raisons qui les entraînent. Les résultats qui montrent une tendance au prolongement de la dépendance des jeunes à l’égard de leurs parents font apparaître, non seulement des différences entre les générations, mais aussi entre les hommes et les femmes et entre les régions du Canada.

Le texte de M. Mc Andrew et J. Ledent (avec la collaboration de R. Ait-Said) n’a pas été présenté au Colloque de la FCD, toutefois, l’approche longitudinale appliquée au suivi des dossiers scolaires des jeunes noirs du Québec apporte un éclairage très intéressant sur les difficultés particulières que rencontrent certaines communautés. Le repérage de points charnières dans la trajectoire scolaire des jeunes, tels le retard à l’arrivée au secondaire ou le retard supplémentaire à l’entrée en 3e secondaire, constitue un outil d’analyse précieux pour orienter les mesures de soutien à ces jeunes. Encore une fois, ces points charnières n’auraient pu être identifiés sans l’approche du suivi des cohortes.

Enfin, le texte de G. Neill, H. Desrosiers, A. Ducharme et L. Gingras se fonde sur des données longitudinales prospectives. Il s’agit d’une étude réalisée à partir des observations de l’ELDEQ, enquête à passages répétés auprès d’une cohorte d’enfants québécois nés en 1997 et 1998. On y analyse le rôle de l’environnement familial et économique sur l’acquisition du vocabulaire chez les jeunes enfants au Québec. L’importance de l’observation longitudinale est mise en évidence par deux résultats frappants : l’absence d’effet net lié à la mobilité conjugale des parents et, par contraste, l’effet fortement négatif de la précarité économique persistante ou transitoire sur le développement cognitif des enfants; ces réalités ne peuvent être mesurées sans données longitudinales. Elles ont pourtant des conséquences incontournables dans l’établissement des politiques d’aide aux familles.

On le constatera en lisant ce numéro des Cahiers la perspective longitudinale permet de poser sur la société un regard original et révélateur de réalités qui autrement échappent à l’observation. Elle s’impose pour l’étude de phénomènes variés, démographiques, économiques ou sociaux, et infléchit la façon dont les données sont recueillies ou exploitées. La direction des Cahiers vous donne rendez-vous lors de la publication du numéro 2 de ce volume afin de découvrir d’autres analyses vues sous le prisme du longitudinal. À titre d’éditrice invitée, je veux remercier vivement les auteurs ainsi que tous les évaluateurs et critiques des textes pour l’immense travail lié à la qualité de cette publication. Tout particulièrement, je veux exprimer ma reconnaissance à Madame Brigitte Chevalier, adjointe à la direction des Cahiers, pour son soutien indéfectible.