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Deux grands thèmes font l’objet de ce numéro spécial des Cahiers québécois de démographie consacré à la recherche récente dans le domaine de la démographie historique : la migration, dans ses rapports avec la famille, et la création de bases de données à partir d’anciens recensements. Notre horizon : le Québec, le Canada, les États-Unis et la Suède. De tout temps, les réalités démographiques ont débordé les frontières locales pour se déployer à l’échelle des pays et du monde. Les migrants franchissent les frontières pour améliorer leurs conditions de vie. Tant les indices que nous utilisons en démographie (taux de fécondité et de mortalité, rapport de masculinité…) que les conditions de vie concrètes des populations sont liés à des forces socioéconomiques qui dépassent les régions. Les thèmes couverts et les sources exploitées dans ce numéro sont diversifiés. Mais tous les textes éclairent la manière dont les familles ont organisé leur vie, et influencé et perpétué les modèles hérités en matière de nuptialité, de migration et de façons de vivre.
Les lecteurs des Cahiers sont sans nul doute conscients de la portée actuelle et passée des questions d’immigration. Le Canada accueille aujourd’hui plus d’immigrants par habitant que tout autre pays du monde. Nombreuses sont les questions que cela soulève, et qui concernent à la fois les immigrants et les politiques des gouvernements : à quels immigrants convient-il de donner la priorité; quels sont les niveaux d’immigration idéaux; l’immigration et les taux de fécondité des immigrants peuvent-ils compenser la chute de notre natalité; comment traiter les demandeurs du statut de réfugié, contrer l’isolement culturel des nouveaux immigrants ? Ces problèmes sont typiques de l’immigration dans le monde d’aujourd’hui, où la deuxième transition démographique, les droits humains, l’accès des femmes au marché du travail et les besoins des enfants sont au coeur des préoccupations. Mais il y a longtemps que des pays comme le Canada et les États-Unis cherchent à attirer des travailleurs étrangers, donnent la préférence à certains types d’immigrants et s’arrangent pour en refuser d’autres, se félicitent d’un solde migratoire positif et s’inquiètent d’une émigration excessive. Au-delà des politiques d’immigration nationales, il convient d’explorer les causes et les effets de la migration au niveau des individus, des familles et des communautés.
Inez Egerbladh, Alice Bee Kasakoff et John W. Adams, abordant explicitement les comportements migratoires en tant que phénomène sexué, nous offrent une comparaison des modèles de migration observés dans le nord de la Suède (région de Skellefteå) et dans le Nord des États-Unis au milieu du 19e siècle, pour vérifier si, devenues autonomes, les femmes de ces deux régions vivaient plus loin du foyer parental que les hommes. Ils exploitent des données nombreuses pour en arriver à la conclusion que les deux régions présentent des similitudes en ce qui concerne les modèles de dispersion des enfants adultes, malgré leurs différences économiques. Le trait commun le plus remarquable est la plus forte tendance des femmes à migrer loin de leur famille d’origine. Il existe des différences entre Skellefteå et le nord des États-Unis, liées à la fécondité légitime plus forte dans cette dernière région, mais les proportions d’hommes établis près de chez leur père sont similaires dans les deux groupes. Les filles étaient plus susceptibles de s’éloigner, en raison peut-être de la coutume du mariage virilocal.
Dans cette étude de la dispersion des parentèles aux États-Unis et en Suède, Egerbladh, Kasakoff et Adams notent que l’importance d’une descendance est en partie fonction de la durée écoulée depuis l’établissement des immigrants fondateurs. C’est l’un des aspects abordés par Francine M. Mayer et Mireille Boisvert, qui analysent la représentation des immigrants fondateurs de l’Isle-aux-Coudres dans le pool génique des résidents de la petite communauté québécoise en 1967. Le peuplement initial, le degré d’endogamie, les choix préférentiels de conjoint font partie des facteurs dont l’influence est examinée en détail. Situant leur travail par rapport à de nombreuses recherches similaires (sur le Québec ou sur la région du Saguenay, par exemple), Mayer et Boisvert expliquent que l’étude d’une petite communauté permet de détecter des variations qui demeurent « silencieuses » à plus grande échelle. Tirant parti de toute l’information disponible, elles analysent les dispenses que délivrait l’Église catholique pour autoriser les mariages entre cousins plus ou moins proches. À quelques reprises, la proportion élevée de ces mariages entre parents les amène à souligner le rôle des liens familiaux dans les choix de conjoint. « La parenté semble être un moteur d’intégration sociale extrêmement important dans cette population », écrivent-elles. Leurs exemples de fondateurs dont l’apport génétique peut être retracé chez des résidents de l’Isle-aux-Coudres en 1967 illustrent la complexité de la dynamique qui détermine cette contribution, puisqu’un fondateur peut être relié à ses descendants par un extraordinaire enchevêtrement de chemins généalogiques.
À partir d’un corpus de 2223 généalogies ascendantes, Hélène Vézina, Marc Tremblay, Bertrand Desjardins et Louis Houde étudient également les origines génétiques de la population québécoise. En revanche, ils n’adoptent pas tout à fait dans cet article la même perspective que dans leurs précédents travaux sur les régions du Québec. En effet, ils explorent ici à la fois les origines et la diversité du pool génique d’un échantillon représentatif de la population contemporaine du Québec, dans lequel sont rassemblés des couples mariés entre 1945 et 1965. À l’instar de Mayer et Boisvert, Vézina et al. constatent qu’« un grand nombre d’ancêtres apparaissent dans plus d’une généalogie et même aussi à plusieurs reprises dans une même généalogie ». En fait, on retrouve une fondatrice et un fondateur d’origine française dans presque toutes les généalogies de l’échantillon. Les auteurs soulignent à cet égard l’avantage qu’auraient pris les premiers immigrants du 17e siècle dans la constitution du pool génique des Québécois de leur échantillon.
Il serait impossible de mener des analyses de ce type sans données sur les individus et les familles d’autrefois. Mayer et Boisvert utilisent des données sur les mariages contenues dans la base de données BALSAC, de l’Université du Québec à Chicoutimi. Vézina et al. ont eux aussi exploité la base de données BALSAC, ainsi que la base de données BALSAC-RETRO et le Registre de la population du Québec ancien. Egerbladh, Kasakoff et Adams se servent de neuf généalogies de familles de la Nouvelle-Angleterre remontant au 17e siècle, jumelées au recensement américain de 1850, et de la base de données démographiques suédoises de l’Université d’Umeå. Ces équipes de chercheurs ont eu besoin en outre de microdonnées démographiques rendues disponibles par des centres universitaires dont l’activité consiste à construire des banques de données historiques. La santé de la recherche en démographie historique dépend de la poursuite et de la diffusion de telles initiatives. Or l’accès des chercheurs à la totalité de ces données n’est pas acquis. On ne connaît pas encore les résultats de la compilation des réponses à la question posée lors du dernier recensement du Canada : « Cette personne est-elle d’accord pour que les renseignements qu’elle fournit au Recensement de 2006 deviennent accessibles au public en 2098 (92 ans après le recensement) ? ». Cette formulation est le produit d’un compromis entre chercheurs, responsables d’archives et généalogistes, d’une part, et Statistique Canada d’autre part, en vue de réglementer l’accès aux données des recensements passés. Elle montre que les règles peuvent changer.
La création en cours de bases de données à partir des recensements canadiens du 19e et du 20e siècle sera sans nul doute utile aux chercheurs en démographie historique. Ce grand projet avance bien, estiment Kris Inwood et Kevin James, qui nous parlent de leur travail sur le recensement de 1891. Ils le situent par rapport à des initiatives canadiennes et américaines similaires, décrivent l’échantillonnage et le traitement des données, qui seront harmonisées à celles d’autres bases de même type, et présentent un éventail de sujets de recherche que les données de 1891 permettront d’explorer.
Deux autres textes apportent des informations complémentaires : celui de Lisa Dillon sur la création de la base de données du recensement de 1852, et celui de Claude Bellavance et France Normand sur les données contextuelles du recensement de 1911. Dillon expose les difficultés de l’opération d’échantillonnage de la population de 1852, causées par l’absence de numérotation des habitations. Pour 1852 comme pour 1891, les chercheurs ont opté pour un échantillon de pages de recensement, afin de faciliter la saisie des données. La bande-échantillon qui en résulte contient 20 pour cent de la population recensée dans le Canada-Ouest et le Canada-Est en 1852 dans le premier cas, et 5 pour cent de la population du Canada en 1891 dans le second, sauf pour l’ouest du pays et les grandes villes, qui font l’objet d’un suréchantillonnage (10 pour cent). L’information sur les types d’immeubles a servi pour les deux échantillons. Le repérage des « chefs d’habitation » et la délimitation des ménages (dirions-nous aujourd’hui) à l’aide de cette information n’allaient pas sans ambiguïté, signale Dillon, qui prend le temps de décrire les solutions mises en oeuvre à divers stades des travaux. Il fallait notamment régler le problème des données manquantes, car les relevés provenant de nombreux villages et villes ont été détruits avant que les documents originaux du recensement de 1852 soient enregistrés sur microfilm : la perte touche 27 pour cent de la population dénombrée.
Le passage du temps et l’évolution des méthodes entre 1852 et 1891 font en sorte que la base de données du recensement de 1891 contiendra un éventail plus étendu de variables et de répondants; on y trouvera par exemple les occupants d’immeubles logeant plus de 30 habitants, tels les prisons et les hôpitaux. On a très peu d’information sur ce genre d’immeubles en 1852, soit parce qu’il en existait moins, soit parce que les villes où ils auraient pu se trouver, comme Montréal et Toronto, ne figurent plus dans les relevés.
La conception des recensements de 1852 et de 1891 traduit une certaine difficulté, chez les fonctionnaires responsables, à opérationnaliser les notions de lieu de résidence et d’appartenance à un ménage ou à une famille. En essayant de capter l’éventail des situations (ex. membre de la famille absent, visiteur présent le jour du recensement), « ils ont appliqué simultanément deux logiques différentes (résident de jure, résident de facto) entre lesquelles les agents recenseurs ont eu du mal à choisir », écrit Bruce Curtis dans son livre intitulé The Politics of Population : State Formation, Statistics, and the Census of Canada, 1840-1875 (University of Toronto Press, 2001 : 115-117). En 1852, les recenseurs avaient instruction de relever le nom des gens à leur lieu de résidence habituel, et de prendre également le nom des visiteurs qui séjournaient dans ce lieu le jour du recensement. Cette directive pouvait être cause de double dénombrement, mais en plus, a-t-on constaté lors de la saisie des données du recensement, les catégories « membre » et « non-membre » du ménage ne signifiaient pas la même chose pour tous les recenseurs. C’est un peu le constat qu’ont fait Mayer et Boisvert à propos de personnes déclarées « non-membres » au recensement de la population de l’Isle-aux-Coudres en 1851 : « nous avons observé qu’un certain nombre de jeunes adultes résidant dans des ménages de l’île étaient en fait apparentés au chef de ménage ou à son épouse et que certains d’entre eux ont par la suite pris conjoint dans la population et y ont élevé leur famille ». En 1891, le problème n’était pas encore résolu. Pour la première fois, on demandait aux répondants de préciser leur relation avec le chef de ménage. Mais la colonne des relevés où les recenseurs étaient censés numéroter l’habitation visitée avait été éliminée. Présente en 1881, supprimée en 1891, elle fut rétablie en 1901 : la gestation de la méthode se poursuivait.
La couverture des recensements canadiens a continué de s’améliorer. Claude Bellavance et France Normand s’intéressent à celui de 1911, dans une présentation illustrant l’utilisation qui peut être faite des données contextuelles qui seront réunies dans le cadre du projet d’Infrastructure de recherche sur le Canada au XXe siècle (IRCS), « une initiative pancanadienne qui vise à constituer des bases de données historiques portant sur les recensements canadiens ». L’IRCS a pour mission de construire des échantillons de 3 à 5 pour cent des recensements de 1911, 1921, 1931, 1941 et 1951. Ses principales bases de données seront géoréférencées, et elle offrira aux chercheurs des données qualitatives tirées des documents administratifs du recensement, de journaux et de revues, d’archives municipales, des cahiers de prône du clergé catholique. Les recensements du début du 20e siècle sont à la fois des sources d’information socioéconomique et culturelle et le reflet d’intérêts sociaux et politiques divers. Bellavance et Normand décrivent les péripéties du recensement de 1911 et l’accueil, parfois critique, que lui a réservé la population. Des citoyens ont réagi au sous-dénombrement qu’ils soupçonnaient, d’autant plus qu’ils craignaient de perdre leur représentation au Parlement. Les débats linguistiques qui se sont déroulés dans les médias, autour de la définition de la langue maternelle et de la langue d’usage par exemple, et de son impact sur la représentation des Canadiens français, illustrent la manière dont la presse peut servir d’intermédiaire entre la population et l’État.
Tous les textes de ce numéro témoignent de l’utilité des microdonnées pour l’étude des origines et des comportements migratoires des populations du passé, des deux côtés de l’Atlantique. Les flux migratoires entre le Canada et les États-Unis se sont accompagnés d’échanges de connaissances et de méthodes entre les fonctionnaires responsables du recensement de part et d’autre de la frontière. Par la suite, le recensement a contenu des questions relatives à la migration elle-même. Inwood et James signalent que le recensement de 1891 a été le premier au Canada à demander aux gens le lieu de naissance de leur père et de leur mère. Or cette question avait été posée une première fois au recensement américain de 1880. Les inquiétudes et les besoins des personnes nées à l’étranger, qui craignaient que le recensement serve à leur faire payer des taxes et demandaient qu’un interprète leur traduise les questions, ont influencé l’organisation des recensements et l’accueil qui leur a été réservé dans la population.
Finalement, ce numéro fait ressortir le rôle de la famille dans la structuration des sociétés. Dans l’esprit des concepteurs des recensements, la famille était le pôle au moyen duquel on pouvait rattacher les individus à un lieu faisant l’objet d’une définition administrative, pour fins de dénombrement. La famille a influencé les choix de conjoint, et ceux-ci ont à leur tour déterminé les parcours migratoires des femmes et la transmission du pool génique des fondateurs, jusqu’à nos jours. L’importance de la famille est évidemment un thème traditionnel en démographie historique, mais les moyens actuels nous permettent de renouveler nos approches et d’approfondir nos analyses. Le développement des bases de données censitaires est très prometteur à cet égard.