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Aux yeux de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ont assisté aux premiers balbutiements de la démographie au Québec et au Canada, il peut paraître à la fois étonnant et plaisant de constater que non seulement la démographie a déjà une histoire en notre pays, mais qu’elle a aussi son historienne. Sylvia T. Wargon s’est en effet attaquée à la tâche redoutable de dresser le bilan passé et récent de notre discipline tant au Québec que dans le reste du Canada. Il faut saluer cette initiative originale, presque sans équivalent à vrai dire. On dispose certes de l’histoire des Dupâquier, père et fils, pour l’ensemble du monde et principalement de l’Europe, mais personne, du moins à notre connaissance, n’a encore songé à publier l’histoire de la démographie à l’échelle d’un seul pays.
Dans l’introduction, l’auteur prévient le lecteur que son travail constitue un relevé institutionnel et social et non pas une histoire de la discipline dans ses aspects théoriques, doctrinaux ou méthodologiques. L’ouvrage compte huit chapitres dont le premier est un résumé de l’histoire de la démographie en Europe et au Canada, le dernier correspondant en réalité à une conclusion. Trois périodes sont distinguées dans les six chapitres centraux : avant 1950, de 1950 à 1970 et après 1970; la première période fait l’objet d’un chapitre, la seconde de deux et la troisième de trois. Chaque fois, l’auteur procède systématiquement, à la suite de considérations générales de nature historique, à une description minutieuse des institutions et des personnes, dont elle résume en quelque sorte le curriculum vitae. Les notes se retrouvent à la fin du volume, lequel compte un précieux index, en plus de quelque 850 références bibliographiques et de quatre appendices, dont un index des 110 personnes patiemment interrogées par l’auteur. La jaquette est agréable et de belle qualité, mais il se dégage tout de même une certaine austérité de ce livre : le texte est un peu serré et les caractères sont plutôt petits, minuscules même dans les 70 pages d’appendice, la bibliographie et l’index; il n’y a ni photographies, ni illustrations, seulement une figure et huit tableaux.
Le premier chapitre donne une bonne synthèse de l’histoire de la discipline en Europe. Même si les origines de la science démographique remontent au XVIIe siècle, celle-ci ne s’est vraiment développée qu’au cours du XXe, de sorte que son histoire n’est pas tellement plus récente au Canada qu’ailleurs. Le résumé relatif au Canada déflore quelque peu en revanche l’exposition subséquente de la matière des chapitres deux à sept. De plus, dans un enchaînement assez laborieux, précèdent successivement ce résumé des considérations néanmoins assez intéressantes sur les sources avant 1900, l’évolution de la population, les sources de nouveau, les différences entre les langues anglaise et française et le cas particulier du Québec.
Au chapitre deux, le contexte historique général est abordé pour expliquer le faible développement de la démographie avant 1950 au Canada. On a ainsi droit à un paragraphe sur l’évolution du statut de la femme ainsi qu’à un rappel sur l’histoire des langues, l’auteur allant jusqu’à préciser, sans doute à l’intention de lecteurs non canadiens, que l’anglais et le français ont été les principales langues dans le passé. Suit l’histoire des recensements et des données d’état civil, puis des éléments biographiques à propos de chacun des pionniers de la démographie au Bureau fédéral de la statistique. L’auteur ratisse large, donnant même des renseignements sur l’époux de la démographe britannique Enid Charles. On en arrive à se demander si la période étudiée mérite 25 pages de description. Il est de toute façon impossible de citer tous les auteurs qui ont traité des questions relatives à la population. Ainsi, le géographe Raoul Blanchard mériterait par exemple d’être signalé, autant du moins que le généalogiste Archange Godbout ou que le sociologue Jean-Charles Falardeau.
Au cours des chapitres 3 et 4, on finit par comprendre que l’ouvrage relate en fait la petite histoire de la démographie canadienne, dans les universités d’une part, hors des universités d’autre part. Chercheurs et professeurs de la période 1950-1970 sont tour à tour passés en revue : qualifications, diplômes, postes détenus, cours donnés, réalisations et publications principales. C’est l’inconvénient d’écrire l’histoire de personnes que l’on connaît : on ne veut en oublier aucune, de peur de blesser l’orgueil de l’une ou de l’autre. Que retiendra l’histoire de tout cela ? Il est évidemment trop tôt pour le prévoir. L’auteur a du mal par ailleurs à demeurer dans le cadre chronologique qu’elle s’impose, vu sa façon de procéder : pour éviter de traiter une même biographie dans plusieurs chapitres, elle doit dans certains cas rapporter des faits qui chevauchent plusieurs périodes.
Le gros chapitre cinq est un vrai document. En une quarantaine de pages, il rapporte de façon fouillée l’évolution du Bureau fédéral de la statistique à partir de 1970 pour tout ce qui intéresse la discipline démographique. Si l’histoire doit sélectionner, ce n’est pas le cas ici, ni dans les autres chapitres d’ailleurs, l’auteur n’épargnant guère de détails. Division par division, on apprend tout sur l’organisme et le personnel de la plus grande concentration de démographes au Canada : organisation administrative, problèmes et préoccupations, réalisations, depuis la collecte des données liées au recensement, à la statistique d’état civil et aux grandes enquêtes sur la santé, l’habitat ou l’histoire de la famille, par exemple, jusqu’aux publications de chacun des spécialistes de la population. Un tableau donne même la distribution de ces derniers suivant l’université ou le pays de formation.
Analogue au précédent dans son approche, le sixième chapitre est un véritable répertoire des enseignants et des enseignements universitaires des trente dernières années. Le lecteur saura tout à ce sujet. Les trois principaux centres (Montréal, Western Ontario et Alberta) font l’objet d’une vingtaine de pages au total, moins cependant que la pléthore d’universités où l’enseignement de la démographie n’occupe qu’une place accessoire dans les divers départements de sciences humaines. Le Département de l’Université de Montréal, déjà mentionné au chapitre quatre, se voit attribuer une place dominante, d’autant plus, précise l’auteur, que les sources le concernant sont particulièrement abondantes.
Mais ce n’est pas fini. En quelque 35 pages, le chapitre sept dresse le bilan systématique et quasi exhaustif des activités des démographes dans les ministères fédéraux et provinciaux, les agences publiques et privées. La majorité des membres de l’Association des démographes du Québec retrouveront ici leur nom. Le tableau 7.1 contient d’ailleurs la distribution des démographes québécois, la plupart anciens du Département de démographie, dans les divers organismes gouvernementaux ou privés. La statistique, l’éducation et la santé figurent au premier rang. L’auteur signale avec raison l’importance prise par les démographes, notamment de sexe féminin, dans la fonction publique québécoise.
Dans sa vue d’ensemble, S. T. Wargon revient sur les avantages et les inconvénients de la dualité canadienne. Il en va dans le monde de la démographie comme ailleurs, sauf qu’ici les associations fonctionnent en harmonie dans un cadre parfaitement fédératif. Les travaux des francophones ont souvent été orientés par les champs d’intérêt spécifiques des Québécois : histoire démographique, questions linguistiques en particulier. S’il divise les forces du pays, le dédoublement favorise cependant la variété des travaux, des influences et des relations; le nombre des démographes s’en trouverait également accru. À ce sujet, le lecteur est en droit de se demander si, en additionnant les membres des deux associations (tableau 7.2), l’auteur prend en compte le fait que certains appartiennent à l’une et à l’autre.
Nous ajouterons pour notre part que, vu le caractère récent des activités relatives à la science démographique, cet ouvrage présente l’avantage de rassembler presque tous les organismes ainsi que les personnes touchées par notre discipline. Son grand mérite consiste aussi à « faire passer à l’histoire des gens dont plusieurs autrement n’y passeraient pas », selon le mot du journaliste Louis Francoeur que rapportait tout récemment Robert Prévost dans son Tour de jardin aux éditions du Septentrion.