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Introduction

Cet article vise à discuter de manière analytique la relation entre le journalisme politique et la production médiatique en ligne. En remaniant des problématiques initiées dans des travaux précédents (Trimithiotis, 2020), l’article s’appuie plus précisément sur le cas de la couverture des politiques de l’Union européenne (UE) par les médias en ligne chypriotes. Compte tenu des progrès technologiques dans le domaine des médias et du journalisme, et plus particulièrement de l’émergence des médias en ligne, certaines études internationales constatent qu’il est nécessaire de réexaminer le rôle du journalisme en ligne et sa contribution potentielle à la sensibilisation politique des citoyens et citoyennes (Tumber, 2014), y compris la politique de l’UE et la possibilité de créer un espace commun de médiation des enjeux européens (Dacheux, 2019). Malgré le fait que la politique de l’UE influence considérablement la vie des citoyens et citoyennes des états membres, le processus d’élaboration des politiques peine à recevoir l’attention espérée des citoyens et citoyennes (Eriksen et Fossum, 2004). Plusieurs études menées au niveau européen ont exploré la participation médiatique à la construction de ce phénomène, démontrant ainsi que les médias y contribuent en ne fournissant aux affaires européennes qu’une visibilité faible ou partielle (Koopmans, 2007, Statham, 2008).

Cette étude rejette le déterminisme technologique comme une approche adéquate pour comprendre la numérisation du journalisme. Elle prend appui sur des approches plus nuancées qui appréhendent le phénomène de la numérisation médiatique dans son contexte sociétal. Ces approches consistent notamment à reconnaitre la subjectivité dans la mise en œuvre des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Örnebring, 2010). Dans cette perspective, cet article vise à explorer comment et dans quelle mesure les médias en ligne présentent l’actualité de l’UE, et quels sont les facteurs qui influencent cette couverture médiatique. La présente étude adopte une approche compréhensive en prenant en compte des médias qui ont des structures institutionnelles, des ressources, des tendances politiques et une culture journalistique variées. Cela nous permet d’examiner comment l’impact des médias en ligne sur la couverture médiatique de l’UE diverge selon leurs caractéristiques spécifiques.

La couverture des affaires européennes par les médias en ligne chypriotes constitue une étude de cas particulièrement intéressante pour deux raisons. Premièrement, la crise économique qui a secoué Chypre en 2012 et 2013 a fortement affecté l’opinion des citoyens et citoyennes chypriotes de l’UE, ce qui a négativement affecté leur sensibilisation à la politique de l’UE (Trimithiotis, 2018). Deuxièmement, la crise économique a également eu un effet défavorable sur les conditions de travail des journalistes, notamment pour ceux qui sont embauchés par des médias en ligne (Maniou et al., 2017). L’étude du cas chypriote permet ainsi de réfléchir à deux caractéristiques plus ou moins communes à plusieurs pays européens, à savoir : le désenchantement à propos de la politique européenne et les conditions de travail des journalistes. L’étude empirique permet aussi de se distinguer du déterminisme technologique et d’envisager l’impact du numérique sur la production médiatique de manière contextuelle et, donc, subjective. Plus spécifiquement, cette recherche examine la manière dont les médias en ligne présentent l’actualité de l’UE et les facteurs qui influent sur cette couverture médiatique.

1. Revue de littérature et cadre théorique

Les études existantes sur la couverture médiatique de l’UE soulignent trois tendances étroitement liées. Premièrement, la couverture des affaires européennes a une faible visibilité pendant les périodes dites « ordinaires » et n’acquiert de la visibilité que pendant les événements clés, tels que les sommets des chefs d’État et les séances plénières du Parlement européen (de Vreese et al., 2006). Deuxièmement, les producteurs d’information accordent une importance minimale à la politique européenne comparée à la place laissée à l’actualité nationale. Cette réalité influencerait même la perspective à travers laquelle la politique européenne est rapportée : la politique est recontextualisée pour être plus pertinente dans le contexte national (Gleissner et de Vreese, 2005 ; Niemeyer et Pricopie, 2007 ; Preston, 2009). Enfin, troisièmement, l’opinion publique sur les institutions européennes oriente souvent les médias nationaux vers une couverture négative des événements relatifs à l’UE (Bonnaire, 2015). La plupart des études concluent que la couverture médiatique nationale réduit, au lieu de stimuler, l’intérêt du public à la politique européenne (Maier et Maier, 2008 ; Splichal, 2006 ; Trenz, 2008).

Il importe de rappeler combien la couverture de l’actualité et des informations politiques a changé avec le développement des technologies numériques qui ont encouragé la diversification des genres et formats en journalisme. Michailidou (2012) soutient par ailleurs que les médias en ligne contribuent à la sensibilisation des citoyens et citoyennes à la politique européenne en général, en élargissant les frontières du dialogue sur l’UE au-delà du contexte national. À l’inverse, des auteurs et autrices plus pessimistes à propos des médias en ligne soulignent leur impact négatif sur la qualité des sujets d’informations (Proulx, 2017). De fait, la réduction d’effectifs, suivant la diminution de la rentabilité en raison du passage au journalisme en ligne, a eu un impact négatif sur la qualité du produit journalistique. Cette baisse de la qualité du contenu peut mener à une certaine désaffection envers la politique (Blumler et Cushion, 2014). Plus particulièrement, les médias en ligne ayant en général des capacités financières moindres se trouvent sous la pression de devoir produire du contenu à coûts réduits en embauchant du personnel moins expérimenté (Redden et Witschge, 2010). À d’autres égards, le spectre des informations à couvrir s’est élargi alors que le temps s’est raccourci, tout cela avec moins de journalistes professionnels et professionnelles pour produire des reportages (Lee et al., 2014). Avec ce modèle économique et la pression commerciale croissante qui en résulte, le journalisme d’intérêt public est dévalorisé, affectant du même coup le recueil d’informations originales et les reportages d’investigation. En revanche, ces conditions favorisent plutôt un capitalisme informationnel (Fenton, 2010 ; Proulx 2015).

La littérature scientifique sur la couverture de la politique de l’UE par les médias chypriotes est par ailleurs minimale. Comme pour d’autres États membres de l’UE, la contextualisation des événements européens à travers un cadrage négatif a été également soulignée. Jusqu’à récemment, l’opinion publique chypriote démontrait un soutien favorable envers l’UE. Ce soutien a été en grande partie associé à la perception de l’UE comme force de sécurité contre la Turquie, ainsi que comme moteur de prospérité économique. Cette image positive de l’UE se reflète aussi bien dans le discours des partis politiques que dans les médias traditionnels de l’île (Trimithiotis, 2016). Néanmoins, la crise économique subie par la République de Chypre en 2012 et 2013, ainsi que les décisions de l’Eurogroupe en mars 2013[1], interprétées par les Chypriotes comme une position hostile de l’UE vis-à-vis de Chypre, ont transformé l’opinion chypriote sur l’UE et l’ont conduite à adopter une position parmi les plus négatives des pays européens (Eurobarometer, 2018). Ces événements ont conduit à l’introduction dans la presse traditionnelle hors ligne d’un discours eurosceptique utilitariste (Katsourides, 2020), lequel favorise la distanciation du public vis-à-vis de l’activité politique européenne.

Étant donné qu’Internet devient de plus en plus important dans le marché médiatique, toutes les organisations de presse traditionnelles à Chypre ont leur propre déclinaison en ligne. De plus, de nombreux médias tout en ligne ont fait leur apparition ces dernières années, transformant ainsi le paysage médiatique chypriote (Milioni, Doudaki et Demertzis, 2014). Au cours des dernières années, le paysage médiatique chypriote a été marqué par un changement majeur dans la consommation de la presse en ligne, ce qui est considéré comme une évolution positive pour le pluralisme médiatique et le débat politique (Christophorou et Spyridou, 2017). Parallèlement à ce changement, la crise économique à laquelle a été confrontée la République de Chypre, notamment avec les retombés de la crise de 2013, semble avoir négativement affecté le milieu journalistique. La crise économique a été utilisée comme prétexte pour exercer une pression indue sur les professionnels et professionnelles du domaine et pour appliquer des réductions arbitraires sur les salaires. Plus généralement, la crise économique et les mesures d’austérité qui ont suivi ont affaibli la capacité des journalistes à défendre aussi bien leurs conditions de travail que leurs droits professionnels. Par conséquent, l’influence des propriétaires de médias et les intérêts commerciaux sur le contenu éditorial ne cessent depuis d’augmenter (Christophorou et Spyridou, 2017).

L’étude du journalisme politique doit prendre en considération les facteurs sociaux, économiques, technologiques et politiques qui peuvent l’influencer (Albæk et al., 2014 ; Benson, 2014 ; Neveu, 2010). À cet égard, Rodney Benson (2006) affirme la nécessité de faire appel à la sociologie des médias pour comprendre la couverture médiatique de la politique. Il souligne l’importance d’étudier les aspects du « niveau méso » de la production. Il s’agit de comprendre le lien entre les éléments du texte et les activités et cognitions contextuelles, c’est-à-dire les interactions entre les acteurs médiatiques variés, les structures organisationnelles des médias ainsi que les conditions sociales extérieures à l’environnement médiatique, comme les facteurs technologiques, politiques, financiers et, bien sûr, les valeurs de l’audience, en termes notamment d’opinion publique (Benson, 2006, p. 195-197).

En même temps, la relation texte-contexte ne doit pas être appréhendée dans une perspective déterministe, mais plutôt subjective (Rastier, 1998). Les éléments contextuels de la production médiatique ne s’imposent pas de la même manière aux textes médiatiques, car les participants et participantes à un contexte donné peuvent interpréter différemment leur situation et avoir une lecture variée de leurs contraintes et possibilités, basée pourtant sur les mêmes éléments du contexte (Van Dijk, 2008). La relation entre contexte et texte médiatique est donc plutôt dynamique et interactive. Si la production du discours médiatique est limitée par des éléments contextuels, tout discours produit dans un contexte peut transformer et renouveler à son tour le contexte (Fairclough, 1995).

Malgré ces propositions théoriques, dont nous nous inspirons pour notre analyse, la plupart des études existantes sur la couverture médiatique de l’UE se limitent à des approches analytiques centrées uniquement sur les textes médiatiques. Par conséquent, il manque une dimension explicative de l’analyse des facteurs qui influencent la couverture médiatique des affaires européennes. Cet article vise à l’analyser dans la production numérique d’informations des médias chypriotes. L’analyse a l’ambition d’aller au-delà d’une simple description des informations en ligne concernant les affaires européennes en permettant de bien comprendre les facteurs qui influencent cette couverture en ligne. Concrètement, l’étude vise à examiner (a) l’importance de la couverture des affaires européennes dans les médias en ligne ; (b) l’existence d’une couverture ethnocentrique des affaires européennes dans les médias en ligne ; et (c) la capacité des médias en ligne de renforcer la couverture pluraliste des affaires européennes.

2. Méthodologie

La présente étude se fonde sur un modèle multiméthodes qui approche la couverture médiatique de la politique dans les médias en ligne sur deux niveaux différents, mais étroitement liés : (a) le niveau du message, à travers une analyse du discours des informations sur l’Europe et (b) le niveau du processus de production, à travers des entretiens avec des producteurs médiatiques impliqués directement ou indirectement dans le processus de production d’informations (Trimithiotis, 2022). L’utilité de cette approche à plusieurs niveaux, qui prend en compte en même temps le discours et le processus de production d’informations, a été soulignée par des auteurs et autrices classiques aussi bien de la sociologie des médias (Fishman, 1980 ; Golding et Elliot, 1979 ; Tuchman, 1978) que de l’analyse du discours médiatique (Fairclough, 1995 ; Van Dijk, 1991).

2.1. Approche par le corpus médiatique

Le corpus comprend des productions médiatiques qui traitent de l’Europe de six médias en ligne chypriotes : (a) Dialogos ( Διάλογος ), (b) Newsbomb, (c) Philenews ( Φ ilenews), (d) Sigmalive (e) Tothema-online, (f) TVone-news. Non seulement ces médias diffèrent en termes d’identité politique, de culture journalistique, de structure et de volume organisationnels, mais aussi sur le plan économique. Les organes de presse Dialogos, Philenews, Sigmalive et TVone-news, par exemple, font partie d’organisations médiatiques plus larges et bien établies, comprenant au moins un journal, une station de radio ou une chaîne de télévision. Dialogos, de son côté, est un média plus militant, avec une orientation de gauche. Philenews, Sigmalive et TVone-news, bien qu’elles aient une certaine identité politique, essaient de préserver l’image d’un média plutôt « équilibré » (Christophorou, 2010). En revanche, Newsbomb et Tothema-online sont des organisations médiatiques plus restreintes, uniquement présentes en ligne, qui proposent un style virulent de « tabloïd ». La variété des médias chypriotes étudiés permet d’analyser dans quelle mesure leurs différences influencent leur couverture de la politique européenne. Le fait d’examiner les médias dans leur contexte national nous permet d’observer les variations de la culture journalistique au sein d’un même contexte national (Hanitzsch et al., 2011).

Les articles étudiés ont été publiés durant la période de novembre 2016 à octobre 2017. L’analyse du corpus en ligne de ces médias durant cette période permet de prendre en considération des articles de presse sur les affaires européennes produits aussi bien pendant les périodes « ordinaires » que pendant les « sommets européens », c’est-à-dire les réunions du Conseil européen qui regroupent les chefs d’État et de gouvernement de l’UE. Les articles ont été recueillis directement à partir des sites web des six médias retenus, en utilisant la recherche par mots-clés. Dans un premier temps, tous les articles comprenant dans le titre ou dans le texte les mots-clés « Ευρωπαϊκή Ένωση » (Union européenne), « ΕΕ » (UE), « Ευρωπαϊκό Συμβούλιο » (Conseil européen), « Ευρωπαϊκό Κοινοβούλιο » (Parlement européen) ou « Ευρωπαϊκή Επιτροπή » (Commission européenne) ont été sélectionnés. Ensuite, seuls les articles signés par des journalistes ou des agences de presse (et non pas par des hommes et femmes politiques ou des universitaires) ont été retenus : il s’agissait d’articles comprenant les mots-clés dans le titre ou le texte au moins trois fois pour assurer qu’ils constituaient, en effet, des productions journalistiques et qu’ils abordaient suffisamment le sujet de la politique européenne. Un minimum de 25 articles en provenance de chaque média a été retenu par le biais de cette sélection : 48 articles de Dialogos, 55 de Philenews, 49 de Sigmalive, 46 de TVone-news, 25 de Newsbomb et 29 de Tothema-online. Au total, 252 articles ont été sélectionnés pour une analyse qualitative systématique.

L’analyse des informations sur l’UE s’est inspirée des propositions de Carvalho (2008) et du travail d’Erjavec (2004) sur le discours médiatique[2]. Tous deux se sont fondés sur la théorie et les méthodes de l’analyse critique du discours (ACD). Plus précisément, le cadre d’analyse textuelle de Carvalho comprend six catégories différentes : la disposition et l’organisation structurelle, les objets, les acteurs, la langue, la grammaire et la rhétorique, les stratégies discursives et les principes idéologiques (Carvalho, 2008). Le modèle d’analyse du discours médiatique d’Erjavec propose cinq catégories principales : le genre, les sujets, la perspective, le choix de sources et la lexicalisation (Erjavec, 2004). La présente étude propose de synthétiser et d’adapter ces perspectives à l’analyse des informations sur la politique européenne. Par conséquent, la grille d’analyse adoptée comprend quatre catégories principales :

(a) La disposition : dans cette catégorie, l’objectif est d’observer aussi bien la surface des articles que leurs éléments structurels, tels que la longueur, ainsi que des éléments propres à la couverture des informations en ligne (Deuze, 2003), comme l’hypertextualité (l’ajout des hyperliens), la multimédialité (l’ajout d’éléments audiovisuels) et l’interactivité (l’ajout des commentaires des lecteurs/visiteurs). Ces éléments sont considérés comme indicateurs de l’importance de la couverture.

(b) Les sujets : l’objectif est d’observer les objets et les événements principaux interprétés et traités par le discours médiatique par rapport à la politique européenne.

(c) Les acteurs et actrices : on s’intéresse ici aux acteurs et actrices, aux individus et aux collectifs, ainsi qu’aux institutions présentes dans l’article, soit comme source soit en référence à leur activité politique.

(d) Le ton et la rhétorique : l’accent est mis ici sur le vocabulaire (adjectifs, adverbes et verbes) et l’argumentation (neutralité, partialité, plaidoyer, justification, critique, etc.) utilisés pour représenter et évaluer la politique de l’UE et l’UE en général. Le choix des sources peut également être considéré comme un facteur d’analyse du ton de la couverture.

Ces quatre catégories sont utilisées dans le cadre d’une analyse comparative synchronique (Carvalho, 2008) des informations concernant la politique européenne, produites par les six médias en ligne retenus. L’objectif est d’examiner les diverses représentations et les constructions discursives de la politique de l’UE, produites par ces médias pendant une certaine période, ainsi que d’identifier les caractéristiques discursives de chacun. Néanmoins, cet article ne présente pas en détail les résultats de l’analyse du discours médiatique. Il vise à aller au-delà d’une simple description de contenu afin de fournir une analyse compréhensive de la couverture médiatique basée sur une combinaison d’analyses textuelle et contextuelle.

2.2. Approche par entretiens

L’analyse du processus de production des informations sur l’UE est fondée sur une combinaison des conceptualisations du « contexte » par Wodak (2001) et Van Dijk (2008). L’approche multidimensionnelle du contexte adoptée par Wodak nous permet de prendre en compte la relation pragmatique entre le social et le discours. Elle comprend quatre dimensions : deux dimensions intratextuelles, notamment (a) le co-texte immédiat et (b) les relations intertextuelles entre les énoncés, les textes, les genres et les discours ; ainsi que deux autres dimensions qui sont extratextuelles, soit (c) les variables sociales et les cadres institutionnels d’un « contexte de situation » spécifique, et (d) le contexte sociopolitique et historique plus large dans lequel les pratiques discursives sont intégrées. La troisième dimension semble ici d’une importance particulière puisqu’elle permet d’explorer comment les caractéristiques du contexte de situation mènent les producteurs d’informations à introduire des éléments du contexte sociopolitique et historique plus large (quatrième dimension) dans leurs textes portant sur la politique européenne. En effet, il est nécessaire d’ajouter à l’approche de Wodak la définition cognitive du contexte de Van Dijk selon laquelle « les contextes ne sont pas des contraintes “objectives” ou “déterministes” de la société ou de la culture, mais des interprétations subjectives des participants, des constructions ou des définitions de tels aspects de l’environnement social » (2008, p. 163). En ce sens, les contextes n’ont pas d’impact objectif et direct sur les textes d’informations, mais leur impact est plutôt relatif à l’interprétation que les producteurs font de ces contextes. Ainsi, comprendre les interprétations du contexte par les producteurs et l’impact de ces interprétations sur leurs textes implique d’étudier le niveau méso (Benson, 2006) du processus de production, lequel permet de recueillir et d’analyser les actions et les perceptions des participants.

L’enquête par entretiens vise justement à nourrir cette analyse discursive contextuelle. Elle est composée d’entretiens semi-directifs avec dix-huit acteurs et actrices clés des six médias étudiés. Les entretiens ont été menés après avoir effectué une analyse de discours préliminaire des articles. Cela a permis d’inclure des questions spécifiques sur la production d’éléments d’informations précis. En utilisant la méthode de l’échantillonnage en boule de neige, l’échantillon comprenait des entretiens avec des membres de l’administration des médias (4), des rédacteurs en chef (6), des rédacteurs et rédactrices spécialisés dans les affaires européennes (6) et des correspondants en Europe (2). L’échantillon comprend également un entretien téléphonique avec un ex-correspondant d’un de ces médias à Bruxelles qui a été renvoyé vers la fin de 2014. De plus, comme les entretiens ont révélé que certains articles sur l’UE ont été recueillis par l’Agence de presse de Chypre (CNA), un entretien téléphonique avec le correspondant actuel de la CNA à Bruxelles a eu lieu. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits aux fins d’analyse.

Tout au long de ces entretiens, le but était d’obtenir des informations concernant la structure organisationnelle de la salle de rédaction de chaque média, les conditions de travail au sein de ladite salle, la manière dont les employés et employées utilisent Internet dans le processus de production d’informations, les moyens et les méthodes offerts aux journalistes pour couvrir les affaires européennes, le code de valeurs et d’éthique des journalistes, la mission éditoriale pour couvrir l’UE, l’orientation politique et la situation économique de chaque média. Les personnes interviewées ont accepté de participer à la recherche à condition que leur anonymat soit préservé. C’est pourquoi chaque personne a été désignée par une lettre et certains mots qui auraient pu révéler leur identité ont été enlevés ou remplacée.

L’analyse des entretiens, également inspirée par les approches de l’analyse critique du discours, vise particulièrement l’identification des principales personnes participantes à ce processus de production, leurs interactions et la relation entre leurs actions et celles des autres personnes, ainsi que les valeurs qui forment leurs activités de sélection et de couverture dans le processus de production médiatique en ligne (Bourdieu, 1994). Ainsi, l’analyse des entretiens nous permet d’examiner les modes d’organisation de la production d’informations en ligne et la façon dont les facteurs financiers, organisationnels, politiques et culturels (journalistiques) influencent ces processus de production en ligne dans les six médias étudiés.

3. Caractéristiques de la couverture médiatique des questions européennes

Cette partie présente les résultats de l’analyse médiatique en lien avec l’analyse contextuelle. L’explication est divisée en trois parties. Premièrement, la disposition des articles de presse est examinée en fonction de l’importance des affaires européennes au sein du processus de production d’informations. Deuxièmement, les sujets et les acteurs d’informations européennes sont étudiés en fonction de la couverture des affaires européennes et son possible aspect ethnocentriste. Finalement, la dernière partie examine les variations du ton de la couverture avec la culture journalistique de chaque média afin d’analyser la couverture de la politique européenne.

D’un point de vue quantitatif, il est nécessaire de mentionner que le processus de recherche des « informations concernant l’UE » dans les six médias en ligne en question a révélé que la visibilité des informations concernant l’UE variait parmi les six médias entre les périodes ordinaires et les périodes de sommets pour les institutions politiques européennes. La presse de « qualité » Philenews publie plus fréquemment des articles sur les affaires européennes, comparativement aux deux autres médias traditionnels, Sigmalive et TVone-news et à Dialogos (qui encourage le journalisme de plaidoyer), lesquels, à leur tour, publient plus fréquemment lesdites informations, comparés à Newsbomb et Tothema-online, ces derniers étant plus portés sur le marché. De plus, alors qu’il y a peu de couvertures de sujets concernant l’UE pendant les périodes ordinaires (un à quatre articles par semaine pour chacun des six médias en ligne), la couverture des affaires européennes atteint son maximum lors des sommets des chefs d’État, des plénières du Parlement européen et des réunions de la Commission et du Conseil (quatre à douze articles par semaine, ce qui représente trois à quatre fois plus que les périodes ordinaires).

3.1. Des informations « pas très importantes »

La structure des informations concernant l’UE est de type classique, tout comme la structure des autres informations : elle comprend un titre, un surtitre et des intertitres (Bell, 1991). Il s’agit d’une structure commune adoptée par les six médias. En ce qui concerne la longueur des informations, l’analyse démontre que la couverture des affaires européennes devient plus manifeste pendant les périodes des sommets de l’UE que pendant les périodes ordinaires. Les sommets provoquent un changement de longueur et de présentation des informations sur l’UE : les articles sont généralement plus longs pendant ces périodes, comprennent plus de détails, de déclarations et de citations par les acteurs principaux et actrices principales. La présentation des articles comprend toujours une photo relative au sujet traité. Seulement deux articles parmi les 252 articles du corpus médiatique comprennent du contenu vidéo, alors qu’aucun article n’intègre de contenu audio. Le choix modeste en multimédia démontre que le temps consacré à la rédaction pour améliorer l’apparence des articles sur les affaires européennes est bref. Cela peut s’expliquer en raison de faibles attentes éditoriales quant à la visibilité de tels articles et leur potentiel à générer du trafic sur le web. Des conclusions similaires peuvent être tirées concernant l’hypertextualité des articles, c’est-à-dire qu’il y a peu (Dialogos, Philenews, Sigmalive et TVone-news) ou pas du tout (Newsbomb et Tothema-online) de liens internes ou externes dans les textes. Cette absence d’hypertextualité ou sa quantité infime indiquent un manque d’interconnexion chronologique entre les articles sur la politique de l’UE. Chaque article est présenté de façon autonome et ne favorise pas le suivi avec d’autres articles, ce qui serait autrement le cas avec des couvertures plus importantes et compréhensives sur d’autres enjeux. Enfin, alors que ces médias en ligne favorisent la participation de leurs publics, il y a peu de commentaires sur l’UE qui apparaissent.

L’analyse de l’enquête menée par les entretiens avec les membres de l’administration et de la production médiatiques montre que la politique de l’UE est perçue comme un sujet peu important. En constatant le désintérêt de leur public pour les affaires européennes, les responsables des médias allouent moins de ressources et de journalistes pour les couvrir. Cette situation favorise le journalisme de recollage (churnalisme) de l’actualité de l’UE, c’est-à-dire une (re)production à la chaîne d’informations dépourvues d’analyse journalistique originale. L’analyse révèle que le faible investissement dans la couverture de l’UE découle d’une combinaison de deux facteurs essentiels : les contraintes financières des médias et le désintérêt des lecteurs/auditeurs des médias chypriotes pour les affaires européennes.

Alors que, d’une manière ou d’une autre, tous les rédacteurs en chef semblent reconnaitre l’importance de communiquer des informations sur la politique de l’UE, ils rejettent la responsabilité sur le public de cette faible couverture des affaires européennes, comme l’illustre ce commentaire :

Oui, bien sûr, je pense qu’il est important de couvrir les affaires et l’activité politique européenne. Il est important pour les lecteurs de savoir ce qu’il se passe au niveau européen… c’est important pour nous tous… Mais vous savez ce que je trouve plus important encore ? Que les gens lisent ces articles ! Sinon pourquoi les produire ? [Rédacteur en chef A]

Les rédacteurs en chef avouent, plus ou moins selon les médias, que l’intérêt de leur public constitue un critère très important pour la production des informations. Ainsi, les stratégies pour accroître le lectorat ne favorisent pas la place des affaires européennes dans l’ordre du jour médiatique. D’autres sujets et thématiques qui sont considérés comme plus lucratifs pour les organisations médiatiques reçoivent donc une couverture plus vaste. Plus précisément, la valeur du public (Harcup et O’Neill, 2017 ; Trimithiotis, 2014) dans la production d’informations mène à une réduction du personnel et du temps réservés à la couverture des affaires européennes.

Un autre élément important est qu’aucun des six médias en question n’a de correspondant ou correspondante à Bruxelles pour la période analysée. Les informations sur l’UE proviennent des (re)reportages d’agences de presse, dont la CNA. Seule la couverture des affaires européennes réalisée par Philenews s’appuie en partie sur le travail fourni par un pigiste à Bruxelles. Les médias plus établis qui ont embauché un correspondant ou une correspondante à Bruxelles (Dialogos, Sigmalive et TVone-news) ont dû renvoyer cette personne ou, au mieux, s’appuyer sur des pigistes en raison de contraintes financières. Pour Newsbomb et Tothema, des médias plus récents faisant partie de petites organisations médiatiques exclusivement en ligne, il n’a jamais été question d’embaucher de correspondants ou correspondantes à Bruxelles, pas même une personne qui travaille à son compte :

Vous savez, au final, nous avons les informations nécessaires sur l’Union européenne et ses institutions. Comme vous avez pu le constater, nous publions plusieurs articles sur des sujets européens […]. D’ailleurs, la question qu’il faut se poser est plutôt la suivante : dans quelle mesure la couverture par un correspondant produira plus de résultats que son salaire ? [Rédacteur F]

La technologie en ligne renforce l’argument de la non-nécessité des correspondants et correspondantes en Europe. Elle permet d’avoir un transfert plus facile, plus rapide et quasi instantané des informations transmises de la CNA, des agences de presse internationales et d’autres organisations médiatiques à la salle de rédaction des médias nationaux en ligne. Autrement dit, ces facteurs ont conduit à l’apparition d’une pratique « churnaliste », qui consiste dans le recyclage d’informations trouvées ailleurs plutôt que dans la production de reportages originaux (Davies 2008). Par conséquent, l’embauche d’un correspondant ou d’une correspondante à Bruxelles est perçue comme « non nécessaire ».

Si les attentes concernant la couverture de l’UE pour obtenir plus de « clics » et pour attirer de la publicité sont faibles, l’investissement en personnel et en temps pour la rédaction de telles informations est également limité. Les affaires européennes sont classées comme sous-catégorie des affaires internationales dans les salles de rédaction. Au sein des médias de notre corpus, il n’existe qu’un seul rédacteur/rédacteur adjoint responsable pour le flux des informations internationales.

Je fais face à des dizaines d’informations par jour en provenance de plusieurs agences et ceci rend la classification de mon temps très importante. Je consacre moins de cinq minutes sur la majorité des sujets. Je ne sélectionne que très peu d’articles, ceux qui en valent la peine, auxquels je vais consacrer entre dix et vingt minutes pour rédiger. Et je dois faire le bon choix […], c’est pourquoi je choisis ceux qui ont plus de chances de réussir. [Rédacteur B]

Sur la base de ces observations, nous pouvons constater que les médias n’utilisent pas de manière optimale le potentiel de la production en ligne pour couvrir davantage les affaires européennes. En somme, la politique européenne n’est pas considérée, d’un point de vue ni éditorial ni commercial, comme un sujet important. En raison des faibles attentes relatives au trafic généré sur le web par ce contenu, le temps consacré à la rédaction pour améliorer la visibilité et l’apparence des articles sur l’UE, y compris le montage multimédia et l’hypertextualité, est très limité pour les organisations médiatiques traditionnelles et presque non existantes pour les organisations médiatiques exclusivement en ligne.

3.2. Une couverture médiatique ethnocentrique

Les principaux domaines associés à l’UE et à travers lesquels la politique européenne est présentée sont l’économie, la sécurité et la question des réfugiés et réfugiées. Mais il est important de souligner que les sujets et événements liés à l’UE sont sélectionnés et couverts en fonction du contexte chypriote. Plus spécifiquement, l’activité des institutions européennes dans les médias en ligne de Chypre est principalement traitée selon les cadres suivants : (a) l’adhésion de la Turquie à l’UE et son impact sur le Conflit chypriote, (re)construisant ainsi une dimension européenne au conflit chypriote ; (b) les affaires financières ayant un intérêt particulier pour Chypre uniquement, comme l’impact du « Brexit » sur le tourisme et plus largement sur l’économie de Chypre ; (c) les règlements communautaires, surtout en ce qui concerne les domaines de la santé et de l’agriculture, comme la possibilité d’interdire les gyros (le kebab) au sein de l’UE ; (d) les fonds de l’UE pour les personnes réfugiées et le pourcentage que la République de Chypre accueillera.

Nous pouvons en outre observer que les acteurs et actrices placés au centre de la couverture de l’UE sont soit des acteurs et actrices chypriotes soit des acteurs et actrices particulièrement importants pour le contexte chypriote. De ce fait, les acteurs et actrices principaux dans les articles sur les affaires européennes sont : (a) des membres du gouvernement de la République de Chypre, tels le président et les ministres ; (b) des dirigeants des institutions européennes, tels le président du Parlement européen et de la Commission européenne, du fait de leur position sur des questions significatives pour le public de Chypre ; ou (c) d’autres dirigeants et dirigeantes européens et non européens, comme Angela Merkel et Tayyip Erdogan, puisque ces derniers et dernières communiquent sur des sujets concernant Chypre.

Ces observations relatives aux sujets et aux acteurs ou actrices de couverture s’appliquent aux six médias du corpus, mais à des degrés différents. Alors que Dialogos, Philenews, Sigmalive et TVone-news couvrent parfois des sujets sans intérêt particulier pour Chypre, Newsbomb et Tothema publient exclusivement des informations couvertes selon ce que nous pourrions nommer « un cadre domestique ». Cette couverture suggère qu’il existe un processus consistant à filtrer les affaires européennes selon leur importance dans le contexte national chypriote. Ce processus requiert une recontextualisation discursive des sujets, à travers laquelle les affaires de l’UE sont rendues pertinentes pour les Chypriotes.

Les journalistes responsables de la couverture des affaires européennes n’ont ni formation ni connaissances spécialisées de la politique de l’UE : ils apprennent simplement par la pratique.

Disons que j’ai appris en en faisant. J’avais des connaissances de base au sujet de l’UE à travers l’université, car j’ai fait des études de sciences politiques, mais c’est mon expérience dans la salle de rédaction qui m’a rendu capable de hiérarchiser les informations sur l’UE. [Rédacteur A]

Ce qui rend ce processus d’apprentissage problématique est la variété et la complexité des domaines que les journalistes sont censés être capables de couvrir. Cette réalité conduit à une certaine simplification des sujets européens, ce qui mène souvent à l’exclusion de sujets plus complexes. En n’étant pas exposés à ces sujets, les lecteurs et lectrices chypriotes ne reçoivent pas en amont les connaissances nécessaires sur les affaires européennes, incluant les enjeux relatifs à l’économie et à la constitution politique de l’UE, son organisation et son fonctionnement.

Par conséquent, la production d’informations sur l’Europe se fait plus importante pendant les périodes des sommets politiques de l’UE, du fait de la participation des acteurs et actrices politiques chypriotes à ces réunions et de leurs déclarations aux journalistes à Bruxelles. Ainsi, pendant les périodes des sommets de l’UE, les rédacteurs et rédactrices/rédacteurs et rédactrices adjoints en charge des affaires européennes au sein des salles de rédaction ont la possibilité de sélectionner des sujets parmi une plus large variété d’informations produites par des agences de presse, des sujets qui présentent un niveau de complexité moins élevé et qui sont plus facilement traités grâce à leur pertinence pour le contexte chypriote. En ce sens, le processus d’hypersimplification mène, à son tour, à une couverture ethnocentriste des affaires européennes en fonction de leur importance pour le contexte chypriote :

Moi, j’essaie toujours de m’adapter et de penser à ce qui serait important, pour le public, en ce qui concerne un événement ou une réunion, et j’essaie de délivrer des informations intéressantes à lire. [Correspondante A]

La correspondante à Bruxelles qui a été interviewée dans cette étude a déclaré qu’il est attendu à ce qu’elle livre à sa salle de rédaction à Chypre des informations traitant de sujets d’importance nationale. Ceci limite considérablement la variété des sujets qu’un ou une journaliste peut couvrir. De plus, cette limitation subit une deuxième étape de filtrage puisque les rédacteurs et rédactrices sélectionnent des articles envoyés par les correspondants et correspondantes, lesquels sont rendus disponibles par les agences de presse. De ce fait, ce que le public chypriote voit est une Europe déformée par le prisme ethnocentrique de leurs médias.

3.3. Une couverture pluraliste superficielle

L’analyse du contexte des mots-clés, et notamment des collocations entre les énoncés, démontre qu’il existe certaines variations quant au ton de la couverture entre les six médias en ligne. Philenews, Sigmalive et TVone-news ont tendance à publier une couverture plus « équilibrée ». Comme révélée par l’analyse, la neutralité du ton dans Philenews passe par une présentation descriptive qui évite les commentaires éditoriaux et le positionnement sur les événements traités. La couverture de l’activité politique européenne par Philenews comprend généralement les propos de plus d’une personne et des déclarations correspondantes sur un sujet spécifique. Ce faisant, ce média promeut un « cadrage élitiste » de l’actualité politique européenne, basé uniquement sur des sources officielles. Ce cadrage et le manque de perspective critique envers l’activité européenne favorisent, en revanche, l’emploi d’un ton plutôt positif dans la couverture de l’UE et de ses institutions. Dialogos, une organisation de presse ayant une claire orientation politique de gauche, a tendance à maintenir une attitude militante envers la politique européenne. La production médiatique de Dialogos sur l’UE se caractérise par un ton plutôt négatif, ayant comme résultat une attitude critique vis-à-vis de l’Union européenne et de ses institutions. Newsbomb et Tothema, qui sont plus commerciaux, ont tendance à mettre en avant un cadrage dramatisant et conflictuel dans leurs reportages sur la politique européenne.

Cette variation entre ces médias est assez paradoxale si nous considérons qu’ils n’ont aucun correspondant permanent à Bruxelles et qu’ils utilisent la même source, la CNA, pour leurs informations européennes. L’analyse des entretiens a démontré que les rédacteurs et rédactrices européens de ces médias transforment, dans certains cas, le contenu des articles produits par la CNA afin de le rendre plus conforme à l’identité et aux valeurs de leur média. L’un d’entre eux a par exemple noté :

J’essaie d’être prudent avec ce que je publie et j’ai souvent besoin de filtrer la couverture de la CNA, car la plupart du temps elle livre une couverture europhile […] Je ne considère pas les reportages de la CNA plus objectifs que les miens, car l’objectivité n’existe pas. [Rédacteur E]

Ceci implique la transformation de certains mots dans le titre ou le corpus des informations. Les articles de Dialogos, par exemple, sur la position de l’UE face à la situation au Venezuela en 2017, s’opposent à ce que la CNA a rapporté. Alors que la CNA a parlé de « manifestants » et de « manifestations », Dialogos a couvert le sujet en utilisant les termes « opposition de droite » et « coup d’état ».

De plus, ce genre d’adaptation du contenu de la CNA se manifeste par l’ajout de commentaires, comme dans le cas d’un reportage sur l’armée européenne dans lequel le rédacteur B a constaté qu’il avait ajouté la deuxième phrase (en caractères gras) dans le paragraphe suivant :

La Commission propose déjà, pour la première fois, une allocation de défense dans le budget de l’UE de 2017 (…) nous rappelons que le groupe GUE/NGL s’est opposé dès le départ à cette proposition par la Commission européenne. [Rédacteur B]

Newsbomb et Tothema publient plus rarement des articles sur l’UE, mais, quand ils le font, les événements sont fréquemment couverts avec un cadrage privilégiant le drame et le conflit, l’objectif étant de créer de la concurrence avec d’autres sujets traités par leur rédaction et qui sont traditionnellement plus attirants pour les utilisateurs et utilisatrices des médias en ligne. En ce sens, ils couvrent uniquement les sujets plus pertinents pour le contexte chypriote et ayant le potentiel d’être « dramatisés ».

Il est utile de mentionner que les médias Philenews et TVone-news tirent aussi certaines de leurs informations du rapport hebdomadaire envoyé par le bureau de la Commission européenne à Chypre. Cette source importante permet d’éclairer la force du cadre élitiste dans les articles produits par Philenews et TVone-news. Comme le rédacteur en chef de Philenews l’a constaté, le rapport hebdomadaire du bureau de la Commission européenne à Chypre donne accès à une variété d’exposés sur les affaires européennes. Son contenu est souvent déjà prêt à être traité, car il est considéré comme un rapport « de qualité » qui propose « plusieurs » informations sur l’activité institutionnelle de l’UE. Bien que le Bureau de la Commission européenne à Chypre transmette ses rapports hebdomadaires à tous les médias chypriotes, les interviewés de Dialogos, Newsbomb et Tothema (et Sigmalive) ne les ont pas mentionnés en tant que source.

Conclusions

Cet article examine la façon dont des médias en ligne chypriotes couvrent les événements européens, ainsi que les facteurs qui influencent cette couverture. Les résultats de cette étude montrent que les médias en ligne n’utilisent pas les potentialités d’Internet au bénéfice d’une couverture compréhensive. Au contraire, ils exploitent le potentiel du numérique pour réduire leur investissement aussi bien en personnel qu’en temps de couverture des sujets qui sont classés comme « pas si importants ». Moins de personnel signifie moins de couvertures authentiques, celle-ci étant facilement et rapidement remplacée par des informations en provenance des agences de presse. Moins de temps signifie par ailleurs une couverture médiatique moins soignée et une faible intégration des caractéristiques propres à la dimension numérique du contenu, ce qui rend en même temps les informations moins attirantes pour les utilisateurs et utilisatrices. Les conclusions de l’étude illustrent aussi une sorte d’ethnocentrisme journalistique : les journalistes, tout comme les correspondants et correspondantes, ne relatent pas les affaires internes ou externes de l’UE dans leur ensemble, mais uniquement les décisions ou les événements européens ayant des répercussions majeures pour leur pays d’origine, Chypre. Les contraintes économiques mènent également les médias chypriotes à réduire la présence de leurs correspondants et correspondantes à Bruxelles et à s’appuyer sur des pigistes et des agences de presse, ce que la technologie en ligne permet encore plus facilement. Les journalistes se déplacent à Bruxelles que pour les événements clés exceptionnels et la couverture continue des processus politiques européens devient une tâche réservée aux agences de presse nationales et internationales. Il en résulte une couverture des mêmes événements européens et souvent avec le même ton par la majorité des médias en ligne étudiés.

Par ailleurs, bien que l’étude ait montré que les médias aux caractéristiques différentes exploitent le potentiel numérique de manière différente, ceci ne donne pas lieu à davantage de pluralisme effectif dans la couverture des affaires européennes. Les médias de « qualité » utilisent le potentiel d’Internet pour maintenir la quantité d’informations européennes et pour préserver le cadrage élitiste de la politique dans leur couverture. Les médias qui promeuvent un journalisme militant utilisent les ressources d’Internet pour continuer à couvrir la politique, y compris des sujets « pas si importants », selon leurs intentions politiques et idéologiques. Enfin, les médias centrés sur l’audience et le marché utilisent Internet pour étendre la gamme de leurs sujets, présentés à travers un cadre de « drame » et de « conflit ». Ces différentes manières d’exploiter les informations en ligne ne mènent qu’à des variations superficielles dans la couverture des affaires européennes.

Ainsi, les résultats de cette enquête soulignent le caractère problématique de la couverture assurée par les médias en ligne, au regard de la diversité des sujets et d’une approche des événements susceptible d’augmenter la sensibilisation du public chypriote à la politique européenne. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle la couverture médiatique en ligne de sujets peu populaires, mais importants a tendance à maintenir et à reproduire, plutôt qu’à contester, la hiérarchie existante entre les domaines politiques, reste à explorer plus avant. De manière aussi théorique, au sein de cet article, nous avons soutenu que la numérisation de la pratique journalistique doit, au moins a priori, être définie comme un processus non standardisé. Ceci permet d’examiner les différentes formes que peut prendre la mise en œuvre de la technologie numérique dans l’activité journalistique, ainsi que les logiques qui l’animent. Ainsi, cette étude a montré que la technologie numérique semble être exploitée d’une manière qui permet d’accroître la productivité et la rentabilité des médias, plutôt que de soutenir la qualité du processus journalistique.