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1. Introduction

Les plateformes audiovisuelles et les réseaux socionumériques occupent depuis une dizaine d’années un rôle grandissant dans la médiation et le partage des lives musicaux. D’abord mobilisés dans les communautés de fans comme moyens de partager des enregistrements vidéo et des photographies, de rendre compte des expériences vécues lors des concerts et de partager des impressions, ils ont ensuite été utilisés comme outils de promotion des événements et de partage d’images par les artistes. C’est le cas du groupe français Indochine, très présent sur ces plateformes, et qui dispose d’une communauté active de fans régulièrement encouragée à partager leurs images.

Pour autant, les sciences humaines et sociales ont peu exploré en France à la fois le cas de la musique live, mais également celui des amateurs et fans d’artistes et groupes français encore vivants. Les activités en ligne des fans de série et de science-fiction sont de plus en plus documentées, mais celles des fans de la musique populaire restent dans l’ombre. C’est ainsi tout un pan des pratiques « infraordinaires[1] » qu’il reste à explorer pour saisir la place de la musique dans les activités quotidiennes et les parcours de vie. La médiation et le partage de la musique live en ligne, qui s’organisent aujourd’hui en France sur des plateformes ouvertes et non spécialisées, sont également des activités qui restent à analyser.

Comment les plateformes et le groupe Indochine organisent-ils le rapport à la musique live des fans ? Quel est le statut et quelle est la valeur des lives dans ce contexte ? Nous nous intéressons aux images produites et partagées sur les plateformes autour de deux concerts diffusés en livestream [2] : l’un en public, dont les images ont été partagées à la fois par le groupe et les fans présents, l’autre sans public, dont la vidéo et les photographies partagées par les membres du groupe constituent les seuls documents disponibles. Il s’agit d’analyser quelles images de ces concerts sont publiées, redocumentarisées et de quel sens les fans investissent la publication de ces images à travers l’analyse de leurs interactions au sein des commentaires. Cette étude vise donc également à interroger la dimension visuelle de l’expérience musicale des fans.

Après avoir présenté le cadre théorique de notre étude, qui emprunte aux fan et aux music studies ainsi qu’aux travaux sur les plateformes et pratiques numériques en sciences de l’information et de la communication (SIC), nous exposerons les enjeux méthodologiques et épistémologiques d’une analyse des pratiques numériques autour de la musique live à partir d’une méthodologie ethnosémiotique. Nous présenterons ensuite les résultats de notre étude à partir d’une double focalisation qui nous permettra de rendre compte des usages des plateformes autour de la musique live à partir du partage d’expérience et de la documentation visuelle des événements.

2. Cadre théorique

Cette étude mobilise un cadre théorique qui emprunte à la sociologie des publics, aux fan studies et popular music studies nord-américaines et anglo-saxonnes, mais également aux études sur les pratiques numériques et les dispositifs numériques dans le champ des SIC.

2.1. Culture fan, musique populaire et musique live

2.1.1. Les recherches sur les fans

Des travaux visant à structurer la culture fan comme un domaine d’étude à part entière se sont développés dans les sphères anglo-saxonne et états-unienne depuis les années 1990, stimulés par les études féministes qui avaient ouvert la voie, dans les années 1980-1990, à l’analyse de pratiques culturelles considérées comme banales à travers l’exploration de fandoms spécifiques (de fictions slash[3] chez Constance Penley, 1991 ; de romances chez Janice Radway, 1984 ; de musique populaire chez Lisa Lewis, 1992 ; de soap opera chez Dorothy Hobson, 1982). Les études menées à l’école de Birmingham (Hall, 1980 ; Morley, 1980) ont de leur côté permis d’appréhender le rôle actif des spectateur·ice·s dans leurs usages des médias et la construction de représentations.

C’est précisément le caractère participant, actif et créatif des pratiques des fans qui a été mis en évidence au début des années 1990 (Jenkins, 1992 ; Lewis, 1992), principalement à partir d’approches ethnographiques. Le champ des fan cultures s’est alors construit, sur les plans épistémologique et méthodologique, interrogeant en marge des pratiques les phénomènes de « culte médiatique » (Hills, 2002), puis explorant aussi bien les activités hors-ligne que les pratiques numériques (Duffett, 2013). En France, les travaux de Dominique Pasquier à propos des adolescent·e·s fans du sitcom Hélène et les garçons ont montré le rôle de la télévision dans la socialisation juvénile et les processus identificatoires (Pasquier, 2000) ; Gabriel Segré a proposé une analyse sociologique des fans et de leurs pratiques dans un ouvrage dédié aux « nouveaux cultes contemporains » (Segré, 2014). Ces travaux ont sans aucun doute contribué à la légitimation des études sur les fans dans la sphère francophone, même si les « objets » de culte et les pratiques qui les entourent restent à ce jour peu explorés par la recherche au regard d’objets socialement plus légitimes. La culture fan connaît actuellement un regain d’intérêt en France, dans le champ des sciences de l’information et de la communication, autour des séries télévisées et de la science-fiction. Ces travaux se placent dans la filiation de ceux de Jenkins et explorent l’activité des fans en ligne. Mélanie Bourdaa s’est par exemple intéressée au rôle prescripteur des fans de série sur Internet et définit la·le fan comme « un producteur de contenus et de signification » (Bourdaa, 2019).

Dans l’imaginaire collectif et médiatique, les fans pâtissent de représentations dépréciatives, et cela est particulièrement marqué dans le domaine de la musique. La·le fan, produit de la société de consommation, est vu·e comme une conséquence de la célébrité et du « star system » rendus possibles par les médias de masse. Il·elle est souvent décrit·e comme hors de contrôle : « La couverture médiatique des concerts de rock invoque presque systématiquement ces images d’une foule folle et frénétique, d’une masse déferlante prise par une frénésie animale qui échappe à tout contrôle.[4] » Les fans se distinguent d’ailleurs, dans les représentations, des amateur·ice·s, à travers le prisme de la légitimité culturelle : tandis que l’amateur·ice se caractérise par sa retenue et son détachement vis-à-vis de l’objet apprécié, la·le fan « accumule, collectionne, thésaurise et consomme avec un sérieux exagéré des objets peu légitimes, trahissant de façon grotesque le fossé qui le sépare des détenteurs de la grande culture » (Segré, 2014, p. 244). Il·elle est « victime de son non-respect des normes de l’élite dominante en matière d’expression de la passion et de l’admiration, apparaissant comme irrationnel, animal, non éduqué ». Les fans condensent ainsi tous les attributs disqualifiants, à la fois parce les œuvres qui sont l’objet de leur prédilection sont considérées comme des produits de la culture de masse peu dignes d’intérêt, mais également en raison de leur attitude vis-à-vis des œuvres. En effet, « ils ne s’interdisent pas de participer activement lors des concerts, parfois en lieu et place de la vedette, bien loin de l’écoute attentive et méditative des “mélomanes” » (Segré, 2014, p.258).

2.1.2. Les études sur la musique populaire et la musique live

Qu’en est-il précisément des amateur·ice·s et fans de la musique populaire et de la place du live dans leurs expériences musicales ? Le qualificatif de musique « populaire » opposé à la musique dite « savante » se base sur une définition de cette musique comme une musique non pas « de masse », mais éprouvée collectivement, de manière communautaire. L’enjeu identitaire de cette musique apparaît alors comme une évidence. Simon Frith la définit ainsi comme « un événement collectif », visant à « rassembler un public, [à] faire exister un “nous” par rapport à “eux”. Et ce sont les différents usages de la voix qui soutiennent principalement cette conscience pop, qui permettent à chacun·e de forger son identité[5] ». Frith insiste en effet sur l’importance de la performance, du phrasé, des accentuations, des aspects non verbaux de la performance pour que les publics se positionnent par rapport à la musique. Dans la musique populaire, il n’est donc pas uniquement question de texte et de musique : « Ce n’est pas seulement ce qu’il·elle chante, mais la façon dont il·elle chante qui détermine ce que l’interprète signifie pour nous, et comment, en tant que public, nous nous positionnons par rapport à lui ou elle[6] ». Ainsi, le live occupe une place particulière pour les publics de la musique populaire, a fortiori pour les fans.

Dans le champ anglo-saxon, les popular music studies constituent un champ d’études délimité depuis les années 1980. Les travaux francophones qui se sont développés depuis une vingtaine d’années se sont pour beaucoup concentrés sur la musique anglo-saxonne et américaine (les fans des Beatles chez Le Bart [2000], ceux d’Elvis Presley chez Segré [2013]). D’autres travaux se sont intéressés aux pratiques mémorielles et à la patrimonialisation de la musique (Ambroise et Le Bart, 2002 ; Dalbavie, 2012 ; Le Guern, 2012 ; Sirinelli, 2012). Line Grenier s’est notamment intéressée au Québec et à la « renommée » de la chanteuse Céline Dion en interrogeant les « contingences discursives et institutionnelles qui rendent la célébrité, les vedettes, leur individualité et leur réussite dignes d’entrer dans la mémoire collective[7] ». Plus récemment, des chercheur·e·s ont analysé l’évolution des modes d’écoute à l’ère du numérique et des systèmes de recommandation (Azam et al., 2018 ; Debruyne, 2016 ; Micheau et al., 2017).

Si un ensemble de travaux ont examiné les concerts du point de vue de la performance des groupes (Lussier, 2008) et du point de vue de l’industrie (Guibert, 2019 et 2020 ; Holt, 2018), la musique populaire performée en live tient une place encore balbutiante dans les travaux francophones sur les pratiques médiatiques, a fortiori dans le champ des pratiques numériques. Dans des analyses antérieures à l’avènement des plateformes, les sociologues se sont intéressés à la place du concert de rock dans l’expérience des fans. Le Bart (2000) a par exemple montré l’expérience déceptive vécue par les fans des Beatles lors des concerts de Paul MacCartney, le concert rendant tangible le constat de n’être qu’un·e fan parmi d’autres. Solveig Serre (2015) et Laure Ferrand (2009) se sont respectivement intéressées à « l’effervescence » des concerts de New Model Army et à ceux de Bruce Springsteen, et les ont analysés comme des temps de partage ritualisés et sacralisés.

Les technologies numériques ont profondément modifié l’expérience du live chez les spectateur.ices, qu’il s’agisse de leur intégration dans les spectacles ou de leur appropriation à des fins de communication par les fans. Des chercheur·e·s se sont ainsi attaché·es à questionner l’évolution technologique des modes de captation des concerts avec le smartphone (Heuguet, 2014), la production et l’édition de vidéos de concert par les fans sur YouTube (Lingel et Naaman, 2012) ou encore les effets de la technologie sur l’« authenticité » vécue d’un show tel celui de Madonna (Kelly, 2007).

2.2. Pratiques numériques, participation et plateformes

L’étude des pratiques des fans sur les plateformes s’inscrit dans le champ des études de la culture et des pratiques numériques. Les pratiques numériques et leurs évolutions sont l’objet de nombreux travaux de recherche depuis une vingtaine d’années.

2.2.1. Analyser les pratiques numériques

Les dispositifs numériques ont été investigués par un ensemble de chercheur·es en sciences de l’information et de la communication s’intéressant aux « écrits d’écran », terme forgé par Emmanuel Souchier (1996) pour qualifier la matéralité du texte numérique. Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier (2005) ont examiné les pratiques numériques en tant que pratiques éditoriales qui « nous invitent à nous demander où se situent les pouvoirs dans l’écriture et quels peuvent en être les effets sur le lire, l’écrire et le penser ». Ces travaux, dont une partie sont représentés dans l’ouvrage Lire, écrire, récrire (Davallon et al., 2003), ont fait naître des concepts permettant de penser les technologies numériques et la réception des textes informatisés du point de vue de leurs usages, mais aussi de leur visualité. On peut notamment rappeler le concept d’« architexte » (Jeanneret et Souchier, 1999) utilisé pour décrire les spécificités techniques et sémiotiques du texte d’écran, que Jeanneret qualifiera plus tard de « machine à disséminer et à propager le texte » (Bazet et al., 2017). Les mutations des architextes, l’usage des traces et des « signes passeurs » ont été interrogés à travers l’analyse de différents dispositifs numériques (musées virtuels, sites web professionnels, forums de discussion) et problématisés par les travaux du collectif Pédauque (2006) et ceux de Jean Michel Salaun (2012) sur le « néo document ».

Le domaine des pratiques numériques des fans de musique populaire reste quant-à-lui largement à investiguer dans le champ francophone. Parmi les travaux sur les amateur·ice·s et les fans, ceux de Patrice Flichy se distinguent par l’attention portée aux pratiques numériques et à la place de ces pratiques dans la culture : « le fan contribue largement au succès d’un produit culturel en le consommant intensément, mais surtout en le faisant connaître[8]. » Mais, il faut se tourner du côté des études consacrées aux fans de science-fiction et de séries pour trouver des approches culturelles mobilisant les pratiques numériques. De nombreux travaux, souvent inspirés par ceux d’Henry Jenkins, analysent les fans dans leur existence communautaire et participative. Les fans sont vus comme des créateur·ice·s de contenus numériques participant activement à la circulation des contenus culturels, à leur promotion, et susceptibles d’intervenir sur la production de ces mêmes contenus.

2.2.2. Les plateformes, des espaces de liberté contraints

Les travaux sur les dispositifs numériques ont analysé à la fois les problématiques de l’interaction, mais également, dans le sillon de Foucault, celle de la nature normative et injonctive de ces dispositifs. Selon Foucault en effet, le pouvoir s’exerce « en réseau » (1997). Cécile Tardy et Yves Jeanneret (2007) définissent ainsi le dispositif comme une « machine à suggérer ». En 1999, Daniel Peraya le présentait comme « une instance, un lieu social d’interaction et de coopération » dont l’économie s’appuie sur « l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets ». Les approches critiques des dispositifs sociotechniques trouvent aujourd’hui leur prolongement dans les travaux sur les plateformes et la « plateformisation », à travers des études sur le « digital labor » (Cardon & Casilli, 2015), l’« économie de l’attention » (Citton, 2014 ; Comino, 2018) ou encore le « capitalisme médiatique » (Jeanneret, 2014). Les plateformes se caractérisent en effet « par leur ouverture et leur plasticité, mais aussi par leur pouvoir de contrainte et de structuration des mondes sociaux » (Beuscart et Flichy, 2018). Elles ne sont pas uniquement des espaces de partage, ce sont des espaces avec des règles et des verrous, où les activités numériques sont soumises à des logiques d’abonnements, à l’évolution des algorithmes, à des règles de partage, à un design contrôlé.

Si le terme de plateforme est utilisé depuis les années 1990 en sciences de gestion pour désigner des « infrastructures génériques susceptibles de remplir une pluralité de fonctions » (Beuscart et Flichy, 2018), le terme est davantage usité aujourd’hui pour désigner le web participatif et les dispositifs d’intermédiation. Nous retenons ici la définition de Patrice Flichy (2019) pour qui « une plateforme numérique est structurée par un algorithme qui rapproche l’offre et la demande et organise l’activité ». Parmi ces plateformes, les « plateformes de culture et de connaissance (…) sont aussi bien alimentées par des amateurs que par des professionnels, elles possèdent des bases de données très importantes de musique, de vidéos, de documents écrits… un algorithme oriente le choix des utilisateurs ». Ces plateformes permettent l’autopublication et la participation des usager·e·s. Pour les fans et communautés de fans qui les utilisent, elles offrent à la fois un accès immédiat aux informations et documents, la possibilité de réagir à ces contenus et d’en produire soi-même, et une visibilité publique de leurs productions, réactions et interactions. Du point de vue de l’activité des usager·es et de ce qu’il·elle·s peuvent en retirer, des travaux se sont intéressés à la prescription (Micheau, Desprès-Lonnet et Cotte, 2017), à l’expertise des youtubeur·se·s (Bolka-Tabary et Després-Lonnet, 2020) ou encore à l’exposition de soi (Allard, 2017).

Les images publiées sur les plateformes de réseaux socionumériques ont été observées et analysées sous le prisme de la médiation documentaire (Bonaccorsi, 2019), de leur « régime de reproductibilité » (Gomez-Meija, 2017), de leurs usages conversationnels (Gunthert, 2018), mais aussi de leur performativité : « À l’heure du web 2.0, la question centrale pour la photographie est qu’elle soit performative afin de créer de l’engagement conversationnel sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, la compétence performative de la photographie dépasse le cadre stricto sensu de l’acte de faire voir. La préoccupation des plateformes est aussi de faire parler » (Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier, 2017). Du point de vue de la liberté créative des vidéastes, Fanny Georges (2019) a analysé les injonctions techniques de la plateforme YouTube et la tendance à la normativité induite par les algorithmes. Des travaux antérieurs aux études des plateformes nous semblent également importants à mentionner, notamment ceux interrogeant la question de la spatialité des dispositifs et des agencements des informations à l’écran (Béguin-Verbrugge, 2006 ; Després-Lonnet, 2004), qui permettent de penser les formats imposés par les plateformes et ce que ceux-ci induisent en termes de visualité et de visibilité.

C’est dans la filiation de ces approches des plateformes spécifiques aux SIC, qui ouvrent notamment à la dimension visuelle et iconique des pratiques numériques, et s’interrogent sur le rôle des plateformes dans la production et la circulation des objets culturels, que cette étude se positionne.

3. Analyser les pratiques numériques des fans : enjeux méthodologiques et épistémologiques

3.1. Une approche ethnosémiotique

Dans une perspective qualitative et compréhensive, nous avons fait le choix d’une approche ethnosémiotique pour analyser les pratiques numériques autour d’événements live. Cette approche formalisée par Francesco Marsciani (2017), encore peu mobilisée par les chercheur·e·s, est un moyen de dépasser les limites d’une étude de corpus peu apte à rendre compte des éléments contextuels des productions, publications, partages et commentaires des images. Elle est un moyen d’accéder également à la dimension ritualisée des interactions en ligne, à ce qui enrobe, accompagne les textes. La combinaison de l’ethnographie — qui vise à saisir les dynamiques des échanges dans et entre les plateformes, d’observer la diversité, mais aussi la contagion des pratiques — à la sémiopragmatique — qui marque un temps d’arrêt sur les productions visuelles qui circulent — est mobilisée dans cette étude à titre expérimentale, dans le but de saisir des dynamiques et des circulations plutôt que des instantanés.

L’approche sémio-pragmatique, héritée de Peirce (1978), s’intéresse à la fois à la manière dont l’émetteur va produire un texte porteur de sens et à la manière dont les récepteur·ice·s vont, chacun·e à leur manière, construire le sens du texte, le terme de « texte » étant compris ici dans son acception large, en tant qu’inscription sur un support. Observer les commentaires des images publiées sur les plateformes permet d’analyser le sens construit par les récepteurs. On voit de manière assez explicite que ces interprétations ne peuvent être dissociées des contextes de production et de réception, que par exemple les différentes compétences des fans (connaissance de l’histoire du groupe, des interviews, etc.), leur rapport aux membres du groupe (admiration, projection-identification, cristallisation amoureuse), la place de la musique et des concerts dans leurs pratiques et leur vie quotidienne, leurs valeurs, leur culture visuelle entrent en jeu dans la manière dont ils interprètent les images et dans le choix des images qu’il·elles partagent.

En observant, compilant, analysant des images sur une période donnée, l’approche ethnographique rend possible une étude immersive et située des pratiques. Elle permet, par capillarité depuis les publications du groupe et de ses membres, d’identifier les fans et d’observer la partie visible de leurs pratiques. Cette approche apparaît comme la condition optimale du recueil de ces images. Une des raisons est la non-pérennité des données. Les stories Instagram[9], par exemple, ne restent en ligne que 24 h. Une autre raison est que l’appréhension diachronique des images et commentaires publiés permet de suivre l’enchaînement et l’enchâssement des interprétations et des appropriations des images par leur « redocumentarisation »[10]. Elle permet également de connaître les profils des fans les plus actif·ve·s et d’apprécier leur participation à la publication et à la circulation des vidéos de concert à l’aune de leurs activités en ligne. Ce faisant, elle place la·le chercheur·e dans la posture du fan ou de l’amateur·ice consultant quotidiennement les publications liées au groupe et participe fortement de la dimension contextuelle qu’à l’instar de Roger Odin nous considérons comme étant « au point de départ de la production du sens » (Odin, 2011, p.9).

L’approche ethnosémiotique, qui combine donc la prise de notes ethnographique et la compilation par captures-écran et enregistrement des publications, permet ainsi de prendre en compte le fait que le partage des images observées s’inscrit dans des pratiques de fans où les vidéos de concert tiennent une place particulière, mais doivent être analysées à l’aune des autres publications du groupe et de l’imagerie qui accompagne leur production musicale (clips, visuels de pochettes, photographies…). À cette intericonicité s’ajoutent les interviews du groupe, les documentaires, les livres, les expériences de concert vécues par les fans qui contribuent aussi à attribuer un sens à ces images. L’ethnographie permet, par l’immersion dans la communauté des fans et par la prise en note des interactions, de la temporalité des publications, de repérer des productions d’images plus marginales, moins visibles, moins populaires, moins médiatisées, ou encore de repérer la récurrence de certains types d’images dans les publications.

L’observation ethnographique s’est réalisée sans interagir avec les fans. Il s’agissait, au fur et à mesure des observations, de garder des traces des images publiées et des échanges. Cette démarche implique d’interpréter le jeu des pratiques à travers l’analyse des textes et des images, sans interroger les fans sur le sens de leurs pratiques. Comme l’explique Nathalie Paton à propos de l’observation de communautés de fans sur YouTube, « cette orientation méthodologique met la réflexivité des acteurs au cœur de la démarche et fournit des données dites naturelles, non déclaratives : les interventions des acteurs sont spontanées, il ne s’agit pas de réponse à des questions formulées par le chercheur dans le cadre de son protocole de recherche » (2015). Cette démarche pose toutefois des questions éthiques qui ont orienté la démarche méthodologique. Nous avons en effet choisi de ne consulter que des comptes et forums ouverts. Cette posture a occulté une partie du terrain, à savoir les groupes Facebook. De ces groupes, nous n’avons pu récolter que des informations de seconde main, rapportées par des membres de ces groupes sur des comptes Instagram ou Twitter publics. La posture choisie a donc été celle de l’observation des publications et discussions publiques. Cette posture permet d’observer ce que le groupe et les fans donnent à voir, ce qui est visible, offert aux yeux de tous.

3.2. Terrain et corpus

Dans le cadre de cette analyse, nous mobilisons deux périodes d’observation. La première se situe pendant et en marge du concert du 23 juin 2019 au stade Pierre Mauroy de Lille, diffusé en livestream sur la chaîne YouTube du groupe Indochine[11] ; il s’agit de l’ultime date de la tournée 13 Tour (février 2018-juin 2019), consécutive à la sortie de l’album 13 (2017). La seconde période se situe pendant et en marge du concert du 20 juin 2020 sur la Tour Montparnasse, sans public et diffusé en livestream sur les réseaux sociaux de Virgin Radio (YouTube[12], Instagram[13] et Facebook[14]) ; ce concert s’inscrit dans la promotion d’un album[15] et l’annonce d’une tournée célébrant les 40 ans du groupe[16]. Les données ont été recueillies avant, pendant et après ces deux événements et se concentrent sur les publications et commentaires du groupe et des fans sur YouTube, Twitter et Instagram. Notons que le concert du 23 juin 2019 a été rendu disponible sur YouTube pendant la période de confinement du printemps 2020, ce qui étend les observations jusque mai 2020 concernant ce live. L’ethnographie a donc permis d’observer la diffusion live d’un concert avec public en direct, rendu ensuite disponible temporairement en différé, ainsi que la diffusion live d’un concert sans public qui est depuis resté disponible sur la plateforme.

L’observation ethnographique s’est faite de manière plurihebdomadaire. Nous avons procédé à des captures-écran et avons tenu un cahier d’observations documentant les publications et leurs commentaires de manière diachronique[17]. Il s’agissait d’observer la nature et la composition des images publiées, leur appareillage iconotextuel (description et commentaires, usage de GIF, émoticônes et autres « images conversationnelles » [Gunthert, 2018]), les partages et citations de ces images sur et entre les plateformes. Cette approche immersive a concerné principalement Instagram, Twitter, YouTube, qui présentent des modalités éditoriales différentes. Du point de vue de leur similarité, ces plateformes permettent toutes de publier des images (fixes ou animées) et du texte ; leur accès est libre ; les documents publiés peuvent être commentés. Elles diffèrent toutefois dans les possibilités d’usages des images : sur YouTube et Twitter, il est possible de citer un contenu, de le partager, d’enregistrer ce contenu (sur Twitter) ou de l’intégrer dans une playlist (YouTube) ; sur Instagram, il n’est pas possible d’enregistrer ou de partager une image — sauf en storie ou en message personnel — même si les usager·e·s contournent cela en recourant par exemple à la capture-écran. Nous nous sommes également intéressés aux échanges sur le forum non officiel indo-forum.com, où les événements diffusés sur les plateformes sont commentés sous des formats plus longs. Sur le forum, il est possible de citer des posts et d’intégrer une vidéo YouTube.

Quelques précisions sur le groupe Indochine sont ici indispensables pour contextualiser les deux événements observés. Une caractéristique importante est celle du statut du live pour le groupe et les fans. C’est lors d’un concert au Rose Bonbon en 1981 qu’Indochine a été repéré par une maison de disques. Son histoire a ensuite été rythmée par des événements live plutôt spectaculaires. On peut citer en 2006 un concert au Vietnam avec l’orchestre symphonique de Hanoï, ou encore, en 2013, un concert surprise dans un camion devant la salle parisienne du Grand Rex à l’occasion de l’avant-première de Black City Parade — le film [18]. En 2010, il a été le premier groupe français à se produire au Stade de France. Notons également le caractère toujours innovant et spectaculaire des dispositifs scéniques : pour le Black City Tour en 2013, un rideau d’écrans de 112 mètres de long, baptisé « le serpent », se déployait au-dessous de la fosse. Pour le 13 Tour en 2013, un ciel d’écrans prenant la forme d’une soucoupe surplombait le public. Ces lives sont abondamment documentés par la réalisation de reportages et de documentaires publiés en ligne ou diffusés à la télévision. Depuis quelques années, la publication de photographies et de vidéos sur les réseaux sociaux permet au groupe de les documenter en direct, depuis les répétitions jusqu’au démontage de la scène. Ces publications proviennent du compte officiel[19], mais aussi des comptes de Nicola Sirkis[20], chanteur et leader du groupe et du guitariste Oli de Sat[21], qui relaient les publications officielles, mais publient également leurs propres images.

Les deux lives choisis pour notre étude occupent une place particulière dans l’histoire d’Indochine. Le premier, au stade Pierre Mauroy, constitue la dernière date d’une tournée de presque 2 ans. La veille, dans la même salle, les 60 ans de Nicola Sirkis, ont été célébrés. Pour de nombreux fans, c’est donc un événement marquant la fin d’un cycle et la séparation. C’est également la première fois que le groupe se produit dans ce nouveau stade lillois. Le stade est rempli et ceux qui n’ont pu obtenir de place ou se déplacer peuvent suivre le concert en direct sur la chaîne YouTube du groupe. La seconde date, un an après, est un concert raccourci, dans un cadre et un contexte inhabituels, en haut d’une tour et sans public, diffusé sur les réseaux d’un média radiophonique et donc voué à toucher un public plus large que celui des fans. Ce concert s’inscrit dans un contexte d’incertitude, où la pandémie de la COVID-19 empêche la tenue d’événements live, et où le groupe et les fans espèrent que l’évolution de la situation sanitaire permettra à la tournée des 40 ans, prévue pour l’été 2021, d’avoir lieu.

4. Présentation des résultats

Les résultats présentés ici s’articulent en deux temps. D’abord, nous nous intéressons à ce que les fans expriment en ligne à propos de ces concerts — en présentiel et en livestream — et comment ils investissent ces événements de sens à travers l’analyse de leurs interactions et publications. Nous analysons ensuite la manière dont ils documentent le live à travers la publication et le partage d’images.

4.1. L’expérience du « live » sur les plateformes

Tous les spécialistes de la musique s’accordent à ce sujet : la musique populaire est faite pour être performée. Pour Simon Frith (2018), « la musique populaire constitue un événement collectif[22] ». Et les musiques live et enregistrée ne rentrent pas en concurrence selon Frith précisément parce que « la valeur de la musique (c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les gens sont prêts à payer pour elle) reste centrée sur l’expérience du live » (Frith, 2007). C’est particulièrement le cas de la musique rock, que Chastaner (2001) définit comme « une musique de concerts, de fêtes, de rassemblements, d’écoutes collectives ». Cette expérience unique constitue pour Frith (2007) la nourriture substantielle du·de la fan : « Un concert en public n’est pas simplement une expérience fugace, mais il symbolise également ce que signifie être fan de musique ». Qu’en est-il de cette expérience lorsqu’elle est médiatisée par les plateformes ?

4.1.1. « Voir » le groupe : un « cadeau » pour les fans

Pour Nathalie Heinich (2012), les dispositifs d’apparition des célébrités peuvent s’analyser comme des métonymies du monde de la visibilité en ce qu’ils rendent compte de manière particulièrement efficace des dichotomies entre absence et présence, médiation et immédiateté. Le concert est un dispositif et un événement qui met en présence les fans et les artistes. L’attente de ce moment de rencontre est nourrie, selon Heinich, par les images, qui « possèdent une charge émotionnelle d’autant plus puissante qu’il y a toujours, même de façon lointaine, l’éventualité de la présence, ou sa réalité passée[23]. » Au-delà de la musique live, le concert permet la rencontre, dans un même espace physique, des fans et du groupe, il permet d’« éprouver la présence[24] ».

Cette présence, éprouvée sensoriellement, mobilise fortement la vue : il s’agit de voir le groupe, leurs expressions, leur gestuelle ; voir les tenues et décors scéniques, les effets de lumière et les images diffusées sur les écrans en correspondance avec les morceaux et moments du concert. Le « voir » constitue d’ailleurs un leitmotiv dans les discours d’un grand nombre de fans, qui ne se privent pas de commenter les tenues, les coiffures, la forme physique et l’expressivité des musiciens sur les réseaux sociaux et le forum (« On a qu’une envie c’est de vous revoir », « j’ai trop hâte de vous revoir », « trop envie de vous revoir »). La visualité du dispositif scénique est également discutée, et son caractère spectaculaire abondamment commenté. Pour le concert du stade Pierre Mauroy, ce sont la taille hors-norme de l’écran, la présence d’invités sur scène, les jets de confettis et le feu d’artifice final, à l’extérieur du stade, qui sont l’objet des discussions ; pour le concert de l’Observatoire, la vue sur Paris au soleil couchant et une performance piano-voix sur le toit venteux du bâtiment sont les éléments spectaculaires les plus remarqués.

Si le live permet aux fans d’entendre et de voir le groupe, un autre de ses intérêts est d’exister avec lui dans un même lieu, au même moment, pour une performance unique ; de vivre une expérience partagée collectivement. Ainsi, un autre leitmotiv dans les posts et commentaires est celui du don : le live apparaît comme un « cadeau » fait aux fans, pour lequel le groupe est amplement remercié. Pour le concert du stade Pierre Mauroy, ce cadeau est celui de l’engagement du groupe sur scène : ses interactions avec le public, la longueur du show, les « surprises » (invités, effets visuels, morceaux rarement joués ou nouveaux arrangements). La diffusion de ce concert en livestream sur YouTube est d’autant plus reçue comme un cadeau qu’il permet aux fans n’ayant pas réussi à avoir de place ou ne pouvant se déplacer de vivre le concert par écran interposé (figure 1).

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La retransmission en direct du concert du 23 juin 2019 sur YouTube : stories, livestream avec chat en direct et commentaires sur Instagram à propos du livestream

La retransmission en direct du concert du 23 juin 2019 sur YouTube : stories, livestream avec chat en direct et commentaires sur Instagram à propos du livestream

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La rediffusion de ce concert sur la plateforme pendant le confinement du printemps 2020, la diffusion en livestream du concert sans public à l’Observatoire de la Tour Montparnasse en juin 2020 sont également autant d’événements qualifiés de dons sur les réseaux sociaux par les fans en manque d’expérience live, qui pour autant n’ignorent pas leur caractère promotionnel et se réjouissent pour le groupe du nombre de vues et de personnes connectées. Un autre intérêt du live retransmis est en effet de pouvoir partager sa passion avec des non-fans, que ces dernier·e·s puissent voir et reconnaître les qualités scéniques du groupe.

4.1.2. Rendre compte de l’expérience vécue à distance

Pour autant, ce « cadeau » retransmis sur les plateformes est aussi vécu comme un moyen de patienter jusqu’au prochain concert auquel les fans pourront être présent·e·s. Et les « vivement 2021 », faisant référence à la tournée prévue pour les 40 ans du groupe, sont nombreux sur Twitter à l’issue de la retransmission. On observe d’ailleurs davantage de fébrilité dans les messages à l’approche du concert de Pierre Mauroy, le dernier d’une tournée et la date anniversaire des 60 ans du leader du groupe, qu’à celui du live post-confinement à l’Observatoire (« la fièvre monte ! », « plus que 9 jours ! », « je compte les heures »). L’expérience du live à distance ôte à certain·e·s fans l’espoir de toucher le chanteur ou de croiser son regard lors de sa traditionnelle descente dans la foule. Au-delà de ce rapport d’adoration formulé par certain·e·s, il les prive du moment de déconnexion permis à la fois par l’évasion procurée par le caractère immersif du concert et par l’anonymat dans la foule. Pour beaucoup, le concert représente en effet une fête, une célébration collective, un moment de lâcher-prise permettant une expression libérée du corps par le chant et la danse, une occasion de ressentir et d’exprimer des émotions fortes. Il permet aussi, sur les réseaux, de se qualifier comme fan à travers sa participation aux concerts, alors que le livestream est accessible à tou·te·s et ne permet par conséquent à aucun·e de se distinguer.

Lors des livestream des deux concerts, les commentaires sur YouTube sont pour l’essentiel des remerciements laconiques et des smileys de cœurs. Certain·e·s font part de leurs ressentis lors du visionnage et de leur attachement au groupe, mais ces confidences sont plus rares que dans les autres dispositifs. C’est la même chose pour le live sur Instagram. Plusieurs paramètres peuvent expliquer ces différences. Déjà, les commentaires du livestream s’enchaînent rapidement à l’écran, ce qui rend la lecture de longs messages fastidieuse. Contrairement aux posts du forum, d’Instagram et de Twitter, qui favorisent les interactions entre connaissances, chaque usager·e visualise tous les commentaires, ce qui génère une impression de masse, voire d’anonymat. Aussi, le dispositif ne permet pas aux fans d’être vus par le groupe et par les autres fans, et nous allons voir que la visibilité semble constituer une motivation importante pour s’exprimer en ligne.

Il faut donc regarder du côté des tweets et des publications sur Instagram pour observer les partages d’expérience du live. Une partie d’entre eux porte sur les conditions et l’expérience du live lui-même. Des photographies et vidéos montrent l’attente du live devant le décompte des jours et des heures affiché à l’écran, les branchements effectués pour voir le concert sur un écran de télévision, le live en train de se dérouler sur l’écran, les danses et les chants de celles et ceux qui le visionnent (figure 2). Certains tweets visent également à rendre compte précisément de l’activité pendant le live (« Actuellement en train de chanter et sauter partout dans mon salon »), à retranscrire les bruits du concert par des onomatopées, à partager les paroles des morceaux interprétés et les émotions ressenties du point de vue musical (« La setlist est en train de me tuer » ; « La fin d’Un été français me prend les tripes à chaque fois »), le tout accompagné d’émoticônes principalement composés de cœurs, étoiles, confettis et larmes.

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Exemples de publications pendant le live à l’Observatoire : des tweets (gauche) et une storie sur Instagram (droite)

Exemples de publications pendant le live à l’Observatoire : des tweets (gauche) et une storie sur Instagram (droite)

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Les plateformes sont en effet un moyen de s’exposer en tant que fan en se mettant en scène dans le public ou devant son écran, que ce soit avant, pendant ou après l’événement. Les vidéos et photographies de fans ayant assisté au concert les montrent dans des postures reprises à l’identique par beaucoup : photographies de fans allongé·e·s dans les confettis en fin de concert, selfies entre ami·e·s dans la foule, stories vidéo de soi-même en train de chanter et sauter, images du trajet vers la salle de concert et de l’attente. Le collectif est surreprésenté dans ces images, les concerts étant des moments privilégiés de recontre « IRL[25] » entre fans échangeant régulièrement sur les réseaux sociaux ou le forum.

4.1.3. Commenter la performance

La performance du groupe est commentée du point de vue de sa médiation en ligne et de sa réception à distance. Sur Twitter, à propos du live de l’Observatoire, les fans partagent également leurs impressions sur le caractère exceptionnel d’un concert sans public, témoignant de l’étrangeté de l’absence d’applaudissements lors de la présentation des musiciens et faisant des hypothèses sur la solitude ressentie par le chanteur : « Déjà un concert sans public c’est particulier, mais sur Miss Paramount c’est vraiment pas pareil » ; «  Nico qui saute tout seul ça me fait de la peine » ; « Alors Nico 3 Nuits par semaine à chanter sans nous c’est tendu non ? ». Sur le forum également, plusieurs remarques portent sur l’interprétation de ces chansons, sur lesquelles le public participe tout particulièrement lors des concerts, soit en reprenant le refrain, soit par des chorégraphies ritualisées : « Et Nico qui rechante le refrain de 3 Nuits ça fait bizarre » ; « Surtout l’enchaînement Alice et June / Miss Paramount !!! Les houhouhouhou, les sauts et les bras !!!! C’était vraiment bizarre… ça a dû leur faire pareil, car on avait l’impression que Nico "attendait" la réaction en face ». Le forum est néanmoins le seul espace où certains expriment les avantages de ce type de live, à savoir le fait que la musique ne soit pas couverte par les bruits du public et laisse les spectateur·ices profiter de la qualité du son : « Le rendu sans public c’est assez cool en fin de compte » ; « Sans public ça donne vraiment un truc super niveau son ». Sur Twitter, une fan exprimant l’intérêt d’un live à distance le fait sur un ton humoristique : « Le seul avantage c’est que j’arrive à faire des "photos" pas trop floues pour une fois ! » De manière générale, la frustration de la distance s’exprime de manière concomitante au plaisir de voir le live sur écran.

À propos de ce même live, de nombreux commentaires portent sur les aspects techniques de la retransmission. Sur le livestream d’Instagram, où image et commentaires ne s’affichent pas dans le même sens, et où les commentaires sont superposés à la vidéo, des fans se plaignent : « C’est normal que l’image soit à l’envers ? » ; « Arrêtez tous vos commentaires, on ne peut rien voir ! ». Sur Twitter et sur le forum, on peut lire de nombreux commentaires concernant la prise de vue et la prise de son. Les fans commentent notamment la qualité du son et les quelques loupés techniques : l’absence de retour son lors d’un passage sur le toit de l’Observatoire et un moment où les micros ont été laissé ouverts. Elle·il·s se plaignent de la présence des cameramen dans le champ (figure 3).

Figure 3

Exemple de tweets à propos de la réalisation du vidéo de l’Observatoire

Exemple de tweets à propos de la réalisation du vidéo de l’Observatoire

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Mais la majorité des publications et commentaires concerne l’appréciation de la performance live pour elle-même. Sur Twitter et Instagram, ces appréciations se mêlent à l’admiration, à l’expression des émotions ressenties et aux remerciements, avec nombre de superlatifs : « époustouflant », « magique », « exceptionnel », « trop beau »… Ces appréciations restent souvent laconiques, moins détaillées que les émotions, moins précises également que celles publiées sur le forum, souvent plus mesurées et nuancées, et paraissant également moins spontanées en raison d’un registre de langue parfois moins familier et de phrases plus construites. Suite au concert de l’Observatoire, on peut y lire par exemple « Ce live était vraiment très satisfaisant » ; « quel pied d’entendre Sur les toits du monde dans un rendu aussi propre (parce que les bootlegs c’est bien, mais bon) » ; ou encore « L’intro en anglais sur Song for a dream… bof bof… je préfère mille fois le début a capella ». Sur les réseaux socionumériques, l’appréciation de certaines interprétations se matérialise surtout, a posteriori, par le partage de documents du live sous forme d’extraits et de photographies renvoyant à des moments précis du concert.

4.2. Documenter le « live »

Si le live peut être vécu en direct sur les plateformes, il y est aussi archivé et documenté. Les documents publiés et partagés mêlent ainsi images professionnelles et amateur·ice·s, officielles et personnelles. Car ce qui est documenté n’est pas uniquement l’événement lui-même, mais aussi son annonce, son attente, sa commémoration. Et cela ne concerne pas que la prestation musicale du groupe, mais également ses rencontres avec les fans avant ou après les concerts et les rencontres entre fans.

4.2.1. Publicité et attente de l’événement

Avant les live, le groupe publie en ligne des « teasers » qui accompagnent l’attente des fans sur les réseaux sociaux et documentent l’événement : des images du trajet vers la salle, des répétitions, de la préparation de la salle, des balances… Ces images rendent tangibles l’événement qui se prépare, elles permettent d’être avec le groupe avant l’heure et de se projeter dans le concert à venir. L’image officielle ou affiche annonçant l’événement (figure 4) est souvent accompagnée d’un décompte dans les jours et heures précédant le concert. Dans le cadre des mesures sanitaires interdisant les concerts en public en juin 2020, le visuel promotionnel par Virgin Radio du concert à l’Observatoire surjoue la matérialité en restituant la texture d’une affiche collée sur un mur, qui ravive la mémoire de concerts passés, en situation « normale ».

Figure

Affiches promotionnelles des deux live publiées sur Instagram

Affiches promotionnelles des deux live publiées sur Instagram

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Ces images sont largement reprises et partagées par les fans dans des stories sur Instagram et accompagnées de GIF, textes et émoticônes rendant compte de leur impatience. Certain·e·s réalisent leurs propres décomptes en les illustrant de photographies de concerts passés. Les messages d’attente sur Twitter sont parfois accompagnés d’échanges de mèmes. Cette documentation de l’attente et de l’impatience s’accompagne de publications des fans sur leurs activités avant le concert. Il s’agit principalement de stories sur Instagram racontant en photographie ou en vidéo leur trajet vers le concert, avec en bande son des chansons du groupe. Pour le concert de l’Observatoire, certain·e·s fans se sont rendu·e·s en bas de la Tour Montparnasse pour suivre l’événement sur leur smartphone, au plus près du groupe et en espérant le rencontrer. Pour le concert du stade Pierre Mauroy, c’est à la fois le trajet, la nuit de camping près de la salle et l’attente devant le stade depuis l’aube qui sont partagés par certain.es sur les réseaux sociaux (figure 5).

Figure

Publications en stories Instagram dans l’attente du concert au stade Pierre Mauroy

Publications en stories Instagram dans l’attente du concert au stade Pierre Mauroy

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Ces partages attestent des activités et identités de fans. En taguant [26] le groupe dans leurs messages, il·elle·s l’assurent de leur fidélité et de leur attachement.

4.2.2. Publications et partages des images du « live », entre stratégies de visibilité et pratiques de collection

Interrogeant des fans publiant des vidéos de concerts sur leurs pratiques d’édition et de captation, Jess Lingel et Naaman Mor (2012) ont montré que, pour certain·e·s, la captation amatrice a une valeur d’authenticité qui excuse leur moindre qualité par rapport aux captations professionnelles. La captation permet en effet, pour celles et ceux qui la visionnent sur YouTube, de visualiser le concert depuis le public, de percevoir les bruits et les mouvements de la foule, et joue ainsi un rôle important dans la remémoration. Il·elle·s ont également relevé le paradoxe suivant : « si l’enregistrement altère l’expérience immédiate du live, il fournit un artefact documentaire très précieux pour l’après.[27] » Ainsi, la captation est importante parce qu’elle prend place dans une activité de documentation — privée et publique — de l’expérience du·de la fan, dans laquelle la publication sur les plateformes occupe une place importante. La possibilité de réaliser de belles captations de concert se joue stratégiquement dans leur capacité à trouver une place près de la scène, voire contre les barrières. Et être près de la scène, c’est aussi augmenter la probabilité d’être filmé·e et de voir son visage diffusé dans les écrans géants, voire dans un DVD de concert. Dans les concerts d’Indochine, du moins sur le 13 Tour, ce sont les fans les plus passionné·e·s et les plus investi·e·s, qui ont pour certain·e·s campé devant la salle la veille du concert pour être bien placé·e·s, qui accèdent à la possibilité d’obtenir de tels clichés.

Nous avons vu que les images partagées visent à rendre compte, sur les réseaux, de l’expérience vécue. Mais d’autres images — et notamment les photographies — se placent plutôt dans une optique esthétisante, tentant de saisir les jeux de lumière, les ombres de musiciens, une émotion sur le visage du chanteur… Les images les plus partagées sont les portraits de Nicola Sirkis, les attitudes « rock » (corps courbé sur une guitare, poing levé, etc.) et les moments clés du live (les lancers de confettis, la projection du clip de College Boy[28] ou encore le duo avec Lou[29] pour le concert de Pierre Mauroy ; l’interlude piano-voix sur le toit de l’Observatoire). Par la qualité de leurs photographies, certain·es fans trouvent ainsi une importante reconnaissance, particulièrement sur Instagram. Cette reconnaissance est amplifiée par le fait que le compte officiel du groupe et les comptes personnels des musiciens partagent les images prises par les fans. Lors du concert au stade Pierre Mauroy, une publication du compte officiel proposait aux fans d’envoyer leurs vidéos afin qu’elles soient publiées sur la chaîne YouTube du groupe. Les comptes Twitter et Instagram, tout comme la playlist YouTube « Indochine — La Dernière Vague (stade Pierre Mauroy de Lille, 2019) »[30] voient donc se côtoyer images professionnelles et amatrices. Sur les comptes de Nicola Sirkis précisément, les photographies de fans partagées ne sont pas seulement les plus réussies sur le plan esthétique, ce qui laisse à tou·te·s les fans l’espoir de voir un jour leur image « repostée », si ce n’est « likée ». Cette perspective est d’ailleurs régulièrement discutée par les fans, et certain·e·s s’amusent à deviner quelles photos seront reprises, ou mériteraient de l’être. Pour certain·e·s d’entre elles·eux, le like et le partage représentent une véritable consécration.

Dans le cas des livestream, les fans effectuent des captures-écran qu’ils partagent ensuite en ligne. Il peut s’agir de saisir un gros plan, une attitude, une expression. Mais ces vidéos, qui montrent fréquemment le public[31], permettent aussi aux fan, a posteriori, de se voir dans la foule, et de capturer l’image pour la partager. Les fans se préviennent d’ailleurs entre elles·eux lorsqu’elle·il·s se reconnaissent mutuellement sur les images diffusées. Ces images, qui attestent de leur présence, de leur qualité de fan, sont ensuite fréquemment utilisées comme photos de profil.

Au-delà de ces stratégies de visibilité et d’assertion du statut de fan, on observe de nombreuses pratiques de collection des images de live, que les fans enregistrent, compilent et partagent. Découpées, « redocumentarisées » (Salaün, 2012) pour être publiées en ligne, ces images intègrent des montages vidéo sur YouTube, ou des créations de type fan art où elles se mêlent à d’autres images du groupe. Elles sont également reprises par d’autres fans qui les utilisent dans leurs propres créations, en demandant ou non à leurs auteur·e·s le droit de les utiliser. Plus largement, on observe des pratiques d’appropriation de ces images, qui sont citées soit par la voie du « repost », qui identifie automatiquement sur Instagram le compte d’origine, soit par le tagging de l’auteur·e sous ou sur l’image. Pour d’autres fans, exposant ou explicitant des pratiques de thésaurisation, elles sont enregistrées et compilées, parfois sur un compte Instagram dédié aux photographies du groupes.

4.2.3. L’extension de l’événement

Ces pratiques de compilation permettent des publications régulières d’images de concerts passés. En effet, le rythme des publications entourant les événements live dépasse le contexte de l’événement lui-même. Au-delà des images et discussions dans les phases de promotion, lors du concert et des réactions publiées juste après et dans les jours qui suivent, l’événement revient périodiquement dans les publications du groupe et des fans.

Les lives mis en ligne sont téléchargés par beaucoup sous format vidéo. Mais il existe un nombre important de photographies prises pendant le concert par les fans, chacune sous un point de vue spécifique, qui constituent autant de documents uniques de l’événement et permettent à chaque fan photographe de se démarquer. Ces photographies ne sont pas toutes partagées immédiatement, mais de manière progressive par une partie des fans les plus prolifiques. Cet étalement résulte en partie du travail de tri et de postproduction, qui implique de passer du temps à sélectionner et retravailler les images (recadrage, luminosité, couleurs). Cette gestion des publications leur permet aussi d’augmenter leur visibilité par une activité régulière leur permettant d’être connu·e et reconnu·e au sein de la communauté de fans et, par ricochet, par les membres du groupe.

Pour celles et ceux qui voient ces images, cet étalement concourt à l’extension de l’événement, dont le souvenir, les émotions et la nostalgie sont régulièrement ravivés. Sous une photographie de fan partagée deux semaines après le concert de Pierre Mauroy sur le compte Instagram de Nicola Sirkis, des fans commentent : « Sans ces photos sublimes et les vidéos du concert, on ne pourrait pas tenir » ; « Ils faut arrêter de nous montrer des photos de concert, on va tous pleurer ».

Les images de concert sont également publiées aux dates anniversaires. Instagram encourage la publication de « souvenirs » en storie, en proposant aux usagers des montages ou une sélection d’images publiées les années précédentes aux mêmes dates. À l’instar de Facebook, cette plateforme se pose ainsi comme actrice de la vie de l’usager·e, dont la biographie pourra intégrer ses activités en ligne. Si ces remémorations forcées jalonnent les pratiques et trajectoires individuelles, d’autres « souvenirs », également de l’ordre de la commémoration, rythment les publications officielles du groupe. Qualifiés d’« indostory », ils sont partagés dans des stories Instagram et dans des tweets. Ils célèbrent, à leurs dates anniversaires, la sortie d’un album, d’un single, d’un clip, d’un DVD, d’un coffret, d’un vinyle, d’une réédition, une date d’une tournée, ou encore une récompense obtenue. Ces publications génèrent une production importante de commentaires, de citations, de retweets. Par leurs pratiques de commémoration, les fans reproduisent donc également les modes de communication du groupe. L’objectif n’est pas uniquement commémoratif, mais, au-delà du gain en visibilité, elles leur permettent de construire et communiquer leur propre histoire de fan en témoignant régulièrement des différents événements live auxquels il·elle·s ont assisté et de se rappeler des personnes qui étaient présentes avec elles·eux. Plus généralement, ce rappel régulier des différentes performances live participe à la visibilité du groupe sur les réseaux sociaux et à la construction de son histoire dans la mémoire des fans, que seule une partie a suivies depuis ses débuts.

5. Conclusion

À partir du cas de deux concerts du groupe Indochine, la double focalisation sur l’expérience et la documentation de l’événement permet de rendre compte des usages des plateformes autour de la musique live. Nous avons pu voir que l’expérience du live sur les plateformes par les fans est abondamment commentée et documentée. Les commentaires témoignent de l’importance de voir le groupe dans le cadre d’une performance unique, permettent des échanges sur l’appréciation de cette performance et des partages, souvent imagés, autour de l’expérience que constitue le concert. Les lives sont documentés sur une période qui va de sa préparation — pour le groupe et les fans — à sa remémoration aux dates anniversaires. Ces images génèrent à la fois impatience et nostalgie. Cette documentation, via la photographie et la vidéo, révèle à la fois des pratiques de collection, mais également des stratégies de visibilité, notamment chez les photographes amateur·ice·s. Ces images ont donc une valeur sentimentale et mémorielle, mais aussi une valeur sociale dans la mesure où elles peuvent être sources de reconnaissance pour leurs auteur·ice·s.

Suite à ces deux événements, un concert privé a permis en septembre 2020 à quelques fans d’assister — masqué·e·s — à un concert diffusé à nouveau en livestream sur la chaîne YouTube du groupe. Le livestream est une pratique qui semble pour Indochine s’inscrire sur la durée dans le contexte de crise sanitaire du Covid-19. Elle apparaît comme un moyen de garder contact avec un public en forte demande, mais aussi comme un palliatif dans l’attente d’un retour à des expériences « normales » de concert. En effet, cette étude de cas a permis également de confronter les points de vue sur le statut du live médiatisé par rapport au live vécu. Pour la plupart des fans, un concert sans public, visionné à distance, même s’il est apprécié pour la performance et parce qu’il permet de voir le groupe, n’est en aucun cas substituable à l’expérience à la fois sociale et intime du live, où l’immersion dans la foule, les stimulations sensorielles, l’échange entre le groupe et le public, constituent un moment intense en termes de sensations et d’émotions.