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Publié dans la collection « Religio » des Presses Universitaires de Louvain, l’ouvrage Le nouvel esprit du management, comme les autres volumes de cette collection, ouvre un dialogue interdisciplinaire entre sciences théologiques et sciences sociales sur une question, la spiritualité au travail dans le cas du présent volume, qui a un impact important au sein des entreprises du monde entier.

Dirigé par trois membres de l’Université catholique de Louvain, Louis-Léon Christians, Sophie Izoard-Allaux et Walter Lesch, l’ouvrage est publié à l’issue d’un séminaire pluriannuel qui a regroupé des collaborateurs de champs disciplinaires différents, travaillant sur une thématique complexe, à savoir les liens entre les différentes formes de management et la spiritualité, ainsi que la corrélation entre religion et comportement au travail. Partant du constat que le monde économique, et en particulier celui de l’entreprise, est influencé par la montée en puissance du religieux, dans un contexte d’où il avait été éliminé par l’histoire, la première section regroupe des analyses selon l’approche des sciences sociales.

À travers un regard anthropologique, Lionel Obadia (p.19-33) souligne la tendance des quinze dernières années à transposer les modèles du monde religieux au monde économique, en distinguant le religieux « officiel », celui des traditions historiques, et la « spiritualité », en tant qu’alternative au religieux officiel, qui se manifeste sous des formes atténuées, comme sagesse, méditation, gestion du stress, mais offrant quand même des ressources symboliques et pratiques qui sont censées avoir un impact sur la productivité en entreprise. C’est pour cette raison que les gestionnaires se posent de plus en plus comme des guides spirituels, voire comme gourou ciblant le bien-être des travailleurs. Les pratiques spirituelles sont présentées comme des outils pour combler un vide existentiel et pour améliorer les performances créatives, même dans des organisations qui se veulent laïques, comme le montre Pierre Noël (p.51-84), car les entreprises acceptent plus volontiers le caractère fonctionnaliste du spirituel plutôt que le caractère ontologique du religieux, trop normatif et dogmatique. Les débats concernant le spirituel en entreprise montrent leurs effets aussi sur le droit qui régit les organisations et la relation de travail.

Dressant un inventaire de la littérature juridique sur ce sujet, Louis-Léon Christians (p.35-49) envisage deux mouvements du droit : le premier qui vise à protéger les droits fondamentaux des salariés et à obliger l’employeur dans les entreprises « traditionnelles » de prendre au sérieux les demandes individuelles des employés concernant la liberté de religion et de conviction, et le deuxième, moins documenté, qui s’occupe des contentieux au sein des entreprises de « tendance » qui introduisent de nouvelles techniques de leadership et des pratiques du bien-être, telles que la méditation, le yoga, le coaching spirituel. Une fois saisie par la gestion, la spiritualité semble donc devoir être interrogée surtout au regard des droits des salariés. La gestion humaine proposée (le « management humain ») par Laurent Taskin (p.85-95) offre alors une réponse humaniste non seulement au management fonctionnaliste tant critiqué, qui a caractérisé les entreprises jusqu’aux années 2000 (où le salarié était considéré une ressource économique), mais envisage aussi une alternative aux techniques de management s’inspirant des spiritualités « alternatives » du bouddhisme ou de l’hindouisme et, plus généralement de la méditation. La gestion humaine établit un lien entre l’activité et la personne humaine, en opposition à la personne-ressource. Dans ce modèle, le travail est conçu selon trois dimensions : subjective, dans la mesure où tout travail est une expérience de vie pour chaque individu ; objective, dans le sens que tout travail aboutit à la production de quelque chose de valeur ; enfin, une dimension collective, car il s’agit d’une activité qui se valorise dans la solidarité. Les trois dimensions s’avèrent indissociables et jettent les bases d’un management qui reste une activité morale et qui réhabilite le travail et le travailleur comme objets centraux de la gestion de l’entreprise.

Jacques van Rijckevorsel (p.97-100) ajoute la capacité de donner du sens à ce qu’on fait parmi les compétences d’un bon entrepreneur. À côté du QI (quotient intellectuel), que nous tous connaissons et qui est généralement développé à l’école, et du QE (quotient émotionnel), qui indique la capacité empathique de l’individu et qui est une forme d’intelligence qui ne s’enseigne pas, mais qui se développe avec le vécu, il y a une troisième forme d’intelligence, le QS (le quotient spirituel), où le mot « spirituel » n’a rien à voir avec la croyance ou la foi, mais plutôt avec la capacité de valoriser ce qu’on fait et la manière dont on le fait. Pour cet ancien cadre dirigeant qui livre des suggestions concrètes issues du terrain, c’est l’éthique de l’entrepreneur qui compte, c’est elle qui « est au cœur du succès durable de l’entreprise » (p.100). Et l’éthique renvoie à la conscience, à la fierté d’accomplir une tâche tout en respectant les ressources et les gens qui travaillent.

L’accueil de la spiritualité dans les organisations laïques offre un nouvel objet de réflexion au théologien qui se questionne sur les raisons qui motivent l’ouverture à la spiritualité et aux modalités de son intégration au sein des institutions. Ces questionnements, abordés selon une approche théologique, font l’objet des contributions de la deuxième partie de l’ouvrage et témoignent que la réflexion théologique ne se contente pas de rester enfermée dans les milieux universitaires, mais qu’elle s’ancre dans le monde pour revisiter ses démarches et ses finalités. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la vie spirituelle n’est pas seulement un phénomène individuel, privé, ou qui ne se développerait que dans les relations de proximité. Comme le souligne Guy Jobin dans son article qui relate son observation dans le domaine des institutions sanitaires (p.103-123), l’expérience spirituelle a aussi une dimension sociale, car elle se situe dans un contexte politique et économique qui, au moins en partie, la détermine. Face à l’ouverture inattendue des milieux séculiers à la question spirituelle, le regard théologique hésite donc entre une posture d’observation, pour en dégager une critique mesurée, et une résolution d’action concrète, dans le but d’accompagner ce phénomène. Parfois, en effet, la prolifération de projets mêlant spiritualité et développement personnel en entreprise crée des relations morbides entre spiritualité et performance attendue.

Ce sont des dérives étudiées par Sophie Izoard-Allaux (p.125-149), qui offre une interprétation de ces phénomènes selon une dimension philosophique, faisant appel à Saint Augustin et aux principes de l’éthique de la réciprocité et de la sollicitude de Paul Ricœur. Une différente interprétation du monde et des phénomènes liés à la recherche de spiritualité au travail — telle qu’elle est offerte par les études regroupées dans cette deuxième partie — demande la création d’un nouveau langage. Comme le souligne Johan Verstraeten (p.151-167), dans le domaine d’entreprise, le discours managérial est l’exemple d’un appauvrissement du langage, qui mène à une interprétation réductrice, sinon à une véritable manipulation de la réalité, jusqu’à réduire l’action humaine à des actes de production. Dans le but d’avoir un leadership à la fois professionnel et humain, Verstraeten propose d’enrichir le langage managérial (économique, fait de chiffres, ceux de l’homo faber) avec le langage des métaphores et des récits (le langage de l’art, des émotions), indispensable pour pouvoir décrire les expériences de la vie intérieure, qui font elles-mêmes partie de la vie humaine au travail. L’interaction des deux langages s’offre comme remède contre les effets négatifs d’une économie mondialisée, transforme le savoir en sagesse, introduit une spiritualité au travail définie par Walter Lesch (p.169-184) comme une ouverture à l’altérité et un renoncement « à la maîtrise totale de son existence qui ne dépend pas uniquement des performances brillantes et des chiffres d’affaires » (p.171). L’importance de la communication avec l’autre, du dialogue « inter » (entre cultures, entre religions) est mise en relief dans la troisième partie du volume, qui propose des approches des traditions religieuses et spirituelles toutes confondues.

En particulier, Michel Dion (p.187-217) remarque que la compétence interculturelle, recherchée chez les dirigeants depuis les années 1990, est intégrée aujourd’hui avec la capacité d’entamer un dialogue interreligieux, dans lequel le « moi » se construit en ébranlant les certitudes et en s’enrichissant dans l’échange avec l’autre. Les articles de cette dernière section sont l’exemple concret de ce dialogue entre cultures et religions. La spiritualité juive, le management islamique, l’exercice de la pleine conscience bouddhiste en entreprise et la spiritualité écologique évoquée par l’encyclique Laudato si’ du Pape François sont autant de suggestions pour réaliser une gestion qui se veut un « art de diriger l’organisation et de prendre des décisions nécessaires à la réalisation de ses objectifs » (p.236), dans une culture de la diversité qui puisse faciliter le vivre ensemble, sans revendications crispées, souvent à l’origine de tensions voire de blocages au sein des entreprises. Les chapitres de cette dernière partie relatent donc de véritables exemples virtuoses de management interculturel et invitent à envisager un nouvel esprit du management.

Destiné à un public curieux et ouvert à la pluridisciplinarité, l’ouvrage a son principal point fort dans la richesse des approches présentées pour développer la problématique annoncée dans le titre. Le mot-clé qui pourrait caractériser ce volume collectif est « équilibre » : équilibre des contributions dans les trois parties, équilibre des religions présentées, équilibre des champs disciplinaires sollicités, équilibre entre spirituel et religieux, et entre théorie et pratique, dans le but d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la gestion d’entreprise au nom d’une gestion humaniste. Cet ouvrage est un exemple concret de ce qui signifie le préfixe « inter » dans des expressions telles que « interculturel » ou « interreligieux » : comme dans tout échange « inter », après un échange de perspectives, de visions, d’approches, nous sortons changés, nos horizons s’ouvrent, s’enrichissent, nos regards s’aiguisent. En arrière-fond, ce volume invite à réfléchir à l’impact social de la théologie. En effet, cette publication a le mérite, entre autres, de montrer que la théologie peut dialoguer avec plusieurs disciplines qui n’ont pas souvent l’occasion d’échanger. Toutes les contributions, stimulantes, ouvertes, convergent vers une conclusion : seule la connaissance mutuelle peut engendrer une forme équilibrée de reconnaissance et ouvrir de nouvelles perspectives.