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Introduction

La publicité est un formidable miroir des évolutions, tendances, envies et besoins de nos contemporains, en même temps qu’elle contribue à les stimuler, sinon à les créer. Cela explique que, depuis plusieurs décennies, la publicité est étudiée non seulement du point de vue du marketing, du graphisme, de la communication visuelle et médiatique, mais aussi en s’appuyant sur d’autres sciences humaines a priori éloignées de cet objet d’étude : la sociologie (étude du fonctionnement social dans sa globalité), la sémiologie (la nature des signes visuels et verbaux qui la composent), l’histoire de l’art et la littérature ; à ces matières il peut être rajouté la théologie, ce qui peut paraître au premier regard surprenant et déplacé[1], mais qui s’explique aisément : à partir du moment où la publicité puise dans le fond culturel de la civilisation, il est normal que les images, symboles, écrits, paroles empruntées à ce réservoir symbolique ancien soient pétries de références religieuses, et plus spécifiquement chrétiennes. À cette première constatation s’en ajoute une seconde qui, si elle est moins pertinente pour la France en raison du contexte de stricte laïcité qui la caractérise[2], vaut pour les autres pays européens (mais aussi nord- et sud-américains, océaniques[3]) dans lesquels les relations entre Église et État, entre christianisme et société multiculturelle, sont plus souples, moins tendues, moins sujettes à polémiques, suspicions et interdits.

L’ambition de cet article est en effet d’étudier l’emprunt des références chrétiennes utilisées (consciemment ou non, nous le verrons) par les publicitaires, leurs réceptions, leurs effets, leurs évolutions.

La méthodologie employée ne sera pas sociologique (faute de pouvoir bénéficier d’enquêtes précises et actuelles sur ce sujet), mais sémiologique, en s’inspirant de la sémiologie barthésienne, fort bien réactualisée et appliquée aux messages visuels par Martine Joly (1993). Quelques éléments historiques, littéraires et anthropologiques viendront compléter cette méthode, selon une méthodologie explicitée ailleurs (Cottin, 2018).

L’implication déjà ancienne de l’auteur de cet article avec cette problématique — y compris dans ses aspects plus polémiques (refus d’autorisation de publication de certaines publicités, plagiat, sollicitations médiatiques, intervention indirecte dans un procès, comme nous le lirons par la suite) — fait que le ton adopté sera plus personnel, voire autobiographique. Cela permettra de proposer un regard synthétique — qui devrait idéalement pouvoir être affiné sociologiquement — sur l’évolution de cette thématique, depuis le pic de références chrétiennes (dans les années qui ont précédé le changement de millénaire), jusqu’à aujourd’hui.

1. Retour sur une publication et ses effets

Cette présentation partira d’une expérience personnelle déjà ancienne : en 1997, je publiai un petit ouvrage sans prétention, mais abondamment illustré, Dieu et la pub ! qui connût une destinée assez exceptionnelle dans les médias (presse et télévision), en tout cas en France, Suisse et Italie (Cottin et Walbaum, 1997). C’était, à ma connaissance, le premier ouvrage publié en français sur cette question[4].

J’ai été aidé en cela par un ami suisse (Rémi Walbaum qui a cosigné l’ouvrage avec moi), lequel dirigeait à l’époque une entreprise de communication, et qui m’avait sollicité pour me demander si le slogan « Toi, suis-moi » avait une origine biblique. Il ne savait plus très bien. Après lui avoir répondu qu’il s’agit d’un appel de Jésus à ses disciples (Jean 21,22 ; Matthieu 8,22 ; 9,9), je lui ai posé la question de cette demande. Sa réponse a été qu’il cherchait avec des graphistes un slogan marquant pour une marque de jeans, et que personne n’arrivait à se mettre d’accord. Il a soudain proposé « Toi, suis-moi » et cette injonction a fait l’unanimité. J’avais ainsi la preuve directe : 1) qu’il existe un inconscient biblique qui sommeille socialement en nous ; 2) et qu’il continue à posséder une force unificatrice. C’était en tout cas le cas à la fin du XXe siècle en Suisse romande, un pays certes sécularisé, mais encore très marqué par des racines religieuses chrétiennes ou protestantes. Pour la France des années 2020 (et même celle des années 1990) la question se présente évidemment autrement.

Je n’étais bien sûr pas le premier à m’intéresser à la publicité comme langage symbolique. En France, en particulier sous l’influence de la sémiotique qui a investi autant la langue que les images, la publicité a été largement étudiée (Cornu, 1992 ; Joly, 2000), y compris par rapport aux formes archétypales qu’elle véhicule (Sauvageot, 1987). Mais très peu, sinon pas du tout d’un point de vue du religieux. J’ai pourtant trouvé des réflexions chez l’écrivain et sémiologue Roland Barthes, l’un des premiers à avoir analysé sémiotiquement des publicités. Cette intuition de Barthes m’a beaucoup aidé dans mes recherches : « Il y aurait à se demander ce qui reste des grands symboles chrétiens comme la croix, dans une société technicienne comme la nôtre. Est-ce que ces grands symboles ont disparu ; est-ce qu’ils se sont cachés ? […] Même dans l’ordre prosaïque de la publicité, il y aurait à rechercher l’organisation de cette très ancienne symbolique » (Barthes, 1985, p.255). D’ailleurs, j’ai aussi retrouvé une citation encore plus ancienne du philosophe Jean-Paul Sartre, qui disait à peu près la même chose en 1965, mais à propos du cinéma : « Même un mouvement qui se pose comme non chrétien [il parle de la gauche politique] a besoin de l’approfondissement de la doctrine chrétienne comme mythe. Le problème du rapport avec notre tradition ne peut être effacé. » (Sartre, dans Nardini, 1991, p.228)

Un autre gros vecteur de cette symbolique biblique et chrétienne est le cinéma (ainsi que les affiches des films), et plus récemment les séries TV. Ainsi le succès sur la chaine franco-allemande Arte du feuilleton Ainsi soit-il, dont la couverture médiatique joue avec des symboles religieux à la fois chrétiens et décalés (image ici), et plus récemment, la série, sur la chaine TV Arte Au nom du Père, qui réactive le rôle du christianisme (en l’occurrence le luthéranisme danois) autant dans l’espace privé que public. Je laisse toutefois ces domaines de côté – ainsi d’ailleurs que les spots publicitaires –, pour me concentrer sur les seules affiches et images publicitaires, qui se trouvent dans la rue, dans les gares, les haltes de bus, mais aussi dans nos journaux et magazines.

2. Douze thématiques

J’ai identifié 12 thèmes chrétiens[5] qui reviennent fréquemment dans la publicité. Dans le cadre de cette présentation, je n’ai pas la possibilité de donner des exemples ni de détailler ces thématiques, aussi me contenterai-je de les énumérer :

a) La Création : Genèse 1 à 3

Les 7 jours de la création, ou Adam et Eve et la tentation. Les deux récits de la création (Genèse 1 et Genèse 2-3)[6], racontés dans les trois premiers chapitres de la Genèse ; mais aussi la création d’Adam, peint par Michel-Ange sur le plafond de la chapelle Sixtine, et repris sous de multiples formes dans la publicité.

b) Les cieux comme métaphore de Dieu

Le ciel atmosphérique, comme le lieu où se cache et se révèle un Dieu invisible, omniprésent et tout puissant. Des rayons lumineux qui traversent des cieux immenses et nuageux.

c) Moïse, les 10 Commandements

La figure de Moïse, les Tables de la Loi et les 10 Commandements (Exode 20,2-17 ; Deutéronome 5,6-21), comme gages de l’exigence éthique dans le monde du commerce et des entreprises.

d) Paroles bibliques, souvent reprises comme paroles liturgiques

Quelques figures « populaires » (Noé, Moïse, les apôtres, Marie) ; des paroles fortes de la Bible et des Évangiles, souvent reprises dans la liturgie chrétienne, et dont nous pouvons nous souvenir : « Alléluia », « Amen », « Paix sur la terre… », « Bienheureux », « Heureux » ; des phrases du Notre Père, la prière de Jésus (Matthieu 6,9-13 ; Luc 11,2-4) et de l’ensemble de la communauté chrétienne (notre pain quotidien… ».

e) Faute, culpabilité, pardon

La question du mal, de la faute (le « péché ») mais aussi de la libération de la culpabilité par le pardon de Dieu. Cette problématique qui est au cœur de la théologie chrétienne se retrouve aussi, sous une forme ludique et dévoyée, dans certaines publicités.

f) Le Christ : son visage, ses actes (rare)

Bien que de manière très discrète, la figure de Jésus se retrouve dans certaines publicités ; soit le Jésus bébé, qui naît dans une crèche, soit le Jésus adulte, tel que nous avons été habitués à le voir dans l’iconographie chrétienne : un homme d’environ 30 ans, les traits réguliers, les cheveux longs et bruns, avec une barbe fine[7].

g) La croix (vide, ou avec crucifié) ; le crucifix.

La croix comme signe multiple et polysémique : à la fois signe géométrique, symbole du christianisme, élément décoratif ou architectural, référent historique qui se réfère à la mort de Jésus, signe religieux que l’on porte, bijou, etc.

h) Gestes, rites et sacrements (geste de la prière, pain, vin, eau, bénédiction)

Certains gestes forts qui évoquent la méditation, la prière, le calme, l’attitude « zen » : mains jointes, position du lotus, mains ouvertes qui bénissent. Mais aussi, des gestes qui font référence aux sacrements chrétiens, et parmi eux, les plus populaires : baptême, mariage, communion (eucharistie).

i) Marie, mère avec enfant (parfois, nativité, Noël)

L’image de Marie et de l’Enfant Jésus peut aussi être comprise comme une simple représentation de la relation mère-enfant, de la maternité. D’où sa permanence et son succès : elle est comprise par tous. La symbolique chrétienne est bien présente, mais elle ne s’impose pas.

j) La vie après la mort, l’au-delà ; une vie nouvelle

La publicité ne délivre que des messages positifs. Cela tombe bien, car l’idée chrétienne d’une vie nouvelle après la mort est une puissante source d’espérance et de consolation.

k) Anges, diables et démons

Nous trouvons maintenant des anges et démons partout : personnages ailés, putti, comme figures du messager, du merveilleux, ou au contraire diables comme figures du tentateur, du séducteur. Le bien et le mal ; le paradis et l’enfer, la tentation bonne ou mauvaise. Cet imaginaire préchrétien, repris dans certains passages de la Bible, et mis en scène à l’époque médiévale, retrouve une nouvelle vie dans le monde de la publicité.

l) Les saints, les objets de sainteté et de dévotion ; les auréoles ; les apparitions.

De nombreuses figures de Saints et Saintes se sont rajoutées aux figures bibliques, dans le catholicisme essentiellement. Le protestantisme n’a guère que la figure du réformateur Martin Luther dont la publicité a pu s’emparer (dans les pays germaniques essentiellement).

3. L’art, vecteur du religieux

Ce religieux est très souvent médiatisé par des œuvres d’art du patrimoine chrétien, comme l’a montré Danièle Schneider dans une thèse soutenue à l’université de Lausanne (1997). Cela comporte un double avantage :

  • La symbolique fonctionne à deux niveaux : culturel et spirituel, artistique et religieux. Elle glisse facilement d’un niveau à l’autre, mais elle peut aussi en rester au premier ;

  • La force du message visuel : les tableaux des maîtres anciens s’imposent par leur force figurative. Les reprendre permet de transformer la publicité en quasi-œuvre d’art.

Parmi ces œuvres d’art, deux sont omniprésentes, jusqu’à parfois friser l’intoxication :

  • La Cène (1495-97) de Léonard de Vinci, à Milan ;

  • La création de l’homme (1508-1512) de Michel-Ange à la chapelle Sixtine (Vatican).

Nous en verrons deux exemples quand j’aborderai la question des conflits et polémiques.

Mais nous en trouvons d’autres : des reprises de tableaux de Madones, la Pietà ou le David de Michel-Ange, Adam et Ève au paradis, sous l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

La reprise publicitaire de ces deux motifs artistiques, La création de l’homme de Michel-Ange et La Cène (en fait, l’annonce de sa trahison par Juda) de Léonard de Vinci, nous permet de remonter aux racines bibliques de ces figures et récits. Mais le spectateur en reste souvent au seul niveau iconographique. Ces références sont alors doublement décontextualisées : d’un point de vue de l’histoire de l’art, et d’un point de vue des récits bibliques. Elles deviennent, comme l’a montré Jean Baudrillard, des signes interchangeables (Baudrillard, 1972), des clichés, signifiant pêle-mêle : la culture occidentale, les arts, le génie humain, l’italianité ou la Renaissance.

Ces images et symboles hérités de l’art chrétien possèdent toutefois en eux-mêmes une force symbolique à laquelle il est difficile d’échapper (Kemp, 2012 ; Saint-Martin, 2006). Elles agissent sur notre mémoire et sur notre imaginaire, parfois de manière inconsciente.

4. Différents niveaux de symbolisme

L’image a un pouvoir de symbolisation multiple, plus encore quand elle est esthétiquement belle et sémiotiquement construite. Quand une dimension spirituelle s’ajoute à la qualité intrinsèque de l’image, son pouvoir symbolique s’en trouve démultiplié.

La symbolique religieuse dans la publicité peut s’exprimer de différentes manières. Je simplifie en résumant les trois principales :

  • Le verbal : une expression religieuse littérale, ou transformée (verset biblique, expression liturgique, prière) ;

  • Le visuel : ce peut être une image immédiatement identifiée comme étant chrétienne : une croix, Jésus, Moïse, un moine, un religieux ou une religieuse, une église, une abbaye, etc. Les références chrétiennes de l’image sont immédiatement identifiées ;

  • Le signe (la métaphore) : l’objet signifie autre chose que ce qu’il montre. Un détail banal mis en scène nous fait glisser d’un sens commun à un sens religieux : un cercle devient une auréole, une pizza ou un médicament une hostie, un verre d’eau une coupe de communion, une table un autel, la croisée d’une fenêtre une croix, etc.

A. Double sens, ou sens multiple

Les publicités — comme toute image d’ailleurs — multiplient les sens possibles qui se renforcent, même si c’est au prix d’incohérences sémantiques. Nous passons alors d’un niveau de sens à un autre par un jeu de correspondances, de rapprochement ou d’oppositions.

Angel, Thierry Mugler : l’image multiplie les lectures symboliques, qui ne sont pas toutes religieuses d’ailleurs. J’en ai trouvé au moins cinq :

  • La femme, figure de l’ange (le tissu bleu étoilé peut faire penser à des ailes) ;

  • La femme, figure de Marie (le tissu bleu étoilé peut faire penser au manteau marial) ;

  • La femme, figure christique (une étoile au creux de sa main fait penser à une plaie, un stigmate) ;

  • La femme, figure de l’Europe (le tissu bleu étoilé fait penser au drapeau européen) ;

  • La femme, figure de Marlene Dietrich (possible allusion à l’actrice et au film Der blaue Engel de Joseph von Sternberg).

Tous ces symbolismes possibles renforcent le pouvoir de la publicité et empêchent en même temps une lecture unique, idéologique, de l’image. Nous sommes dans « le symbole [qui] donne à penser » (Ricœur, 1959) (et ensuite : « qui incite à acheter »).

B. Cohérent versus détourné

La symbolique chrétienne présente dans la publicité peut être en cohérence avec l’objet de la publicité (c’est rare) ou en décalage. Dans ce cas-là, est détournée, décontextualisée. Cela fait partie d’un jeu, le jeu publicitaire (mais c’est aussi du jeu de la création artistique, qui n’opère pas autrement).

Utilisation cohérente :

  • Brot für die Welt, « Pain pour le Monde » (association chrétienne œcuménique et caritative) : ici la croix est formée par des couverts (fourchette, cuillère, couteau, baguettes de riz) qui forment une croix. Cette publicité est cohérente avec le but de l’affiche, dans la mesure où elle incite à la solidarité avec les plus démunis, ceux qui ont faim (« J’avais faim, et vous m’avez donné à manger » a dit Jésus en s’identifiant aux affamés)(Matthieu 25,35). Mais le symbolisme christique ne s’impose pas. Il est tellement discret qu’il échappe à de nombreux spectateurs, d’autant plus que le slogan n’a rien de religieux.

  • Croix rouge : publicité pour le don du sang, avec le slogan « Mon sang… pour toi ». Là aussi, nous avons un double message : 1) humanitaire : donner son sang pour sauver des vies ; 2) christique : le Christ a donné son sang pour nous (Marc 14, 22-24 ; 1 Corinthiens 11, 23-25). Toutefois le message christique ne s’impose pas. Cette publicité est en cohérence avec l’origine religieuse et humanitaire de la Croix rouge, créée par Henri Dunant, un protestant de Genève, mais le slogan est reformulé dans un sens humaniste, non chrétien.

Utilisation détournée :

Il n’y a aucun rapport entre l’image et le mot religieux et la situation dans laquelle ils apparaissent. Ils ne sont là que pour retenir l’attention, donner une épaisseur à l’objet de la publicité

  • Couleur 3 : la Bible des festivals (publicité pour un concert rock pour des jeunes en Suisse romande) : le mot Bible et le visage de Jésus ne sont là que pour attirer l’attention sur un événement important. Cette symbolique ne peut fonctionner que si nous sommes dans une région encore culturellement marquée par le christianisme.

  • « Rendez aux piétons ce qui appartient aux piétons ». C’est une reprise de la parole de Jésus « Rendez à César ce qui est à César (et à Dieu ce qui est à Dieu) »(Luc 20,25 ; Marc 12,17 ; Matthieu 22,21) pour une campagne de la prévention routière contre les voitures qui se garent sur les trottoirs.

C. Narratif et imaginatif

Il s’agit de développer chez le spectateur son imaginaire à partir d’éléments d’un récit qu’il doit ensuite construire ou compléter. L’imagination, la créativité du spectateur sont sollicitées :

  • Pharmadies : Cette publicité mélange les mots « Paradis » et « Pharmacie » et nous invite à reconstituer le récit de la première rencontre entre Ève et Adam au paradis le 8e jour de la création, le jour où Dieu se repose (Genèse 1) ;

  • Le Christ choisit un logo : il s’agit d’une mise en scène sous forme de petite parabole actualisée. Le Christ revient dans le monde d’aujourd’hui et fait appel à une agence publicitaire pour qu’elle lui propose un logo qui corresponde à son message. C’est une publicité qui met en scène l’humour : les publicitaires proposent à Jésus une croix, mais il préfère, comme logo pour symboliser son message et sa personne, un triple cercle.

5. Différentes inculturations

Une caractéristique frappante est que les publicités religieuses sont fortement inculturées dans la culture majoritaire du pays, de la région, du groupe de population, des lecteurs, auxquels elles s’adressent. L’inculturation, c’est une adaptation d’un message universel à des contextes particuliers. Cette inculturation peut être religieuse, mais aussi historique ou événementielle (souvent sportive).

En ce qui concerne l’inculturation religieuse, il s’agit de s’adapter aux symboles, paroles, pratiques, rites et images de la religion majoritaire du public auquel s’adressent ces images.

Je distingue quatre types d’inculturation, avec les symboliques religieuses qui leur sont liées :

A. Selon la religion majoritaire du pays/de la région : catholicisme versus protestantisme

  • Catholicisme : une publicité montre un chapelet, avec une médaille de saint Christophe (publicité pour des pneus de voiture)[8] ; une autre avec l’image de la Vierge (publicité pour de l’huile d’olive). Ces publicités ne fonctionneraient pas dans un pays ou une région à majorité protestante ;

  • Protestantisme : le poids de l’Écriture (la Bible) se fait sentir, discrètement ou de manière plus explicite. Parfois quand la Bible est citée, elle l’est avec les références bibliques complètes (livre, chapitre, verset) : nous sommes en Suisse, où des publicités révèlent à la fois la précision suisse, et une culture protestante (donc biblique) ;

  • Une voiture Audi accompagnée du slogan : « Es kommt ein Schiff gefahren ». Il faut connaître le cantique allemand de l’avent « Es kommt ein Schiff, geladen » (« Un navire arrive chargé »)[9] pour comprendre l’allusion. Cette publicité ne peut être comprise que dans une région où il y a encore une pratique religieuse protestante vivante, voire piétiste ;

  • En Europe, les allusions au Christ sont discrètes, souvent allusives ou métaphoriques. Ce n’est pas forcément le cas en Amérique, où des publicités peuvent montrer explicitement le visage du Christ. Il est représenté en play-boy mangeant une glace dans une publicité américaine, ou en tant que crucifié souriant et décontracté dans une publicité brésilienne.

B. Selon le niveau culturel du destinataire : savant versus populaire

  • Les images publicitaires s’adaptent à la culture (réelle ou supposée) des spectateurs auxquels elles sont censées s’adapter. Pour un public cultivé :

  • Une publicité parue dans le journal Le Monde du 12 mai 1993[10] fait sans doute allusion au tableau de C. D. Friedrich : Moine au bord de la mer [11].

  • Un chameau passe par le trou d’une aiguille, et sur l’animal sont indiqués des cours boursiers. Il s’agit d’un journal de l’Allemagne du Nord pour entrepreneurs et personnes cultivées (il est question de « Philosophie d’entreprise », Unternehmungsphilosophie) : le dessin suppose que nous connaissons le récit de la rencontre de Jésus et du jeune homme riche (Matthieu 19, 16-26), et surtout la réponse de Jésus : « Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (verset 24).

  • À l’inverse, d’autres publicités qui multiplient les références religieuses sont dans la surenchère, le mauvais goût. Elles sont « tarte à la crème ». Ces publicités s’adressent à un public populaire, pas très versé dans les références littéraires et artistiques ; un public qui a besoin de voir et de toucher pour croire, en quête de merveilleux, de paillettes, de miracles[12].

C. Reprise de traditions locales, d’événements politiques, culturels ou sportifs

  • La Bière Calvinu s à Genève : il n’y a qu’à Genève que le réformateur Jean Calvin peut avoir un tel succès. Même en France, patrie de Calvin, cette bière ne pourrait être vendue : Calvin est considéré par le grand public (quand il le connaît) comme une figure autoritaire, source de division. Il n’est pas vu par comme un réformateur humaniste.

  • « Peut-on encore rire avec la religion ? »[13] : il s’agit d’une publicité pour la chaine de radio française privée Europe 1 réputée pour être libre et pour parler de tous les thèmes et problèmes sociétaux. Cette publicité est parue en octobre 2006 après les censures de journaux qui ne voulaient pas — pour cause de menaces — publier les caricatures de Mahomet qui avaient fait scandale au Danemark. Si nous ne connaissons pas ces incidents qui ont précédé cette campagne publicitaire, nous ne comprendrons pas le sens de l’affiche.

D. Liée à une époque (ici : avant 2000)

Des publicités pour le nouveau Rocher Suchard (années 1996-1997) :

  • Elles montrent la mannequin et chanteuse anglaise Naomi Campbell (qui avait posé nue en 1992 pour le journal Playboy). Sur la publicité elle est également nue, mais « transformée », « métaphorisée » en un morceau de chocolat. L’apparition de la diva sexy est accompagnée de slogans chrétiens sur la culpabilité, le péché et le pardon : « Pour pardonner il faut avoir péché » et « C’est une épreuve que le Seigneur nous envoie ». Il faut préciser que ces publicités se trouvaient en format géant dans les rues et carrefours des villes françaises (à des milliers d’exemplaires donc, visibles par tous). Cette série de publicité (il y en avait une troisième du même genre) est typique du climat libertaire qui s’était installé en France dans les années 1990 à 2000. Elles ne pourraient plus être affichées aujourd’hui sur des panneaux géants, car l’utilisation du religieux est ici à la fois trop explicite et trop érotisée.

  • Cette affiche date également d’un point de vue religieux : elle témoigne d’une persistance de la pratique religieuse chrétienne centrée autour de la culpabilité et du pardon. En 2020, peu de passants identifieraient spontanément « le Seigneur », avec le Dieu biblique, et accepteraient un slogan qui reprenne des acclamations de la liturgie chrétienne. De surcroit, la progression à la fois de l’athéisme et de l’islam fait que des slogans aussi ancrés dans la tradition chrétienne et publiés en pleine rue et en grand format ne seraient plus recevables aujourd’hui.

6. Conflits médiatiques

J’ai été moi-même au cœur d’un conflit médiatique, qui a abouti au fait que je doive censurer une image que j’avais retenue pour mon ouvrage Dieu et la pub ! : j’avais demandé à la multinationale allemande Bayer l’autorisation de publier leur publicité pour un médicament contre les champignons aux pieds, parue en affiches géantes dans les villes allemandes en 1996. Elle montrait une femme aux épaules nues et aux cheveux dénoués, s’approchant d’un pied pour le baiser. Cette image était accompagnée du slogan « Liebe deine Füsse » (« Aime tes pieds »). J’y voyais une allusion évidente au récit de Luc 7, 36-48 : une femme baise les pieds de Jésus, lequel répond aux disciples irrités : « elle a montré beaucoup d’amour ». La réponse de la firme de Leverkusen à ma demande d’autorisation de publication de ce visuel fut sans appel : « Nein » (« Non »). J’ai alors réécrit pour demander de m’expliquer la raison de ce refus. J’eus droit à un second « Nein ». Je n’ai donc pas pu imprimer la publicité, sinon en ne gardant qu’un tout petit détail[14].

Un an après, je rencontre un pasteur du Wurtemberg, qui me dit bien connaître un membre du Directoire de la firme Bayer. Je lui raconte mon histoire et il me promet de s’informer auprès de son ami. Quelques jours plus tard, il m’apporte la réponse : au moment de ma demande, Bayer négociait d’importants contrats commerciaux avec des pays arabes, donc musulmans. Il était alors impératif d’adopter la plus stricte neutralité. Par ce refus catégorique, la multinationale de Leverkusen m’a montré qu’elle était consciente de la symbolique biblique à l’origine de cette publicité, mais qu’il ne fallait surtout pas que cela se sache.

Le monde de la publicité a besoin de puiser dans le fond symbolique de nos sociétés, pour donner une valeur ajoutée aux produits ou services qu’il propose et surtout pour attirer l’attention du client potentiel noyé dans un déluge de slogans et d’images, le plus souvent stéréotypées et insignifiantes. Les publicitaires, et surtout ceux pour qui ils travaillent, n’ont guère envie que nous dévoilions leurs emprunts, que nous décodions cette symbolique implicite et cachée.

Deux confits médiatiques importants ont eu lieu en France autour de l’an 2000 à propos de reprises publicitaires de la Cène de Léonard de Vinci. Dans les deux cas, l’Église catholique a attaqué les commanditaires et elle a partiellement gagné. Je résume la situation et les conflits (pour plus de détails, voir Cottin, 2009).

La première publicité contestée a été faite novembre-décembre 1998 pour VW France, et mise sur 10 000 panneaux géants sur tout le territoire français[15]. Elle représente la Cène de Léonard de Vinci réactualisée, accompagnée d’un slogan un peu idiot : « Mes amis, réjouissons-nous, car une nouvelle Golf est née » (la publicité est parue peu avant Noël). Après les contestations de la part de l’Église catholique (qui s’est par là approprié cette peinture et le symbolisme de la Cène), Volkswagen a retiré l’affiche et versé une compensation au Secours catholique. Personnellement, j’ai alors défendu l’idée dans les médias que cette symbolique était — du fait de la célébrité de la représentation — devenue une référence universelle, et que nous pouvions avoir une perception uniquement esthétique et culturelle de cette fameuse peinture murale qui se trouve à Milan. Du reste, dès l’origine de sa création, la façon dont Michel-Ange a représenté ce motif, ainsi que les conditions de son exécution ont fait l’objet de polémiques (Cottin, 2007).

L’autre contestation fut plus complexe, puisqu’elle fit l’objet d’un long procès ; le visuel est aussi beaucoup plus réussi. Il s’agit d’une véritable création artistique, réalisée en février 2005 pour la marque de vêtements de prêt-à-porter Marithé et François Girbaud (vêtements de prêt-à-porter ; voir Elle, 2011). Je ne peux pas raconter toute l’histoire du procès (voir Cottin, 2007), mais après avoir gagné les deux premières fois, l’Église catholique a finalement perdu en 3e instance. Entretemps, une association laïque militante avait lu mon commentaire expliquant que déjà du temps de Léonard de Vinci la fresque était (partiellement) sortie de son contexte biblique et religieux (le commanditaire de la peinture murale était le Duc Sforza, de Milan, non le prieur de l’abbaye) (Cottin, 2006). Il y aurait encore d’autres commentaires à faire sur cette publicité qui est une véritable création artistique, accompagnée de références littéraires[16]. Ainsi, la photographe Brigitte Niedermaier, auteure de la photographie, m’a-t-elle dit qu’elle avait fait attention à ne pas choquer le public : Jésus-femme est vêtue sobrement et elle n’est pas en train d’accomplir le geste eucharistique. D’ailleurs, il n’y a pas de pain, de coupe et de vin sur la table.

7. Dissolution dans une symbolique universelle et consensuelle

Après le tournant des années 2000, et surtout après ces scandales médiatiques liés à l’utilisation du religieux chrétien dans la publicité, un coup d’arrêt à la créativité artistique débridée (et parfois sans doute excessive) a été donné.

La publicité avec allusions religieuses — et a fortiori chrétiennes — est devenue beaucoup plus sage, neutre, favorisant les clichés et les images consensuelles. Il s’agit de produire des publicités pouvant contenter tout le monde, chrétien et non chrétien, athée ou agnostique, croyants d’autres religions, Européens et personnes originaires d’autres continents et régions du globe.

Est-ce la fin d’une symbolique chrétienne, des récits mythiques et des figures bibliques mises en images et détournées, transformées, sorties de leur contexte d’origine pour investir un nouveau contexte ? En tout cas, les archétypes (et certaines figures chrétiennes sont devenues archétypales) ont la vie dure. La publicité produit maintenant surtout des images de bien être, où spiritualité rime avec tranquillité : zen, paix, harmonie, bonheur individuel, comme la personne méditant en position du lotus, posture de yoga évoquant plus le bien être que le religieux, a remplacé le croyant agenouillé et en prière.

Conclusion

Les allusions religieuses dans la publicité suivent l’évolution du religieux lui-même dans les sociétés occidentales, une évolution marquée par le paradoxe suivant : sécularisation grandissante et perte d’influence du christianisme, en voie de devenir minoritaire même là où il était majoritaire d’un côté ; mais de l’autre, attirance pour un climat de religiosité diffus, les religions ancestrales des peuples premiers, les religions et spiritualités orientales, une mystique de la forme, un sacré phénoménologique, anthropologique et philosophique, comme en témoigne le succès des livres anciens toujours réédités, comme Le sacré de Rudolf Otto (2015) ou — sur un plan plus artistique — Du spirituel dans l’art de Wassily Kandinsky (1989).

En ce qui concerne les allusions bibliques et chrétiennes, lesquelles reposent sur une longue tradition, à la fois historique, artistique, iconographique et herméneutique (réinterprétation de thèmes antérieurs), elles se font plus discrètes depuis au moins une décennie. Non seulement à cause de la sécularisation dont nous avons déjà parlé, mais aussi à cause de deux autres phénomènes : le raidissement d’un christianisme (en France, il s’agit du catholicisme romain) de plus en plus identitaire et l’émergence de l’Islam dans le paysage social contemporain, une religion à la fois strictement aniconique (comme le judaïsme) et peu ouverte à une reprise parodique ou ludique des paroles, textes, figures ou images en lien avec les religions.

Il n’en reste pas moins que certaines images ou paroles religieuses résistent à cette disparition, soit parce qu’elles se sont « culturalisées », c’est-à-dire popularisées au point que leurs fondements religieux n’apparaissent plus en tant que tels (motifs picturaux de Léonard de Vinci et Michel-Ange, le père Noël et le sapin de Noël, la mère à l’enfant, les gestes de don, les mots « Alléluia », « Gospel », voire « Dieu », « Esprit », « rites »[17], « religion »[18], diables et diablotins, angelots, etc.) soit parce qu’elles font partie d’un religieux archétypal et universel (coucher ou lever de soleil, flamme, bougie, lumière dans les ténèbres, eau pure et abondante, gestes de bénédiction, d’invocation ou de prière, verticalité, bras, mains et regards tendus vers le ciel, etc.). Vues sous cet aspect, les allusions religieuses dans la publicité ont encore de beaux jours devant elles.