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Introduction

Dans un contexte de développement massif des plateformes de Svod [1], Netflix fait figure de fer de lance. Revendiquant plus de 150 millions d’abonnés dans le monde et disponible en France depuis 2014, elle demeure la plateforme la plus plébiscitée par les Français avec 6,7 millions d’abonnés en 2019. Afin de se démarquer de la concurrence, Netflix adopte dès 2013 une stratégie éditoriale tournée vers la production originale de séries avec l’objectif d’enrichir son catalogue de contenus inédits. Forte de succès d’estime comme House of Cards (2013-2018) et Orange is the New Black (2013-2019), la plateforme décide d’étoffer son offre à destination des publics jeunes et adolescents. Aussi, après Stranger Things (2016 -), la série 13 Reasons Why (13RW ; 2017- 2020)adaptée du roman éponyme de Jay Asher et produite par la comédienne et chanteuse vedette Selena Gomez – apparaît-elle comme la consécration de ces ambitions.

Lancée mondialement au printemps 2017, la série de fiction met en scène les motifs qui ont conduit une lycéenne au suicide. C’est par un récit rétrospectif, sous forme de cassettes audio, que l’adolescente livre à chacun des protagonistes sa version des faits, distribuant progressivement des régimes d’imputabilité. Au fil des treize épisodes, de multiples thématiques sont abordées : le suicide, bien évidemment, mais aussi des problèmes publics tels que les agressions sexuelles ou encore le harcèlement scolaire.

Fleuron affiché des productions originales, la série bat des records de popularité auprès des adolescents et jeunes adultes. Ainsi, si Netflix ne communique pas explicitement le nombre de visionnages, le succès de la série se traduit malgré tout dans les chiffres : plus de 8 millions de tweets sont dénombrés dans le monde dans les deux mois suivant la mise à disposition tandis que 13RW se hisse en tête des recherches sur Google (Le Monde, 2017). La plupart des commentaires des spectateurs font l’éloge de la série, louant sa faculté à aborder des sujets sensibles et à susciter la prise de parole des adolescents (Le Parisien, 2017). Néanmoins, ce coup d’éclat ne fait pas long feu puisque la série soulève rapidement inquiétudes et critiques de la part « d’entrepreneurs de cause » institutionnalisés (Gusfield : 2009) qui y décèlent une apologie et une esthétisation du suicide.

Si l’association australienne Headspace[2] est la première à publier un avertissement[3] sur son site, face au nombre croissant d’appels sur sa ligne d’écoute, d’autres lui emboîtent le pas au Canada, en Nouvelle-Zélande, au Brésil, en Belgique, en Suisse et, bien entendu, aux États-Unis. Dès le mois d’avril 2017, des établissements scolaires du monde entier mettent en garde contre le visionnage et ses répercussions sur les jeunes considérés comme à risque. Enfin, les premiers témoignages profanes affluent dans les médias et sur les réseaux sociaux, émanant de parents qui corrèlent directement la fascination pour la série au passage à l’acte de leurs enfants. Les experts ne semblent pas non plus en reste puisque de nombreux psychologues, neurologues ou médecins psychiatres s’emparent de la polémique et mettent en œuvre des études afin d’évaluer les risques encourus par les adolescents à la suite du visionnage. Si la réaction de la communauté scientifique semble particulièrement rapide, elle n’en est pas moins alarmiste. Dès lors, le succès d’audience se mue en contre-publicité contraignant Netflix à réagir.

La plateforme entreprend donc de désamorcer un scandale potentiellement préjudiciable, en élaborant un arsenal de dispositifs destinés à accompagner et prévenir la réception. En ce sens, Netflix met d’abord au point une « tactique » a posteriori de la mise à disposition des épisodes de la première saison, afin d’attester de ses intentions et de préserver sa réputation auprès de ses abonnés. Puis, à l’occasion de la sortie de la seconde saison, la plateforme élabore en amont des contenus destinés à l’encadrement de la réception, organisant une véritable « stratégie ». Si la polémique autour de la série 13RW instigue la démarche de Netflix, la firme tend par la suite à systématiser le procédé en adoptant une véritable politique d’accompagnement de la réception pour l’ensemble de son catalogue. Il s’agit donc d’appréhender comment Netflix a saisi cette fronde pour progressivement mettre en place un système propre et autonome qui lui permet de s’émanciper du carcan réglementaire. Nous proposons donc de considérer que le dispositif de Netflix relève d’un régime d’accountability [4] et conduit à une forme d’Ethics Washing [5]. Pour ce faire, nous nous appuyons sur une analyse exhaustive des contenus et des dispositifs déployés par la plateforme depuis 2017. Ainsi dans une première partie, nous interrogeons les phases tactique et stratégique mises en œuvre face à la controverse. Nous y montrons l’évolution progressive de l’accompagnement de la réception et sa contribution à la dynamique d’accountability de la plateforme. Dans une seconde partie, nous appréhendons ces initiatives comme autant de leviers participants d’un processus qui tend vers une forme d’Ethics Washing conduisant à l’euphémisation du rôle du législateur.

Les dispositifs d’accompagnement des publics au prisme de la notion d’accountabilty

La polémique qui accompagne la sortie de 13 Reasons Why place Netflix en porte-à-faux et l’expose au feu des critiques. Il s’agit tout d’abord de mettre en cause la responsabilité de la plateforme à l’égard de ses contenus et de dénoncer une ligne éditoriale trop libérale. En effet, Netflix a opéré une stratégie de distinction par rapport aux grandes chaînes de télévision américaines, en privilégiant des productions moins corsetées et en s’affranchissant délibérément du système de classification audiovisuelle en vigueur, contrairement à certains de ces concurrents comme Hulu (IndieWire, 2018). Dès lors, les accusations portées à l’encontre de la série réactivent les discours de méfiance à l’égard des contenus et surtout de leurs répercussions supposées sur des publics réputés sensibles. Puis, dans un contexte de surabondance de l’offre, ce sont les failles du dispositif sociotechnique qui sont pointées du doigt, notamment les évolutions technologiques et leurs implications sur la consommation des contenus audiovisuels qui provoquent le déficit d’accompagnement de la réception. En effet, à la différence des chaînes de télévision, les plateformes Svod n’endossent pas la fonction de diffuseur (Jenner, 2016). Autrement dit, si elles assurent l’édition de contenus, elles n’en assument pas une programmation simultanée à un visionnage synchrone (Benghozi et Paris, 2003). Dès lors la temporalité et les modalités de la consommation audiovisuelle sont laissées à la libre appréciation du spectateur, émancipé des grilles de programmes (Kredens et Rio, 2015). Par ailleurs, la possibilité offerte par ces plateformes de visionner les contenus sur une large palette d’écrans (télévision, ordinateur, smartphone, tablette, etc.) encourage l’autonomisation du visionnage qui se traduit par des formes de nomadisme et d’individualisation de la réception (Sonet, 2016). Ces deux pratiques, étroitement liées, remanient dès lors les « territoires » audiovisuels de la vie quotidienne. Si le téléviseur du salon demeure l’écran principal des foyers, les supports mobiles autorisent une consommation à la fois plus individuelle et plus intime[6] (Médiamétrie, 2019), modulée selon le contenu (Blanc, 2015). Enfin, la souplesse de consommation offerte par les plateformes de Svod contribue à l’émergence de nouvelles logiques de visionnage. Ainsi, les séries, format de prédilection, ne sont plus uniquement vécues comme un « rendez-vous » régulier par les publics : les spectateurs s’adonnent désormais au « visionnage en rafale » ou binge watching, enchaînant les épisodes les uns à la suite des autres (Turner, 2019 ; Combes, 2015).

Force est de constater que la recomposition des usages concerne en priorité les publics jeunes, ceux-ci étant la cible privilégiée et les principaux utilisateurs des plateformes de Svod. De fait, les adolescents, équipés d’écrans individuels, peuvent facilement visionner leurs programmes dans l’intimité de leur chambre, à l’abri du regard parental (Dessinges et Perticoz, 2019 ; Kervella et Loicq, 2015). En ce sens, les plateformes de Svod renforcent la « culture de la chambre » chez les adolescents (Glevarec, 2009) et surtout délitent la surveillance parentale. En effet, écartés physiquement de l’activité de visionnage, les parents peinent à exercer la fonction de contrôle et d’accompagnement de la réception qui leur est traditionnellement dévolue. Dans ce contexte, les publics jeunes se retrouvent seuls – et potentiellement démunis – face à des programmes susceptibles d’être préjudiciables et nécessitant explications et discussions. Par ailleurs, la fiction audiovisuelle, en particulier les séries, endosse un rôle fondamental dans la construction des identités adolescentes, engageant une forte identification aux personnages (Pasquier, 1999) et susceptible d’influencer les comportements à risque (Van der Wal, Fikkers et Valkenburg, 2020).

Les « millenials » représentent une part notable des utilisateurs des plateformes de Svod [7] (Médiamétrie, 2019). Aussi, devant la contre-publicité internationale soulevée par la mobilisation des entrepreneurs de cause à propos de la série 13 RW, Netflix prend des engagements inédits sur les enjeux d’accompagnement et d’encadrement de la réception, notamment auprès des publics jeunes, présumés sensibles. Si la série fait donc figure d’élément déclencheur de la polémique, les critiques ont progressivement migré du contenu et ses images à proprement parler vers la problématique plus générale de la responsabilité de la plateforme et la nécessité d’accompagner le visionnage pour l’ensemble de ses productions. Netflix, afin de pallier cette carence, met en œuvre des tactiques et des stratégies plus ou moins sophistiquées, constituées d’une palette de moyens. Nous interrogeons ici l’ensemble de ces dispositifs comme facteurs de l’édification d’un régime d’accountability, permettant à la plateforme de manifester de bonnes pratiques auprès de ces publics.

Les contours de la notion d’accountability sont loin d’être unifiés et homogènes. Le vocable apparaît logomachique et instrumental. Cependant, il est possible de retenir qu’elle traduit un engagement responsable non coercitif à rendre des comptes, volontairement ou non (Musiani et Schafer, 2018 ; Van Dijck, Poell et de Wall, 2018). Pour Bovens, Goodin et Schilemans (2014), le terme, mobilisé en anglais y compris dans la littérature francophone, est le mot en vogue de la gouvernance moderne. Pour Strathern (2004), les domaines du management ou des sciences de gestion inscrivent cette notion dans le développement contemporain d’une culture de l’audit. Le terme est alors associé à un éventail de principes comme l’assurance qualité, la discipline, l’accréditation, la transparence, la responsabilité ou encore les bonnes pratiques. Historiquement, l’accountability relève de la vocation double de la comptabilité qui consiste à répertorier et compter les choses importantes (biens, dettes, accords, promesses) pour ensuite en faire le rapport. Or, rapporter implique de raconter une histoire. C’est pourquoi l’accountability donne lieu à des récits dans un contexte de relations de pouvoir, dans lesquelles l’application des normes ou le respect des conventions sont une attente raisonnable (Bovens, Goodin et Schilemans, 2014). La notion comprend donc intrinsèquement une dimension que l’on peut qualifier de storytelling.

Dans le cas de Netflix qui nous préoccupe ici, le déploiement d’un régime d’accountability s’applique à la protection des publics. La démarche apparaît diffuse et s’appuie sur deux niveaux : le premier niveau relève de la tactique, le second de la stratégie. Ils sont mobilisés graduellement ou simultanément en fonction du contexte socioéconomique de la firme et de la virulence des griefs et des manifestations de ses différents publics. Nous proposons donc d’analyser les dispositifs élaborés par Netflix au prisme de ces deux niveaux d’application de l’accountability. Le concept sort alors de sa dimension rhétorique (logomachique) pour devenir opérationnel (instrumental).

Le niveau tactique : une réaction instiguée par la sortie de la série 13RW

Face à la bronca suscitée par la sortie de la série 13RW, Netflix annonce, dans la précipitation, ses premières mesures destinées à encadrer et accompagner la réception de la première saison. La plateforme entame l’élaboration d’une panoplie de dispositifs afin de contrecarrer une « panique médiatique » chez ses abonnés :

ce sont des formes extrêmes d’engagement des individus avec certaines représentations véhiculées par les médias – perçues comme des contenus à risque (réels ou possibles) –, au point de les amener à se manifester collectivement et à interpeller les pouvoirs publics (Frau-Meigs, 2010, p. 2).

En effet, les termes des récriminations reprennent les caractéristiques de la panique médiatique puisque « deux éléments sont à noter : leur attention aux contenus de la représentation, présenté comme “à risque” et pouvant mener à des comportements eux-mêmes “à risque” ; leur focalisation sur les jeunes comme population “à risque” » (Frau-Meigs, 2010, p. 2). Indépendamment des réglementations et alors que les autorités publiques ne sont pas intervenues dans le débat, Netflix s’auto-saisit en s’inscrivant d’abord dans un premier niveau d’accountability, celui de la réaction. Ainsi, le dispositif mis en place autour de 13RW à l’occasion de la sortie de la saison 1, vise à apporter des réponses alors que Netflix est directement interpellé par ses publics. Cela correspond donc, dans un premier temps, à ce que de Certeau identifie comme une « tactique » :

la tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé [...] Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global [...]. Elle fait du coup par coup. Elle profite des « occasions » et en dépend. [...] Elle est ruse (De Certeau, 1990 : 60-61).

De fait, Netflix réagit nécessairement a posteriori et souhaite avant tout parer au plus pressé.

En premier lieu, la plateforme entreprend d’apposer une signalétique systématique et spécifiée en début d’épisode. Cette première mesure s’inscrit dans une approche traditionnelle et minimale de la protection des publics, inspirée des réglementations en vigueur à la télévision, et s’appuie sur une généalogie d’usages préexistants. En effet, la signalétique demeure une mesure à peu de frais et peu contraignante, à la fois communément partagée et largement plébiscitée par les parents (Jehel, 2011, 85). Toutefois, Netflix choisit d’élaborer sa propre nomenclature afin de s’adapter à ses publics internationaux. Cette manœuvre relève du niveau de l’engagement unilatéral que Brousseau (2018) décrit comme une démarche volontaire et publique de la part d’un opérateur consistant à s’engager à suivre des normes le plus souvent proposées comme référence par des tiers mais pouvant être établies par l’opérateur lui-même. La firme choisit de déconseiller la série aux moins de 16 ans et, en fonction des épisodes, d’apposer un avertissement qui en précise les raisons : « drogue », « sexe » et « violence ». Si ces signalements graphiques apparaissent explicitement au lancement du contenu, ils ne sont en revanche pas appliqués sur la vignette d’exposition (l’affiche) de la série lors du parcours du catalogue. À cela s’ajoute un spot de mise en garde, en préambule du premier épisode. Formulé « face caméra » par les comédiens de la série, cet avertissement s’adresse cette fois-ci directement au public adolescent. Le message porté encourage les jeunes spectateurs à verbaliser leur malaise face au contenu auprès d’adultes compétents. Ainsi, ce premier niveau d’accompagnement se situe dans la temporalité immédiate, corrélé au visionnage des épisodes et en synchronie avec la réception. L’accompagnement prétend non seulement à une universalisation de la prévention, sans tenir compte des spécificités nationales, mais entame également un processus de transfert des responsabilités de la plateforme vers son public adolescent enjoint à exprimer leur malaise à un adulte.

En second lieu, Netflix conçoit à l’échelle internationale un site d’informations déclinées localement : www.13reasonswhy.info. Recensant lignes d’écoute, contacts d’associations de prévention et de plateformes gouvernementales de différentes aires géographiques, le site délivre des informations nationales telles que les numéros de téléphone ou les liens web et reprend à son compte les problèmes publics déjà identifiés dans chaque pays. Tout en préservant la vocation universalisante, cette démarche permet à la plateforme d’afficher sa prise en compte des perspectives locales dans l’encadrement de la réception. Ainsi, l’espace dédié au public hexagonal se focalise exclusivement sur la problématique du harcèlement scolaire, reconnue comme problème public en France[8] et écarte les thématiques du suicide ou des agressions sexuelles pourtant saillantes dans d’autres pays, et respectivement privilégiées aux États-Unis et au Royaume-Uni par exemple. Ce faisant, la plateforme opte pour une démarche communément reconnue dans le domaine du marketing sous l’anglicisme de « glocalisation » (Lendrevie, Levy et Lindon, 2003, p. 965), qui permet de déployer mondialement une même méthode en se limitant à des adaptations locales marginales. Cette démarche cumule les avantages sur un marché international de contenir les coûts d’adaptation, de gérer un catalogue de produits homogène, de garantir la cohérence de la marque tout en faisant montre de s’adresser localement aux singularités des publics.

Enfin, la plateforme produit et met en ligne un documentaire d’une trentaine de minutes, intitulé 13 Reasons Why : Au-delà des raisons. Reprenant les codes d’un making of, il s’agit en effet d’un montage de scènes, commentées par une voix off, et proposant une explication à l’intrigue en revisitant des scènes clés de la série. Le processus de transfert de responsabilité se poursuit ici par la mobilisation des acteurs du monde de l’art. Producteurs, comédiens et experts psychologues consultés lors de la création de la série prennent la parole et incarnent le discours de prévention à destination du public, entendu comme communauté interprétative. Le documentaire est par ailleurs structuré en trois actes correspondant aux problèmes publics évoqués par la série – harcèlement, agression sexuelle et suicide – et construit artificiellement une causalité graduée. Le dispositif se conçoit dès lors comme un méta-récit, agissant sur la réception et conférant des significations souhaitables à la série. Le documentaire vient ainsi parachever le discours de prévention en le reliant directement à l’univers diégétique et, surtout, en renversant le cadrage de la panique médiatique. In fine, la tactique mise en place par la plateforme s’articule autour de trois paramètres d’accompagnement : la simultanéité avec le visionnage, la localisation géographique des spectateurs et enfin, l’inscription dans l’univers diégétique. La série est dès lors présentée comme un contenu vertueux, susceptible de devenir un outil de prévention du suicide, épousant la ligne de défense adoptée par Netflix.

En juillet 2019, Netflix réactive ce niveau tactique alors que la plateforme doit réagir rapidement aux attaques des associations et des ONG concernant la sur-représentation du tabac dans les séries Stranger Things, Kimmy Schmidt ou Orange is the New Black, particulièrement populaires chez les adolescents. Mise en cause notamment par l’organisation anti-tabac américaine Truth Initiative, la plateforme déclare alors que tous les programmes dont elle est commanditaire et qui ont vocation à être « déconseillés aux moins de 14 ans sans la compagnie d’un parent » excluraient à l’avenir les représentations de personnages fumant des cigarettes ou vapotant, sauf pour des raisons de cohérence historique, de nécessité artistique ou de réalité documentaire. Netflix notifie ici habilement son attachement à l’expression artistique tout en admettant la nocivité du tabac pour les jeunes lorsqu’il est mis en scène positivement à l’écran (Variety, 2019). Nonobstant un très probable enjeu économique quant au placement de produits, Netflix s’est engagé à inclure des informations sur le tabagisme dans la signalétique de ses contenus, à l’instar du sexe, des drogues et de la violence, ou encore des messages de prévention contre le suicide dans la série 13RW. Ce niveau d’accountability permet à Netflix de travailler son image en rassurant l’ensemble de ses interlocuteurs par la démonstration de sa capacité à réagir rapidement et conformément aux attentes des publics.

Une troisième séquence dévoile encore la mise en œuvre de ce premier niveau d’accountabilty qui se traduit par une décision d’autocensure en juillet 2019. Ainsi, deux ans après la première diffusion, afin de désarmer définitivement les attaques et clore le débat médiatique, Netflix supprime de son propre chef la scène du suicide de la première saison de 13RW. L’accountability se révèle alors dans sa dimension punitive (Behn, 2001). En effet, la critique autour du suicide et de son esthétisation ne tarit pas réellement. Le lien de causalité entre le visionnage de la série et l’accroissement du nombre de suicides adolescents continue d’être alimenté par les associations et même par la recherche scientifique. Dans ce contexte, Netflix opte pour une solution éthiquement radicale : la modification pure et simple de son contenu afin de satisfaire les groupes de pression et d’endiguer durablement la polémique. L’association américaine de suicidologie applaudit immédiatement l’initiative (AAS, 2019).

L’analyse de ce niveau tactique montre déjà que la bonne foi affichée de Netflix de répondre aux coups de semonce de ces publics et de ces interlocuteurs relève d’une mobilisation instrumentale de la démarche d’accountability. En effet, celle-ci se traduit en pratique par des dispositifs qui tendent à diluer la responsabilité de l’accompagnement des publics, à universaliser ses mesures de prévention tout en arborant une prise en compte des spécificités locales et à rendre vertueux le contenu incriminé en agissant sur l’univers diégétique. Autant de ressorts qui s’affirment de manière stratégique dans le deuxième niveau d’accountability mis en œuvre par la firme.

Le niveau stratégique : l’anticipation et la maîtrise des termes de la communication

En parallèle, Netflix développe un deuxième niveau d’accountability. Il est supporté par trois piliers communicationnels : la maîtrise des séquences de communication, le renforcement de la dilution des responsabilités de l’accompagnement de la réception et le renversement des critiques par la promotion des contenus comme des produits vertueux pour les problèmes des publics jeunes. De la littérature, il ressort très nettement les dimensions relationnelle et communicationnelle de l’accountability. Ainsi, plus que de rendre des comptes, il s’agit d’être capable de fournir des gages de vertu à des questeurs légitimes (parents, publics, éducateurs, pouvoirs publics, actionnaires). Le « storytelling » propre à l’accountability est ici capital. Comme le relève Chenk (2012), cela consiste pour les organisations à mettre l’accent sur des pratiques qui reflètent tout particulièrement les centres d’intérêts des différents publics auxquels elles doivent répondre. Comme le précise l’auteur, cette dimension narrative de l’accountability permet de maitriser la chronologie des faits, d’orienter stratégiquement les points d’attention, mais également d’établir la nature et la structure des relations entre les différents interlocuteurs de l’entreprise. Chenk montre aussi qu’une autre caractéristique de l’accountability est de légitimer l’activation d’une partie des interlocuteurs, qu’ils soient membres de l’organisation ou publics, en les associant de manière plus ou moins forcée à la démarche.

À l’occasion de la sortie de la saison 2 de 13RW, en mai 2018, Netflix apparaît résolument préparée. Les réactions à la première saison de la série ont servi de propédeutique. Forte de son expérience, la plateforme est en mesure de devancer les critiques : elle a élaboré, en amont, un arsenal de contenus et dispositifs dédiés à l’accompagnement de la réception. Dès lors, la démarche de Netflix ne relève plus d’une tactique en réaction à la bronca, mais d’une « stratégie » ancrée dans l’anticipation :

[…] j’appelle « stratégie » le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir [...] est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme son propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (De Certeau, 1990, p. 59).

La plateforme étoffe donc sa panoplie, d’une part en consolidant les dispositifs préexistants et, d’autre part, en enrichissant les contenus d’accompagnement de la réception. Elle permet à Netflix de maitriser le récit de ses dispositifs, la chronologie et les termes des débats, et de mettre ses interlocuteurs à contribution.

Tout d’abord, le site d’information mis en ligne à l’occasion de la première saison est complété par un « guide de discussion » téléchargeable à l’usage des parents. À vocation internationale, il ne fait pas l’objet d’une adaptation régionale mais d’une simple traduction dans plusieurs langues. Ce manuel pour une parentalité éclairée se présente comme un vade-mecum pédagogique et propose des techniques concrètes pour entamer le dialogue avec son adolescent ou dépister les signaux à bas bruit d’un mal-être juvénile. Conjointement, le site met à disposition six courtes vidéos thématiques[9] à destination du jeune public et des parents. Ces clips[10], également disponibles dans les bonus de la série sur la plateforme, mettent en scène dans les décors de la série les comédiens dans un rôle d’accompagnateur de la réception. L’alliage entre l’inscription dans l’univers diégétique et des discours de prévention plus institutionnels entérine la vocation de Netflix à ériger la série en support d’entertainment-education (Singhal, Rogers, 1999). La stratégie de la plateforme consiste donc non seulement à transférer une part de la responsabilité de l’accompagnement de la réception vers les parents et vers le monde associatif, mais également à démontrer le bien-fondé de sa production ainsi que ses bénéfices : la série n’est plus un « risque », elle se présente au contraire comme un révélateur des problèmes publics adolescents et un point de départ pour leur résolution.

En renfort du site, Netflix réalise une émission de plateau qui se distingue des précédents contenus puisqu’elle semble expurgée de références explicites à l’univers diégétique et reprend volontairement des codes télévisuels du talk-show. L’émission est divisée en chapitres[11] pour souscrire aux usages sur la plateforme (le spectateur peut ainsi aisément naviguer entre les différentes parties selon son intérêt) mais également pour des raisons didactiques. Si les thématiques sont construites en écho des intrigues de la série, les discours et acteurs de l’émission dépassent les stricts contours de la fiction. En effet, le plateau réunit – comme précédemment – les acteurs du monde de l’art, mais s’ouvre aussi aux entrepreneurs de cause traditionnels comme des responsables d’associations, des avocats de victimes ou des experts médecins. Le public n’est pas en reste puisque les spectateurs présents dans les gradins manifestent avec force démonstrations – pleurs, applaudissements et témoignages individuels – leur approbation. L’émission agit comme l’intronisation de la série en tant qu’intervention salutaire. Ce faisant, la plateforme fait la preuve de sa respectabilité, alimente son catalogue de nouveaux contenus, assure la promotion de la série en mobilisant les comédiens, les producteurs, le « public ». In fine, la seconde salve de dispositifs d’accompagnement mis au point par Netflix concernant 13 RW se détache d’une simple mission de prévention. Il s’agit davantage de conforter la représentation de la plateforme en tant qu’acteur à part entière de la sphère publique, entrepreneur de cause en puissance, et de s’approprier la critique pour la tourner à son avantage.

Dans ce processus, nous avons pu observer que la recherche académique se trouvait également mise à contribution. En effet, dès la première saison de 13RW, des équipes scientifiques ont cherché à éprouver le lien entre le visionnage de la série et l’évolution de la courbe des suicides chez les adolescents. Un bras de fer scientifico-médiatique s’est alors engagé. D’abord, les études montrant une corrélation positive entre les deux phénomènes sont reprises par la presse. Puis, en mars 2018, une enquête universitaire met, à l’inverse, en lumière les bienfaits de la série[12]. En 2019, une nouvelle étude[13] pointe derechef une nette augmentation des suicides et la presse s’en fait de nouveau l’écho (Slate 2019, Le Monde 2019, New York Times 2019). Netflix répond alors dans un communiqué que cette étude est en contradiction avec une enquête de l’Université de Pennsylvanie qui montre adroitement à la fois les risques et les bénéfices de la série. Or celle-ci ne porte ni sur le même public ni sur la même saison de la série. Finalement, le 16 janvier 2020, la presse se fait le relais de nouveaux résultats (Lemke, 2020) : une étude[14] discrédite ouvertement l’hypothèse de la responsabilité de la série sur la hausse des suicides mise en avant par l’étude de 2019. Son titre est pour le moins évocateur : Reanalysis of the Bridge et al. study of suicide following release of 13 Reasons Why (Romer, 2020) et laisse évidemment planer la suspicion sur l’instigation des travaux.

Ainsi, tout en montrant une image conforme à une « éthique de responsabilité », le dispositif stratégique a alors pour vocation d’anticiper les attaques, de contribuer à la répartition et à la dilution des régimes d’imputabilité de l’accompagnement de la réception. En effet, quand les parents sont enjoints à accompagner le visionnage et à instaurer un dialogue avec leurs enfants, les jeunes téléspectateurs, eux, sont enjoints à exprimer par tous les moyens possibles. Dans le talk-show, sont également sollicités et sommés de prendre part au débat les experts qui interviennent dans la production, les acteurs du monde de l’art qui contribuent à la création même de la série (auteur, réalisateur, scénariste, productrices, etc.), mais également le public lui-même, représenté par l’auditoire du plateau, qui intervient pour prendre part au débat sur les problèmes soulevés par la série. Cette activation orchestrée des interlocuteurs octroie à la plateforme la possibilité de diluer les régimes d’imputabilité de l’accompagnement de la réception sur une diversité d’acteurs, se dédouanant partiellement de son éthique de responsabilité d’éditeur.

Ce mouvement stratégique d’accountability se dévoile à nouveau début 2020 avec la série Sex Education. Sortie en 2019, la série traite de manière décomplexée de la sexualité en construction des adolescents, elle est déconseillée au moins de 16 ans par la plateforme. Le vocabulaire y est cru et sans tabou. Les réactions de groupes religieux (notamment catholiques) ne tardent pas de s’exprimer, y compris en France, pour déconseiller vivement le visionnage de la série. En janvier 2020, Netflix dévoile la saison 2 de Sex Education. En France, la firme saisit cette occasion pour inscrire la série dans le registre de l’entertainment-education en exacerbant le storytelling du caractère éducatif et vertueux de la série. En effet, Netflix choisit d’éditer un guide papier de 60 pages : Le Petit manuel de Sex Education. Produit autonome, il bénéficie d’un site dédié[15] sur lequel il est distribué gratuitement en pré-commande et téléchargeable. En quelques jours, 200 000 exemplaires du guide sont commandés[16]. Le guide et le site abordent pêle-mêle les sujets des règles, du consentement, de la contraception, de l’homosexualité, à grand renfort d’images fortement explicites, qui servent elles-mêmes à la campagne d’affichage orchestrée par Netflix pour promouvoir la série et le guide lui-même. Les contenus et illustrations sont confiés à trois femmes : la photographe belge Charlotte Abramow, très connue du public adolescent, l’illustratrice Lisa Villaret et l’animatrice du compte Instragram féministe @metauxlourds. En tant qu’autrices du Petit manuel de Sex Education, elles deviennent ainsi parties prenantes du storytelling de Netflix en répondant aux interviews, en défendant la série, en assurant la promotion de la plateforme, de la série, de ses créateurs et acteurs, et de la démarche même de Netflix de s’attaquer à ce sujet :

« Cette série est hyper crédible et, comme le Petit manuel, elle s’inscrit dans la mouvance de prise de parole des femmes et des minorités », déclare Charlotte Abramow, « Toutes les réponses ne sont pas dans le manuel, mais c’est juste l’objet qu’on aurait kiffé avoir à 16 ans pour avoir quelques clés et pas sur un ton culpabilisant et moralisateur », explique-t-elle ensuite à France Inter (17/01/2020).

À ce niveau stratégique, Netflix compose sa démarche de storytelling, maitrise la séquence communicationnelle, dilue les responsabilités sur un large panel d’interlocuteurs, notamment par l’activation des publics et des acteurs du monde de l’art, retourne le débat pour valoriser la dimension d’entertainement-education de ses contenus et présenter ceux-ci comme bienfaisants pour les publics réputés sensibles. De surcroît la plateforme produit de nouveaux programmes et produits d’édition comme autant de supports au renforcement des catalogues et à la promotion de la marque.

Le discours de Netflix autour de ses propres initiatives d’accompagnement relève bien du storytelling propre à la notion d’accountability. Celui-ci demeure dans une perspective économique d’une part, visant à conserver ses abonnés et en gagner de nouveaux, et politique d’autre part, afin de s’assurer d’un rapport de force favorable avec les pouvoirs publics locaux. Ainsi, Netflix internalise les externalités positives de la carence dont il était originellement accusé : le défaut d’accompagnement des publics réputés vulnérables. La démarche d’accountability devient un ressort commercial pour la firme. En se saisissant de la problématique, Netflix actionne une différenciation concurrentielle à plusieurs dimensions : en arborant ses bonnes pratiques, en accroissant son catalogue de contenus, en générant des séquences de communication de types « polémiques-réaction positives ». La plateforme s’adresse par ce biais à tous ses « publics » : consommateurs, prospects, prescripteurs, pouvoirs publics locaux, concurrents, et ses actionnaires[17]. Il s’agit d’un procédé que l’on pourrait qualifier d’Ethics Washing [18].

Une démarche qui confine à l’Ethics Washing et à la substitution des structures institutionnelles

Wagner (2018, p. 1) qualifie d’Ethics Washing les pratiques qui consistent à agir de manière éthique - et surtout à le dire - tout en contournant les lois : « Unable or unwilling to properly provide regulatory solutions, ethics is seen as the ‘easy’ or ‘soft’ option which can help structure and give meaning to existing self-regulatory initiatives. In this world, ‘ethics’ is the new ‘industry self-regulation’ ». Ainsi, la mobilisation de l’éthique dans les récits de l’accountability peut être synonyme pour les organisations de moyens stratégiques de contournement des législations. L’idée que les cadres éthiques autodéterminés permettraient d’aller au-delà des lois existantes est alors censée signaler que ces dernières peuvent être ignorées. Déclarer agir de manière éthique reviendrait alors à légitimer le contournement de la loi. Pour Wagner, a fortiori s’agissant des géants mondiaux du numérique, l’Ethics Washing qui s’appuie sur des démarches d’accountability accompagne une résistance croissante à toute forme de régulation. Les démarches d’accountability de Netflix se révèlent ainsi comme autant d’outils activés par la firme pour universaliser ses propres mesures, assurer la pérennité de son modèle économique et s’ériger en structure supranationale.

La pérennité d’un modèle économique à l’épreuve de l’atomisation des dispositifs réglementaires

Les risques encourus par les acteurs mondiaux de l’audiovisuel en matière d’accompagnement de la réception ne sont pas négligeables. Les tollés médiatiques et socionumériques autour d’une mise en danger des jeunes spectateurs – ou à tout le moins d’un défaut de mise en place des garde-fous minimums – représentent des attaques concrètes à la réputation de la firme. Une confiance fragilisée, particulièrement sur le sujet sensible des jeunes publics, peut porter préjudice à la bonne santé économique d’un acteur comme Netflix en provoquant le départ d’abonnés, en freinant la conquête de nouveaux clients, mais aussi en effrayant les actionnaires. Enfin, il ne faut pas oublier que ces plateformes fonctionnent sur des logiques de marchés multifaces en réseau qui les confrontent à des injonctions contradictoires qui, mal équilibrées, peuvent rapidement devenir vicieuses. Ainsi, suivant ces modèles, la réduction du volume et de la diversité des contenus des catalogues peut générer une perte d’utilité pour le client final qui cherche justement dans ces catalogues en ligne des contenus que les chaînes de télévision locales ne peuvent proposer pour des raisons économiques, politiques ou réglementaires. La réduction du parc de spectateurs et la réduction de la liberté de création associées à ces plateformes peuvent entrainer une fuite des auteurs et producteurs internationaux qui assurent l’attractivité du catalogue. Ainsi, supprimer des contenus jugés délétères par une partie des publics ou contraindre la créativité de la production pour aseptiser les contenus est un pari dangereux pour les plateformes, tout comme celui de ne pas réagir aux interpellations des publics alarmés et alarmants. Mettre en œuvre les mesures d’adaptations régionalisées systématiques aux divers cadres réglementaires et contextes socioculturels serait évidemment une source de surcoûts importants altérant la profitabilité et le modèle économique de la firme.

De fait, la plateforme échappe à la plupart des réglementations nationales, et ce, notamment en matière de protection des publics. La protection des publics jugés sensibles, et en particulier des mineurs, demeure une responsabilité cardinale des dispositifs de régulation de l’audiovisuel (Favro, 2007). Néanmoins, force est de constater l’atomisation des philosophies et doctrines selon les pays. Aussi, en sus des réglementations nationales, l’Union européenne impose aux états membres des mesures – a minima – pour la protection des publics. Afin de pallier les « vides juridiques » provoqués par les évolutions technologiques, l’Europe se dote dès 2007 de la Directive sur les services de médias audiovisuels, prévoyant d’instituer un cadre commun aux services de télévision et aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD). Parmi les mesures figurant dans la directive se trouve la protection des mineurs malgré un cadre juridique « relativement dérisoire » (Lange-Médart, 2016). Dans ce contexte, la protection des jeunes publics en Europe constitue une mosaïque de réglementations à géométrie variable, et à la discrétion de chaque pays. Cet état de fait induit nécessairement des disparités dans lesquelles les nouveaux acteurs audiovisuels – notamment les plateformes de Svod – s’engouffrent afin de contourner les législations plus restrictives comme celle de la France puisque les obligations disparaissent complètement si le service émet depuis l’étranger (Le Roy, 2016). C’est ainsi que Netflix, jusqu’à présent domicilié aux Pays-Bas – pour des motifs essentiellement fiscaux –, échappe aux règles de protection des publics édictées par le CSA[19]. Pourtant, Netflix se voit progressivement contraint d’évoluer et entreprend désormais un rapprochement avec les institutions nationales tout en veillant à préserver ses prérogatives sur la classification des contenus. Le mouvement a ainsi été initié par un accord avec le Classification Board australien. Ainsi, si la plateforme reprend la nomenclature en vigueur en Australie, elle demeure seule responsable de son apposition sur les contenus, tout en s’engageant à respecter voire à dépasser les recommandations édictées (The Sydney Morning Herald, 2019). Poursuivant la démarche, Netflix est parvenue en mars 2019 à un partenariat avec le British Board of Film Classification, obtenant de conserver la main mise sur la classification des contenus moyennant l’adhésion aux critères établis par l’institution (The Guardian, 2019).

En outre, en France par exemple, où les politiques publiques de l’audiovisuel ont encore pour paradigme la notion d’exception culturelle, Netflix, comme les autres GAFA[20], est engagé dans un conflit juridico-médiatique avec les pouvoirs publics, au sujet de la fiscalité et du financement de la production des contenus. Des projets de réforme de l’audiovisuel prévoient notamment de faire contribuer les plateformes de streaming à la production nationale à hauteur de 16 % de leur chiffre d’affaires et, en tant qu’éditeurs, de signer une convention avec le CSA, ce qui les soumettrait de facto aux mêmes règles que les chaînes de télévision française. Ainsi, le ministre de la Culture et de la Communication a-t-il menacé à l’automne 2019, en ciblant particulièrement Netflix, de « couper le signal » aux plateformes qui ne joueraient pas le jeu (Libération, 03/09/2019). Netflix, pour sa part, cherche à obtenir de ces mêmes pouvoirs publics un assouplissement significatif de la chronologie des médias. Cette réglementation hexagonale empêche en effet les plateformes de Svod de proposer des films de cinéma rapidement après leur sortie en salle, voire simultanément[21], réduisant l’attractivité de leur catalogue cinématographique. De surcroît, un peu partout dans le monde, Netflix doit affronter une hausse substantielle de la concurrence sur le marché des plateformes de Svod. L’arrivée des offres Disney+ (2020) et d’Apple TV+ (2019) exacerbe la compétition sur le marché de la vidéo par abonnement, pratique de plus en plus prisée par les foyers. Disney+ propose des programmes principalement orientés vers la famille, la jeunesse et les enfants. Le catalogue de Disney est évidemment considérable[22] et la multinationale jouit d’une image de marque historique et fiable de contenus destinés aux enfants et adolescents[23]. Quant à Apple TV+, la firme bénéficie d’un parc d’utilisateurs de plusieurs millions de terminaux[24], une image de marque solide construite sur la qualité et la fiabilité, mais aussi sur la protection de la vie privée. Au-delà des catalogues de contenus, les deux entreprises disposent donc d’un capital-confiance très important que peut craindre Netflix dans la course aux abonnements. Dans ce contexte, Netflix, pour conserver sa place de leader, déploie une logique de séduction non seulement des abonnés et prospects, mais également des pouvoirs publics. Ceci se traduit par des actions à haute visibilité comme l’installation fin 2019, et dans le concert médiatique, de luxueux locaux parisiens pour y développer la production hexagonale et ainsi « respecter la vision du pays sur la diffusion des programmes et sur les droits d’auteurs » comme demandé par le ministre F. Riester (France Info, 25/09/19). De la même manière, en proposant un arsenal d’outils d’accompagnement des spectateurs réputés vulnérables, Netflix affiche sa bonne foi quant aux différents publics internationaux.

Ainsi, Netflix choisit de manifester bruyamment les preuves de son engagement responsable et volontaire. Toutefois, comme Mulgan (2002) l’indique, l’utilisation de plus en plus large de la notion d’accountability, au-delà des domaines d’origine, se traduit par l’affaiblissement important des contrôles externes des pratiques pour s’orienter vers des formes d’auto-certification. Ce sont donc des moyens propres aux organisations qui sont utilisés pour contrôler la conformité des activités avec les valeurs promues et les promesses faites aux différents publics. Ainsi, au-delà même des manœuvres de séduction des pouvoirs publics, Netflix vise par le truchement des ressorts de l’Ethics Washing déployé à l’échelle internationale à s’ériger en structure supranationale pour s’épargner les aléas des régulations singulières et prévenir ou devancer la mise en place de législations pouvant nuire à son marché.

Une politique de supranationalisation permettant de se substituer au législateur

Les pratiques de Netflix ne sont pas sans rappeler les mobiles et les logiques de la mise en œuvre du Code Hays, dès les années 1920, par l’industrie cinématographique américaine et qui constitue un substantiel héritage dans les pratiques professionnelles de la filière. Considéré jusqu’en 1952 comme un divertissement forain, le cinéma américain ne bénéficie pas de la liberté d’expression dont jouissent les autres médias au titre du 1er Amendement de la constitution. L’exploitation des films étant considérée comme une entreprise strictement commerciale (Bordat, 1987), leurs contenus ne sont donc pas protégés de la censure. Par ailleurs, le cinéma, en raison de son format et de sa capacité de séduction, est réputé pouvoir certes divertir mais également causer le plus grand mal à ses publics. Comme l’explique Bordat (1987), face à la multiplication des comités de censure locaux (dès 1908 le maire de New York veut interdire les cinémas) et des appels au boycott des ligues catholiques, les exploitants et producteurs craignent l’instauration d’une législation fédérale qui nuiraient économiquement à leur activité, en contraignant les contenus eux-mêmes mais aussi, et surtout, les modalités de leur exploitation commerciale. Le cinéma est à l’époque un divertissement familial (« family medium »), sa fréquentation est massive[25]. Censure, boycott et fermeture seraient donc fatals pour la profession qui s’organise et met en place un organisme chargé des relations entre l’industrie cinématographique, le public, les associations et le gouvernement. Sa direction est confiée en 1922 à l’avocat républicain Will Hays qui souligne la singularité du cinéma : « La plupart des arts s’adressent à un public averti. Celui-ci touche tout le monde : public averti et non averti, cultivé ou non, respectueux ou non de la loi » (Dans Bordat, 1987, p. 10). Partant, une responsabilité particulière pèse sur ce médium pour lequel il est difficile, voire impossible de ne s’adresser qu’à certains groupes sélectionnés. Un code de bonne conduite, qui deviendra un code d’auto-censure, est donc établi. Il instaure les sujets à ne pas traiter et ceux à éviter. Il s’agit d’offrir à la profession les outils d’une autoréglementation en vue de décourager les tentatives de censure fédérales. Tout comme le cinéma à ses débuts, il est reproché aux plateformes de Svod de s’adresser indifféremment à des publics massifs et potentiellement non avertis, sans passer par les relais des structures traditionnelles de la production, de la diffusion ou de la réception. Ce phénomène est accentué par l’asynchronie de la réception, qui, on l’a vu, fait obstacle à un encadrement du visionnage tel que peuvent l’organiser les médias de diffusion synchrone comme la télévision traditionnelle[26]. Le cinéma américain s’est prémuni avec le Code Hays d’une accumulation de réglementations locales qui exigeait des adaptations très coûteuses des contenus. Netflix propose actuellement son service dans 190 pays et vise à son tour, en s’imposant une forme d’auto-régulation, à limiter les coûts de mise en conformité et de modification géographique des contenus qu’engendrerait la prise en compte systématique des législations locales, nationales ou communautaires. De surcroît, comme le rappelle Bordat (1987) si l’industrie cinématographique américaine a combattu les projets de censure fédérale, c’est aussi qu’elle craignait qu’elle ne s’accompagne d’une réglementation contraignante des pratiques commerciales. En orientant le storytelling de sa démarche d’accountability vers la vertu éducative des contenus, leur contrôle, les garde-fous, Netflix détourne les publics de ses problématiques fiscales, commerciales et de contribution à la création locale.

Ce faisant, par ses stratégies, Netflix devance le législateur, voire s’y substitue. La plateforme offre une démonstration de son autonomie et de sa capacité à configurer le rapport de force.

Il ressort de l’analyse de ces dispositifs, la propension de Netflix à faire reposer la responsabilité de l’accompagnement et de la prévention sur les parents et adultes compétents, sinon sur les adolescents eux-mêmes. Ainsi, il incombe aux premiers de contrôler le visionnage de leurs enfants et aux seconds de verbaliser leur ressenti. Ainsi, contrairement à la doctrine du CSA qui instaure une symétrie de responsabilité entre diffuseurs et autorité parentale, la plateforme choisit de déléguer la responsabilité de la mission. En effet, il existe chez les chaînes historiques françaises un héritage culturel de la protection des publics[27] qui consolide la mission du CSA[28]. Ainsi, les principales chaînes hexagonales ont totalement intégré les préceptes et anticipent les restrictions en produisant de leur propre chef des contenus conformes aux exigences. Cette attitude proactive participe d’une « éthique de responsabilité » (Charaudeau, 2010) : en adaptant délibérément leurs contenus, les diffuseurs français prennent à leur charge de garantir la protection et l’accompagnement des publics sensibles. Cet engagement participe de leur « éthique de responsabilité » et scelle un accord tacite avec le « grand public » : leurs programmes sont ainsi perçus comme des contenus sans danger, les précautions nécessaires ayant été prises en amont. Aussi, en se défaussant à la fois de la responsabilité du contenu et de celle de la réception, Netflix induit-elle un renversement du paradigme institutionnel. La posture de la plateforme engage alors à considérer la recomposition des modes d’agir et l’incapacité des institutions traditionnelles à exercer un « agir sur autrui ». L’asymétrie des rapports entre éditeur et récepteur contribue donc à placer les parents en ligne de front et les investir de la mission de protection en intégralité. Par conséquent, le désengagement de Netflix, masqué derrière une apparente bonne volonté, vient battre en brèche les missions originelles des structures traditionnelles et les conceptions nationales de la protection des publics tout comme celle de la responsabilité des diffuseurs. Ainsi, affranchie des obligations nationales, Netflix met en échec le travail institutionnel.

La démarche d’accountability de Netflix, que nous avons relevée ici au prisme des dispositifs d’accompagnement des publics, loin d’être anodine, doit selon nous être considérée comme un objet symptomatique du « devenir-infrastructure » (Plantin et al., 2018) de ces plateformes numériques pour lesquelles la régulation par les États se présente comme une chimère. En effet, comme le souligne Wagner (2018), la tentation de l’Ethics Washing dans le domaine technologique va de pair avec la résistance croissante des firmes à toute réglementation. Au niveau international, le Forum sur la Gouvernance de l’Internet (IGF) s’il offre un espace de discussion, n’impose aucun mécanisme de mise en œuvre. Dans le domaine des nouvelles technologies, pour ses entreprises qui revêtent de plus en plus les attributs de l’infrastructure, les États et leurs instruments réglementaires sont de plus en plus décrits comme des obstacles. Aussi, progressivement, les initiatives proposées quant à la réglementation des plateformes tendent à réduire le rôle des États et à accroître celui du secteur privé. Les entreprises s’organisent de manière autonome et se contentent d’associer les pouvoirs publics en leur attribuant un rôle mineur. Ainsi pour Wagner (2018) il y a Ethics Washing lorsque les mesures prises ne respectent pas un certain nombre de critères, comme la transparence du processus décisionnel, le caractère non arbitraire des démarches, mais plus encore, la non-substitution de l’éthique au droit et notamment aux droits humains. Aussi, pour l’auteur, lorsque l’éthique se répand, il devient impérieux de disposer de critères communs sur la base desquels la qualité des engagements pris pourra être évaluée. Sinon, il existe un danger considérable que ces cadres deviennent des moyens arbitraires, facultatifs ou dénués de sens plutôt que des moyens substantiels, efficaces et rigoureux. Or, ces démarches qui se multiplient dans le domaine des nouvelles technologies et des industries culturelles, à l’initiative des multinationales du numérique, ont pour conséquences d’écarter progressivement mais durablement l’idée que les États et les structures traditionnelles sont légitimes pour légiférer, au très probable détriment des publics eux-mêmes.

Conclusion

Deux ans après son lancement en France, Netflix se trouve confronté à sa responsabilité d’éditeur. La sortie de la saison 1 de la série à succès pour adolescents 13RW montrant la scène de suicide d’une lycéenne provoque tollé et polémique. Parents, institutions, associations, chercheurs, en France comme dans le reste du monde, accusent la plateforme d’esthétiser le suicide et par conséquent de l’encourager. Du contenu lui-même, la polémique glisse rapidement vers la responsabilité de la plateforme qui permet un accès peu contrôlé et asynchrone à des contenus potentiellement néfastes pour les jeunes publics. Aussi, dans une logique politique et commerciale, la firme est contrainte de réagir et de prendre des initiatives au regard de la protection des publics réputés vulnérables. Il s’agit non seulement de prévenir la fuite des abonnés, mais aussi de s’affirmer comme une alternative rassurante et sécurisée. Plateforme internationale, Netflix n’est pas soumise aux obligations qui incombent aux chaînes de télévision et échappe de fait aux garde-fous des structures institutionnalisées. Notre analyse montre que Netflix engage sa première initiative en apposant une signalétique d’avertissement au début de chaque épisode. S’ensuit une panoplie de dispositifs visant à étayer cette nouvelle politique de prévention : signalétique systématique et spécifiée, mise à disposition – par pays – des numéros d’écoute des centres de prévention du suicide et enfin, réalisation d’un documentaire ad hoc permettant aux différents acteurs de la promotion de s’exprimer. À l’occasion de la sortie de la deuxième saison en mai 2018, Netflix anticipe et crée, en amont, une véritable stratégie de prévention de la réception. La plateforme élabore alors un arsenal de contenus afin d’aiguiller les parents dans l’accompagnement du visionnage.

Ainsi, cet article nous a permis de mettre en lumière que le cas de la série 13 RW, propédeutique, a servi de déclencheur à une démarche d’accountability désormais stratégique et supranationale. Ainsi, la plateforme, sans y être contrainte, choisit de s’autodiscipliner pour répondre aux attentes des publics et éviter l’intervention des pouvoirs publics. Netflix, tout en faisant montre de bonne foi, met en œuvre un récit qui lui permet de maitriser le tempo communicationnel, active ses publics pour les mettre en responsabilité, accroît son catalogue de contenus. De l’accusation de carence de protection des publics, Netflix fait un atout pour actionner une différenciation concurrentielle, accumuler auprès de ses interlocuteurs (publics, prospects, institutions, états, actionnaires) un capital-confiance et s’afficher comme un acteur sociétal des sphères publiques.

Nous avons donc montré comment, par le truchement d’une démarche d’accountability, la plateforme participe d’un véritable renversement du paradigme institutionnel. Netflix a su s’emparer d’une accusation de déficit de protection des publics pour en faire une stratégie profitable sur les plans commercial et politique. Ces mécanismes s’échelonnent de la simple application d’une signalétique à l’autocensure ex post, en passant par l’orchestration d’un storytelling redistribuant les responsabilités. Ce dispositif permet à la plateforme de dépasser et de déborder les structures institutionnelles traditionnelles qui concourent historiquement à l’encadrement des contenus et des téléspectateurs : pouvoirs publics, législation, éthique de responsabilité des diffuseurs, intériorisation des contraintes par les mondes de la création et de la production audiovisuelle. Dans un contexte d’exacerbation de la concurrence sur le marché de la Svod et de résurgence des coups de boutoir des législateurs nationaux et Européens pour règlementer les plateformes numériques, les actions volontaires et responsables de Netflix se révèlent comme autant de leviers pour protéger la firme d’une réglementation extérieure pouvant handicaper son modèle économique. Stratégie inspirée du Code Hays qui a longtemps préservé l’industrie cinématographique américaine de la censure et du contrôle de ses modalités commerciales, la démarche de Netflix relève d’une forme d’Ethics Washing.