Article body

Introduction

Les milieux organisés se doivent d’afficher des positions d’équité en emploi[1], soutenant ainsi un idéal démocratique où chacun aurait les mêmes droits et libertés, les droits de l’homme[2] encadrant ceux du citoyen dans les sociétés démocratiques. En 2015, le Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion du Québec[3], reconnaissant que « la capacité d’action de personnes immigrantes et de minorités ethnoculturelles se heurte à des obstacles systémiques compromettant ainsi les principes fondamentaux, le dynamisme et la prospérité de la société québécoise » (MIDI, 2015), a mandaté une commission sur le racisme et la discrimination systémique. Sans relater d’emblée la crise[4] qu’a vécue cette commission (nous l’aborderons par la suite), cette initiative expose au grand jour que les rapports de domination et d’oppression persistent, créant des obstacles dans les trajectoires sociales des personnes faisant l’objet de racisme et de discrimination, lesquelles nous désignerons par les termes « personnes racisées ». Car « le racisme, écrit Louis Dumont [1966], sous une forme nouvelle, répond a une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il présentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement, dans la société hiérarchique » (Wieviorka, 1998, p. 16). La discrimination reliée à des formes de racisme demeure une atteinte à l’égalité entre individus. Elle perpétue les inégalités sociales dont « les mécanismes de diffusion […] n’ont pas besoin d’être intentionnels pour être effectifs » (Duvoux, 2017, p. 57).

Le racisme dans ces formes nouvelles reste souvent imperceptible parce qu’il peut être, d’une part, indirect ou invisible. Antérieurement désigné par Carmichael et Hamilton (1968) comme racisme institutionnel, à présent nommé racisme systémique, on le dit indirect car, fondu dans notre système, on ne pourrait en identifier un acteur responsable. Invisible, d’autre part, le racisme s’inscrit davantage dans un rapport « ordinaire » (Cognet, 2004) qui relève du quotidien. Il est par exemple présent dans l’humour, le paternalisme ou dans des actes sans paroles mais qui néanmoins traduisent toujours une forme de hiérarchisation. C’est de ce racisme ordinaire, du quotidien, non dénoncé, que nous allons traiter dans cet article pour en montrer la réalité communicationnelle dans les milieux de travail.

Parallèlement, nos sociétés contemporaines, caractérisées par l’hypermodernité (Aubert, 2010), ou surmodernité (Augé, 1992), s’inscrivent dans des processus de développement où l’individu est confronté à des exigences d’excellence, de performance, de flexibilité, d’adaptabilité, etc. Le sujet de cette contemporanéité affronte l’injonction implicite d’être efficace, autonome et celle aussi de « gérer » ses émotions dans l’environnement de travail (Hamisultane, 2019). Ainsi, il se doit de développer une intelligence émotionnelle (Cifali et al., 2019) qui, elle, sera reconnue comme une compétence pouvant profiter à la productivité. Dans cette idéologie de l’individualisme exacerbé, le sujet devient responsable de son intégration au collectif et de son maintien en emploi. Dans ce cadre, les personnes faisant l’objet de racisme préfèrent parfois demeurer silencieuses, à l’instar d’une autocensure, sur les dommages qu’elles subissent. Des personnes racisées ont témoigné dans les médias canadiens et québécois du racisme dont elles font l’objet en milieu de travail (Bureau, 2019; Teisceira-Lessard, 2019), mais peinent à le faire reconnaître comme du harcèlement nuisible à leur santé mentale. En effet, la transformation des comportements racistes dans la modernité démocratique les rend difficilement reconnaissables par les milieux organisés qui se sentent parfois démunis face aux situations interculturelles (Bataille, Andrew et Potvin, 1998). Néanmoins, l’absence d’actions adaptées dans ces milieux pour contrer le racisme et la discrimination, qu’ils soient systémiques ou non (Lorrain et Nicolas, 2016; Coté et al., 2015), nous amène à nous interroger : pourquoi la parole pourtant nécessaire de personnes racisées faisant l’objet de « microagressions » racistes (Sue et al., 2007) est-elle inaudible, voire autocensurée, dans certains milieux organisés comme en témoignent les personnes participantes à notre recherche ? Par microagressions racistes, nous entendons le racisme du quotidien qui inclut des formes d’actions inscrites dans les trois catégories de Sue et de ses collaborateurs (2007) : microassaults, microinsults , microinvalidations (traduits respectivement par microassauts, microinsultes, microinvalidations). En résumé, il s’agit d’actes racistes verbaux comme non-verbaux, délibérés, ou d’actes qui invalident ce que la personne fait ou dit parce qu’elle est racisée. Ainsi, comment comprendre ce paradoxe entre idéal démocratique dans les milieux organisés et autocensure des personnes racisées face aux microagressions racistes dont elles sont l’objet en milieu de travail ?

En nous appuyant sur une recherche qualitative antérieure (Hamisultane, 2017) utilisant une approche d’intervention clinique en sciences sociales, que nous désignons comme une clinique de l’interculturalité, nous proposons une réflexion analytique sur l’autocensure des personnes racisées face à l’insuffisance de leur milieu organisé. Nous questionnons la place du sujet racisé contraint à la performance et à la responsabilité de vivre « bien » ensemble au sein de ce milieu et, par conséquent, à se taire pour ne pas entraver le processus de productivité du milieu organisé. Nous discutons de la manière dont cette autocensure se désigne comme un paradoxe face à un idéal démocratique. Cependant, est-ce que l’absence de parole signifie le consentement et l’absence de résistance ? Par ailleurs, notre démarche méthodologique donne à voir en quoi notre clinique de l’interculturalité peut se mettre au service d’une intervention interculturelle.

Dans un premier temps, nous situons le concept de représentation pour montrer le paradoxe de l’idéal démocratique dans les rapports d’interculturalité[5], notamment au Québec. Ensuite, nous expliquons les cadres épistémologique clinique et méthodologique mobilisés. Puis, nous déplions notre réflexion sur l’acte d’autocensure en nous appuyant de quelques résultats de notre recherche. Enfin, nous terminons sur les possibilités d’une clinique de l’interculturalité pour l’intervention interculturelle où une parole peut se dire et s’entendre.

Le concept de représentation

Les représentations et l’opinion publique

Depuis la moitié du 20e siècle, on sait que les différents types de sociétés construisent leurs propres représentations du monde et, par conséquent, elles habitent des mondes distincts. C’est ce que l’on nomme les représentations sociales (Durkheim, 1968; Levy-Bruhl, 1951). Aujourd’hui, des auteurs comme Jodelet (1989), Moscovici (1994) ou Mannoni (2016) nous montrent plus largement les inscriptions psychosociale et historique des représentations en lien avec l’individu. La représentation est vue comme une passerelle entre le monde social et le monde individuel. Moscovisci (1994) soutient que les représentations passent de la vie de tous à la vie de chacun. Ces représentations sociales constituent également le fondement des préjugés que l’on peut avoir sur un individu, un groupe, etc. Le préjugé est alors constitué comme une « idée reçue » qui s’impose dans le collectif comme une valeur attributive ou prédicative. Pour Manonni (2016,) cette « idée reçue » a ses sources cachées dans la conscience collective. Elle reçoit de fait l’accord spontané des membres du collectif. Elle s’impose ainsi à la connaissance et tient lieu de toute délibération. Par ailleurs, « d’une part, elle bénéficie d’une multitude d’adhésions, d’autre part elle profite de l’ancienneté de son inscription dans le temps, ce qui lui vaut un respect quasi traditionnel » (Manonni, 2016, p. 21). Selon Leyens (1979), les préjugés raciaux s’inscrivent dans ce schéma. Une même représentation peut faire appel à plusieurs types de préjugés ou de stéréotypes. Pour Manonni, la représentation s’inscrit à un niveau supérieur d’intégration psychologique. Plus encore, elle participe à la mobilisation des affects,

c’est ainsi que l’on retrouve des préjugés et stéréotypes à l’œuvre dans les représentations sociales opérant au niveau des exclusions […] et des attitudes d’acceptation ou de rejet fondamental de l’autre (ostracisme, racisme) (Manonni, 2016, p.25).

La représentation comporte toujours un sujet et un objet. Elle est toujours la représentation de quelque chose pour quelqu’un.

Ainsi, l’opinion publique se situe à l’articulation des préjugés, stéréotypes et représentations. Elle se donne, de fait, un aspect rationnel et argumenté. Aussi, pour mieux comprendre les significations des représentations au niveau individuel, il faut les considérer dans les dimensions cognitives de la pensée sociale ou des pratiques collectives, et les saisir dans la relativité de leurs rapports aux éléments de contextualisation sociohistoriques, socioécologiques, sociopolitiques (Jodelet, 1989, dans Manonni, 2016). Ainsi pour Jodelet, la représentation devient une forme de savoir pour le sujet. Elle « est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » (Jodelet, 1989, p.36). La représentation n’advient pas par hasard, « elle est liée par une logique politico-économico-sociale du moment, ainsi qu’à l’histoire, la culture, et la mémoire sociale du groupe considéré, elle est convoquée pour ainsi dire par la situation dans laquelle elle émerge » (Maronni, 2016, p.71)

En effet, on fait régulièrement le constat que les enjeux sociétaux au cœur des débats politiques et publics sur les questions interculturelles attisent les rapports de forces, comme le montre au Québec la loi 21[6] sur la laïcité. Ces rapports de force mettent en face à face l’idéal démocratique, les droits et libertés et les questions nationales qui, pour préserver les droits des nationaux majoritaires [7] (Balibar, 2007), restreignent ceux des minorités. Les médias participent à la construction des représentations et des rapports d’interculturalité - comme nous le montre, entre autres, la question de l’islamophobie depuis le 11 septembre 2001 (et les récents attentats en Occident), de même que les représailles sur les personnes de confession musulmane (Chartrand, 2017).

Le paradoxe de l’idéal démocratique

Tout comme les représentations puisent dans l’histoire, l’idéal démocratique prend son ancrage dans l’héritage de la Grèce antique. Certes lointain, sa portée a néanmoins participé à l’émancipation de la pensée des Lumières et à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) puis à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Aujourd’hui, pour Giust-Desprairies (2015, p.81), « la représentation d’une unité générale où les hommes vont se reconnaître comme des semblables est une signification imaginaire instituante ». Or dans le traitement de la diversité ou du semblable, derrière cette idée des Lumières où tous les humains naissent libres et égaux en dignité et en droits, il y a aussi une volonté paradoxale d’égalité mais dans la différence ethnoculturelle. Ce paradoxe est mis au défi dans la réalité sociale où nous observons plutôt des actes de racisme et de la discrimination systémique, qui sont les preuves des inégalités effectives. De nombreuses recherches s’attèlent à mettre au jour ces actes de racisme et de discrimination systémique car ils persistent.

À cet égard, dans la réalité sociale, comme nous l’avons évoquée en amont, la consultation sur la discrimination systémique et le racisme au Québec, mise en place par le gouvernement en 2017, s’est transformée. En effet, suite à un début de crise dans le débat public, le parti libéral du Québec (PLQ; parti au pouvoir de 2014 à 2018) en a fait une commission pour proposer des solutions concrètes aux enjeux liés à l’emploi (Radio-Canada, 2017), notamment en écoutant des entreprises en pénurie de mains d’œuvre. La crise médiatisée a été déclenchée particulièrement par le fait que l’opposition reprochait qu’initialement la commission sous-entendait que les Québécois étaient racistes (La Presse canadienne, 2017). Cette orientation qu’a prise le débat public interroge la capacité de déconstruire les représentations autour de l’idéal démocratique et d’une société juste, l’évènement renvoyant davantage à ce que le rapport Bouchard-Taylor (2008) nommait déjà un « braquage identitaire » propagé notamment par le biais des médias. Or il semble nécessaire de questionner cet imaginaire du semblable dans notre société dont les représentations effectives révèlent une tout autre réalité. Est-ce un semblable en droits et libertés ou un semblable dont on ne pourrait voir la différence culturelle et phénotypique, comparé aux nationaux majoritaires, qui répondrait aux attentes économiques de nos sociétés contemporaines occidentales ? Nous penchons pour cette deuxième option. Tel que le présente Haince (2014), la personne migrante attendue dans le pays d’accueil appartient à deux catégories, celle de la « commodité » en ce qu’elle répond à des besoins démographiques et de mains d’œuvre, ou celle de la « menace », en ce que l’étranger méconnu représente l’insécurité et le danger que ses valeurs ne transforment celles du pays d’arrivée, ce qui induit le contrôle et la suspicion. Ces catégories ne laissent place qu’à l’intégration d’un « immigrant parfait » (Haince, 2014), du moins imaginé comme tel. Cette représentation fait que la personne migrante est perçue sans substance, desubjectivée, déhistorisée voire déshumanisée comme le montre Haince (2014). Cette représentation s’institue de plus en plus dans nos sociétés occidentales et pluriculturelles. On le voit dans certains discours politiques et dans les politiques migratoires, et ce, au Québec comme en Europe, aux États-Unis comme au Brésil. Pourtant, la représentation de l’immigrant ne concerne pas uniquement les personnes réellement migrantes mais aussi celles perçues comme telles, comme les personnes descendantes de migrants de deuxième ou troisième génération nées au Québec racisées par leur couleur de peau, par exemple. Elles sont perçues comme extérieures au sens de Simmel (1908), c’est-à-dire des étrangères de l’intérieur, et demeurent donc étrangères dans les représentations collectives.

Dans le milieu de travail, se croise ces deux catégories : (1) la personne migrante menaçante et desubjectivée que l’on associe à un « vous » englobant qui homogénéise toutes les personnes migrantes; et (2) celle désignant la personne migrante efficace, celle qui est là pour le bien économique et a été sélectionnée à cet effet. Cette catégorisation s’effectue même si les personnes visées ne sont pas migrantes.

En conséquence de ce phénomène, examinons comment des personnes racisées réagissent, notamment par le biais de l’autocensure en milieu de travail. Pour ce faire, nous avons utilisé des outils liés au cadre de la recherche, mais qui s’inscrivent dans une approche d’intervention interculturelle.

Cadre épistémologique clinique et psychosocial

Pour qu’une parole se donne à entendre et pour pouvoir la comprendre dans un contexte écosystémique – c’est-à-dire en prenant en considération les éléments ontologiques et les éléments structurels qui l’encadrent – et sociohistorique, il est nécessaire d’articuler les dimensions individuelles et sociales par le biais d’une approche spécifique. Dans cette perspective, nous avons privilégié une approche clinique en sciences sociales (Hamisultane, 2019; Fortier et al., 2018; De Gaulejac et al., 2013). Celle-ci considère que les phénomènes sociaux ne peuvent être appréhendés dans leur globalité que si l’on prend en considération l’expérience subjective : comment le sujet se représente ces phénomènes qui le concernent et comment il les intègre, voire comment il participe à les reconduire. Cette approche s’attache aux registres affectif et existentiel du sujet. Elle entend appréhender par l’écoute de sa parole sa réalité. Elle reste attentive aux enjeux inconscients de ce dernier, articulés aux enjeux collectifs. Concernant le collectif, elle prend en compte les dimensions à la fois rationnelle et imaginaire des structures (Giust-Desprairies, 2003), pulsionnelle et symbolique (Barus-Michel, 1991). Elle considère les contradictions entre les processus d’objectivation et de subjectivation (Barus-Michel, 1987; Giust-Desprairies et de Gaulejac, 2009), s’attache à examiner la capacité des individus à être sujet de leur histoire (De Gaulejac, 1999) et la complexité des déterminismes sociaux et psychiques dans les conduites des individus ou des collectifs. En d’autres termes, l’approche clinique se concentre sur les ressources individuelles et collectives (Giust-Desprairies, 2014) pour appréhender les phénomènes sociaux dans leurs effets et causes multidimensionnelles, intégrant « les dimensions psychiques, affectives, émotionnelles des rapports sociaux » (Gaulejac, 2007, p. 25) dans lesquels nous incluons les rapports d’interculturalité.

La posture de la chercheure est également analysée. Notamment, dans le processus d’objectivation des données pour qu’elle puisse prendre conscience à la fois des éléments de résonance et de la manière dont ils peuvent servir l’analyse (Hamisultane, 2018). Par ailleurs, si l’approche clinique en sciences sociales est une approche d’intervention psychosociale, elle a été ici utilisée dans le cadre d’une recherche et non d’une intervention. Néanmoins, nous partons du postulat que le recrutement des enquêtés s’est fait sur le mode du volontariat : les participants se sont donnés à faire le récit de leur histoire, ce qui nous apparaît comme une forme de demande implicite de se raconter. En ce sens, la recherche répond à une demande implicite comme une intervention pourrait le faire.

La méthode employée lors de cette recherche a été celle du Roman familial et trajectoire sociale (de Gaulejac, 1999). Cette méthode s’inscrit dans le courant des récits de vie. Elle permet de comprendre comment le sujet se représente lui-même et comment il se représente le monde. À cet égard, un support graphique, que nous avons détaillé dans un ouvrage (Hamisultane, 2017)[8], est utilisé pour aider à la narration. La méthode permet d’analyser l’héritage affectif, culturel et sociohistorique qui conditionne l’insertion sociale du sujet lui-même (de Gaulejac, 1987). Cet héritage imprègne la trajectoire sociale dans laquelle s’inscrit le sujet. Notre approche est celle de la co-construction : nous dirigeons très peu le récit, c’est-à-dire qu’à l’occasion nous demandons des précisions lorsque le propos de la personne ne nous semble pas clair. Ces brèves interventions permettent de faire émerger des thématiques subjectives propres au récit (Rhéaume, 2017). Dans notre approche, ce n’est donc pas sur la quantité des données que porte l’investigation mais sur le processus vécu de manière subjective. Nous avons pris ici le parti de sélectionner certains passages significatifs pour cet article.

L’échantillon de cette recherche rassemble 11 récits de personnes descendantes de migrants dont la tranche d’âge se situe entre 25 et 40 ans. L’étude examinait les trajectoires socioprofessionnelles d’intervenantes[9] descendantes de migrants dans les services sociaux et de santé et des centres partenaires. Les entretiens ont eu lieu, pour la plupart, en milieu de travail.

De façon transversale, et en filigrane, dans cette recherche, les personnes ont partagé des épisodes de microagressions racistes récurrentes dont elles faisaient l’objet alors que les entretiens ne portaient pas précisément sur le racisme. Néanmoins, ces phénomènes s’inscrivaient dans leur histoire et notre méthodologie clinique, donnant libre cours à une parole réflexive sur soi, a ouvert la possibilité d’un récit plus impliqué. Dans un processus de co-construction, les personnes participant à la recherche ont donné à entendre des situations de racisme vécues en milieu de travail. Elles ont notamment narré la façon dont elles réagissaient à des microagressions. Lors des analyses de ces données, nous n’avions pas entrepris de nous pencher sur les raisons de ce que nous désignons aujourd’hui, dans l’après-coup, par de l’autocensure. Démarche que nous avons engagée pour cet article.

Une autocensure instituée ?

C’est au sein de milieux organisés que nous interrogeons cette autocensure, désignant plus précisément le fait de ne rien dévoiler (par une procédure qui serait plus formelle, voire juridique) des microagressions subies. Par exemple, Annick[10], cadre dans une institution des services sociaux et de santé au Québec, déclare : « je me sens Québécoise d’origine et [elle cite ses origines socioculturelles] parce que je suis noire et je l’assume ». Elle ajoute : « les gens nous identifient par nos divergences et c’est fatiguant. Les gens te rappellent tout le temps que tu es migrante ». Annick veut dire « d’héritage migratoire » car elle est née au Québec. Cette forme de microagression renvoie à un héritage sociohistorique de la perception de l’autre « étranger » qu’on ne dément plus. Annick ne dénonce pas les microagressions racistes dont elle fait l’objet dans son milieu de travail car, selon elle, si elle le fait, « on te personnifie comme problématique ». De son côté, Anne, arrivée jeune au Canada et aujourd’hui canadienne de citoyenneté, qui détient une maitrise en administration publique, confirme les propos d’Annick en expliquant ce qu’on lui répond lorsqu’elle émet une contestation au sujet de propos racistes entendus : « Ça y est ! Ils vont se prendre pour des victimes ». Dans cette phrase, Anne est incluse dans un groupe de « ils » qui pourraient signifier « tous les migrants ou tous les étrangers » et qui induit une forme d’exclusion et de catégorisation. Cette forme d’exclusion peut référer à la représentation de l’immigrant, celle desubjectivée que l’on veut « parfaite ». En effet, Anne, comme d’autres enquêtés, souligne qu’en tant que personne racisée elle n’a pas le droit à l’erreur et que, parce qu’elle est racisée et perçue comme migrante, elle devra travailler encore plus intensément que les autres. Cela montre que cette représentation de « l’immigrant parfait » s’institue de part et d’autre, et que la personne concernée tend à vouloir devenir « parfaite » pour être reconnue.

Elle ajoute à propos des violences verbales qu’elle reçoit de manières récurrentes :

au travail, on est obligés de faire du communautarisme entre immigrants sinon tu ne peux pas survive […]. J’ai une collègue qui était voilée ça a pris un an avant qu’on [les autres collègues non racisés] lui parle. […] À un moment donné il faut être dans un endroit où l’on n’est pas toujours obligés de porter des masques.

Dans ce contexte, le sujet perçu comme différent des autres, notamment par son phénotype au regard des nationaux majoritaires, devient l’objet de remarques (on lui fait savoir sa différence, parfois sur le mode de l’humour, en stigmatisant ses origines). Bien que cela puisse être de l’ordre du racisme non intentionnel en ce qu’il peut s’inscrire dans l’ignorance et non dans l’idéologie, il n’en demeure pas moins que c’est une microagression raciste qui engendre une souffrance mentale. Annick assume d’être noire dans ses appartenances et cela s’exprime dans la manière dont elle se définit. Pour autant, elle ne se défend ni verbalement ni par des gestes lorsque son phénotype, ce qu’elle représente, fait l’objet d’une attention discriminatoire dans un milieu organisé soumis au respect des droits et des libertés de la personne. De la même manière, Anne rêve à un endroit où elle ne serait pas obligée de porter un « masque », celui qui cache une émotion. Dans ces lieux, ces deux femmes disposent du droit d’être traitées comme toutes les autres personnes travaillant dans leur milieu. Pourtant, il est bien des cas où les situations sociales peuvent être subies comme une injustice extrême sans contrevenir explicitement au droit (Renault, 2004). En effet, si elles pointent que ce rapport d’interculturalité s’inscrit dans une microagression raciste, elles seront distinguées comme l’élément problématique du groupe, celles qui se victimisent, au sein du milieu de travail. L’élément problématique devient alors perturbateur dans le bon déroulement de la productivité de l’organisation, reflet du paradoxe de l’idéal démocratique. Alors, comment comprendre davantage ce que l’on peut percevoir comme une autocensure en milieu de travail ?

L’autocensure contrainte par le milieu de travail

Cette autocensure conduit au silence de la personne. Or ce silence est un obstacle à la symbolisation d’une souffrance. Et « là où on ne parle pas, on se tait, on ne s’adresse pas à l’autre, on a peur, et on étouffe » (Cifali, 2013, s.p.). Contrer ce silence nécessiterait d’entrer en communication verbale avec l’autre, même si la microagression est de type non-verbal :

Un dialogue n’est possible que s’il y a affrontement, chacun respectant assez l’autre pour poursuivre et pourquoi pas modifier son discours. Il est ainsi nécessaire de sortir de son isolement et dans la confrontation donner existence à l’autre, au risque d’avoir à reconnaître que chacun a tort et raison (Cifali, 2013, s.p.).

Cependant, dans le cas des participants de notre recherche, le dialogue ne semble pas envisageable ni même possible. Car, le dialogue obligerait de consacrer du temps à ce qui fait problème dans l’interaction. De plus, les enjeux pesant sur cette interaction sont plus larges qu’un simple rapport intersubjectif.

En effet, dans le cadre du milieu de travail, se donner la parole dans un rapport intersubjectif doit prendre en considération le contexte et les enjeux organisationnels qui y sont attenants. Car,

parler c’est nous rendre visibles alors qu’il serait parfois plus prudent de ne pas nous signaler. Dans certaines circonstances mieux vaut alors nous taire, ne rien oser ou prononcer la parole qu’on attend, codée, normée, institutionnalisée : « je » s’annule et se coule dans ce qui est demandé (Cifali, 2013, s.p.).

Dans le milieu organisationnel, les rapports de pouvoir sont à considérer non seulement dans le rapport hiérarchique des statuts mais également de manière écosystémique, s’inscrivant plus largement dans des rapports macrosociaux. Ces rapports incluent les rapports d’interculturalité et leurs propres enjeux de pouvoir arrimés à des représentations, d’un côté ou de l’autre des personnes concernées. Dans ce cadre, la représentation de « l’immigrant parfait » que décrit Haince (2014) est-elle active ? Les personnes qui ont participé à notre recherche ne sont pas des personnes migrantes récentes, mais descendantes de migrants où arrivées jeunes et socialisées dans les institutions éducatives du Québec. Pour autant, l’héritage migratoire et les rapports d’interculturalité sont déplacés des parents sur leurs enfants (y compris les microagressions racistes) et sont implicitement présents dans l’interaction lorsque se produit une microagression raciste. Ce silence n’est donc pas sans fondement, il contient un héritage pesant issu d’une dynamique interculturelle sociale et historique, comme nous l’avons expliqué en amont. Cet héritage complexe ne peut être expliqué dans une communication intersubjective en milieu de travail. Ainsi, « comme toute chose, un silence se fabrique. Certains appellent effectivement cela “un bon climat”, les conflits étant ainsi évités. Rien ne bouge. La parole bloquée, l’angoisse monte cependant, et un jour ça éclatera » Cifali (2013, s.p.). Est-ce bien cela qu’il faut entendre dans le silence des personnes racisées ? Les récents témoignages, soulignés au début de ce texte, parus dans la presse en sont un exemple. Lors de son récit, Anne a d’ailleurs ajouté quelques mots sur son silence et sur celui de ceux à qui elle s’identifie, c’est-à-dire les personnes vivant des microagressions racistes en milieu de travail : « nous ce que l’on fait c’est qu’on le [ce que l’on devrait dire] garde dans notre poche, en dernière carte, car l’on sait que cela ne passera pas ». En d’autres termes, cette dernière carte qui est celle de la parole, est aussi une parole qui « éclatera » comme le dit Cifali (2013). Selon Anne, se taire ne suffira pas à arrêter ce phénomène. On constate que le rapport d’Anne à l’organisation est complexe, à la fois social, lié au traitement des microagressions, et vécu de manière personnelle.

L’autocensure comme stratégie

Le rapport à l’organisation est complexe, car il est de l’ordre du structurel et de l’intériorité. Ce que la sociologie clinique explique par le fait que le sujet intériorise les normes organisationnelles et que dans son rapport au travail, cela le conduit à prendre des voies défensives, de déni ou de refoulement (Arnaud et al., 2018). En psychodynamique du travail, ce rapport complexe intègre des stratégies défensives (Dejours, 2013) que le sujet opère pour se préserver d’un milieu. Ces stratégies ont un caractère « vital, fondamental, nécessaire » (Dejours, 2013, p.71)[11] pour sa santé mentale. Dans cette perspective, le travail mobilise l’intelligence, le savoir-faire, le corps, la sensibilité et l’affectivité (Arnaud et al., 2018). Dejours (2009) désigne « le travailler » comme « un certain mode d’engagement de la personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes (matérielles et sociales) » (dans Arnaud et al., 2018, p. 328). L’affectivité est contrainte également par le travail émotionnel (Hochschild, 2002), concept selon lequel les émotions sont liées à des règles d’expression instituées par une construction sociale. Le milieu de travail induit donc un travail émotionnel spécifique : il n’est pas le lieu de l’expression d’émotions fortes ni, de manière plus large, de l’expression subjective. Le comportement y est, d’une certaine façon, standardisé par des éléments normatifs caractérisant la productivité et la compétence. Le sujet développe des formes de résistance, voire de résilience, que Frozzini et Law (2017) décrivent comme la capacité des individus d’être flexibles afin de résister à une situation difficile et de s’en rétablir.

Or les microagressions racistes sont vécues comme des situations difficiles dans le milieu du travail. Les rapports de pouvoir et de dominations historiques s’y invitent comme mode « naturel » de régulation (Gaignard, 2006). Nous l’avons souligné, les représentations s’arriment à un construit historique du rapport à l’autre, lequel fait l’objet « d’idées reçues » et, dans le cas qui nous intéresse, de préjugés racistes. Ainsi,

jusqu’où pouvons-nous affirmer que certaines organisations du travail tolèreraient le racisme, certaines le solliciteraient, et que dans d’autres organisations il serait nécessaire de s’y conformer pour tenir ? Dans ce cas, les idéologies défensives ne guideraient pas seulement l’activité, elles en seraient l’émanation (Gaignard, 2006, p. 12).

L’objectif de cet article n’est pas d’apporter une réponse qui nécessiterait une recherche approfondie sur une organisation. Il est plutôt de montrer que les microagressions racistes en milieu de travail mettent le sujet qui les subit dans une tension complexe.

En effet, l’autocensure, par les personnes faisant l’objet de microagressions racistes et répondant par l’acte de silence, est une contrainte si l’on considère le cadre idéologique démocratique et la stratégie défensive visant à préserver à la fois leur emploi et à ne pas être considérées comme problématique. Ces stratégies défensives sont donc des moyens de faire face aux représentations collectives qui forgent l’opinion publique, comme nous l’avons vu, mais aussi le rapport à l’organisation qui induit la nécessité d’un « bon climat » au travail pour que se maintienne une certaine productivité. Notre approche clinique en sciences sociales, que nous désignons par une clinique de l’interculturalité, a permis de mettre au jour cette complexité.

Un outil d’intervention interculturelle pour rendre compte de soi

Par le biais de notre recherche et de notre clinique de l’interculturalité, nous avons pu ouvrir un lieu de parole donnant la possibilité aux participants de sortir de la posture du masque, évoqué par Anne, exigée par le milieu de travail. Ce dernier réclame une stratégie qui requière l’absence d’émotion ou, du moins, une émotion acceptable, « gérée », et qui peut se transformer en compétence. C’est cette « gestion » de l’émotion que nos protagonistes entreprennent par l’autocensure. Cela serait, dans la logique organisationnelle, une compétence que l’on attend implicitement des personnes racisées, pour reprendre l’idée de Gaignard (2006). Ces dernières l’intégrant aussi de manière implicite.

Néanmoins, les problématiques créées par une ignorance du fait culturel – c’est-à-dire percevoir la culture de « l’autre » comme un tout homogène menaçant, car elle pourrait nuire aux valeurs du pays d’arrivée – ne viennent-elles pas ajouter des contraintes dans la « prescription subjective » ? C’est-à-dire, selon Perilleux (2010), que les contraintes de faire ses preuves de manière permanente, en travaillant ses affects pour atteindre les buts prescrits, ont tendance à sacraliser l’activité professionnelle associée, également, à des injonctions paradoxales.

Dans cet environnement oppressant pour les personnes racisées, comment rendre compte de soi (Butler, 2007) ? Rendre compte de soi, c’est pouvoir développer ce que Périlleux nomme aussi la « consistance existentielle ». En d’autres termes, comment préserver un rapport à soi dans ces contextes contemporains que l’on vient de désigner ?

En termes d’intervention, les recommandations pourraient s’appuyer sur des outils qui permettraient de rendre compte de soi, tels que celui utilisé dans notre recherche. Il permet, en effet, de donner un espace où se parle ce qui est tu et où s’explique ce qui est de l’ordre de l’ignorance pour les personnes produisant des microagressions racistes. Nous avons constaté que, bien qu’initialement notre recherche ne portait pas spécifiquement sur le racisme, les enquêtés ont voulu témoigner. L’entretien clinique, quoique réalisé en milieu de travail, a donné la possibilité qu’un « je » s’exprime. C’est par cette clinique de l’interculturalité que ces paroles ont pu être appréhendées. C’est-à-dire, regarder au plus près du discours du sujet pour en comprendre la souffrance ressentie : être à l’écoute sans trop le diriger, sans attendre une réponse juste en lui laissant le temps d’advenir, en tenant compte qu’une parole ne peut se donner que dans la confiance et la résonance. Ainsi, l’intervention interculturelle nécessite un espace de parole où les rapports d’interculturalité peuvent être entendus, non pas uniquement dans un récit de soi, mais dans une façon de rendre compte de soi. En d’autres termes, un espace où la chercheure intervenante admet « qu’il existe un rapport causal entre le soi et la souffrance des autres » (Butler, 2007, p. 12) afin d’agir pour le collectif. Pour être à l’écoute, il faut être conscient que les rapports interculturels sont ancrés dans des héritages de rapports de domination et d’oppression.

Pour conclure

Au terme de cet article, nous avons rendu compte de l’invisibilité des microagressions racistes en milieu de travail à travers une recherche qualitative réalisée dans une approche d’intervention clinique en sciences sociales. Cette invisibilité est induite par des mécanismes complexes individuels et sociaux. Ces derniers sont relatifs aux rapports d’interculturalité, aux rapports de travail et de communication, et aux représentations sur lesquelles se fondent les sociétés occidentales. À cet égard, cette complexité montre le paradoxe entre l’idéal démocratique des milieux organisés et l’autocensure des personnes racisées. En effet, adossé à l’imaginaire des Lumières, l’idéal démocratique est aussi l’idée d’égalité dans la différence. Or, nous avons mis au jour, par le fait même que les microagressions racistes persistent dans les milieux de travail, que, sous couvert d’un « bon climat », le milieu de travail est davantage le lieu de l’inégalité par la différence. Nous avons révélé que les personnes racisées, coincées entre idéal démocratique, représentation de « l’immigrant parfait » – sans compter une transmission intergénérationnelle sur le racisme vécu – et exigences néolibérales dans les organisations, s’autocensurent. Nous avons également voulu montrer que ce silence sur ce qu’elles peuvent vivre se comprend aussi comme une stratégie défensive pour préserver un « mieux-être » au sein du travail qui ne protège pas forcément des problématiques de santé mentale. Cette stratégie est pourtant nécessaire pour garder son emploi, car la parole affronterait cette complexité et, dans le réel, transformerait le sujet en objet problématique pour la structure.