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Dans quelle mesure la culture contemporaine peut-elle s’observer sur internet?

Internet est un espace de conduite des interactions sociales, de production, de diffusion et de consultation de contenus. La pluralité des productions, des registres communicationnels, des pratiques et des interprétations produites par la société est réifiée sur ce support et consultable par tous. La diversité des producteurs comme des contributeurs pourrait constituer un matériau riche pour les approches qualitatives et ethnographiques. Cependant, la profusion chaotique des contenus (Auray, 2017) semble difficilement conciliable avec une approche qualitative. Cet article propose des éléments de méthode quali-quantitative pour l’analyse des commentaires de vidéos YouTube, en développant une méthodologie attentive aux liens entre une approche ethnographique et l’analyse de données massives.

Pour penser la culture, le modèle de la sémiosphère[1] de Yuri Lotman est appliqué aux contenus qui circulent sur le web : dans ce cadre théorique, ils sont le métatexte d’une sémiosphère culturelle (Lotman, 1984 ; Poulsen, Kvåle et van Leeuwen, 2018) que l’analyse permet d’explorer et qualifier. La sémiotique culturelle (Lotman, Grishakova et Clark 2009) envisage toutes les formes de production de l’esprit par une approche multimodale, attentive à la diversité interprétative : les textes accessibles sous forme publiée, sous forme visuelle, mais aussi les pensées, les discours, les individus et les collectifs. Or, l’espace numérique n’a pas été abordé par Yuri Lotman. Aleksei Semesenko (2016), synthétisant l’ensemble des travaux de Lotman, propose de considérer internet comme métatexte (Semenenko, 2016) de la culture. Ce faisant, j’ai considéré que l’ensemble des vidéos de chasse aux fantômes constituaient une sémiosphère du paranormal, attestée par des tags et l’usage récurrent de ce terme, et que les commentaires à ces vidéos constituaient également un métatexte de ces vidéos et de la sémiosphère du paranormal.

Selon Lotman (1984 ; Lotman et al., 2009), la sémiosphère de toute culture présente un centre, lieu du normatif et du collectif, entouré d’éléments mobiles, lieu de création et d’expression de l’individu. Toujours selon Lotman, la vie d’une culture, soit son pouvoir de régénération, tient en la tension de la norme sur la liberté créatrice des individus en marge (Lotman et al., 2009) : en devenant populaires, les productions des individus créatifs se standardisent dans un mouvement centripète en s’incorporant progressivement à la norme. Aussi le renouvellement d’une culture par les marges implique paradoxalement leur dissolution : leurs codes, initialement perçus comme étrangers, sont repris et reproduits en étant chaque fois légèrement modifiés, puis sont progressivement incorporés aux allants-de-soi du collectif. L’innovation n’est alors plus perçue comme telle, car elle est absorbée par la masse centrale qui opère métaphoriquement comme un trou noir.

Les contenus audiovisuels connaissent une augmentation significative de popularité depuis la fin des années 2010 sur les plateformes de médias et réseaux sociaux numériques, et sont devenus un lieu privilégié pour la conduite de l’analyse qualitative (Flick, 2013). À partir de 2010, l’importance de YouTube devient prépondérante dans la culture numérique, la chaîne supplante Facebook et Instagram au point de manifester une forme de « vidéocratie » (Allocca, 2018). Cependant, les nouvelles méthodes d’analyse des productions audiovisuelles en ligne ciblent le contenu audiovisuel proposé par les vidéastes au détriment des commentaires, qui retiennent encore peu l’attention des chercheurs. Or, des millions de commentaires sont publiés chaque jour au travers de milliards d’interactions par les consommateurs des vidéos – les contributeurs –, ces acteurs de l’ombre des vidéos du web. La fonctionnalité principale de YouTube est son algorithme de recommandation, pour lequel la plateforme a reçu en 2013 un Emmy Award technique par la National Academy of Television Arts et Sciences des États-Unis. Ce système se fonde sur l’analyse des commentaires et des « interactions YouTube » (vues, like, clics, commentaires). En 2017, YouTube effectuait son apprentissage sur plus de 80 milliards de nouveaux signaux. L’expérience vécue par les usagers de YouTube est donc façonnée par l’interprétation algorithmique de l’activité individuelle de milliards d’usagers (Allocca, 2018). Si l’on considère que les algorithmes de recommandation gouvernent internet, et que l’algorithme réifie la force d’inertie de la norme par la généralisation des manières de faire du plus grand nombre, on peut supposer que le web aurait naturellement tendance à standardiser les cultures pour en améliorer l’interopérabilité. Or YouTube semble bien reposer sur la créativité des vidéastes.

Comment évoluent les pratiques des marges ? En quoi les contenus répondent-ils à l’injonction de l’algorithme ? Les « abonnés » – viewers –, les contributeurs, sont généralement rassemblés dans les discours audiovisuels des vidéastes, sous l’appellation de « leur communauté ». Sont-ils, comme on peut le supposer à la lumière de Lotman (Lotman et al., 2009), des vecteurs de normalisation culturelle par injonction sociale ? Plus généralement, comment étudier la culture comme sémiosphère dans le métatexte riche et prolifique que constituent les millions d’interactions et de commentaires des vidéos ? Comment aborder dans une approche qualitative de si grandes masses de données, dont une grande partie semble inaccessible à l’entendement humain ? Voilà des questions auxquelles je tenterai de répondre à l’aide de cette analyse quali-quantitative des commentaires de vidéos en ligne.

Le cas d’étude des commentaires des vidéos des vidéastes chasseurs de fantômes

Les vidéos de chasse aux fantômes sur le web sont un objet intéressant pour l’étude de la culture exposée sur le web et de ses commentaires. Elles agrègent des communautés soudées et s’inscrivent dans une filiation culturelle ambiguë : marginale en France et surreprésentée aux États-Unis. Un Youtubeur, seul ou entouré d’une équipe, se rend sur des lieux réputés hantés pour communiquer avec les entités (esprit errant, fantôme, démon) à l’aide de technologies numériques telles que la Spiritbox.

La chasse aux fantômes fait partie des pratiques de niche d’internet (Goldstein, Grider et Thomas, 2007). Elle attire l’attention de la recherche de façon assez marginale, mais constitue un domaine de publications journalistiques bien représenté au travers les productions des acteurs qui diffusent des manuels de méthode d’enquête paranormale (voir par exemple Newman, 2011). Aux États-Unis, depuis les années 90, un tourisme paranormal s’est développé, outillé par des ouvrages qui portent sur les lieux les plus hantés (Belanger, 2004, 2005). Les chasseurs de fantômes sont distribués par zone géographique, ils proposent leurs services pour documenter des cas de hantise et chasser les esprits errants (Baker et Bader, 2014 ; Brown, 2006). Leur discours associe la science, la religion, les rites magiques et des récits du ghostlore (folklore sur la mort ; voir Montell, 1987) (Baker et Bader, 2014) documenté par des films, des émissions de télévision, des ouvrages et des sites web portant sur les fantômes.

Dans l’ensemble des chasseurs de fantômes, ceux qui accordent une importance déterminante aux technologies numériques officient plutôt dans le sud des États-Unis (Baker et Bader, 2014 ; Brown, 2006). Les technologies sont perçues par eux comme un moyen de construire leur expérience paranormale. Le discours scientifique consiste à défendre l’idée que les théories de la mécanique quantique et de l’électromagnétique légitiment la croyance aux fantômes (Baker et Bader, 2014). Une chasse aux fantômes nécessite un appareillage technologique tel que des thermostats numériques, des capteurs de champ électromagnétique, des appareils de balayage des ondes radio (ghost box), des caméras et des appareils photo avec vision infrarouge (Newman, 2011). Les phénomènes de voix électroniques (PVE ou EVP en anglais) sont particulièrement prisés : des anomalies sonores sont enregistrées, amplifiées et interprétées comme des expressions verbales de fantômes. Baker et Bader (2014) montrent que l’accessibilité accrue à ces équipements dans les cercles amateurs a donné lieu à une explosion du nombre de groupes de chasseurs de fantômes amateurs, car les technologies permettent aux participants de prendre des mesures, de mettre en place des scénarios expérimentaux et d’interpréter les données en les associant à des informations sensorielles ambiguës. Ces derniers mobilisent des références au ghostlore pour expliquer ces anomalies, mais aussi pour aménager une ambiance. Eaton (2015) dénombre 3 000 équipes d’enquête paranormales aux États-Unis. Cet auteur défend l’idée que l’enquête paranormale fonctionne comme une pratique spirituelle pour les participants. Pour certains, la pratique permet de valider les croyances religieuses existantes, en particulier les spiritualités du Nouvel Âge, tandis que pour d’autres, elle entraîne une transformation spirituelle. En 2005, certains de ces groupes animent des émissions de téléréalité telles que l’émission hebdomadaire Traqueurs de fantômes (TAPS), animée par Jason Hawes, qui remporte un vif succès sur la chaîne Sci-Fi de 2004 à 2017 (Brown, 2006).

Les vidéos de chasse aux fantômes sur le web n’apparaissent dans ces travaux que comme un épiphénomène : les équipes diffusent sur leurs sites web, des preuves visuelles et audio (Brown, 2006). Baker et Bader (2014) mentionnent le développement de pratiques amateures de la chasse aux fantômes sans spécifier un éventuel lien avec les pratiques numériques. J’ai pu constater, sur la plateforme YouTube, que les vidéos d’enquête des chasseurs de fantômes de la téléréalité sont diffusées par des comptes officiels présentant un faible nombre d’abonnés : par exemple, la chaîne de TAPS a 716 abonnés. Ce chiffre ne reflète aucunement leur popularité : il montre simplement que ces groupes traditionnels ne mobilisent pas YouTube pour entretenir leur notoriété. Or, les chasseurs de fantômes sont bien présents et actifs sur le web et sur YouTube, mais à l’aide d’autres formations, parmi lesquelles figurent les quatre chaînes étudiées dans le présent article.

Des chaînes qui diffusent des enquêtes paranormales dans les lieux hantés sont suivies par des centaines de milliers, voire des millions d’abonnés. Elles se distinguent des chaînes des chasseurs de fantômes de la téléréalité américaine du fait qu’elles ont construit leur popularité entièrement sur le web, et que YouTube est le lieu principal pour la présentation de leurs enquêtes et d’échange avec leurs abonnés. Alors, comment qualifier la sémiosphère dont relèvent les vidéos de chasse aux fantômes sur YouTube ? La filiation avec les équipes américaines de téléréalité est-elle apparente ? Les vidéastes chasseurs de fantômes sur YouTube proposent-ils un contenu original en regard de leurs aînés ou consistent-ils en un simple transfert de pratiques ? Les interactions YouTube sont-elles structurantes pour la pratique ? Cet article propose de répondre à ces questions par une enquête de type ethnographique en ligne (Boellstorff, 2012) et une approche quali-quantitative des commentaires aux vidéos d’enquête paranormale sur YouTube.

Méthode et corpus

Dans les premiers temps d’internet, le support numérique fournit de nouveaux corpus pour la recherche en sciences humaines et sociales. Il donne lieu à de nouvelles méthodes pour l’étude de la vie sociale et de la culture numérique. Cependant, la popularité croissante des espaces numériques engendre une production massive de contenus multimodaux. Le microblogging, les commentaires, les fonctionnalités de partage ou d’expression minimale du jugement (« j’aime ») permettent au plus grand nombre de prendre parti, rediffuser, s’attribuer et mettre à disposition des contenus sans avoir à en créer de substantiels. Le matériau pour l’étude de la culture des utilisateurs foisonne, mais une grande partie de son contenu est en réalité difficile à analyser lié au caractère minimaliste de la grande majorité des productions. Les manuels d’ethnographie en ligne (Boellstorff, 2012, Mazzocchetti, Maurer, Boellstorff et Servais, 2015 ; Pink, Horst, Postill, Hjorth, Lewis et Tacchi, 2016) et les approches sociosémiotiques appliquées aux productions numériques (Danesi, 2017), proposent des outils et des méthodes pour concilier l’analyse des grands corpora de données numériques avec une approche attentive aux contextes de production. Ces méthodes incorporent la prise en compte de la grande variabilité des supports et des pratiques observées (Boellstorff, 2012). Elle implique que les méthodes soient constamment réinterrogées pour rester attentives à cette pluralité (Pink et al., 2016).

La prise en compte des commentaires des vidéos dans l’analyse qualitative est minorée par la nécessité première de comprendre le contenu des vidéos et définir la sémiosphère propre à la culture dont elles constituent le métatexte. Cependant, l’analyse des commentaires s’est avérée une source précieuse pour tester des observations obtenues dans le cadre de mon enquête sur la culture numérique du paranormal : j’ai commencé en 2016 une approche sociosémiotique mixte intégrant une enquête ethnographique en ligne (Pink et al., 2016 ; Poulsen et al., 2018) avec pour point d’entrée le média social YouTube. Le terrain se constitue du texte – multimodal (Lotman et al., 2009) – des vidéos qui présentent des références au paranormal dans leur titre, leurs tags ou leur contenu. Les vidéos sont consultées du point de vue de tout utilisateur (conformément à une approche ethnographique), le terrain ne fonde donc que sur les données publiques, à la différence d’autres approches qui utilisent des données accessibles en payant leur accès à YouTube. Nous avons intégré les données suivantes : le nombre d’abonnés, le nombre de vues et les commentaires des vidéos, en considérant que ces informations constituent la trace la plus explicite de réception des vidéos et donc de la culture du web paranormal manifestée par les contributions de ces acteurs de l’ombre que constitue la « communauté » des youtubeurs.

Choix du terrain des vidéastes chasseurs de fantômes

Parmi la diversité des productions sur le thème du paranormal, la chasse aux fantômes est une pratique bien attestée sur YouTube. Mes critères de choix de l’enquête paranormale, parmi les différentes catégories de productions, ont été la notoriété de certains et le fait que YouTube soit le point d’accès principal à leurs contenus. J’ai fait l’hypothèse que ces deux critères sont décisifs pour affirmer l’existence d’une communauté active. Ainsi, je considère que les chasseurs de fantômes traditionnels, qui n’ont que 791 abonnés et peu de commentaires, n’ont pas une communauté active sur YouTube, même si les vidéastes se réfèrent constamment à leurs productions dans leurs discours et leurs pratiques. Ces indicateurs d’existence d’une communauté active sont corroborés par la présence des vidéastes sur les plateformes Instagram, Facebook et parfois Snapchat, qui atteste de la circulation médiatique de leurs contenus et des interactions sociales qui s’organisent autour de ces contenus dans les réseaux sociaux numériques.

Une approche mixte ethnographique et quali-quantitative

J’ai adopté une stratégie associant deux terrains d’observation : un premier terrain à large spectre, correspondant au paranormal ; et un second terrain approfondi, constitué de quatre chaînes YouTube animées par quatre vidéastes différents, ci-dessous désigné par « corpus général » (tableau 5). J’ai exploré le premier à l’aide d’une approche ethnographique, en consultant les contenus mobilisant le thème du paranormal. Cette phase d’exploration large du terrain s’est avérée indispensable pour cerner la circulation des contenus, des références et la sémiosphère du paranormal sur YouTube.

Tableau  1

Terrain approfondi : corpus général et corpus spécifique

Terrain approfondi : corpus général et corpus spécifique

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Le terrain approfondi, par la filature de quatre chaînes YouTube, permet d’ajuster le regard du chercheur au niveau de détail nécessaire à une observation des pratiques de chaque vidéaste. Si l’on considère la sémiosphère du paranormal, dans laquelle se trouve la sémiosphère de la chasse aux fantômes, ces quatre chaînes (correspondant à quatre communautés) sont autant de sémiosphères et métatextes de la culture du paranormal. Souhaitant mieux comprendre la culture du paranormal, et supposant que les traits propres à cette culture se trouvent dans les personnalités du domaine célébrées par ses acteurs, j’ai choisi quatre vidéastes populaires et dont les noms sont cités comme références par les contributeurs aux commentaires. J’ai suivi systématiquement leurs publications sur YouTube ainsi que leurs comptes Instagram, Twitter, Facebook et Twitch. Mon étude ne porte que sur YouTube mais la connaissance de leurs activités sur les autres plateformes s’est avérée utile pour comprendre la dynamique communautaire.

Corpus général et corpus spécifique de l’approche quali-quantitative

À partir du terrain approfondi, correspondant aux quatre chaînes YouTube, j’ai constitué deux corpus (tableau 1) : un corpus « général » rassemblant l’ensemble de leur production sur YouTube (septembre 2019), soit 791 vidéos et 24 430 commentaires ; et un corpus « spécifique » de 36 vidéos d’enquête paranormale (9 par chaîne) assorties de leurs commentaires. Ces deux corpora me permettent d’explorer les données à différentes échelles, et entre lesquelles j’ai effectué de constants aller et retour dans l’exploration qualitative et quantitative.

Engagement communautaire : le nombre de commentaires par contributeur

Supposant que leurs communautés sont susceptibles de consulter l’ensemble des contenus, d’une chaîne, le corpus général (tableau 1) rassemble toutes les vidéos des quatre vidéastes, en incluant même celles qui ne sont pas des enquêtes paranormales, mais des contenus complémentaires (réponses aux abonnés, productions documentarisantes sur le paranormal, creepy pasta[2]) ou sans rapport thématique (vidéos « La danse du radis déguisé » de Chasseur de fantôme, « Clip l’homme caca » du Grand JD). Les commentaires de ces vidéos constituent un espace d’actualisation de la relation entre un youtubeur et « sa » communauté par les interactions proposées par YouTube.

Le corpus général me permet d’interroger la relation entre un youtubeur et « sa » communauté dans l’espace intérieur de la communauté qui contribue au métatexte de chaque chaîne, mais aussi les interrelations des communautés dont les sémiosphères sont à la marge les unes des autres, par l’examen des contributeurs communs à plusieurs chaînes.

La figure 1 montre que chacune des quatre chaînes étudiées présente une implication similaire de chaque contributeur aux commentaires de ces vidéos par une répartition similaire du nombre moyen de commentaires publiés par contributeur à une vidéo. Plus de 74 % des contributeurs ne produisent qu’un seul commentaire, et ce chiffre atteint 90 % pour les contributeurs aux vidéos du Grand JD. La communauté du Grand JD, qui compte près de 3 millions d’abonnés en mars 2020, est donc plus volatile que les communautés des autres vidéastes qui ont significativement moins d’abonnés et de contributeurs. Ces chiffrent montrent que, dans l’ensemble, la majorité des contributeurs publient des commentaires sans interagir avec les autres membres. À l’inverse, les contributeurs qui publient le plus de commentaires (6 et plus dans la figure 1) produisent des messages plus courts que la moyenne, majoritairement en réponse à des discussions, pour signaler leur approbation ou leur opposition. S’il existe une communauté active propre à la sémiosphère des chasseurs de fantômes sur YouTube, ses membres devraient donc préférablement se trouver dans les 10 à 26 % des contributeurs qui publient au moins deux commentaires, idéalement en réponse à d’autres contributeurs et dans plusieurs vidéos, et son noyau central, dans les 1 % qui publient plus de 6 commentaires.

Figure 1

Pourcentage de contributeurs laissant un commentaire par vidéo (corpus général)

Pourcentage de contributeurs laissant un commentaire par vidéo (corpus général)

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Communautés transversales : le nombre de contributeurs communs

Pour corroborer ces premières pistes méthodologiques, j’ai examiné les contributeurs transversaux à deux ou plusieurs chaînes. J’ai tout d’abord interrogé l’existence de contributeurs communs à plusieurs chaînes ou « communautés » et j’ai consulté leurs contributions dans le corpus spécifique suivant une approche relativement quali-quantitative (24 430 commentaires pour 36 vidéos), puis dans le corpus général pour consolider la dimension quantitative de cette première approche (tableau 1, figure 2). Or, interroger ces observations qualitatives à l’échelle quantitative du corpus général (551 103 commentaires), demande une grande capacité technique de calcul, ainsi qu’une expertise en calcul numérique. C’est pourquoi j’ai collaboré avec Sébastien Charnoz, Professeur en Physique à l’Institut de physique du globe (IPGP) et à l’Université de Paris, expert en simulation numérique. N’ayant pas accès aux données confidentielles de l’algorithme de YouTube, et le recours à une API (interface de programmation) présentant selon moi des problèmes éthiques relatifs à la confidentialité des données personnelles dans le cadre d’une approche ethnographique (Boellstorff, 2012), nous avons opté pour une extraction par grappillage des informations publiques des commentaires du corpus général des 791 vidéos (tableau 1) en utilisant un script Python développé par Sébastien Charnoz. Les figures 2, 4 et 5 présentent les résultats de cette approche consistant à identifier les contributeurs communs aux quatre chaînes. Le corpus général ainsi que le script Python sont joints en annexe.

Tableau  2

Nombre de contributeurs communs à 1 et 2 communautés (corpus général)

Nombre de contributeurs communs à 1 et 2 communautés (corpus général)

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Comme je l’ai observé dans le corpus général et dans le corpus spécifique pour ce qui concerne les contributeurs qui publient plusieurs commentaires à une vidéo, les commentaires des contributeurs transversaux les plus actifs sont, pour la plupart, des réponses courtes à des discussions. Ces courtes interventions contribuent à confirmer leur engagement dans la communauté par des interactions sociales. Ces observations corroborent donc l’existence de communautés propres, d’une part, à chaque chaîne, et d’autre part, une communauté transversale à plusieurs chaînes : l’analyse présentée dans la section 3.3 rend compte d’observations pour qualifier leurs sémiosphères.

Articulation du discours : le nombre de caractères des commentaires

L’analyse qualitative est conduite tout au long de l’exploration du corpus : au fil de l’exploration, j’ai étiqueté les commentaires de façon non systématique et ouverte par des termes généraux tels que controverse, authenticité, post-vérité, jugement, peur, témoignage, contribution, légendes urbaines. J’ai procédé par resserrement et identifications progressives de ces thématiques récurrentes, et par aller et retour entre corpus général et spécifique. Cette démarche m’a permis de formaliser progressivement une analyse du contenu des commentaires, au cours de l’exploration quantitative des données. Leur étude par nombre de caractères (figure 2), met en évidence l’importance des implicites culturels propres à la culture numérique du paranormal chez les plus engagés. La longueur médiane des commentaires est de 43 caractères dans les vidéos abondamment commentées du Grand JD, et de 70 caractères dans les vidéos très controversées de la chaîne Chasseur de fantômes. Plus de 62 % des contributeurs (82 % pour Le Grand JD) produisent des messages de moins de 100 caractères. Que peut-on dire entre 40 et 70 caractères et, surtout, est-il possible de saisir des informations importantes à la compréhension de l’ensemble ? L’examen des commentaires dont la longueur correspond à cette taille médiane montre une modalité d’énonciation qui présente des traits homogènes : non éditorialisée (les mots sont laissés avec leurs coquilles, le correcteur orthographique n’est pas utilisé) ; usage des émoticônes ; utilisation des acronymes tels que « lol » ou « mdr » ; réplication d’un même caractère ou d’une même émoticône. Ce mode d’énonciation se donne à voir comme un langage visuel dont la forme doit attirer l’œil pour communiquer. Parmi ces messages, nombreux sont ceux qui expriment l’admiration, la haine et, de façon plus propre à la chasse aux fantômes, la frayeur. Certains font la promotion d’autres vidéastes – information intéressante pour examiner les liens externes avec d’autres communautés de vidéastes – et beaucoup répondent à des fils de discussion – information importante pour la compréhension de la dynamique interne. La peur est source d’amusement, par exemple :

[…] le moment du « jiil, y a un bruit »... mon ventre il a gargouillé mdr.[3]

[…] j’ai trop flippé pour toi vidéo super comme d’habitude :-) pouce bleu lol.[4]

De nombreux commentaires taquinent les vidéastes comme le font les adolescents :

Tu as la coupe de cheveux à la Kim Jong-un :pray: :pray: :pray: :pray: :pray: [5]

Parfois, les taquineries sont doubles, visant à la fois le vidéaste et ses homologues, en référence aux autres productions des chasseurs de fantômes. Par exemple, le commentaire « Mdrrrr sacré Jery x) j’espère que tu feras une vidéo sur la sorcellerie O[6] », est adressé à Jery Chasseur de fantôme en réponse à une vidéo dans laquelle il tourne en dérision ses nombreux abonnés qui s’offusquent du ridicule de ses frasques dans les lieux hantés, tout en faisant probablement allusion à une vidéo de Silent Jill sur les possessions démoniques, intitulée « le grimoire », dont de nombreux utilisateurs se sont moqués. Un commentaire taquine GussDx en faisant allusion au conflit qui l’oppose à Jery « salut guss on dit que tu es le 2e cdf de France après jery c’est vrai ? [7]». La lecture de l’ensemble donne l’impression d’un contenu publié sans réelle volonté d’avoir de réponse[8] ni de défendre un point de vue, avec humour, insouciance et détachement, cependant, ces commentaires de taille médiane constituent, en complément d’une approche ethnographique qui permet de saisir les allusions, une forme condensée de références structurantes pour la sémiosphère du paranormal.

Figure  2

Distribution : longueur des commentaires (corpus général)

Distribution : longueur des commentaires (corpus général)

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Remarquant que les commentaires argumentés (formes propositionnelles articulées par des connecteurs logiques) apparaissent plutôt à partir de 300 caractères, je les ai analysés de façon systématique en complément des messages de taille médiane, et des messages annotés et étiquetés précédemment dans l’ensemble du corpus, pour produire l’analyse de la fonction sociale des interactions YouTube (section 3.4). Une approche portant exclusivement sur les commentaires les plus longs n’aurait pas permis d’identifier la proportion importante des commentaires exprimant par exemple la frayeur, qui sont apparents plutôt dans les commentaires de moins de 200 caractères. À l’inverse, une approche n’analysant que les commentaires de taille médiane, même avec l’aide que constitue la connaissance ethnographique des 4 années de terrain, aurait délaissé ces contenus appréciables pour le caractère formellement articulé du discours (contenus davantage éditorialisés, présentant une structure grammaticale et des connecteurs logiques, exprimant un raisonnement, étayant les arguments ou les illustrant pas des descriptions). On peut souligner également que YouTube ne les valorise pas : sur la page de la vidéo, les commentaires longs sont masqués, il faut cliquer pour les dérouler, si bien que ce n’est pas la longueur du commentaire qui est mise en valeur, mais la quantité et les premiers mots du message.

Résultats

J’expose à la suite les résultats de cette approche : je vais commencer par présenter le domaine général de la chasse aux fantômes et situer les quatre vidéastes web dans ce domaine de pratiques. Puis, je montrerai que la communauté du youtubeur et l’algorithme constituent deux formes d’injonction sociale, technique et idéologique aux interactions avec la communauté, et qu’il existe un seuil au-delà duquel le commentaire n’est plus la modalité d’interaction privilégiée entre le vidéaste et ses abonnés. Enfin, je soumettrai plusieurs fonctions sociales des commentaires dans la culture de la chasse aux fantômes. En m’appuyant sur l’ensemble de ces résultats je propose, en conclusion, des perspectives sur la culture du paranormal sur le web.

Les vidéastes web chasseurs de fantômes sur YouTube

Les vidéastes web – qui s’intitulent eux-mêmes « chasseurs de fantômes », « investigateurs » ou « enquêteurs » du paranormal, comme leurs homologues des chaînes télévisées américaines – utilisent les technologies spirites telles que Spiritbox, les capteurs d’ondes électromagnétiques et la Kinect pour entrer en communication avec ce qu’ils appellent les « entités », voire des « ondes électromagnétiques » (Loner). Cependant, ils le font en imitant, parfois explicitement, les chasseurs de fantômes de la téléréalité américaine. Les youtubeurs chasseurs de fantômes utilisent les plateformes Instagram, Facebook et parfois Snapchat, pour diffuser les informations sur la sortie des vidéos et de contenus complémentaires, mais également pour animer leur communauté.

Pour les chasseurs de fantômes du web, la technologie permettrait à quiconque de vivre et d’attester d’une expérience paranormale, contrairement au spiritisme traditionnel d’Allan Kardec (1869) qui repose entièrement sur le pouvoir du médium : c’est là leur définition du paranormal. Pour les chasseurs de fantômes du web, de façon unanime et plus répandue que chez les chasseurs de fantômes étudiés par Baker et Bader (2014), la technologie spirite « est » le médium. La Spiritbox grésille, les capteurs de champ électromagnétique (EMF) clignotent, on entend des coups dans les murs, c’est « vrai ». La technologie « a tout enregistré », les traces numériques attestent des « résultats ». La technologie donne la parole aux esprits : ils se chargent dans les batteries pour se manifester dans des lieux hantés qui eux-mêmes sont « chargés » d’histoire. Les enquêteurs paranormaux du web utilisent un protocole issu des productions vidéo de leurs homologues de la télévision américaine, dont les séries d’enquêtes sont rediffusées sur différents comptes.

Les « résultats » de captations paranormales, se manifestant épars et fragmentés dans l’espace comme dans le temps, la capacité des vidéastes web à mettre en récit, par la scénarisation, ou la médiation verbale prise en direct ou au moment du montage (en voix off), est déterminante pour l’aménagement de l’attente et du suspense. Dès son apparition dans l’espace de recommandation de l’algorithme YouTube, la vidéo appelle le regard par des éléments d’accroche. La vignette montre un crâne, un cimetière de nuit, un château dans la forêt au crépuscule, un visage stupéfié éclairé à la lampe de poche, le titre mentionne un phénomène spectaculaire, « fantôme », « démon », « paranormal », « qui tourne mal ». Les vidéos d’enquêtes durent d’une vingtaine de minutes à deux heures, en restitution d’enquêtes qui ont pu durer toute une nuit. La séquence introductive montre l’enquêteur ou l’enquêtrice avant l’exploration. Il ou elle évoque ses attentes attisées par les légendes urbaines issues du passé mystérieux des lieux. Quelques entretiens ont parfois été conduits en préparation avec les voisins qui confirment la nature inexpliquée de phénomènes observés sur les lieux. Le générique mobilise à nouveau les symboles de la culture creepy (Kotsko, 2015) : poupées hantées, châteaux dans la nuit, lueurs au loin et l’enquêteur courageux, une lanterne à la main. Puis l’enquête commence devant le lieu hanté. L’enquêteur parle, entre dans le lieu ciblé, installe son matériel, invite les entités à se manifester, explore, brode la texture de l’ambiance par des détails creepy (une araignée tisse sa toile, tout est sale et délabré, un calendrier qui date des années 2000 est accroché au mur). Soudain, la Spiritbox grésille un prénom. L’entité est bien là, elle se manifeste. L’enquête vise dès lors à entretenir ce contact. Tout au long de l’exploration, la médiation verbale exprime la tension, l’attente et la stupeur, cela doublé des plans face caméra montrant le visage expressif de l’enquêteur, médium et médiateur métonymique de l’ambiance inquiétante et étrange des lieux. L’enquête se clôt par une synthèse récapitulative, soit tournée à l’extérieur des lieux, soit au moment du montage : les vidéastes web rassemblent les « résultats » et font part de leurs analyses, qui aboutissent au constat de la nature inexpliquée des phénomènes.

Les vidéastes français GussDx et Jery de la chaîne Chasseur de fantômes sont des figures structurantes de la « chasse aux fantômes » qui se démarquent par leur attention portée à la mise en narration de l’expérience paranormale.

GussDx a construit sa notoriété sur sa chaîne dédiée au jeu vidéo, créée en 2012. Après des vidéos contant ses aventures avec les zombies dans Minecraft, il commence en 2014 une série consacrée à la chasse aux fantômes intitulée Chasseur de fantômes. L’originalité de sa proposition est d’explorer les lieux hantés en solitaire et sans équipe technique, à la différence du Grand JD et des équipes de chasseurs de fantômes des chaînes télévisées américaines. Après une mémorable polémique en 2016 sur l’authenticité de son travail (Evrard et Abrassart, 2018), il interrompt ses explorations et réalise une série de longs métrages en caméra épaule, Capture dead forms, vendue en vidéo à la demande (VOD), avant de reprendre son activité de chasseur de fantômes, en 2018. Cette fois, il mobilise une grande quantité de technologies de mesures et de protocoles pseudoscientifiques, parfois seul ou parfois en équipe.

Acteur de cinéma comique, Jery crée en 2016 la chaîne Traqueur de fantômes, renommée Chasseur de fantômes, qui adopte un style parodique. Équipé des technologies spirites, Jery obtient pour « résultats » des insultes et des obscénités de la part de démons à l’odeur pestilentielle. Dans le but de tourner en dérision ladite théorie Singapour (Newman, 2011) des chasseurs de fantômes américains, laquelle consiste à utiliser des objets et vêtements de l’époque des esprits qui sont supposés hanter les lieux pour les encourager à se manifester, Jery se déguise dans des accoutrements kitchs associant par exemple perruques, string, et plaid léopard pour visiter une caverne préhistorique en quête de manifestation des anciens habitants.

Le Grand JD et Silent Jill représentent la tendance de l’exploration urbaine. En quête de l’esthétique « creepy » (terme récurrent dans leur médiation verbale) des lieux abandonnés, ils utilisent la Spiritbox sans chercher à multiplier le matériel.

Le Grand JD[9] est un vidéaste web suisse qui a commencé à réaliser des vidéos d’exploration urbaine paranormale à l’adolescence. Il a créé sa chaîne en 2010 pour y diffuser des vidéos d’humour, dont plusieurs ont fait le buzz : le clip « j’aime les licornes » daté 3 janvier 2012 compte plus de 8 millions de vues. Il commence l’exploration de lieux hantés en 2014, sur l’île de Poveglia (Italie), dans le cadre de son émission Les étranges expériences. Accompagné d’une équipe de tournage, il tourne ses émissions dans le monde entier, collabore avec la RTS (Radio Télévision Suisse), et participe à des initiatives humanitaires et écologiques. En 2016, il commence la série Phantasma dédiée à l’exploration urbaine de lieux hantés. Ses fans le définissent comme le plus courageux et le plus téméraire. Les vidéos du Grand JD, plutôt courtes et sobres, se présentent comme des explorations urbaines « de lieux supposés hantés », desquelles il ne ressort aucun « résultat », la grande majorité[10] des phénomènes pouvant être expliqués selon lui par un effet de paréidolie.

Silent Jill, vidéaste belge, a collaboré avec Le Grand JD. Son pseudo, ainsi que son univers graphique (générique, bandeau), font référence au jeu Silent Hill, un classique du genre horreur épouvante. Elle réalise sa première exploration en 2017. Accompagnée d’invités, elle n’est pas en quête de fantômes mais d’une expérience amusante de visite de lieux hantés. Suite à une polémique qui l’associe au Grand JD à la fin 2017, elle réaffirme sa volonté de ne pas être une investigatrice du paranormal, tout en réalisant dans les faits des explorations paranormales, équipée de la Spiritbox, comme ses homologues masculins.

D’autres tendances animent la sémiosphère du paranormal sur YouTube. Des chaînes moins populaires mais les plus fidèles au modèle des enquêtes de la téléréalité américaine, telles que Ghost’n us paranormal et Project activity, fournissent un travail qui s’appuie sur les résultats obtenus par une profusion de technologies spirites disséminées au cours de l’exploration, accompagnées de séances de Ouija. L’usage répandu du terme « paranormal » dans le nom de leur chaîne, comme le rappellent les enquêteurs, exprime la conviction que le monde des esprits est tout aussi rationnel que le monde humain et que leur tâche est de trouver des moyens pour communiquer avec ce monde parallèle. Le travail de GussDX tend vers cette tendance héritière de la tradition.

L’injonction sociale et technique à la socialisation par les interactions numériques

Le thème du paranormal est propice au buzz et, comme les fake news, il fait partie des thèmes préconisés par les manuels de chasse aux fantômes pour la construction d’une notoriété digitale (Réguer, 2010). L’activité des vidéastes web chasseurs de fantômes s’apparente au travail sur plateforme, dans un continuum entre travail amateur et travail professionnel (Flichy, 2019). Les activités des vidéastes sur YouTube étant valorisées par l’algorithme et rémunérées selon l’intensité du trafic, les commentaires constituent une composante incontournable de la notoriété visant la professionnalisation, que je définis comme capacité à obtenir une rémunération de son activité. Les youtubeurs doivent sans cesse réinventer leur activité dans un entre l’injonction sociale des abonnés, l’injonction sociotechnique de l’algorithme de YouTube, et leur inspiration. Or, l’inspiration procède d’un désir intime de création par l’expression de la liberté : du fait de l’injonction incontournable de l’algorithme pour être visible, l’équilibre créatif des vidéastes de YouTube est précaire. Ils doivent faire avec les conventions sociales que leur rappellent l’algorithme et la majorité des contributeurs.

La rémunération a toujours été un point délicat de l’activité spirite : elle fut considérée à la fin du 19e siècle comme chef d’accusation des photographes spirites Mumler et Buguet (Natale, 2016) ; Allan Kardec a toujours mis un point d’honneur à ne jamais se faire rémunérer (Bergé, 1990). Mais, les vidéastes chasseurs de fantômes du web ne sont pas rentiers. Ils allèguent des frais dispendieux pour leur matériel et du temps considérable de réalisation des vidéos pour démontrer l’impossibilité de continuer leur activité sans financement. Les vidéastes confient leur sentiment d’injustice face à la logique de recommandation de l’algorithme, figure personnifiée, changeante et réifiant les intérêts commerciaux de la plateforme auxquels ils adhèrent avec résignation, comme pour ne pas disparaître. L’algorithme représente une injonction technique et idéologique à normaliser sa production sur le modèle de ce qu’ils appellent le « putaclic ». Ce modèle consiste à disséminer des termes qui sont identifiés comme attirant les clics : l’annonce de phénomènes sensationnels (redondance des termes « fantôme », « paranormal », et des expressions « qui tourne mal »), l’usage de majuscules et l’adjonction d’émoticônes ou d’éléments de ponctuation redondants dans le titre sont tous des traits symptomatiques de cette quête de visibilité. L’usage de ce procédé, dénoncé comme une forme de corruption sous le terme « putaclic », est pourtant systématique dans les vidéos du Grand JD et de Chasseur de fantômes.

D’autres circuits rémunérateurs sont adoptés en complément, tels les sites de financement participatif ou les espaces accessibles en contrepartie d’une contribution. Au cours des émissions en direct, moment intense de construction ou d’actualisation la qualité du lien social entre le vidéaste web et ses abonnés, en signe d’encouragement, les participants peuvent verser de petites contributions financières visualisées publiquement à l’écran : ils sont aussitôt remerciés nominativement. La qualité de la relation sociale entre les vidéastes du web et leurs publics s’actualise par ces transactions bilatérales qui consistent en l’intériorisation du jugement de goût des plus fidèles. L’abonné fidèle est roi, ses moindres désirs sont des injonctions. Lorsqu’ils proposent de nouveaux formats ou abordent de nouvelles thématiques, comme dans une arène romaine, les vidéastes demandent que les abonnés s’expriment par un « pouce bleu » (le signe « j’aime »). Les commentaires présentent la trace de cet impérialisme par la masse ; par exemple, les contributeurs font part de leur déception concernant la qualité du contenu, ou mettent en scène leur désabonnement comme une sanction pénalisante. S’ils ne suscitent pas de nouveaux abonnements, les vidéastes ont la sensation que leur chaîne stagne : les nouveaux abonnés sont ainsi choyés de remerciements.

La construction de la notoriété implique une hausse du nombre d’abonnements et, comme dans la plupart des domaines thématiques des chaînes, le franchissement de seuils correspondant à un nombre d’abonnés est récompensé par les avantages et trophées décernés par YouTube : trophée de créateur Argent pour les chaînes franchissant le seuil de cent mille abonnés ; trophée de créateur Or pour celles d’un million d’abonnés et plus ; et trophée de créateur Diamant lors de l’atteinte de dix millions d’abonnés. Les vidéastes qui ont plusieurs millions d’abonnés deviennent des célébrités courues par les médias de masse (chaînes de télévision, radio, presse), car chacune de leurs vidéos reçoit des milliers de commentaires. Cependant, l’interaction la plus représentée est de loin le visionnage d’une vidéo : les 4 chaînes examinées (corpus général) présentent une relation moyenne d’un abonné pour 147 vues.

La figure 3 montre que sur les 4 chaînes examinées, l’activité de commentaire des vidéastes croît puis décroît. Jery Chasseur de fantômes (CdF) déploie une participation intense aux commentaires : il a publié 3001 commentaires (figure 3) pour l’ensemble de ses 187 vidéos (tableau 1), dont la plupart sont des réponses à d’autres commentaires. Cette forme d’interaction s’avère efficace, mais chronophage. Ces chiffres confirment l’efficacité de la stratégie de Jery CdF car, alors même que ses vidéos ont quatre fois moins de vues que celles de Silent Jill, elles suscitent presque cinq fois plus de commentaires. Il est également très actif sur Facebook et en message privé. Cible de la plus grande quantité d’insultes dans les commentaires et d’articles de journalistes déplorant l’opprobre de ses expérimentations extravagantes dans les cimetières, cette activité intense de commentaires permet à Jery d’exposer l’authenticité de sa démarche. Dans notre entretien, il affirme qu’elle lui permet d’entretenir une relation de grande qualité avec sa communauté, ce qui contrebalance les efforts de décrédibilisation de ses haters. Parviendra-t-il à maintenir cette activité avec l’accroissement de sa notoriété ? La réalisation de lives, d’émissions de réponses aux abonnés, semble prendre le relais de cette activité dans ses vidéos plus récentes.

Il est compréhensible que plus les vidéastes aient de commentaires, plus leur charge de travail augmente, et à partir d’un seuil critique (évalué, selon la figure 3, à environ 100 000 commentaires), plutôt que de maintenir une activité intense de commentaires, ils en publient de moins en moins. L’enquête ethnographique montre en effet qu’ils adoptent alors une autre stratégie pour interagir avec leur communauté. Le Grand JD n’a publié que 53 commentaires à ses 248 vidéos examinées, mais entretient autrement sa relation aux abonnés en les impliquant davantage dans le contenu de ses vidéos : il a, par exemple, lancé un appel à témoignages paranormaux auprès de ses abonnés et réalisé une série portant sur une petite sélection documentée et examinée avec attention à partir de témoignages paranormaux de ses abonnés.

Figure  3

Interactions entre les vidéastes et leurs abonnés : un changement de modalité d’interaction à partir d’un seuil critique de commentaires

Interactions entre les vidéastes et leurs abonnés : un changement de modalité d’interaction à partir d’un seuil critique de commentaires

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La production et la diffusion de vidéos web montrent que l’interaction sociale avec les abonnés est nécessaire pour la construction de la notoriété : pour réussir, les vidéastes doivent présenter des gages de la prise en compte du point de vue des abonnés dans leur production, par des références verbales mais aussi des thèmes et des méthodes d’investigation. À cet égard, la production des vidéastes de YouTube s’inscrit dans deux types d’injonctions : l’injonction sociale et technique du jugement de goût des abonnés, qui détermine le nombre d’interactions ; et l’injonction technique et idéologique de l’algorithme de YouTube, dont dépend le bon référencement de la vidéo. Ainsi, pour entretenir la notoriété de leur chaîne, les vidéastes doivent sans cesse trouver des moyens de concilier leur créativité avec ces injonctions.

Existe-t-il une communauté transversale de contributeurs au thème du paranormal sur YouTube ?

Il est usuel que les vidéastes évoquent « leur communauté », laissant entendre que les utilisateurs qui les suivent interagissent entre eux. Comment définir ces communautés ? Chaque communauté est-elle propre à chaque vidéaste du web ? Peut-on observer, avec les informations publiques de l’interface YouTube, l’existence d’une communauté plus large du paranormal, moins intéressée par les productions d’un individu que par une gamme de pratique qui rassemblerait des membres communs à plusieurs communautés ?

La figure 4 montre que chaque vidéaste détient bien une communauté qui lui est propre (en diagonale) : des contributeurs publient des commentaires dans plusieurs de leurs vidéos et suivent leur production. Cette communauté, dans le corpus, semble en proportion du nombre d’abonnés. La figure 4 montre également que les quatre chaînes présentent des contributeurs communs. La notoriété du Grand JD ressort nettement du croisement de ses contributeurs avec les trois autres : environ 5200 contributeurs publient sur sa chaîne et celle de GussDX, 4800 sur sa chaîne et celle de Jery, et 1538 avec Silent Jill.

On peut avancer que la notoriété du Grand JD est structurante pour la communauté transversale. Suivant cette constatation, on peut considérer que la seconde chaîne structurante est celle de Jery (CdF), qui, bien qu’ayant moins d’abonnés que GussDx, présente plus de contributeurs communs avec les autres. Il participe beaucoup plus que les autres car il anime plus fortement la communauté des amateurs de paranormal. Cependant, on peut se demander si ce n’est pas en raison de l’effet de seuil évoqué précédemment.

Figure  4

Mise en évidence des contributeurs propres à une chaîne et communs à deux chaînes

Mise en évidence des contributeurs propres à une chaîne et communs à deux chaînes

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Le nombre de contributeurs communs à trois et quatre chaînes baisse drastiquement (figure 5). Entre 311 et 874 contributeurs contribuent à trois comptes, et 192 utilisateurs ont déposé au moins un commentaire sur chacune des quatre chaînes. Les contributions de ces 192 utilisateurs constituent le cœur de la communauté des amateurs du genre de l’enquête paranormale. L’étude de cet ensemble, associée à celle des contributions les plus prolixes, constitue un cadre adapté à la prise en compte de l’intensité de l’engagement des contributeurs sans négliger la diversité des expériences utilisateur, en tenant compte des limites de l’analyse qualitative sur ces supports.

Figure  5

Répartition des communautés de contributeurs communes à plusieurs communautés (corpus général)

Répartition des communautés de contributeurs communes à plusieurs communautés (corpus général)

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Les 192 contributeurs communs aux quatre chaînes ont produit 5461 commentaires, soit une moyenne de 28,4 commentaires individuels. La lecture du contenu de leurs commentaires confirme l’engagement des contributeurs et leur ouverture d’esprit : très intéressés par le thème du paranormal, ils encouragent et remercient les différents vidéastes. Ils peuvent critiquer mais de façon relativement bienveillante. Ils font référence à d’autres vidéos et vidéastes, manifestent une curiosité pour les nouveautés du domaine paranormal : ils opèrent un lien entre les différentes communautés par leurs actes de contribution, mais également dans le contenu de leurs contributions.

Le contributeur le plus actif, Ange noir, est auteur de 288 commentaires, dont 192 en réponse à d’autres contributeurs. Il fait part de ses connaissances du paranormal et de la sorcellerie mais ne les explicite pas. Il adopte un ton assez sarcastique concernant les méthodes et propos des vidéastes, tout en restant bienveillant. D’autres mentionnent leur usage de technologies spirites et exposent leur pratique de la chasse aux fantômes.

Dans cet ensemble, la chaîne Chasseur de fantômes suscite 2114 commentaires (sur 129 621 au total, cf. Figure 3) : ses vidéos sont le lieu privilégié des interactions des utilisateurs transversaux. Bien que la chaîne propose du contenu très controversé en général, elles ne suscitent pas de polémique chez ces utilisateurs transversaux qui, au contraire, apprécient l’humour et l’originalité des mises en scène.

Il existe bien une communauté commune et transversale. Elle associe prioritairement certaines figures entre elles, mais la grande quantité de contributions sans interaction sociale montre que l’espace des commentaires de YouTube n’est pas le lieu de l’actualisation sociale de la communauté des fans de chasse aux fantômes. La majorité des contributeurs (74 à 90 %) publient un commentaire sans participer aux interactions sociales ; un pourcentage infime (194 contributeurs sur 240 093, soit 0,08 %) s’engage dans des interactions significatives.

Le lieu de ce rassemblement doit être cherché dans les émissions en direct ou sur les autres plateformes. L’espace des commentaires de YouTube expose néanmoins le vidéaste à leur profusion. La prise en compte des contributeurs communs dans une, deux ou trois communautés associées à une chaîne donne un aperçu de la proximité culturelle entre plusieurs communautés.

La fonction sociale des interactions YouTube et des commentaires aux vidéos du web de chasse aux fantômes

L’interaction sociale accroit l’authenticité des phénomènes paranormaux

Les vidéos de chasse aux fantômes constituent des témoignages d’expériences paranormales. Or, les récits personnels sont au cœur de la croyance en l’existence des esprits et la forme la plus puissante d’expérience par procuration (Baker et Bader, 2014). Baker et Bader montrent que le caractère convaincant d’un récit est proportionnel à la crédibilité que les personnes accordent aux témoins : plus ils les connaissent, plus ils ont confiance en leurs récits. Le témoignage émis par une personne de confiance est si puissant qu’il devient en lui-même un motif de croyance. L’authenticité, la véracité ou l’interprétation des preuves obtenues peuvent être discutées, mais la légitimité des récits de rencontres personnelles n’est jamais remise en question lorsqu’elle provient d’une personne connue et chère. En cela, les vidéos de chasse aux fantômes, contrairement aux émissions paranormales de la téléréalité américaine, permettent de construire cette confiance à travers les interactions YouTube (Allocca, 2018). Pour que les phénomènes de hantise des récits vidéo du web soient convaincants, les vidéastes doivent s’engager dans des interactions sociales intenses pour obtenir la qualité de lien nécessaire à la construction de la persuasion de leurs récits. Cette clé de lecture explique les propos tenus par les acteurs de la controverse sur l’authenticité des phénomènes, qui traitent de déception et de trahison : ce qui est remis en cause n’est pas le phénomène paranormal, dont chacun sait qu’il peut être truqué, mais la confiance et donc la charge affective placée dans les vidéastes et qui justifie les heures de visionnage consacrées à leurs enquêtes.

Les controverses comme injonctions sociales à l’absence de résultats

La controverse tient un rôle structurant dans culture paranormale et la sémiosphère de la communication avec les esprits. Depuis la naissance du spiritisme et du spiritualisme, la dénonciation et le déni de falsification ont donné lieu à une forme de divertissement paranormal (Natale, 2016) au sein duquel les polémiques sur l’authenticité font le gagne-pain de la communication de masse. En effet, les faits divers paranormaux sont relayés dans la presse, controversés, ils sont l’objet d’ouvrages promus par les sociétés spirites, ouvrages qui participent à l’essor de cette société du divertissement naissante, d’abord issue des grands spectacles de médiums et magiciens. La dénonciation est même utilisée pour marquer son entrée en scène : en 1921, Harry Price s’affirme comme enquêteur paranormal par sa démonstration magistrale et « scientifique » de la falsification des matérialisations photographiques d’esprits par le célèbre médium Hope (Price, 1922). La controverse sur l’authenticité est une composante centrale de la sémiosphère du paranormal, attisée par la violence ordinaire dans les communautés en ligne (Auray, 2017) et la jalousie suscitée par la convoitise de la notoriété. Plus les vidéastes ont d’abonnés, plus ils sont la proie facile des haters. Du fait même de l’obtention de « résultats » paranormaux (une voix de défunt, un grincement inexpliqué), chacune des chaînes dont les productions ont été examinées a fait l’objet de telles accusations et machinations, marquant l’apparition de nouvelles figures au-devant de la scène. Ainsi, c’est en dénonçant violemment la supercherie avouée par GussDx (Evrard et Abrassart, 2018), que Jery Chasseur de fantômes a réalisé ses premières enquêtes et s’est fait connaître des fans de GussDx, lesquels il a techniquement convertis à lui. C’est en participant à la polémique sur la maison hantée de Silent Jill et du Grand JD, que Loner a construit sa notoriété comme « debunker ». Le « débunk » est devenu une forme d’enquête médiatique, un genre qui s’autonomise même de son sens anglais initial, pour désigner une forme d’examen rationnel et nuancé d’un phénomène paranormal dans une vidéo[11]. La violence dans les réseaux sociaux numériques peut cacher un harcèlement en message privé : Silent Jill a été menacée de viol et de mort pendant deux ans[12] suite à une controverse sur l’authenticité de son enquête avec Le Grand JD, tandis que ce dernier, acculturé à la neutralité joviale et compatissante implicite de l’entretien de sa communauté de 3 millions d’abonnés, a plutôt été plaint pour s’être fait duper par la vidéaste. Stigmatisée en raison de sa condition féminine, Silent Jill est d’ailleurs en 2020 la seule femme francophone à animer seule une chaîne sur le paranormal. Ces controverses ont profondément agité les communautés de fans de chacun des vidéastes incriminés. Sous le joug des haters, les chasseurs de fantômes qui persistent sur la voie de la diffusion en cercle ouvert sont ceux qui acceptent d’intégrer les règles paradoxales de la spectacularisation d’une expérience ordinaire et rationnelle du paranormal.

Le paranormal sur YouTube est une post-vérité

Les commentaires des vidéos d’enquêtes paranormales montrent que contrairement aux acteurs des équipes américaines interrogées par Baker et Bader (2014), les contributeurs ne font pas état de quête spirituelle. Je n’affirmerais pas pour autant qu’elle est absente, mais les commentaires ne sont pas le lieu d’expression privilégié de cette quête. Certains contributeurs aux commentaires expriment leur contentement d’une expérience enrichie de leurs films d’horreur favoris alors que d’autres attendent des preuves de l’existence d’une vie après la mort. Leur injonction commune est que ces phénomènes soient présentés comme irrationnels et rationnels, afin de laisser cours à toutes les interprétations, en adoptant une posture énonciative circonspecte mais ouverte, comme le préconisent d’ailleurs les chasseurs de fantômes américains (cf. Newman, 2011).

Les mises en scène rocambolesques de Jery sont difficilement crédibles : en tenue de carnaval, il insulte les démons pour les inciter à se manifester, il prétend en retour se faire insulter dans la Spiritbox : des « cris diaboliques » lui ordonnent de cesser ses requêtes, mais il ne s’en ira que s’ils le redemandent plus distinctement. Si Jery croyait aux démons, il se garderait bien de les provoquer. Qui est dupé ? Ceux qui l’insultent, dupes des rouages de la spectacularisation propre à l’exercice du paranormal, ou ceux qui adhèrent avec ouverture au message porté par la spectacularisation ? La possibilité de croire qu’un phénomène paranormal puisse advenir est la condition pour susciter la fascination de l’inexpliqué, sans laquelle aucun contributeur ne prendrait la peine de regarder ces vidéos. Sur internet, tout média peut être tronqué, refaçonné, mis en scène et dupliqué, chaque duplication est une traduction (Lotman et al., 2009) et une déformation. De réels « résultats », s’il peut en être, seraient impossibles à distinguer des faux.

Beaucoup de gens savent que ses vidéos sont fakes, d’autres y croient. Moi je suis sûre et certaine depuis longtemps que c’était un fake mais je veux qu’il continue ses vidéos au moins ça fait passer les heures. Et puis le jour où il a un problème avec un esprit personne ne le croira même chose si il filme un VRAI événement paranormal.[13]

La question est moins celle de l’authenticité des résultats que de l’authenticité des vidéastes. Au fil des vidéos consultées, les vidéastes deviennent des présences amicales, leurs communautés se lient à eux de liens d’amitié spéciaux, dont la réciprocité n’est pas exigée. Ce lien d’amitié est en effet aussi un lien d’ordre intrapersonnel : dans la mini-sémiosphère individuelle de chaque individu qui suit les aventures d’un chasseur de fantôme, ces vidéos sont le lieu d’une enquête personnelle sur l’authenticité de la vidéo, de la démarche du vidéaste et des « résultats » que sont les enregistrements.

L’espace des commentaires : espace collaboratif de fouille des preuves du paranormal

En regard des travaux en transcommunication instrumentale, qui rapportent de longues conversations techniques ou théoriques avec les esprits (Schäfer, Thiollet et Brune, 1992), a fortiori des phénomènes spectaculaires que les vidéastes eux-mêmes annoncent dans les titres « à clic » des vidéos, leurs « résultats » sont abondants mais modestes. Les vidéastes dissèquent les grésillements de la Spiritbox, en spéculant leur conjonction avec des grincements de portes « inexpliqués », à la lueur irréelle des caméras infrarouges et au milieu de vieilles bâtisses désaffectées souvent jonchées de traces de squats. Ils étayent ces observations de leur ressenti intime (froid, sentiment d’oppression, etc.), énoncent l’un après l’autre chaque dimension interprétative du spectre du paranormal, de ce qui est le plus rationnel, au plus « inexpliqué ». La validité des données générées par la Spiritbox, le K2 (capteur de champs électromagnétiques), l’authenticité de leur ressenti intime et de leur perception sensorielle, sont passés au crible. Les contributeurs aux commentaires jouent ce même jeu, en jouissant d’une plus grande liberté. Ils contribuent à l’examen et à la fouille des « résultats » en donnant un repère temporel sous forme de lien, suivi d’une description succincte du phénomène ou de l’expression de l’émotion, par exemple : « A 0:27 :’-)  :’-)  :’-)  :’-) j’ai eu peur :’-) »[14]. Les discussions des contributeurs portent également sur les méthodes employées (l’écriture automatique, le spiritisme, la Spiritbox), l’installation du matériel dans le lieu hanté (critiques ou conseils pour le placement de la caméra ou des capteurs). Dans ses vidéos GussDx s’adonne à une forme d’analyse intrapersonnelle partagée intense et détaillée : il s’adresse à ses abonnés comme à lui-même, comme si l’abonné était son daemon socratique rationaliste. Aussi ses abonnés se livrent à une étude approfondie des moindres phénomènes perceptifs. Le phénomène d’une porte qui s’entrebâille est scruté au détail (courant d’air, manière d’ouvrir et de fermer la porte, type de clenche ? et si l’on avait installé une caméra dans un autre angle de la pièce, quel résultat aurait-on obtenu ?). Dans cette fonction, les commentaires donnent aux contributeurs le rôle de coéquipiers des vidéastes immergés dans la scène. Auxiliaires des vidéastes, ils les aident, les conseillent ou les orientent dans l’interprétation des résultats de l’enquête et spéculent sur les meilleures configurations technologiques des futures enquêtes. Les vidéastes sont les avatars de ces contributeurs aux commentaires engagés dans l’enquête paranormale comme dans une expérience personnelle vidéoludique.

Immersion affective : quand le paranormal envahit l’espace du spectateur

Les personnes qui visitent les lieux, autant que les abonnés, aiment ressentir la peur. Le partage de la peur est au centre du dispositif[15]. La peur est vécue par l’intermédiaire des vidéastes, avatars de leurs abonnés, à l’image des jeux vidéo de survival horror :

Je pense toujours à vous dans ce genre de moment qui êtes calme, posé, versus moi qui suis dans ce genre d’endroits macabre et lugubre. Voilà ma vie.[16]

La chasse aux fantômes s’apparente au Let’s play dont GussDx est d’ailleurs spécialiste. Beaucoup de contributeurs évoquent leur plaisir de s’installer dans une ambiance confortable : dans le noir, à la lueur de l’écran d’ordinateur. L’espace des commentaires constitue un « refuge » dans les moments de tension : ils entendent la bande son et fuient l’image. Des messages récurrents, souvent intitulés « refuge des commentaires », proposent des snacks virtuels, simulant la sensation de s’installer dans une salle de cinéma ou encore des séances de relaxation.

Refuge commentaire pour ceux qui ont flippé ou qui ont vu comme moi une tête sur son épaule Te voici dans mon refuge commentaire Repose toi autant que tu veux Si tu as peur pense à quelqu’un ou quelque chose que tu aimes. Inspire, bloque ta respiration une seconde Et relâche Maintenant le moment une question pour te détendre Qui tu préfères (B) (X) :-[ ^ (K) (G) (@)(8) (#) (au) (pi (X) :-[ ^ (K) (G) (@)(8)) Si tu es détendu reprends la vidéo si non continue Voici la pièce méga détente Pense à une piscine pense que tu es dedans et qu’il y a les personnes que tu aimes avec toi attend 10 minutes et reprends la vidéo.[17]

Le contributeur discute pendant la séance, pendant que son avatar se charge de l’exploration immersive. Cependant, il arrive, en particulier dans les lives, que des contributeurs mentionnent un bug « inexpliqué » de leur plateforme (ordinateur, téléphone), ou encore, l’ouverture « inexpliquée » de la porte de leur chambre au moment où le capteur d’ondes électromagnétiques s’est arrêté de sonner (dans la vidéo de l’enquête). Des commentaires font état de la porosité entre l’espace de l’exploration du Youtubeur et l’espace de l’expérience de ceux qui regardent sa vidéo, comme celui-ci :

[…] un sachet a bougé chez moi pendant que je regardais la video >>> coup de stress lol à 1:19 j’entends « mais pars » en vitesse 0,25 « perin » à 1:20:03 et on voit a 1:26:57 que la porte de la chambre est bien fermée.[18]

Les contributeurs partagent aussi leur amusement de voir la vidéo en 666e vue ou d’opérer le 66e dislike. Ils s’adonnent à la perception enjouée d’une porosité entre l’espace surnaturel de l’exploration et l’espace confortable de la consultation.

Du fantôme aux entités électromagnétiques

Les esprits et les fantômes sont un concept culturel issu des imaginaires sociaux les plus anciens. Leur mise en narration est déclinée dans les genèses des civilisations. Déclinées sous forme de religion, de légendes urbaines, de ghostlore, de médias… toutes les pratiques qui participent à la transmission de ces récits contribuent à maintenir les fondements de la culture humaine. Les vidéos des chasseurs de fantômes sont l’un des métatextes de ce vaste texte qui performe, régule, actualise et documente la culture universelle depuis ses origines.

Dans cet article, je rends compte d’une dimension de l’approche terrain du paranormal sur YouTube que j’ai initiée en 2016, et de la conception méthodologique que j’ai mise en œuvre pour analyser les commentaires des vidéos YouTube dans une approche quali-quantitative. Cette approche a permis de constater l’apport des contributeurs aux commentaires des vidéos, dans la construction de la sémiosphère du paranormal.

La sémiosphère de la chasse aux fantômes sur YouTube est récente, apparue dans la francophonie européenne en 2014, et présente une dynamique participative différente de la tradition américaine diffusée dans la téléréalité : les chaînes de chasseurs de fantôme du web ont déployé dès le commencement leur activité sur YouTube, en construisant progressivement leur audience par des interactions YouTube. Dans la sémiosphère du paranormal sur internet, la chasse aux fantômes se situe au centre, par son caractère normatif et collectif, mais elle évolue constamment par l’intégration de nouvelles technologies spirites, de nouveaux vidéastes amateurs de chasse aux fantômes, et de nouveaux lieux hantés publicisés par les vidéos. Les vidéastes les plus célèbres ont commencé leur activité par une pratique plus populaire (vidéos d’humour, let’s play). La dimension d’innovation se situe moins dans l’usage des technologies spirites[19] pour dialoguer avec les entités, que dans les pratiques médiatiques et d’interaction avec les communautés. Des amateurs de paranormal ont commencé à mettre en ligne leurs expériences dans les lieux hantés par un simple téléphone. Les premières vidéos de REC[20], à l’époque une chaîne nommée Traqueur de fantômes, traqueur spirite, consistent en des dialogues avec les victimes de guerre dans les cimetières de guerre, filmés avec un téléphone. Progressivement, les vidéastes ont ajouté des génériques, se sont équipés et ont développé par leur propre pratique la culture des technologies spirites, qui par leur caractère dispendieux auraient été autrement inaccessibles à la plupart. Ces premiers vidéastes sont au cœur du domaine de la culture de l’investigation paranormale. D’autres groupes comme Ghost’n us paranormal ou Project Activity adoptent une fidélité entière à la tradition de l’enquête paranormale des manuels américains. Ils adoptent un discours pseudoscientifique qui passe par l’organisation méthodique et professionnelle de l’équipe, qui fournit un service aux particuliers désireux de mieux comprendre les entités avec lesquelles ils cohabitent. Les initiatives les plus engagées dans la pratique de la chasse aux fantômes sont paradoxalement plutôt situées au centre de la sémiosphère du paranormal. Leur contenu nécessite une bonne connaissance du paranormal pour être apprécié, il est nécessaire d’être déjà familiarisé avec le domaine de pratique. Le fait que des célébrités de la plateforme YouTube, telles que Mamytwink[21], Le Grand JD et GussDx, issues des domaines de l’exploration urbaine (urbex), de l’humour et du jeu vidéo (let’s play), réalisent des enquêtes paranormales, a contribué à renouveler le domaine de la culture technologique et spirite inspirée du jeu vidéo ainsi qu’une nouvelle culture de l’urbex, qui préexistait par la visite des jeux vidéo d’horreur épouvante proposant des explorations de lieux hantés et abandonnés.

La culture de la chasse aux fantômes actuelle se donne à voir dans les commentaires de leurs vidéos, comme une quête d’expérience paranormale médiée par l’avatar que représentent les vidéastes. Il est moins central de rechercher des preuves de l’existence de l’au-delà, que de trouver des signes comme dans un jeu vidéo d’enquête. Il n’est pas question de quête spirituelle : la religion, les questions de salut et de possession ne sont pas des questions structurantes pour ces communautés. Cette observation est cohérente avec les études sociologiques qui montrent que dans les pays occidentaux, les jeunes croiraient davantage au paranormal que leurs aînés (Baker et Bader, 2014) : ils s’intéressent davantage au paranormal et moins à la religion, entendue comme institution, que les générations précédentes. Ainsi, cette approche quali-quantitative montre comment la sémiosphère de la chasse aux fantômes s’inscrit dans une quête spirituelle contemporaine bien spécifique. Départies de toute quête d’une vérité une et indivisible, les communautés qui contribuent à la sémiosphère des chasseurs de fantômes investissent les technologies numériques comme des médiums d’une communication spirituelle, vécue comme expérience incarnée, concrète et plurielle de la physique, par le truchement des vidéastes, explorateurs et médiums d’exploration des univers parallèles et des champs électromagnétiques.

Annexe

Guide d’utilisation du script python (voir fichier joint)

YouTube Comments Extractor and Basic Analyser

This script aims to download automatically all comments from youtube videos using web-scrapping so that only public data can be downloaded and exported to .xlsx files.

This script was created for the paper on ‘ghost hunters’ by Dr. Fanny GEORGES to be published in journal Communiquer. Revue de communication sociale et publique in 2020.

If you plan to use this code and to publish a paper please cite the above paper in your references list.

WARNING: This program comes with NO GUARANTE and NO SUPPORT. Use it at your own risk.

This script will load all comments from all videos of several youtuber channels that you can specify. All comments will be given as excel files. One file per vide in the WORKING_DIR directory (see below how to define).

Some basic knowledge of python is necessary.

NOTE: The code was developed under MAC OS Catalina, and was never tested on windows.

Steps to Install:

1: Install python 3 on your computer.

We recommend you download ANACONDA for python 3 and that you work under the SPYDER environment. It can be found here: https://www.anaconda.com/distribution/#download-section

Then to work under Python 3 you have to start the SPYDER environment in ANACONDA.

2: Install also all necessaries libraries that we need using.

‘pip install LIBRARY_NAME’ in a terminal (or type directly in the SPYDER command line window). We need the following libraries (check all import commands in the file): numpy, matplotlib, os,sys,time,json, requests, argparse, lxml, re, difflib bs4, unicodedata

3: Before you run the code you have to modify the WORKING_DIR variable name inside function define_common_data() (around line #140)

This is the directory name, under your home directory, in which you will work and in which all files will be written. Example: if you are working in directory /Users/my_name/YOUTUBE/ then: WORKING_DIR=‘/YOUTUBE/’ (assuming that /Users/my_name/ is your home directory).

Steps to run

Compile the files in python using a command (inside ipython for example): runfile(‘comments_extractor.py’)

IF YOU WANT TO EXTRACT ALL COMMENTS FROM ONLY ONE VIDEO AND PUT IT IN AN EXCEL FILE use command in Python:

extract_and_write_comments_excel(link=‘XXXXXXXXXXX’) where XXXXXXXXXX= the web link to the video. It will extract the comments and put it in a single excel file in the WORKING_DIR

Example: extract_and_write_comments_excel(link=‘https://www.youtube.com/watch?v=8n_1yBvGV30’)

IF YOU WANT TO EXTRACT ALL COMMENTS FROM ALL VIDEOS OF SEVERAL YOUTUBERS then just type the command: run_all(). It will download all videos data and comments and generate .xlsx file in the WORKING_DIR. In the standard version of the script videos will be those used in the paper for ghost hunting by Fanny Georges (2020).

WARNING: If there are hundreds of videos, the extraction can take from few hours to a few days.

If you want just to do a quick test with only 2 videos per youtuber then change variable NMAX_VID to NMAX_VID=2 at the start of function import_comments_file() below.

==> IF YOU WANT TO MODIFY THE LIST of YOUTUBER CHANNELS FOR YOUR OWN USAGE

=> Go in the define_common_data() function. Modify the values of variables:

  • videos_list_youtubers_name : names of youtubers

  • youtuber_pseudo: their peuso

  • videos_list_page: links to their page so that the code can start the search

you can put as many as youtubers as you want.

PROBLEMS

Sometime problems may appear if the connection to YouTube servers is not well responding. Typically it will trigger an error with JSON or something like that ‘expecting value’.

=> restart the code hoping the connection quality will improve.

If you want to start a new extraction:

=> remove all .pkl files in the WORKING_DIR

HAVE FUN!