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Introduction : sur la genèse des communs

J’ai récemment discuté avec un homme intelligent et d’un bon naturel sur la menace d’une autre guerre, qui, à mon avis, mettrait sérieusement en danger l’existence de l’humanité, et je faisais remarquer que seule une organisation supranationale offrirait une protection contre ce danger. Là-dessus mon visiteur me dit tranquillement et froidement : « Pourquoi êtes-vous si sérieusement opposé à la disparition de la race humaine? » – Einstein, 1949

L’environnement a acquis une légitimité et une centralité très fortes dans l’ensemble des discours institutionnels actuels. La généalogie des questions que cette thématique soulève est cependant très ancienne. À titre d’exemple, sur la question de l’environnement comme patrimoine commun, la figure d’Épictète revient souvent alors qu’il invitait, dans l’Antiquité, ses contemporains à se définir non comme Athéniens ou Corinthiens, mais comme citoyens du monde. Il s’agit ici d’une « citoyenneté du monde », une cosmopolitès qui appelle des devoirs et une responsabilité spécifiques (Épictète, 1962). Plus récemment, l’encyclique Laudato si sur la sauvegarde de la maison commune du pape François (2015) évoque une « maison commune » (tous les êtres vivants sont considérés comme appartenant à la même « famille ») dont il faudrait prendre soin de manière à contrecarrer la « culture du déchet » liée à l’accélération continuelle des rythmes humains que les hispanophones qualifient de « rapidación ». Cette accélération est corrélative du développement dont l’échec est attesté par le fait que, « déjà[,] les limites maximales d’exploitation de la planète ont été dépassées, sans que nous ayons résolu le problème de la pauvreté » (Pape François, 2015, p. 24).

Au-delà de ces prises de position philosophiques ou théologiques anciennes ou plus récentes, sur le plan juridique existe en droit romain une distinction classique entre res communis (chose qui appartient à tout le monde) et res nullius (chose qui n’appartient à personne). Cette double caractérisation trace d’emblée les contours d’une pratique des communs qui précède de loin leur codification écrite. Ce n’est que plusieurs siècles plus tard que la propriété en arrivera à être définie non plus comme jouissance collective d’un bien ou d’une ressource, mais comme droit de propriété excluant les tiers. À cet égard, Dardot et Laval (2014) proposent de radicalement distinguer les « communs » des « biens communs ». Ceux-ci sont une forme spécifique de propriété qui, à certains égards, se situe encore dans le cadre de la philosophie libérale du régime de propriété. Par contre, la notion de commun, par sa radicalité politique, permettrait, aux yeux de Dardot et Laval, de trouver une troisième voie entre la propriété privée (le marché) et la propriété publique (l’État). Cette voie n’est pas une tierce catégorie de « biens », mais repose sur une philosophie politique fondée sur l’engagement des communautés à s’autonomiser et à se prendre en charge. C’est pourquoi la dimension relative à la gouvernance s’avère centrale comme modalité démocratique de prise en charge autonome par la communauté d’elle-même et de ses besoins.

D’autres généalogies que celle du droit romain ou du régime libéral de propriété sont cependant possibles relativement à la question des communs. Pour rester dans le domaine des communications internationales[1], la problématique relative aux communs est parfois reliée à la période des grandes découvertes et à l’expansion du commerce international avec la première circumnavigation effectuée par Magellan au 16e siècle, qui ouvrit la voie à la conception du monde comme un espace fini. Dans la même veine, pour illustrer la même idée d’une finitude de la Terre, Sachs et Gustavo (1996) évoquent l’importance de l’image de la Terre[2] prise à partir de l’astronef Apollo, qui constitue une véritable « révolution visuelle » nous permettant réflexivement comme humanité de visualiser « notre planète ». Mais cette expérience symbolique inédite pose problème dans la mesure où

l’utilisation de l’adjectif possessif trahit une ambivalence profonde. Notre exprime d’une part l’attachement, la destinée commune, la réalité globale. De l’autre, il évoque un rapport de possession et réfère à une propriété dont nous pouvons disposer à notre gré. Par conséquent, la célèbre photo peut aussi bien engendrer un sentiment de responsabilité que raviver le goût du contrôle. C’est précisément cette ambivalence qui marque la carrière de l’idée d’environnement : alors qu’elle fut d’abord invoquée dans la mise en accusation de la croissance, elle est devenue une idée reçue qui annonce une reprise du développement (Sachs et Gustavo, 1996, p. 47-48).

On saisit, à travers ces considérations liminaires, l’historicité longue des préoccupations environnementales. Ces préoccupations ont relié des espaces de pratique et des domaines de savoir très différenciés au fil du temps au point de devenir un enjeu de légitimité important dans l’économie générale des discours publics à l’échelle internationale. En nous intéressant conjointement aux discours et aux institutions et en mobilisant la littérature en communication internationale, nous ferons une généalogie de l’émergence des préoccupations environnementales dans les discours institutionnels internationaux et nous proposerons un cadre normatif arrimant les dimensions environnementales et communicationnelles pour la recherche dans le champ de la communication internationale.

Dans les prochaines sections de cet article, nous commencerons par évoquer certains des moments importants lors desquels la question environnementale a acquis et consolidé sa légitimité dans les espaces et les institutions internationaux relativement à la question de la communication et du développement. Nous évoquerons ensuite de quelle manière la question des « ressources » a opéré en communication internationale et la parenté que les différents paradigmes (informationnel, télécommunicationnel et environnemental) entretiennent à cet égard. La troisième partie sera consacrée à une présentation succincte des débats autour du développement durable. La quatrième partie présentera certaines des problématisations éthiques qui accompagnent la formulation discursive des questions environnementales au niveau international. Avant de conclure, la cinquième et dernière partie sera consacrée à analyser de manière serrée les implications communicationnelles du processus et proposera un modèle transcatégoriel (participatif et écologique) pour remédier à la double absence récurrente dans la recherche et les interventions en communication internationale.

Jalons de l’émergence de la question environnementale à l’échelle internationale

À partir des années 1960 voient le jour des accords multilatéraux sur l’environnement (AME) qui se caractérisent par leur dimension sectorielle étant donné qu’ils sont consacrés à une ressource spécifique (zones humides en 1971, espèces migratrices en 1979, déchets dangereux en 1989). C’est ainsi qu’en 1968 se tient à Paris la première conférence intergouvernementale posant le problème de la conservation et de l’utilisation rationnelle des ressources de la biosphère à l’initiative de l’UNESCO. Dans la même foulée, en 1972, paraît un important document. Commandé par le Club de Rome et intitulé The Limits to Growth, il est plus connu sous le nom de Rapport Meadows. Traduit en français sous le titre Halte à la croissance, il envisage, à partir d’un modèle cybernétique, plusieurs scénarios de croissance économique et conclut à la nécessité de mettre un terme à l’impératif de croissance infinie si l’on veut éviter l’effondrement du système économique mondial. Du fait que les auteurs y affirment clairement que la croissance économique va de pair avec une pollution croissante, le Rapport Meadows aura un impact important[3] sur les débats ultérieurs et influencera notamment l’émergence de la notion de développement durable dont le Rapport Brundtland proposera une définition formelle en 1987.

1972, l’année de publication du Rapport Meadows, verra Stockholm héberger l’un des plus importants évènements diplomatiques internationaux portant sur la question de l’environnement. La portée pionnière de cette Conférence des Nations unies sur l’environnement apparaît clairement, car elle est le premier évènement du genre à donner une portée planétaire à des enjeux qui feront ultérieurement l’objet de conférences onusiennes (alimentation, pauvreté, population, technologie, etc.). La Déclaration de Stockholm produite à l’issue de la conférence est constituée de sept proclamations et de 26 principes qui définiront le socle du « développement durable » tel qu’il prendra progressivement forme dans le discours institutionnel international. La subordination des enjeux environnementaux à la question du développement y est manifeste et traverse en filigrane l’ensemble de la déclaration. Le principe 11 cristallise la philosophie du rapport :

Les politiques nationales d’environnement devraient renforcer le potentiel de progrès actuel et futur des pays en voie de développement, et non l’affaiblir ou faire obstacle à l’instauration de meilleures conditions de vie pour tous. Les États et les organisations internationales devraient prendre les mesures voulues pour s’entendre sur les moyens de parer aux conséquences économiques que peut avoir, au niveau national et international, l’application de mesures de protection de l’environnement.

Sous l’apparence d’une étroite articulation, on voit ici à l’œuvre une subordination effective des questions environnementales par rapport aux enjeux économiques qui demeurent prioritaires. Quinze ans après Stockholm, en 1987, est publié le Rapport Brundtland[4]. Celui-ci, intitulé Our Common Future (Notre Avenir à tous), fournit la définition, devenue classique, du développement durable comme « répondant aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987, p. 24).

Cinq ans plus tard se tient un autre évènement dont l’influence sur l’inscription à l’agenda international de la question environnementale sera majeure. Il s’agit de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, plus connue sous le nom de Conférence de Rio, qui s’est tenue au Brésil en juin 1992. Si Rio a vu la participation d’un nombre très élevé d’organisations non gouvernementales, la conférence s’inscrit malgré tout très directement dans la filiation temporelle, philosophique et éthique de la Conférence de Stockholm, dont elle déploie en quelque sorte programmatiquement les principes. En effet, si l’on compare les 26 principes de la Déclaration de Stockholm aux 27 de la Déclaration de Rio, on se rend rapidement compte de leur parenté commune[5]. On voit ainsi prendre progressivement forme une rhétorique articulée autour des enjeux environnementaux planétaires. C’est également à Rio que sera adopté le fameux Agenda 21 qui déclinera concrètement près de 2 500 actions supposées permettre d’implémenter, pour le siècle alors à venir, la mise en œuvre des principes issus de la Déclaration de Rio.

Les enjeux de la conférence dépassent cependant largement la seule déclinaison pratique des principes jusqu’alors flous du développement durable. À Rio s’est également cristallisée pour près d’un quart de siècle une attribution différenciée des responsabilités de l’état actuel de la planète et, par conséquent, une gradation des engagements requis pour y remédier. Les engagements des pays riches (ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE) sont alors considérés comme devant être substantiellement plus importants que ceux des pays traditionnellement considérés comme faisant partie du Tiers monde[6]. Le principe de « responsabilités communes, mais différenciées[7] » est affirmé, de même que sont préconisés un « droit au développement » et un « principe de précaution ». On peut comprendre les deux premiers principes comme une concession faite aux pays dits « en développement » en raison de la responsabilité historique des pays industrialisés dans la crise écologique actuelle.

Rio a également consacré l’adoption d’une Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) (Nations unies, 1992), entrée en vigueur en 1994 et ayant pour objectif d’établir une coordination intergouvernementale des efforts en vue de répondre au défi des changements climatiques. Dans la foulée, depuis 1995 et sur une base annuelle se tient la Conférence des Parties (COP) à la CCNUCC. La troisième COP (COP3) a constitué un moment important dans cette généalogie des enjeux environnementaux à l’échelle internationale. Elle s’est tenue en 1997 à Kyoto, au Japon, et c’est à cette occasion que l’accord international dit Protocole de Kyoto a vu le jour. Il visait à stabiliser (à l’horizon 2000) puis à réduire à terme (pour 2008-2012) les émissions de six gaz à effet de serre (GES) d’au moins 5 % par rapport à 1990. Le Protocole, en continuité avec Rio, confirme l’aspect « différencié » des engagements des pays selon leur niveau de développement et leur responsabilité dans la situation présente.

Plus récemment, du 30 novembre au 11 décembre 2015, Paris a accueilli la 21e Conférence des Parties à la CCNUCC, intitulée « COP21 ». Il s’agit d’un évènement de « diplomatie climatique » au terme duquel les pays participants se sont engagés à maintenir l’élévation de la température globale sous 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et ont promis de « poursuivre l’action » pour la maintenir sous 1,5°C. À la suite d’intenses négociations, les principes d’atténuation (prendre des mesures concrètes pour réduire au niveau de chaque pays les émissions de GES) et d’adaptation (permettre aux pays et aux populations touchés de faire face aux effets néfastes du changement climatique) ont finalement prévalu. L’évènement majeur de diplomatie climatique qu’a constitué la COP21 a permis d’innover avec la notion de Contributions prévues déterminées au niveau national (CPDN). Il s’est agi, en amont de la conférence, de proposer à tous les États de définir une stratégie nationale de réduction des GES qu’elles présenteraient lors de la tenue de la conférence. Cette initiative se voulait originale en ce que les propositions étaient censées résulter d’une vision et d’une stratégie nationales et être de nature ascendante (bottom-up). Il s’agissait à l’époque de remédier à l’échec de la COP15 tenue à Copenhague en septembre 2009, qui a été un échec retentissant, notamment en raison de l’approche directive (top-down) qui y a été privilégiée. La COP21 a également été l’occasion de prendre la mesure du fait que la géopolitique du climat a connu des développements inédits. Dans la décennie 2000, la Chine est devenue, devant les États-Unis, le premier[8] émetteur mondial de carbone et pèse de tout son poids dans les négociations internationales sur les questions climatiques. Face aux atermoiements de la puissance américaine, elle a été le premier grand État (et incidemment premier pollueur mondial) à ratifier dès 2016 l’Accord de Paris issu de la COP21.

L’année même de la tenue de la COP21, en 2015, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dévoilait ses Objectifs de développement durable (ODD), qui ont pris le relais des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), un ensemble de huit objectifs[9] définis pour la période 2000-2015. La centralité de la dimension environnementale des ODD, qui se décline dans le langage diplomatique par l’adjectif durable, est évidente. Les dix-sept objectifs[10], inscrits dans l’Agenda 2030, énoncent à l’horizon 2030 le projet de prendre en compte des sujets délaissés jusqu’alors dans les négociations internationales.

Dans son Rapport sur le développement humain en Afrique 2016, le PNUD (2016) estime nécessaire d’accélérer les efforts en vue d’un développement humain durable et équitable. Pour ce faire, c’est le renforcement des capacités des femmes qui est identifié comme priorité de développement, à travers une corrélation entre égalité des genres et développement humain. Cette corrélation est éclairante de plusieurs points de vue. D’abord, la phraséologie du Rapport montre clairement que l’empowerment des femmes n’est pas justifié sur une base éthique d’égalité des personnes, mais est plutôt fondé sur ses conséquences positives pour le développement national. En d’autres termes, la logique de la Déclaration de Stockholm et de la priorité accordée à la dimension économique est encore présente en 2016 dans la philosophie du PNUD, à ceci près que c’est désormais la dimension « genre » qui est subordonnée à l’économie et justifiée par ses conséquences sur le développement économique. Par ailleurs, cette corrélation dans le document du PNUD est déclinée en trois dimensions : économique (accès au travail productif), politique (représentation dans les processus politiques décisionnels) et sociale environnementale (santé, éducation et exploitation durable des ressources). Là encore, il semble assez clair que, dans ce contexte, la dimension environnementale est plus un ajout superficiel qu’un changement dans la philosophie du développement dit « humain » de l’institution onusienne.

Récemment, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science la culture (UNESCO) a elle-même pris le train de la problématique environnementale. Sa Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005 évoque à plusieurs reprises le « développement durable », dont elle considère que la diversité culturelle est une condition nécessaire. Le principe 6, intitulé Principe de développement durable, stipule : « La diversité culturelle est une grande richesse pour les individus et les sociétés. La protection, la promotion et le maintien de la diversité culturelle sont une condition essentielle pour un développement durable au bénéfice des générations présentes et futures. » L’article 13 de la Convention fait de l’intégration de la culture dans les politiques de développement une condition pour atteindre un développement durable.

On voit, à travers ce portrait global, comment la question environnementale en est arrivée à faire partie intégrante des discours de la quasi-totalité des institutions internationales, jusqu’à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui s’est dotée d’un Institut pour le développement durable (IFDD), assez ancien puisqu’il est trentenaire depuis 2018.

Une autre voie pour faire la généalogie de la question environnementale en communication internationale consiste à retracer la manière dont la question des « ressources » s’est progressivement installée dans les discours institutionnels. C’est à partir de la question des ressources (dont l’environnement semble être considéré comme une modalité particulière) qu’il est possible de mieux apprécier les racines des variations discursives dont nous voyons les effets dans le positionnement des institutions et des acteurs dans le champ de la communication internationale. Comme nous allons le voir, cette question des ressources est longitudinale et a été fortement déployée il y a quelques décennies dans le cadre du « paradigme télécommunicationnel ».

La question des ressources et ses déclinaisons paradigmatiques

Le modèle de développement économique et technocentré connu en communication internationale sous le nom de « théorie de la modernisation » a été largement analysé du point de vue de ses conséquences négatives sur les dimensions sociales et culturelles des sociétés « à développer » (Beltrán, 1976). Les premières critiques se sont concentrées sur l’oubli de la dimension culturelle. La dimension environnementale n’a été que tardivement intégrée à travers la prise en compte des préoccupations relatives à la réduction de la biodiversité (espèces animales et végétales), à la pollution (atmosphérique et des cours d’eau), ou à l’usage des pesticides dans l’agriculture à la suite des travaux pionniers de Carson (1962).

Malgré cet intérêt tardif pour la question environnementale, la question des inégalités dans la possession et la distribution des ressources traverse depuis longtemps le champ de la communication internationale. Elle apparaît très nettement dans le cadre des échanges relatifs au « Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (Nomic), et Masmoudi (1979) évoque explicitement en termes d’inégalités les flux informationnels à l’échelle internationale. Ce déséquilibre concernait à l’époque la concentration dans les pays occidentaux d’un oligopole de cinq agences de presse qui produisaient la quasi-totalité de l’information internationale. Une des solutions préconisées (un flux plus équilibré) pour remédier au problème (free flow of information) consistait à démocratiser l’accès aux ressources et aux structures informationnelles. Au niveau national, la démocratisation attendue dans le cadre des propositions des défenseurs du Nomic concernait essentiellement l’acteur dont le degré de légitimité était alors incontesté : l’État[11].

L’intérêt de cette historicisation de la question de l’inégalité dans la possession des ressources ressort encore plus clairement si on évoque l’enjeu du partage de la ressource spectrale (fréquences radioélectriques pour les communications sans fil et orbites pour les satellites), alors gérée dans le cadre institutionnel de l’Union internationale des télécommunications (UIT).

Deux moments importants ont, au XXe siècle, cristallisé les tensions en rapport avec la question des ressources liées tantôt au contenu des médias de masse[12], tantôt à la question des infrastructures de télécommunications[13]. Dans le prolongement des enjeux de télécommunications, c’est en 1982 que la Conférence des plénipotentiaires de l’UIT, réunie à Nairobi, décide de créer une Commission indépendante pour le développement mondial des télécommunications dirigée par Donald Maitland, dont le rapport final, mieux connu sous le nom de Rapport Maitland, mentionnera : « Au début de nos travaux, nous avons été unanimes à conclure que le déséquilibre flagrant et croissant de la répartition des télécommunications dans le monde n’est pas tolérable » (UIT, 1985, p. 3). Se pose explicitement, dans ce cadre, la question d’une éthique dans les problèmes de répartition des orbites et des fréquences en tant que « ressources » pour le développement (Hardy, 1980).

Le Rapport Maitland, dont le titre est Le chaînon manquant, traite des infrastructures de télécommunications, qui sont considérées comme l’élément déterminant dont l’absence entraîne le sous-développement des pays du Sud. Une lecture attentive permet de voir que le thème de la nature y est présent, mais celle-ci y est globalement considérée comme malfaisante et est évoquée principalement à travers les calamités qu’elle fait survenir. Bien qu’un certain nombre de négociations à teneur environnementale soient déjà enclenchées au niveau international à ce moment-là, le fonctionnement institutionnel en silo fait que les préoccupations environnementales n’ont pas pénétré le bastion de la gouvernance des technologies de télécommunication que constitue l’UIT. La querelle de priorités qui s’est engagée a pris, dans les années 1980, la forme d’une opposition entre la question de l’alimentation et celle des télécommunications[14]. La centralité incontournable des infrastructures de télécommunications est affirmée avec force par les défenseurs du paradigme télécommunicationnel à un moment où l’agenda néolibéral de la déréglementation se met en branle sous la houlette conjointe de Margaret Thatcher et Ronald Reagan :

Après mûre réflexion, nous pensons qu’aucun programme de développement ne saurait désormais être considéré comme équilibré, convenablement intégré ou susceptible de porter ses fruits à moins que les télécommunications y jouent un rôle à part entière et approprié et qu’il accorde une priorité correspondant à l’amélioration et à l’extension des moyens de télécommunications (UIT, 1985, p. 11).

Cette formulation montre clairement que l’institution onusienne propose d’accorder un niveau de priorité élevé aux télécommunications par rapport aux autres considérations, au motif qu’elles constituent une condition transversale permettant d’améliorer l’efficacité de l’ensemble des autres systèmes. L’analyse de contenu du Rapport Maitland à laquelle nous avons procédé est instructive. En effet, le terme environnement y apparaît dix fois et est systématiquement utilisé comme synonyme de contexte, par exemple dans l’expression « environnement technologique ». Le terme nature apparaît 17 fois et est globalement considéré comme se rapportant à des phénomènes nuisibles indépendants de la volonté humaine, comme cela ressort dans l’expression « calamités de la nature », qui en constitue l’univers sémantique quasi exclusif. Globalement, on se situe ici dans un jeu à somme nulle, où l’objectif des rédacteurs est d’argumenter pour justifier l’élévation de la priorité du secteur des télécommunications par rapport à d’autres secteurs traditionnellement jugés plus urgents en matière d’investissements aux fins de développement (alimentation, santé, éducation, etc.).

Un autre enseignement que l’on peut tirer de ce détour par le traitement de la question des ressources dans le champ de la communication internationale est lié au fait que les « ressources naturelles » dont il est question dans le Rapport Maitland ne sont pas les ressources agriculturales, forestières ou minières, mais plutôt les fréquences et les orbites dont la gestion à l’échelle internationale appelle une coordination technique comme l’UIT en a historiquement fourni un modèle. La terminologie de la finitude et des communs est par ailleurs déjà déployée dans le Rapport Maitland à travers des syntagmes comme « ressources naturelles limitées » ou « biens communs ». Mais cette terminologie est alors appliquée à une forme de gouvernementalité (technocratique) et à un paradigme (télécommunicationnel) radicalement différents de ceux qui sont actuellement dominants en matière environnementale et qui se veulent « démocratiques » et « écologiques ».

Cela dit, la spécificité des orbites et des fréquences qui sont des ressources communes et rares (Kane, 2010) les rapproche très fortement des enjeux actuels où l’environnement, la diversité biologique ou le climat sont également considérés comme des « communs globaux » (Ostrom, 2002). Une différence de taille existe cependant. Elle réside dans le fait que ce sont les applications technologiques (médiatiques et satellitaires) en aval qui sont l’enjeu central des orbites et des fréquences, tandis qu’avec l’environnement naturel, ce sont les enjeux technologiques en amont qui sont responsables du problème[15].

Les déclinaisons du développement durable et leurs apories

Une distinction importante émerge quand on essaie de considérer la question des ressources de manière longitudinale en communication internationale. Si la question est pensée de manière fonctionnaliste dans le paradigme télécommunicationnel, elle semble plutôt soumise à un traitement systémique dans le paradigme écologique. Cela aboutit à une différence fondamentale dans le cadrage comme en attestent des travaux qui se sont récemment intéressés non plus aux effets des techniques et des procédés scientifiques sur la nature (Hogan, 2015), mais aux logiques systémiques d’un « capitalisme du carbone » (Brevini et Murdock, 2017) ou d’un « capitalisme fossile » (Angus, 2018). De même, évoquant le caring capitalism, celui du commerce équitable que les âmes charitables promeuvent, Žižek (2009) argumente que cette forme de consommation est condamnée à ne traiter que les symptômes et non les causes profondes de la pauvreté qui sont liées à des injustices structurelles. De son point de vue, les ONG qui s’inscrivent dans le commerce dit « éthique » tendraient à s’inscrire et à reproduire le capitalisme néolibéral en y ajoutant une certaine dose de compassion pour se donner bonne conscience.

Corrélativement, une distinction conceptuelle peut être effectuée entre propriété publique (par l’État) et propriété commune (à l’échelle de la communauté avec des règles précises), cette différenciation ayant des conséquences assez importantes sur la manière dont la ressource est gouvernée. Cet aspect de la question est lié à l’un des arguments défendus par Sachs (1993), pour qui le « développement durable » authentique est une forme d’autonomie environnementale locale où des communautés sont maîtresses de leur destin à travers des formes de gouvernance démocratique orientées vers trois objectifs permettant de définir un « commun » : une communauté, une ressource et des règles partagées. La dérive résulterait du fait que ce processus est capturé par une classe d’entrepreneurs écologiques internationaux, des « écocrates » qui tenteraient d’enclore[16] la ressource et de lui appliquer des principes de gestion technocratiques (et non de gouvernance démocratique) aboutissant à sa privatisation immédiate ou progressive. Ekins (1993) considère dans la même veine que le développement à l’échelle internationale ne sera durable que si trois principes sont respectés : le Nord accepte d’assumer la responsabilité de la crise environnementale actuelle; le système de l’aide internationale, du commerce et de la dette qui rend le développement durable pour le Sud impossible est réformé; les élites du Sud donnent accès aux plus démunis aux ressources dans une perspective de redistribution égalitaire.

À rebours de cette vision d’un développement durable authentique qui serait par la suite vicié par des logiques prédatrices auxquelles il serait possible de remédier, des voix critiques considèrent que le développement durable est une contradiction dans les termes, un oxymoron, et qu’il n’a jamais existé sous une forme vertueuse parce que dans la génétique de l’entreprise de développement se trouverait le principe d’une exploitation sans limites des choses et des êtres (Latouche, 2003). Pour Morin (1977), par exemple, l’élévation de la cybernétique au statut de modèle pour tous les autres systèmes sociaux a des conséquences dévastatrices en ce que,

incapable d’introduire la vie dans une machine artificielle, une telle cybernétique est trop capable d’introduire son absence de vie dans nos vies individuelles et notre vie sociale, d’où des conséquences à la fois débilitantes sur le plan théorique et éventuellement terrifiantes sur le plan pratique[17] (p. 252).

D’autres critiques sont encore plus radicales et expliquent, par la civilisation technicienne elle-même, les dérives dont nous sommes conjointement les témoins et les acteurs. Freitag (1998) fait une analyse d’une grande radicalité critique portant sur la dissolution du social dans le monde contemporain :

Nous sommes entrés dans une nouvelle condition de vie collective dans laquelle ce que nous appelions la société dans la modernité, et que nous saisissions dans la perspective de l’historicité, s’est transmuée dans l’indéfinie fluidité et mobilité du « social », et où nous avons reconverti en « environnement » ce qui était pour nous devenu la « nature » après avoir été si longtemps le « monde »… Mais le social et l’environnement se retournent à leur tour contre nous, non plus comme « êtres », mais comme « problèmes » (p. 58).

On le voit, la notion d’environnement elle-même est passée au crible de la critique et elle ne serait que le symptôme discursif d’une disparition de la société. On retrouve une analyse similaire chez Sachs (Sach et Gustavo, 1996), qui écrit à peu près au même moment que Freitag :

Le mot apparemment inoffensif d’environnement se conforme lui-même parfaitement à cette tendance. À l’inverse du mot nature, il ne contient aucune vie; il est abstrait, incolore et il incarne la passivité. En y regardant de plus près, cela n’a rien d’étonnant; car l’environnement est un concept de relations qui n’a pas de vie propre, mais qui rassemble tous les facteurs externes importants concernant un sujet, le plus souvent demeuré flou… l’environnement semble être la somme des limites physiques qui contrarient la dynamique du système économique (p. 53).

Le changement de paradigme que le développement durable prétend constituer n’est pas aussi radical qu’on pourrait le penser de prime abord, comme en témoignent un certain nombre de rapports structurels perdurant sur le long terme. Pour exemple, en mars 2018 a été lancée à New Delhi l’Alliance solaire internationale, à l’initiative d’une coalition de pays issue de la COP21. Ce regroupement cible spécifiquement les 121 pays situés entre les tropiques du Cancer et du Capricorne et disposant d’un ensoleillement significatif (en moyenne 300 jours par an). L’ensoleillement, considéré comme une « ressource », est ciblé pour un partenariat dans lequel les pays du Nord apporteraient la technologie et, ceux du Sud, la « matière première » que constitue l’ensoleillement. Il s’agit là d’une reconduction du partage colonial classique dans lequel les périphéries produisent la ressource première et le centre apporte la technologie et effectue la transformation et l’adjonction d’une plus-value économique.

Cependant, une fois ces critiques entendues et comprises demeure la question de ce qu’il faut faire. Cette interrogation, qui revêt une dimension pratique incontournable, pose l’enjeu des possibilités d’articuler les expériences et les pratiques locales avec la question de l’avenir de la « maison commune » que nous aurions tous en partage. C’est pour apporter une réponse à cette interrogation majeure que certaines investigations se sont orientées dans le sens d’une éthique de l’environnement.

La responsabilité comme fondement d’une éthique de l’environnement

Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. (Jonas, 1979 p. 13.)

Pour répondre à cet avertissement et pour faire face à la radicalité de notre présent historique et écologique actuelle, certains penseurs se sont lancés dans la tâche de penser les contours d’une éthique de l’environnement de manière à proposer un cadre normatif susceptible de guider les politiques et les stratégies environnementales. L’un des auteurs à avoir traité cette question de manière substantielle et systématique est Hans Jonas, avec son opus magnum intitulé Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, ouvrage paru initialement en 1979. Par le choix de son titre, Jonas à la fois entre en dialogue et prend ses distances d’Ernst Bloch (1959) et de son ouvrage en trois tomes intitulé Le Principe Espérance, dans lequel il développe une analyse à visée utopique de notre condition historique et politique. Jonas lui oppose une « heuristique de la peur » comme seule conséquence possible à tirer d’une analyse lucide de la civilisation technologique actuelle. Jonas (1979) affirme que « la terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique » (p. 13). Ce faisant, il cherche à rendre normativement compte des formes d’agir propres à notre condition technologique spécifique : « à partir du moment où le pouvoir technologique rend la nature elle-même manipulable et de plus en plus altérable à volonté, elle devient elle-même un être fragile et menacé, presque sans défense, à l’instar de n’importe quel être humain et donc un objet de responsabilité » (Jean Greisch, Préface de Jonas, 1979, p. 11).

Les implications éthiques de la question environnementale sont multiples et concernent au premier chef l’éthique intergénérationnelle et l’éthique par rapport aux autres formes de vie. En communication environnementale, les considérations redistributives de justice climatique sont cependant celles qui ont eu le plus de visibilité lors des récentes négociations internationales portant sur la question du climat. Cette préoccupation de justice climatique est notamment mentionnée dans la CCNUCC : « Il incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives » (Nations unies, 1992, p. 5).

Si cette prise de position se situe encore grosso modo dans le cadre d’une éthique humaniste, Hans Jonas a pour sa part plutôt procédé à une reconceptualisation originale de l’éthique, celle-ci impliquant une norme de non-réciprocité (entre l’humain et la nature) et étant radicalement différente des éthiques traditionnelles de la simultanéité. Une approche encore différente, mais qui entretient des liens avec son travail est celle de l’écologie profonde (deep ecology) qui spécifie une catégorie nouvelle de droits : les « droits de la nature ». En attribuant une valeur à l’environnement naturel et aux autres espèces vivantes (et parfois minérales), l’écologie profonde est explicitement posthumaniste en ce qu’elle critique fortement le privilège que l’humain s’est octroyé dans la philosophie morale classique. Fort discutée sur ce sujet est la proposition faite par Aldo Leopold (1949) d’une éthique de la terre (land ethic) qui s’articule avec le concept d’une « communauté biotique » fondée sur l’interdépendance entre l’ensemble des êtres vivants (humains et non humains).

Cette proposition d’attribution de la personnalité juridique à la nature a longtemps été considérée comme une lubie de philosophes. Elle fait cependant moins sourire depuis qu’en Équateur, la constitution de 2008 adoptée par référendum a attribué à « Pachamama », la Terre Mère, la personnalité juridique et le droit d’exiger réparation devant les tribunaux en cas de dommage. Le sumak kawsay (terme quechua traduit en espagnol par buen vivir) permet ainsi de relier les droits de la personne et ceux de la nature (Monjean-Decaudin, 2010). Il est aisé de saisir ce que ces formulations éthiques peuvent avoir de radical, touchant notamment à la sphère des institutions internationales. Pour Afeissa (2007),

[l]’éthique environnementale se donne un nouvel objet, le monde naturel non humain, jugé digne de considération morale pour lui-même, c’est-à-dire indépendamment de tout coefficient d’utilité pour l’existence des hommes, et envisagé comme lieu de valeurs intrinsèques ou comme détenteur de droits dont l’existence, comme telle, commande un certain nombre d’obligations morales et juridiques (p. 10).

Les éthiques de l’environnement sont très nombreuses (Larrère, 2006) et sont tantôt convergentes entre elles, tantôt complètement incommensurables. Par ailleurs, si la question philosophique de l’éthique qui doit guider l’agir humain est devenue incontournable, la question politique et juridique des injustices enchâssées dans la question environnementale est tout aussi vive. À cet égard, Sachs (1993) a développé une lecture critique de la dynamique de la Conférence de Rio, considérant qu’elle a permis de voir à l’œuvre un « colonialisme écologique » consistant pour le Nord à tenter de renforcer son influence dans un contexte où la question environnementale peut fournir une légitimité pour justifier des stratégies destinées à perpétuer le rapport de forces historique entre pays du Nord et le reste du monde, à un moment où le décollage économique de certains pays émergents met en péril le modèle sur lequel le Nord a pu bâtir son confort. À ses yeux, Rio aurait été dans cette perspective une opération réussie de récupération du discours écologique et de son insertion dans la stratégie institutionnelle du développement durable. Dans le même cadre, la notion de dette écologique a été mise de l’avant (Lovejoy, 1980) pour remédier aux formes d’injustice entre pays industrialisés et pays du Sud que la thématique environnementale a fait émerger. Relativement à cette question, le cas des OMD du PNUD est symptomatique puisque ceux-ci avaient en effet pour ambition explicite de réduire la pauvreté de moitié. On ne peut cependant inférer de cet objectif que les OMD étaient également destinés à réduire les inégalités :

Les OMD ne traitent pas des inégalités : ils sont une application non négociée du principe de différence de John Rawls selon lequel les inégalités sont tolérables dès lors qu’elles s’accompagnent d’une amélioration des conditions d’existence des plus déshérités. Transformer des pauvres absolus en pauvres relatifs, voilà le projet des OMD – il est parfaitement compatible avec la montée des inégalités (Chancel et Voituriez, 2015, s. p.).

Il est ironique de constater que cette cécité pour la question des inégalités recoupe celle initiale de la théorie de la diffusion des innovations, puisque les membres de l’audience avec le statut socioéconomique le plus élevé tendaient à mieux bénéficier de l’information relative à l’innovation. Cet effet, connu sous le non de « communication effects gap », a été identifié dès les années 1970. Cela a permis de considérer l’information relative à l’innovation comme une ressource susceptible de renforcer les inégalités. S’est dès lors imposée l’idée selon laquelle la communication est une ressource dont il faut prendre au sérieux les conséquences sur la détention d’autres formes de ressource ou de pouvoir.

Repeupler la double absence de la communication participative et de l’éthique environnementale

Les principaux promoteurs de courant de la modernisation ont, dès les années 1970, effectué un diagnostic critique des réalisations de la communication pour le développement. Dans un certain nombre de travaux, maints pionniers du domaine comme Schramm et Lerner[18] (1976), Rogers et Danziger (1975) ou Rogers (1976a) affirment que les résultats n’ont pas été à la hauteur des promesses. Les nouvelles directions allaient tantôt dans le sens d’une remise en cause du concept de développement (qu’est-ce que le développement?), tantôt dans celui d’une analyse critique du rôle de la communication en son sein (quel est le rôle de la communication dans le développement?). Il est symptomatique, à cet égard, que Rogers (1976b) affirme dès le milieu de la décennie 1970 le dépassement du paradigme de la modernisation et écrive :

Development is simply a purposeful change toward a kind of social and economic system that a country decides it wants. Unlike the pre-1970 era, many development theorists feel it is not possible to specify the exact direction of development. Each nation will develop in its own way. (p. 100.)

On voit ainsi que les racines du paradigme de la « communication pour le changement social » sont plus anciennes qu’on ne le conçoit traditionnellement dans la littérature en communication internationale. Elle est conceptuellement issue de l’autocritique de certains tenants du paradigme de la modernisation comme la précédente citation le montre bien. Il vaut la peine, ici, de rappeler que, si l’objectif est de favoriser le changement en mobilisant la communication, la communication peut néanmoins survenir sans occasionner de changement et, par ailleurs, le changement peut opérer en l’absence de communication spécifiquement destinée à le déclencher (Whiting, 1976). Diaz Bordenave (1976) a, pendant cette même décennie 1970, critiqué certains chercheurs qui effectuaient une transposition stricte du modèle de la diffusion des innovations en Amérique latine. Il préconisait à la place de s’approprier cette théorie en l’hybridant à la théorie de la « conscientisation » proposée par Paolo Freire (1970) qui se révélait à ses yeux plus en phase avec les réalités latino-américaines.

Dans le sillon de ces réévaluations critiques, un certain nombre de propositions théoriques liées à la dimension communicationnelle ont proposé d’opérer un certain décentrement. Le modèle de la multiplicité (Servaes, 1999) en fait partie dans la mesure où il ancre le développement dans une dimension culturelle plutôt qu’économique ou politique, comme dans les approches classiques de la modernisation et de la dépendance. Dans son cadre, tout combat pour l’empowerment a ainsi pour condition la reconnaissance de spécificités culturelles propres aux communautés et aux groupes aux prises avec le processus de développement. Mieux, les dimensions politiques, économiques, technologiques ou écologiques sont considérées comme étant des construits culturels. Il s’agit de débusquer les présupposés idéologiques des initiatives qui se présentent sous des dehors neutres ou universalistes pour se questionner de manière critique sur les fondements. Servaes (1999) cherche ainsi à prendre ses distances de deux écoles qui se sont historiquement opposées sur le terrain de l’analyse du développement : l’École libérale de la modernisation et l’École marxiste de la dépendance.

Ce décentrement peut être rapproché des travaux de chercheurs latino-américains (Beltrán, 2000; Freire, 1970; García Canclini, 1989; Martin-Barbero, 1993; Pasquali, 1972) qui ont placé au centre de leurs travaux la prééminence et la résilience des cultures populaires face aux processus hégémoniques en matière de culture et de communication. Ces processus participent d’un investissement massif, par les chercheurs latino-américains, de la dimension culturelle en vue d’opérer un processus de resignification de certains termes, comme démocratie, qui avaient été vidés de leur sens par un certain discours hégémonique libéral (White, 2004). Ce processus de resignification est épistémologiquement riche puisqu’il permet de se départir d’une conception essentialiste de la culture. À cet égard, l’articulation entre culture et communication proposée par Carey (1985) permet de concevoir la communication comme culture (communication as culture) et, surtout, de proposer une définition quasi culturelle de la communication comme étant le processus symbolique à travers lequel la réalité est produite, maintenue, modifiée et transformée. C’est là une heuristique pertinente pour penser la relation entre culture et communication qui ouvre la voie à une articulation serrée entre communication internationale et prise en compte de l’interculturalité propre à toute situation de contact. En raison de la nécessaire reconnaissance épistémique des formes de savoir historiquement invisibilisées ou minorées, il est urgent d’arrimer l’international et l’interculturel pour avoir une bonne intelligence des dynamiques pratiques qui tentent de trouver des solutions partielles et locales à la crise écologique dont les effets sont eux-mêmes ressentis à une échelle locale.

Du point de vue des pratiques, cette prise en compte de la culture a trouvé une légitimité accrue quand il s’est agi de prendre en compte la dimension environnementale. Ainsi s’est progressivement imposée l’idée selon laquelle des groupes porteurs de savoirs profondément ancrés dans une expérience multiséculaire (Pygmées en Afrique centrale, Autochtones au Canada, Indiens d’Amazonie, etc.) et qui sont dépositaires de philosophies de vie et de rapports à la nature plus respectueux de l’environnement ont une voix à faire entendre[19]. Dès lors s’impose la nécessité de poser les conditions pour que leur discours soit audible. C’est en ce sens que l’espace des pratiques impose un travail d’arrimage théorique de la culture et de la communication en vue de permettre à de véritables alternatives de surgir « par le bas » et à partir de formes de vie authentiquement ancrées dans leur milieu de vie. On rejoint là le sens fort du concept d’écologie. Il s’agit en d’autres termes de reconnaître une dignité égale aux différentes formes de savoir et de chercher les moyens de favoriser conjointement une reconnaissance des individus, des communautés et des savoirs (catégorie culturelle) et une redistribution des ressources (catégorie économique).

Cela signifie que la perspective environnementale qui nous occupe doit être fermement arrimée à une redistribution économique des ressources et à une éthique de la communication qui respecte procéduralement la diversité des points de vue culturellement ancrés, en plus de viser un rapport plus respectueux à la nature. En d’autres termes, le seul empowerment qui sert de leitmotiv à nombre de discours institutionnels et activistes ne suffit pas s’il n’est pas mis au service d’une visée éthique :

The concept of empowerment, as it has been developed so far, is, at best, incomplete and possibly dangerous if it is not oriented more clearly towards the service of society. Empowerment needs to be explicitly located within a broader framework of commonly agreed upon parameters of human and social equity. The history of development theory is littered with paradigms such as modernization, the strong state and popular alliances that have ended with the empowerment of one set of interests to the exclusion of other groups (White, 2004, p. 21).

En un certain sens, on peut considérer que le développement des approches participatives en communication internationale est moins le résultat d’une éthique de la communication que d’une recherche d’efficacité pour augmenter les chances de succès des changements planifiés. Dès le début des années 1960, Rogers (1962) avait franchi un pas important en proposant une théorie et un modèle pour accompagner et faire diffuser le changement (conçu comme une innovation relative à une idée, un comportement ou un dispositif) en vue du développement dans les communautés. Cependant, ce changement était décidé et planifié à l’extérieur de la communauté dont il s’agissait de comprendre l’organisation pour lui faire accepter le changement. J’ai qualifié, dans un précédent travail, cette forme d’intervention de « ventriloquie » (Kane, 2010). Il faut ici bien voir que le processus de communication dans son ensemble est planifié sous une forme hiérarchique de type top-down, même si l’intervention sur le terrain donne l’impression d’une implication importante des communautés. C’est encore majoritairement le cas dans ce qu’il est convenu d’appeler « communication pour le changement social » (Servaes, 2008).

Les conditions pour une résolution adéquate des problèmes écologiques concernent notamment les sphères de l’innovation technologique, de la justice globale et des modes participatifs de gouvernance. La question de la participation la plus élargie possible aux prises de décision devient centrale tant sur le plan de l’acceptabilité et de la légitimité que sur celui de l’accroissement des chances d’application des décisions prises par consensus. Il convient alors, d’un point de vue communicationnel, de tenter de cerner les conditions éthiques d’une participation inclusive[20] en ce qui concerne les enjeux environnementaux. Les enjeux nécessitent d’être fortement localisés pour faire sens pour les communautés considérées. À cet égard, il faut se départir des approches directives qui peuvent émaner « du haut », c’est-à-dire que des phénomènes systémiques de distorsion d’une éthique de la communication peuvent apparaître quand le processus est extraverti et dirigé de l’extérieur.

Mais les distorsions et la marginalisation peuvent également opérer à partir « du bas », à travers des mécanismes incorporés et transmis au sein même des communautés. Dès lors, seule une perspective de la double présence (participative et écologique) fondée conjointement sur une éthique de la communication et sur une éthique de l’environnement permettrait à la fois d’horizontaliser les interactions et de favoriser des pratiques respectueuses de l’environnement. Et, à cet égard, il n’y a pas de recette simple, car l’arrimage des dimensions territoriales (catégorie spatiale, majoritairement mobilisée par la communication internationale) et rituelles/symboliques (catégorie temporelle, traditionnellement mobilisée par la communication internationale) permet de voir que s’il ne faut pas instrumentaliser les communautés locales, il ne faut pas les idéaliser non plus. Elles sont extrêmement diverses et ont tantôt des enseignements à dispenser tantôt des leçons à recevoir. C’est là tout le sens de l’impératif de réciprocité condensée dans la formule sengorienne du « rendez-vous universel du donner et du recevoir » (Senghor, 1980). Ces leçons et ces enseignements peuvent concerner des pratiques vertueuses en matière d’environnement ou des interactions respectueuses de la diversité des « voix ».

Dans ce contexte, la communication peut être temporairement appréhendée comme la manière dont la production symbolique se rapporte à l’ordre social et le constitue. Elle pourra mettre en relation des institutions, des conventions, des dispositifs et des pratiques. Bien entendu, ces configurations sont extrêmement diverses et fortement localisées. Plutôt que l’imaginaire universalité de la modernisation qui a longtemps prévalu en la matière, il s’agit de penser avec la notion de diversalité (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, 1988). La diversalité

veut dire qu’il n’existe pas de petit peuple, qu’il n’existe pas de petite langue, qu’il n’existe pas de petite culture. Que toutes les langues, toutes les cultures, toutes les religions du monde sont dignes d’intérêt et contribuent à la richesse du monde, à la biodiversité culturelle. De même que depuis 5 siècles, l’aventure coloniale européenne, puis impériale étasunienne n’a cessé de détruire les espèces animales et végétales, de chambouler la nature, de détourner les fleuves, de raser les montagnes, menaçant désormais l’existence même de notre planète, de même cette aventure colonialo-impériale a étouffé les langues, écrasé les religions (où sont nos dieux africains?), laminé des cultures. Tout cela, tant sur le plan de la biodiversité environnementale que sur le plan de la biodiversité culturelle, est inacceptable. À la vieille Universalité européenne, nous souhaitons opposer la Diversalité, notion qui tout en maintenant l’idée d’un destin commun à l’espèce humaine, exige le respect et surtout la sauvegarde des identités particulières, non pas dans l’enfermement ou le nombrilisme, mais dans l’interaction librement consentie, dans la créolisation acceptée, voulue, recherchée même, et non plus subie. (Confiant, 2005, s. p.)

Nous disposons là de pistes pour conjoindre un imaginaire local, une visée écologique et une éthique de l’égalité des voix. Outre le potentiel que cette perspective permettrait de mobiliser, elle ouvre la possibilité de faire émerger des pratiques émancipatoires mutuellement intelligibles. Cette possibilité d’une traduction des différences expériences communautaires permettrait de réduire le risque de voir survenir une négation des modes de connaissance des communautés considérées comme subalternes. Cette élimination des formes de savoir et des contenus de connaissance de certaines sociétés a été qualifiée d’« épistémicide » par de Sousa Santos (2011). Il s’agit donc, ultimement, de penser la question environnementale de concert avec une écologie des savoirs, y compris traditionnels et subalternisés.

Pour repeupler cette double absence (écologique et participative) fondatrice de la communication internationale, le travail de Sayad (1999) peut apporter certains éclairages. Étudiant la question des immigrés dont la construction identitaire se fait sur une « double absence », il montre que l’immigration et l’émigration sont les deux faces d’un même phénomène et que les individus vivent simultanément l’absence du territoire d’origine (éloignement) et celle du territoire de citoyenneté (déni de droits). En communication internationale, cette conceptualisation a le mérite de permettre de penser de manière métaphoriquement similaire la double absence de la thématique environnementale et d’une communication vertueuse, dont une éthique de la responsabilité, dans la foulée de Jonas (1979), permettrait de faire une double condition pour un changement de perspective. Repeupler cette absence permettrait d’arrimer plus fermement la communication internationale et la communication interculturelle[21] en allant chercher chez celle-ci des construits théoriques et des avenues pratiques pour une refondation de celle-là.

Cette proposition peut être visualisée sous la forme d’un modèle (Figure 1) faisant intervenir une éthique de la responsabilité (sphère brune) qui se déclinerait sous la forme de deux métaconditions : un principe de participation (participation, sphère bleue) et un principe de précaution (visée de résilience et solidarité intergénérationnelle, sphère verte). Suivraient ensuite trois piliers qui concerneraient les dimensions matérielle (échanges avec l’environnement naturel), sociale (échanges avec les pairs) et interculturelle (dimension symbolique des échanges) qui se situent à l’intersection des deux principes supérieurs, eux-mêmes enchâssés dans la sphère éthique.

Fig. 1

Figure 1. Modèle de la double présence participative et écologique

Figure 1. Modèle de la double présence participative et écologique

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Cette proposition a le mérite de montrer la diversité des fonctions que la communication est appelée à remplir et à penser les visées éthiques les plus adaptées pour ce faire. Si l’on souhaite résoudre des conflits liés à l’utilisation d’une ressource, si le but est de convaincre des acteurs sociaux réticents ou de défendre les droits de personnes stigmatisées, des fonctions différentes seront mobilisées. Mais cette visée stratégique doit se faire en respectant la visée éthique et les deux métaconditions préalablement énoncées.

En effet, malgré l’intérêt et l’originalité des différentes propositions stratégiques, théoriques ou analytiques, le véritable défi pour ce qui touche à la communication internationale confrontée au défi environnemental consiste à voir si c’est une autre forme de « ventriloquie » qui est reconduite, ou si l’initiative et l’orientation des dynamiques de changement sont véritablement ancrées dans les communautés elles-mêmes. Il ne faut pas prendre cette exigence à la légère. Pleinement saisie, elle exige de comprendre que certaines communautés peuvent de leur plein gré décider que le développement durable ne leur convient pas et que leurs priorités sont ailleurs. Une authentique prise en compte de la dimension éthique d’une communication participative est celle-là : les communautés ne doivent pas être instrumentalisées et mobilisées pour accompagner un changement dont la philosophie n’émane pas d’elles et qui sert d’autres intérêts que les leurs. Elles ont à s’exprimer et à décider en toute autonomie de ce qu’elles considèrent être bon pour elles. Si cette décision collective va dans le sens que d’autres acteurs considèrent comme durable, c’est tant mieux. Si les pratiques de ces communautés sont vertueuses au point d’influencer leur partage, c’est encore mieux. Mais le principe éthique d’une communication participative véritable a pour principe premier le respect de l’autonomie des communautés de vie.

Conclusion

Historiquement, une articulation des préoccupations environnementales et de la question du développement a été proposée dès la fin des années 1970 par Sachs (1978, 1980). C’est cependant le paradigme du développement durable qui prévaudra au point de faire consensus, même si des auteurs comme Latouche (2003) ou Rist (2013) rejettent la notion, notamment au motif qu’il s’agirait d’un leurre conceptuel et qu’aucun développement ne saurait être durable puisque dans la génétique de tout projet de développement serait inscrite l’exploitation sans limites des ressources d’une terre finie. Plus largement, la récurrence de cette critique du développement durable dans l’ensemble des sciences sociales semblerait traduire une crise profonde du mode de vie occidental (Diemer, 2012).

Au-delà des discours savants, l’acte institutionnel de naissance du développement durable peut être rapporté au Rapport Brundtland. La postérité de la notion est caractérisée par une certaine évolution à mesure que s’y sont agglomérés des enjeux liés à la prise en compte des spécificités culturelles, des particularités des territoires, des temporalités spécifiques, des différentes formes de discrimination, de la question des droits à accorder aux espèces non humaines, des questions de réparation et de justice climatique, etc.

Par ailleurs, la montée en légitimité du développement durable s’est accompagné d’une promotion de la communication pour le changement social et d’approches d’une communication dite « participative » qui se voulait plus attentive à la pluralité des voix et à l’expression démocratique de toutes les prises de parole. Cependant, cette approche s’est dans la réalité davantage traduite par une instrumentation que par un respect strict des voix subalternes.

Contrairement au Rapport Maitland (UIT, 1985) qui faisait des infrastructures de télécommunications le « chaînon manquant » du développement, la prise au sérieux de la question environnementale en communication internationale nécessite de changer de paradigme et de prendre nos distances d’une perspective évolutionniste pour privilégier une approche écosystémique dans laquelle la communication a une dimension primordiale à jouer. C’est pourquoi tenter d’apporter une réponse à la crise écologique dans les discours institutionnels et dans les pratiques concrètes dans les communautés nécessite de conjoindre une dimension procédurale (horizontalité des échanges et respect des savoirs et des décisions) et une visée éthique (chercher à atteindre une résilience des milieux de vie). Le mariage entre ces deux impératifs ne sera pas toujours facile, mais c’est de leur arrimage que dépend une reconceptualisation de la communication internationale qui puisse entendre les différents savoirs, favoriser l’expression et le respect des différences culturelles et promouvoir une diversalité biologique et symbolique.