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Le laboratoire Recherche en Arts, Spectacle, Musique (rasm ; rattaché au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines [chcsc]) de l’Université Paris-Saclay (Évry-Val-d’Essonne) organise depuis 2014 une série de journées d’étude consacrées au jazz et aux musiques populaires amplifiées (parfois appelées « musiques actuelles » en France et popular music dans le monde anglophone). Sont particulièrement privilégiés les groupes et artistes qui proposent des hybridations entre styles et genres musicaux – thématique qui constitue l’un des axes centraux des recherches menées au sein du laboratoire. Après des journées consacrées aux Beatles (6 novembre 2014)[1], à David Bowie (22 mars 2016)[2], à Bob Dylan (16 mars 2017)[3], à Nick Cave (20 février 2018)[4], à William Sheller (26 mars 2019)[5] et à Didier Lockwood (3 avril 2019)[6], c’est Björk qui fut mise à l’honneur en février 2020[7]. Portant en titre la chanson « Wanderlust[8] » pour signifier la soif d’aventure telle qu’elle s’exprime dans la production de Björk, et sous-titrée « l’art total », en référence explicite à la Gesamtkunstwerk théorisée par Wagner dans L’Oeuvre d’art de l’avenir (1849) et Opéra et drame (1851), cette manifestation scientifique visait à mettre en évidence les liens entre cette notion et l’oeuvre de l’artiste islandaise. Depuis 1993, date d’une installation à Londres qui correspond au début de sa carrière solo, la chanteuse ne s’est pas contentée de composer des morceaux de musique. Si elle a évidemment conféré une place centrale à cet art dans sa production, Björk n’a eu de cesse de le faire entrer en résonance avec un univers visuel, graphique et poétique original, ainsi qu’avec un discours éthique et politique cohérent, abordant en particulier les relations entre nature et technologies. C’est ainsi que ses concerts se présentent comme des spectacles pluridisciplinaires. En témoigne le projet Cornucopia de 2019 : Björk y cumule les rôles d’autrice, compositrice, instrumentiste, conceptrice rythmique (beatmaker) et arrangeuse, et y associe musique acoustique, images virtuelles, vidéos, décors, costumes et chorégraphies dans le cadre d’un concert pop. Pareille ambition peut être comparée à celle de Wagner, dont les opéras aspiraient également à une réunion harmonieuse de tous les arts. Par leur nature même, l’événement de février 2020 et sa thématique nécessitaient donc une approche interdisciplinaire ; c’est la raison pour laquelle, outre des musicologues, cette journée rassemblait également des historiens de l’art et des spécialistes d’études anglophones.

Les deux premières interventions de la journée ont été consacrées à des approches générales de l’oeuvre de Björk. Une approche bibliographique, tout d’abord, avec la communication de Martin Guerpin (Université Paris-Saclay [Évry-Val-d’Essonne]) intitulée « Björkographie : les travaux consacrés à Björk et son oeuvre[9] ». En plus de nombreuses biographies écrites par des critiques musicaux et n’obéissant pas à des critères de recherche universitaires, la recension systématique des travaux sur la chanteuse montre qu’elle fait partie de ces artistes de musiques populaires qui, de leur vivant, ont suscité de nombreuses publications – en raison, sans doute, de l’originalité et de la sophistication de leur musique, ainsi que, pour Björk, de la nature interdisciplinaire de son oeuvre. De fait, ces publications portent autant sur sa musique (ses sources d’inspiration et sa vocalité) que sur les relations entre sa musique et la vidéo, de plus en plus profondes à partir de sa collaboration avec les réalisateurs Michel Gondry (né en 1963) à partir de 1993 et Lars von Trier (né en 1956) à partir de 2000. Les autres travaux consacrés à la musicienne se polarisent autour de deux autres thématiques : les relations entre le travail de Björk et la culture nationale islandaise – dont l’artiste est aujourd’hui considérée comme un porte-drapeau –, ainsi que les sujets touchant à l’écologie.

Deuxième approche proposée : le parcours discographique de l’artiste, abordé à travers une étude chronologique proposée par Matthieu Thibault (Université Paris-Saclay [Évry-Val-d’Essonne]), musicologue spécialiste de Sonic Youth et de David Bowie. L’idée directrice du chercheur est que chaque album de Björk représente une petite révolution dans sa manière de composer et d’interpréter. Trois périodes peuvent toutefois être distinguées après un enregistrement initial (Björk, 1977), où la chanteuse, alors âgée de onze ans, reprend des chansons islandaises et interprète des compositions de son père. Pendant la première période (1983-1992), Björk évolue dans différents groupes de la scène post-punk islandaise et anglaise. Les deux principaux sont kukl (1983-1986) et The Sugarcubes (1987-1991), ce dernier ayant lancé sa carrière internationale grâce à trois albums et à des tournées de concerts en Angleterre. Le déménagement de Björk à Londres, en 1992, inaugure une deuxième période fondamentale, puisqu’elle se caractérise par les débuts de la carrière solo de Björk, de Debut (1993), un album jonché d’éléments jazz, à Volta (2007) qui célèbre la nature et le féminisme, en passant par Vespertine (2005), le premier de ceux entièrement composés à l’ordinateur. Cette période est également marquée par de fructueuses collaborations, qu’elles aient été ponctuelles (avec Robert Wyatt sur Medúlla, en 2004, par exemple) ou suivies (notamment avec Gondry, qui collabore avec la chanteuse sur huit clips). Cette époque est également celle où Björk parvient à la célébrité et à la reconnaissance. En témoigne son rôle principal dans le film Dancer in the Dark (2000) de Lars von Trier, qui lui vaut le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2000, où le film remporte par ailleurs la Palme d’or. Comble d’honneur, la bande sonore du film, composée et interprétée par Björk puis publiée dans l’album Selma Songs la même année, lui vaut l’Oscar 2001 de la meilleure chanson originale (« I’ve Seen It All »). Enfin, la troisième période voit Björk s’engager dans des projets innovants. Ouvrant cette nouvelle partie de sa carrière, Biophilia (2011) est l’un des premiers albums conçus à la fois comme un disque et une application numérique. L’autre particularité des projets de Björk au cours de cette dernière période tient dans l’expression croissante de ses engagements. C’est ainsi qu’Utopia (2017) met en scène un monde utopique, proche de la nature et débarrassé du patriarcat.

La communication de Mathieu Guillien (Université Paris-Saclay [Évry-Val-d’Essonne]) prolonge ces deux premières approches panoramiques en soulignant un aspect de la carrière de Björk sous-estimé dans les travaux qui lui sont consacrés : son expérience dans le domaine de la musique électronique (elle possède son studio personnel) et ses relations intenses avec d’importants acteurs de la scène techno et house anglaise[10]. C’est grâce à cette dernière que Björk découvre Graham Massey, artiste originaire de Manchester. S’ensuit une collaboration sur les titres « Oops » et « Qmart » sur l’album ex:el (1991) du groupe 808 State. Réciproquement, Massey collabore à deux morceaux de l’album Post (1995) de Björk (« Army of Me » et « The Modern Things »). Björk s’intéresse aussi de près au trio The Black Dog et, à travers lui, à la pratique du remix et au monde de la techno et des rave parties. Dès 1993, le trio remixe deux chansons de Debut (1993) : « Come to Me » et « The Anchor Song ». Deux ans plus tard, Björk recourt au trio pour la composition des morceaux « Charlene » (single Isobel) et « Sweet Intuition » (single Army of Me). Mais c’est avec Mark Bell (1971-2014), cofondateur du groupe lfo, que s’établit la collaboration la plus durable de Björk avec un musicien issu de la musique électronique. L’année 1995 est une fois encore une année charnière : Bell compose toute la musique de « I Go Humble » (single Isobel) – signe de la confiance que lui accorde Björk, celle-ci ne chantant que très rarement sur une musique dans l’élaboration de laquelle elle n’est pas intervenue. Bell produit également l’accompagnement de « Pluto » (Homogenic, 1997), que Björk décrit comme le résultat d’un questionnement sur ce que serait une techno islandaise et comme une réflexion sur les relations entre technologie et nature. L’hommage que la chanteuse rendit au « pape de l’électro » à sa mort montre bien que la musique de Björk trouve une partie de ses racines dans la techno, l’Intelligent Dance Music (idm) et la house music.

 

Un deuxième temps de la journée fut consacré aux relations entre la musique de Björk et la poésie, autre domaine dans lequel la « björkographie » mérite d’être enrichie.

La communication de Grégoire Tosser (Université Paris-Saclay [Évry-Val-d’Essonne]) part du constat que la poésie est omniprésente dans l’oeuvre de Björk, particulièrement la poésie islandaise, et notamment celle de Sjón (de son vrai nom Sigurjón Birgir Sigurðsson, né en 1962). D’autres poètes ont également touché l’artiste profondément, à l’instar de l’Américain E. E. Cummings (1894-1962). De ce dernier, la chanteuse a mis en musique le poème I Will Wade Out dans la chanson « Sun In My Mouth » (Vespertine, 2001). Sa prosodie, très libre, contraste avec le statisme de l’harmonie ancrée sur si bémol et avec un riff de harpe récurrent. Elle semble alors improviser une récitation poétique, ou même improviser un poème. La deuxième oeuvre de Cummings choisie par l’artiste, It May not Always Be So, est bien différente de la première, tout comme sa mise en musique dans « Sonnets/Unrealities xi » (Medúlla, 2004). Ici, le respect du texte poétique de Cummings incite Björk à rompre avec le schéma couplet/refrain qui gouverne la grande majorité des chansons. On y retrouve également la même liberté de déclamation que dans « Sun In My Mouth ». Enfin, dans « The Dull Flame of Desire » (Volta, 2007), traduction anglaise d’un poème russe de Fiodor Tiouttchev qui apparaît à la fin du film Stalker (1979) d’Andreï Tarkovski, Björk choisit une harmonie répétitive sur quatre accords qui lui permet de faire émerger, en optant pour une transposition en duo avec Anohni, une intense proximité amoureuse. L’ambiance androgyne du morceau est renforcée par le travail de morphose (morphing) du clip. La création musicale de Björk semble donc en elle-même poétique, car elle fait entrer en résonance les émotions et les sensations.

Le spécialiste d’études anglophones Joachim Zemmour (Université Bordeaux Montaigne) s’intéresse également à la déclamation poétique de Björk, en se concentrant sur le rapprochement avec le concept d’« harmonie imitative ». Forgée par Pierre-Antoine-Augustin de Piis (1755-1832) dans un poème éponyme de 1785, cette notion suggère un lien imitatif entre différents termes de la langue française. Il est à l’origine du symbolisme phonétique, théorie selon laquelle la sonorité de certains mots, appelés « idéophones », donnerait des indications sur leur signification ou leurs connotations. Björk fait un usage poussé de ces idéophones dans Utopia (2017), en particulier dans les chansons « Arisen My Senses » et « Losss ». Zemmour explique que les allitérations en [sse] et [zze] évoquent la sensualité et la sexualité. Dans « Losss », la première renvoie au terme « snake » et donc à l’animal qui, dans la Genèse, insuffle à l’être humain le désir charnel et provoque son expulsion du jardin d’Eden ; est établie par conséquent sa « vulnérabilité », le mot même par lequel se termine la chanson. Le fait que ce réseau phonétique et sémantique fonctionne aussi bien en anglais qu’en français (mais aussi en espagnol et en italien) confirme, selon Zemmour, une idée centrale du symbolisme phonétique voulant que voyelles et consonnes véhiculent des sensations et des connotations universelles, traversant l’ensemble des langues humaines. Les textes écrits ou sélectionnés par Björk dans Utopia révèlent une adhésion (consciente ou non) de la chanteuse à cette théorie.

 

La troisième session de la journée « Wanderlust » fut pour sa part consacrée à deux études thématiques de l’oeuvre musicale de Björk, fondées sur l’analyse. La première, proposée par Benjamin Lassauzet (Université Clermont-Auvergne) pose la question des relations qui existent entre cette oeuvre et l’identité nationale islandaise. Question paradoxale, en l’occurrence, puisqu’il n’existe pas, à proprement parler, de musique traditionnelle islandaise. L’une des manières d’y répondre, selon Lassauzet, a consisté pour Björk à créer un référent musical national en recourant à des métriques irrégulières, à des échelles modales, parfois défectives, à des mouvements de quintes parallèles, à une harmonie statique ou même, dans le cas de « Thunderbolt » (Biophilia, 2011), à une mélodie populaire islandaise : Ísland, farsaelda frón. La présence de traits stylistiques similaires dans de nombreuses musiques traditionnelles explique un autre paradoxe soulevé par le musicologue : tout en recherchant un caractère national pour sa musique, Björk lui confère une dimension cosmopolite et universelle. Cette dimension est accentuée par le fait que Björk chante le plus souvent en anglais – « Náttúra » (single, 2008) et ses paroles en islandais constituent une exception dans son parcours. Enfin, l’ambiguïté entre identité nationale et universalisme qui ressort de l’oeuvre de Björk est parfaitement illustrée par la place fondamentale qu’y joue la nature. Dans « Jóga » (Homogenic, 1997), Björk recourt à des sons électroniques imitant le frottement des plaques telluriques et le volcanisme : la référence, soulignée par le clip de la chanson, est à la fois universelle (le volcanisme étant un phénomène planétaire) et islandaise (l’île étant réputée pour ses volcans).

Josselin Minier (Université Paris-i Panthéon-Sorbonne) développe un autre paradoxe apparent dans l’oeuvre de Björk : le fait que la nature y occupe une place importante, mais qu’elle y est traitée comme un complément de la technologie, plutôt que comme son antithèse. Cette idée est contenue dans le poème Techno-Prayer écrit par Björk en 1996 et repris dans « All Neon Like » (Homogenic, 1997). La chanteuse s’y présente enveloppée dans un cocon, nourrie par les radiations d’une lumière artificielle et débarrassée par elle d’une colère qui risquait de la faire exploser. Selon Minier, cette complémentarité de la nature et de la technologie est pleinement réalisée dans Vespertine (2001). Dans « Cocoon », par exemple, la sensation d’enveloppement dans une membrane naturelle et réticulaire est obtenue par un réseau de sons électroniques subtils. Cette notion de réseau, à la fois omniprésente dans la nature et fondamentale pour les nouvelles technologies numériques, est au coeur de Biophilia (2011). Le fonctionnement réticulaire des galaxies et systèmes solaires trouve d’ailleurs sa contrepartie dans l’application Biophilia, conçue pour mettre en réseau ses utilisateurs dans une perspective pédagogique. Dernier point de convergence entre nature et technologie : la notion de « Virus » qui fait l’objet d’une chanson sur cet album. En l’abordant, Björk retrouve l’idée d’un besoin de protection à retrouver dans le cocon, mais aussi dans celle de la perruque qu’elle porte sur la pochette de Biophilia et lors des concerts qui ont suivi la sortie du disque.

 

La cohérence thématique de l’oeuvre de Björk se double d’une grande exigence dans la partie visuelle de son oeuvre. Celle-ci a été abordée dans la quatrième et dernière série d’interventions de la journée.

Franck Senaud (Université Paris-Saclay [Évry-Val-d’Essonne]) s’est penché sur les pochettes des neuf albums solos de l’artiste. Il souligne d’emblée que leur point commun consiste à refuser l’image d’une chanteuse qui miserait sur un physique avantageux. Loin du « bel objet à regarder », Björk fait de son corps une image constamment renouvelée, un masque modifiable à souhait. Le visuel de Debut (1993) est d’une simplicité remarquable : une photo, un fond et une typographie originale. À partir de Post (1995), un graphisme plus sophistiqué explore l’isolement que ressentait Björk en Islande. Son image est tellement travaillée qu’elle en devient un masque. Tout ce travail de « pochétisation » prend une place de plus en plus importante dans les disques suivants. La pochette d’Homogenic (1997) est conçue pour illustrer la teneur des paroles des chansons du disque : elle représente Björk en reine guerrière de toutes les cultures, se battant non pas avec des armes, mais avec amour. La chanteuse opère ensuite un tournant visuel entre 1999 et 2001, en premier lieu grâce au vidéoclip All Is Full of Love réalisé par Chris Cunningham (né en 1970). Le thème central est celui du rapport au corps et à la séduction vis-à-vis de la technologie et de la robotique. La volonté de Björk de faire correspondre la forme (visuelle et graphique) de ses albums et le fond (musical et poétique) prend un tour original dans la pochette de l’album Medúlla (2004). La sculpture capillaire de la chanteuse génère la typographie de l’album et se confond avec elle. Senaud se concentre ensuite sur un autre élément crucial dans la construction et le contrôle de l’image de Björk : ses tenues vestimentaires, notamment celles créées par Alexander McQueen (1969-2010), l’enfant terrible de la mode contemporaine. Selon Senaud, cette collaboration est le symbole d’une volonté, caractéristique dans l’oeuvre de Björk, de faire converger art contemporain et art populaire. Les éléments mis en avant par l’historien de l’art lui permettent de conclure sur un autre paradoxe dans l’oeuvre de Björk : la chanteuse refuse de jouer le rôle de la femme-objet en masquant son corps ; mais dans le même temps, son univers visuel se caractérise par un processus de sexualisation qui mériterait de faire l’objet d’un travail de recherche.

La communication de Marie Vicet (Université de Paris-Nanterre et Centre allemand d’histoire de l’art) reprend et nuance l’idée exposée par Senaud d’une convergence entre art populaire et contemporain en évoquant plutôt une évolution de l’un vers l’autre. Après avoir rappelé les nombreuses collaborations de Björk avec Michel Gondry, Spike Jonze, Jean-Baptiste Mondino ou encore les graphistes de M/M pour créer des oeuvres aux frontières du clip et de la vidéo artistique, Vicet se concentre sur le travail de Björk avec des artistes visuels depuis 2005. Cette année est charnière à deux titres. Tout d’abord, Björk travaille avec Gabríela Friðriksdóttir (née en 1971) à la réalisation du pavillon de l’Islande lors la 51e Biennale de Venise : Friðriksdóttir fait alors appel à Björk, qui transforme le pavillon en véritable environnement audiovisuel, diffusant quatre vidéos via quatre points terminaux. La chanteuse développe alors des idées ébauchées avec la peintre, sculptrice et vidéaste islandaise dans le coffret Family Tree (2002). Ensuite, toujours en 2005, Björk participe au film expérimental de l’artiste Matthew Barney (né en 1967), Drawing Restraint 9 (elle y joue aux côtés du réalisateur et compose l’essentiel de la bande originale). Par ailleurs, en 2012, Björk continue de s’inscrire dans le milieu de l’art contemporain en sollicitant le vidéaste Andrew Thomas Huang pour honorer une commande du Musée d’art contemporain de Los Angeles. Le fruit de cette collaboration, « Mutual Core » (2012), sur Biophilia, fait entrer le clip musical dans le domaine de la vidéo artistique expérimentale. Cette évolution de Björk vers des formes audiovisuelles plus familières aux musées contemporains qu’au public des chaînes de télévision et des réseaux sociaux est confirmée par ses plus récentes réalisations, soit deux nouvelles vidéos musicales réalisées pour le Musée d’Art Moderne de New York (moma) par Andrew Thomas Huang : Black Lake (2015), et Stonemilker (2015). En faisant rentrer le vidéoclip au musée, Björk lui confère une légitimité artistique nouvelle.

 

Cette journée, conclue par un concert Björk réalisé en collaboration avec la classe d’arrangement du Master mimac (Musicologie et Ingénierie des Musiques Actuelles) a non seulement permis de faire un point sur les travaux consacrés à Björk, mais également d’enrichir la « björkographie » en recherches proprement musicologiques, mobilisant notamment l’analyse musicale. En outre, elle a permis de montrer que les études sur Björk contribuaient à remettre en cause la segmentation savant/populaire qui traverse aujourd’hui encore le monde musical et celui de la musicologie. D’une part, en effet, les sources d’inspiration de la chanteuse évoquées par les intervenants relèvent à parts égales de ces deux segments. De l’autre, les méthodes et approches pertinentes pour cerner la spécificité de son oeuvre peuvent tout aussi bien être inspirées de celles traditionnellement employées pour l’étude des répertoires classiques (analyse des relations texte-musique, analyse musicale paramétrique, études de mise en scène, etc.) que de celles développées pour les musiques populaires (études d’interprétation, analyse multimédia, études culturelles, etc.). En somme, cette journée d’étude incite les chercheurs à ne pas cantonner leur cadre de réflexion dans le genre musical auquel leur objet est réputé appartenir. C’est l’appartenance même de leur objet à ce genre qui doit être soumise à leur jugement critique. Ne considérer les travaux sur Björk qu’au prisme des études sur les musiques populaires, c’est se condamner a priori à ne pas saisir une particularité de son oeuvre qui, précisément, déborde les cadres préétablis et les frontières entre les arts. D’où, en dernière analyse, la pertinence de la notion d’« art total » appliquée à la production de Björk.