Abstracts
Resumé
L’identité artistique de Stockhausen s’est forgée juste après la Seconde Guerre mondiale, durant la période entre les années 1948 et 1950, dans laquelle elle s’enracine. Pendant ces années, il était très créatif, particulièrement sur le plan littéraire, et à ce titre il était à la recherche d’une orientation, qu’il a trouvée chez Hesse. En 1949, quelques jours après son 21e anniversaire, Stockhausen fit parvenir à Hesse une lettre de six pages pour se présenter et lui offrir un de ses poèmes. Cette lettre, ce poème et la réponse encourageante de Hesse sont ici analysés, comme le sont aussi d’autres échanges épistolaires entre les deux hommes, quelques lettres de Stockhausen à son ami Karel Goeyvaerts, dans lesquels est examiné le roman de Hesse Das Glasperlenspiel, et un second poème de Stockhausen. L’oeuvre de Stockhausen s’est développée à partir de concepts thématiques et d’objectifs établis durant cette période.
Abstract
Stockhausen’s artistic identity emerged during, and is rooted in, the postwar period between 1948 and 1950. In these years he was creatively active, chiefly with literary work, which spurred him to seek an orientation that he found in Hesse. In 1949, a few days after his 21st birthday, Stockhausen sent Hesse a six-page letter introducing himself and enclosing one of his poems. This letter, the poem, and Hesse’s encouraging reply are analyzed here. Also examined are subsequent letters between the two, a number of letters from Stockhausen to his friend Karel Goeyvaerts in which he discusses Hesse’s novel Das Glasperlenspiel, and a second Stockhausen poem. Stockhausen’s works are shown to expand on thematic concepts and goals developed during this period.
Download the article in PDF to read it.
Download
Appendices
Note biographique
Christoph von Blumröder
Né en 1951 ; doctorat (1979) et Habilitation (1990) de l’Université de Fribourg. En 1996, il obtient un poste de professeur de musique contemporaine au Musikwissenschaftliches Institut de l’Université de Cologne. Il y a fondé les cycles de concerts et conférences Komposition und Musikwissenschaft im Dialog (1997) et Raum-Musik (1998) de même que la collection Signale aus Köln. Beiträge zur Musik der Zeit. Il fut aussi membre du Kulturwissenschaftliches Forschungskolleg Medien und kulturelle Kommunikation (SFB/FK 427) de 2002 à 2007. Parmi ses nombreuses publications sur l’histoire musicale récente, il s’intéresse particulièrement aux musiques électroacoustiques, un intérêt qu’il a développé comme sujet principal de ses recherches et de son enseignement au Musikwissenschaftliches Institut de Cologne.
Notes
-
[1]
Traduction, avec de légères coupures, du premier chapitre du livre Die Grundlegung der Musik Karlheinz Stockhausens, Beihefte zum Archiv für Musikwissenschaft XXXII, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1993, p. 9-27.
-
[2]
Hermann Hesse, Das Glasperlenspiel, Berlin/Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1957, p. 65.
-
[3]
Ibid., p. 15.
-
[4]
Ibid., p. 34.
-
[5]
Ibid., p. 43. Sur la structure musicale du livre même de Hesse, voir par exemple les analyses de Siglind Bruhn, « Die Musik in Hermann Hesses Glasperlenspiel », Musik & Ästhetik, n° 37 (2006).
-
[6]
Ibid., p. 44.
-
[7]
Ibid., p. 153.
-
[8]
Ibid., p. 40 et 259 ; lettre de Doris Stockhausen, dans Blumröder, Grundlegung, p. 87 et lettre de Hesse d’août 1949, citée plus loin.
-
[9]
Das Glasperlenspiel, p. 97.
-
[10]
Ibid., p. 289.
-
[11]
Ibid., p. 461.
-
[12]
Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1997, vol. I, chapitre 1.
-
[13]
Sur le rapport à la culture de Chine et de l’Inde, voir Das Glasperlenspiel, p. 41s et p. 142 (Josef Knecht veut intégrer dans le Jeu le Livre du I Ching). En 1922, Hesse avait publié Siddhartha, et en 1931 son Voyage en Inde.
-
[14]
Sur « l’ère du feuilleton », voir Das Glasperlenspiel, p.18s et p. 28.
-
[15]
Ibid., p. 26 et 36 et suivantes. Hesse fait allusion en particulier à l’Orgelbewegung visant la restauration ou la construction d’orgues baroques.
-
[16]
Ibid., p. 210.
-
[17]
Ibid., p. 293s et p. 320.
-
[18]
Ibid., p. 383 et p. 344.
-
[19]
Ibid., p. 260 (synthèse) ; sur la sérénité, p. 343 et 348-352. La fascination pour la figure de Goethe est illustrée par exemple par Stefan George, Rudolf Steiner, Rudolf Pannwitz, Hugo von Hofmannsthal, Harry Kessler ou Thomas Mann (dont Lotte in Weimar paraîtra en 1939).
-
[20]
On trouve déjà une critique du consumérisme dans le Siddhartha de Hesse, où il constitue la mauvaise forme de l’éternel retour, opposée à la perfection de la roue de Nirvana.
-
[21]
Michael Kurtz, Stockhausen. Eine Biographie, Kassel/Basel : Bärenreiter, 1988, p. 35.
-
[22]
Das Glasperlenspiel, p. 114 et 103 (contre les « non-créatifs »).
-
[23]
Ibid., p. 87. On fait allusion ici au titre de l’ouvrage récent d’Hugues Dufourt, Mathesis et Subjectivité, Paris : Musica falsa, 2007. C’est bien entendu Olivier Messiaen qui incarnera par la suite pour Stockhausen cette synthèse entre spiritualité, spéculation formelle et inventivité.
-
[24]
Blumröder, Grundlegung, chapitre I, p. 44-69.
-
[25]
Ibid. , p. 53.
-
[26]
Ibid., p. 68.
-
[27]
Ibid., p. 56.
-
[28]
Ibid., p. 60 (le « devenir intérieur » est une expression du compositeur). Notons que Stockhausen définit aussi à l’époque les séries comme des « êtres » (ibid., p. 94).
-
[29]
Ibid., p. 65.
-
[30]
Hesse, cité par Blumröder, Grundlegung, p. 69.
-
[31]
Entretien de 1988, cité par Blumröder, Grundlegung, p. 88.
-
[32]
Ibid., p. 82 et 88.
-
[33]
Ibid., p. 89.
-
[34]
Ibid., p. 71. C’est déjà le reproche formulé dans le roman par le père Alexandre, Das Glasperlenspiel, p. 443.
-
[35]
Blumröder, Grundlegung, p. 116-137.
-
[36]
Texte I, Köln : Du Mont Schauberg, 1964, p. 18, cité par Blumröder, Grundlegung, p. 120.
-
[37]
Ibid., p. 72, 215 et 131.
-
[38]
Phantasien über die Kunst, Leipzig, Reclam, 1973, p. 53, 65 et 110.
-
[39]
Blumröder, Grundlegung, p. 90. Sur l’écoute méditative et soumise, p. 118.
-
[40]
Par exemple, dans Momente (1963), les différents moments représentent Stockhausen (S), sa première femme Doris (D) et sa compagne Mary Bauermeister (M). Voir les récents souvenirs de cette dernière, « Kala Kalessa Bau ! », Musik Texte, n° 117 (2008).
-
[41]
Cette remarque s’appuie sur l’examen d’un carton qui se trouve en possession de Stockhausen, et qui contient, outre quelques fragments isolés, un classeur (A 4) qui rassemble principalement des dactylographies faites par une secrétaire, datant de la période 1948-1950.
-
[42]
Dans le classeur mentionné ci-dessus, la date inscrite est celle du « 21. IV. 49 » (sous le titre modifié Der Knabe im Frühling), mais dans la copie autographe de l’été 1949, Stockhausen inscrit celle de mars 1949.
-
[43]
Voir Kurtz, Stockhausen, p. 45 et suivantes. L’auteur présente dans son résumé certains passages qui, d’un point de vue actuel, représentent des traits typiques de la pensée de Stockhausen. Toutefois, décrire la mort de Humayun comme un « accident curieux » (ibid., p. 45) est une mystification inutile ; en vérité, la mort personnifiée va chercher le protagoniste et l’enlève, en retirant sous lui l’escalier de la bibliothèque ; les raisons pour lesquelles le récit de Stockhausen est qualifié de scénario pour un film et non comme un roman (p. 46) restent obscures ; quant aux développements concernant la musique, présentés ainsi hors du contexte, ils sont déformés et au fond incompréhensibles.
-
[44]
Cette lettre de Stockhausen est la première d’une série de quatre en tout que l’on peut consulter dans le fonds Hesse à la Schweizerische Landesbibliothek à Berne. L’intitulé complet de l’en-tête est le suivant : « z. Zt. Blecher b. Burscheid, den 13.8.49 ».
-
[45]
45. Partition Kürten 1984.
-
[46]
Le rappel de deux compositions de nature totalement différente devrait suffire ici. Stockhausen conçut ainsi Kontakte pour sons électroniques, piano et percussions (1959-1960) comme une pièce composée de dix-huit parties nommées « structures », six d’entre elles étant purement électroniques, six autres purement instrumentales, six autres encore représentant un équilibre strict entre les deux. Or, l’ordonnancement des structures obéissait à une transformation des timbres, allant de la profondeur la plus sombre (bruit profond du métal dans la structure I à dominante instrumentale) à la hauteur la plus claire (bruits aigus aux bois à la fin de la structure XVIII, purement électronique). Étant donné que Stockhausen avait prévu dans une esquisse précédente (cf. R. Toop, Stockhausen’s Electronic Works : Sketches and Work-Sheets from 1952-1967, Interface : 1981, p. 185 et suivantes) de qualifier les trois types de constellations sonores de « terrestre » (instrumental), « terrestre-céleste » (électronique-instrumental), et céleste (électronique), le déroulement sonore de Kontakte apparaît comme une ascension partant du terrestre et allant vers le céleste. voir la suite de la note à la fin de l’article
-
[47]
Citée à partir de l’original conservé dans le fonds Stockhausen. Hesse, qui a de toute évidence accordé une valeur exemplaire à cette lettre, en a publié des extraits légèrement retouchés dans son volume de Lettres choisies, Berlin et Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1951, p. 291 sqq.
-
[48]
Comme dans le souvenir d’enfance mentionné plus haut qui met en scène sa mère, l’expression « les petites mères ne construisent plus le monde » renvoie vers un des nombreux motifs qui parcourent toute l’oeuvre musicale de Stockhausen – celui de la mythique « mère originelle » –, témoignant de son unité conceptuelle de son oeuvre. Ainsi dans l’esquisse de la « Licht-Raum-Musik » Hinab-Hinauf (1968 ; cf. Texte III, Köln : DuMont Schauberg, 1971, p. 155s) qui n’a toujours pas été réalisée à ce jour : « Le visage d’une vieille femme émerge très lentement du blanc, tout d’abord minuscule, puis de plus en plus grand, jusqu’à ce que je ne voie plus que le visage – je m’approche de la bouche, jusqu’à ce qu’on ne voie plus que les lèvres énormes et légèrement entrouvertes, qui s’ouvrent lentement pour parler et disent : « Est-ce bien toi ? » (p. 165). Et dans l’opéra Donnerstag, dans la première scène (« Festival », 1980) du troisième acte (« Michaels Heimkehr »), une « très vieille femme » apparaît (Kürten : Stockhausen Verlag, 1985, p. 54), traverse très lentement la salle en direction de la scène, pour s’arrêter finalement au bord de la scène (nous laissons de côté ici un autre événement scénique qui a lieu au même moment), et « regarde en arrière… puis en cercle autour d’elle… et dit d’une voix perçante : « VENEZ TOUS A LA MAISON ! » » (p. 57). Stockhausen, dans la préface de la partition, résume ainsi ce moment : « Une femme extrêmement âgée interrompt la fête de manière magique » (p. II).
-
[49]
9. Partition Kürten 1983.
-
[50]
On rencontre déjà la figure de Michael dans des manuscrits anciens de Stockhausen, pour la première fois dans la nouvelle Es war wie ein Rufen (« C’était comme un appel »), datée du 20 août 1948, où « Micha », dans une église que l’on peut sans difficulté rapprocher de la cathédrale d’Altenberg, fait l’expérience du pouvoir qu’a la musique d’ouvrir le ciel.
-
[51]
Partition Vienne, 1968, p. 25.
-
[52]
Ibid.
-
[53]
À propos de ces limites de la « raison » humaine par rapport à une « âme » assoiffée d’absolu, citons le passage décisif de cette lettre de Stockhausen à Goeyvaerts du 24 janvier 1952 : « À ces moments où l’intelligence ne peut aller plus loin, nous pouvons sentir comme il serait vain de continuer à penser si l’intelligence en était capable – car notre âme est toujours en avance, et nous fait sentir à quel point l’intelligence est insuffisante. Elle ne peut alors rien faire d’autre que de se retrouver dans sa propre limitation, pour se rendre à la fin inessentielle. Mais je crois aussi que l’intelligence apparaît comme une fonction de l’esprit dont la tâche consiste à purifier ce qui est humain, pour permettre des liaisons spirituelles directes. » Lorsque Stockhausen écrit ici que l’« intelligence », en tant que « fonction de l’esprit » permettrait des « liaisons spirituelles directes », il ne va pas à l’encontre de son postulat antérieur, qui affirmait qu’il fallait « être prêt, sans l’avoir voulu » ; car il correspond à l’étape précédente, là où l’« intelligence », consciente de sa limitation, admet qu’elle est « secondaire ». Cette évaluation positive de l’intelligence montre qu’il serait absurde, et pas seulement dans ce contexte-ci, de reprocher à Stockhausen un anti-intellectualisme profond et sans nuances, comme certains critiques ont parfois tendance à le faire.
-
[54]
Kriterien, dans Texte III, p. 223.
-
[55]
Doris Andreae, première épouse de Stockhausen, avec laquelle il venait de se fiancer au début du mois d’août 1951.
-
[56]
Stockhausen veut parler ici de la « Danse autour du veau d’or » de l’opéra Moses und Aron (acte III, scène 2), à la première duquel Stockhausen a assisté à Darmstadt le 2 juillet 1951.
-
[57]
Cette lettre est reproduite intégralement en fac-similé dans Hermann Sabbe, « Die Einheit der Stockhausen-Zeit », Musik-Konzepte n° 19 (1981), p. 80-83. Le passage cité ici se trouve p. 82.
-
[58]
Il convient donc de relativiser les déclarations de Sabbe à propos d’une « confrontation intense avec Heidegger » (Sabbe, Die Einheit, p. 70, note 39).
-
[59]
Si l’on songe à la grande résonance auprès du public de la création de ses opéras en Italie (Donnerstagaus Licht, en mars 1981, Samstag en mai 1984, et Montag en mai 1988), Stockhausen semble avoir réussi au plus tard, avec les compositions scéniques basées sur la Formel, à franchir cet « abîme » qu’il déplore, à défaut de le refermer, ce qui bien sûr serait illusoire ; on peut donc dire qu’il a atteint en partie un objectif qu’il s’était fixé très tôt.
-
[60]
Das Glasperlenspiel, Zürich, 1943 ; cité à partir de la première édition allemande, Berlin : Suhrkamp, 1946, tome 1, p. 18.
-
[61]
Ibid., p. 49 et suivantes
-
[62]
Voici un commentaire important livré par Hesse lui-même au sujet de cette dialectique entre ordre et personnalité : « La personnalité n’est pas la chose la plus élevée, elle se situe au-dessous de ce qui dépasse l’individu. Mais la communauté la plus élevée, l’Ordre, la Castalie, n’est rien non plus sans personnalités fortes. Seule la réunion des deux peut former un tout » (Bruno Hesse, Vater im Gespräch, notice du 25 octobre 1952, cité d’après Materialen zu Hermann Hesses « Das Glasperlenspiel », tome I, édité par V. Michaels, Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1973, p. 289.
-
[63]
Licht-Blicke (extrait d’un entretien avec Michael Kurtz réalisé le 24 janvier 1981), dans Texte VI, Köln : DuMont Schauberg, 1989, p. 206.
-
[64]
La carte non datée (conservée dans le fonds Stockhausen) se trouve dans une enveloppe, sur laquelle est inscrite l’adresse d’un avocat de Stuttgart (Dr. Edmund Natter), portant un cachet daté du 5.[?]10.49. voir la suite de la note à la fin de l’article
-
[65]
Stockhausen se réfère ici à la réponse qu’il a reçue de Hesse en janvier 1950 (à la suite de sa lettre de Noël 1949), constituée d’un texte dactylographié. Intitulée « Paroles de Meng Hsiä », avec la mention « Du chinois ancien », elle dit : « Quand quelqu’un est devenu vieux, et qu’il a fait ce qu’il avait à faire, il ne lui reste qu’à apprivoiser la mort, dans le calme. / Il n’a pas besoin des hommes. Il les connaît, et les a assez vus. Il n’a plus besoin que de calme. / Il est indécent d’aller le chercher, de lui parler, de le torturer avec des bavardages. / Arrivé à la porte de sa demeure, il faut passer son chemin, comme si elle n’était le logis de personne. » En dessous est inscrit : « Voilà ce qui est écrit sur un papier épinglé à la porte de ma maison à Montagnola. »
-
[66]
Par exemple le 14 septembre 1972, à la fin de sa présentation des Quatre critères de la musique électronique (dans Texte IV, Köln : DuMont Schauberg, 1978, p. 401), ou bien en 1969, dans le texte introductif à Stimmung für 6 Vokalisten (dans Texte III, p. 110).