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Si les déictiques témoignent d’une subjectivité qui s’impose et qu’ils participent corrélativement à construire la situation d’énonciation au sens large, comment interpréter les énoncés qui parcourent les romans hébertiens tels que, dans Kamouraska : « J’habite ailleurs. Un lieu précis. Un temps révolu » (OCII, 325) ; dans Les fous de Bassan : « Quelque part, dans la nuit, j’entends ma voix qui hurle. Loin de mon corps. Très loin de moi » (OCIII, 490) ; et dans Le torrent : « Je n’ai pas habité ce lieu ni cet homme » (OCV, 676) ? Représentant les « personnes (énonciateur et allocutaire) » et les « localisations spatiotemporelles qui en dépendent » (Maingueneau 1981, 7 ; l’auteur souligne), les déictiques, pour Anne Hébert, ne sont pas stables. L’auteure québécoise semble au contraire prendre plaisir à les subvertir afin de rendre compte des confusions identitaires des personnages et de leur incapacité à s’émanciper de leur sentiment de culpabilité. Dans cet article, nous proposons d’envisager le regard porté par les transcréations[1] sur les imprécisions de la situation déictique des textes hébertiens. Quels moyens le médium cinématographique possède-t-il pour illustrer une défaillance qui trouve son origine dans le langage et le rapport intime du sujet parlant avec le monde qui l’entoure ?

Nous analyserons d’abord les phénomènes représentatifs de l’instabilité de la situation déictique dans trois hypotextes[2] d’Hébert, pour présenter ensuite les équivalents cinématographiques mis en place par Claude Jutra dans sa transcréation de Kamouraska (1973), par Yves Simoneau dans Les fous de Bassan (1987) et par Simon Lavoie dans Le torrent (2012)[3]. Notre propos consiste à rendre compte de l’ensemble des transformations subies par ces distorsions discursives à travers l’opération de la transcréation. Par le montage et la bande-son, ces films mettent en lumière, mais d’une autre manière, les troubles subis et décrits par les protagonistes et narrateurs des textes hébertiens.

1. Les déictiques personnels : « je » est-il un autre ?

Dominique Maingueneau explique qu’à travers les déictiques « je » et « tu », le sujet « s’empare du système et ouvre un rapport réversible à quelqu’un qu’il pose comme allocutaire » (1981, 14). Signes d’un discours qui s’impose, les déictiques personnels signalent aussi son caractère « réversible », auquel se greffe l’impératif que chaque énoncé soit « “embrayé” sur une situation propre » (Heuvel 1985, 98). Or, ces règles de logique pragmatique sont incessamment contredites par les récits hébertiens, à commencer avec les libertés prises par l’instance qui dit « je ». Si les prémisses de cette réflexion remontent à la nouvelle T, publiée en 1950, la déstabilisation des déictiques personnels y est encore timide. Plus tard, dans K (1970), alors que le « je » est censé représenter une instance de narration qui s’impose tout au long du roman, la première personne du singulier laisse la place à d’autres pronoms (« tu » et « elle ») pour référer à la même énonciatrice, tandis que, dans FB (1982), le déictique de la première personne désigne différentes instances qui s’expriment au sein d’une même situation. Après avoir rappelé les éléments constitutifs des hypotextes K et FB concernant les déictiques de personne, nous présenterons la manière dont les hyperfilms déstabilisent le système réversible du discours et définissent les personnages comme des sujets à la parole frauduleuse.

1.1. Je, tu et non-personne dans Kamouraska

Dès les premières lignes, K est placé sous l’égide d’une narratrice qui, veillant Jérôme Rolland, son mari mourant, revit le meurtre de son premier mari, Antoine Tassy – un meurtre qu’elle a commandité et qui sera officié par son amant, George Nelson. Alors qu’elle s’égare dans ses souvenirs, Élisabeth Rolland rejoue d’abord la scène de son mariage avec Antoine, puis se distancie de celle qu’elle était alors en la plaçant comme réceptrice de son discours : « Il faut répondre “oui”, bien fort. Ton voile de mariée. Ta couronne de fleurs d’oranger. Ta robe à traîne. […] Tout le bourg de Sorel attend pour te voir passer, au bras de ton jeune époux. Mon Dieu, je me damne ! Je suis mariée à un homme que je n’aime pas » (OCII, 246). Ici, la dissonance entre le souvenir lui-même et l’acceptation du fait que ce souvenir est bien le sien se matérialise autour de la perturbation des rôles émetteurs/récepteurs et vide les déictiques de personne de leur sens discursif. Comme l’explique Louis Francoeur, Élisabeth se pose ici à la fois comme émettrice et réceptrice de la remémoration : « […] dans l’instance de discours du monologue, les deux MOI révèlent leur identité en tant que parlants et se présentent par le biais de leur nom propre de locuteur […]. En même temps, dans la même allocution, les pronoms JE et TU désignent les deux phases de l’Ego » (1976, 344). Il est intéressant que ce premier décrochage sous-tende le refus d’un souvenir détestable, immédiatement rejeté comme le fait d’une autre (« ton jeune époux »), tout en tenant paradoxalement compte de ses conséquences sur la narratrice (« je me damne »). Ce passage augure la place que prendra la haine dans les sentiments d’Élisabeth envers son premier mari et explique sa décision de le supprimer. D’ailleurs, cette disqualification du « je » est justifiée plus loin, comme si la narratrice désirait avoir la mainmise sur le sens à attribuer à ces remémorations : « Penser à soi à la troisième personne. Feindre le détachement. Ne pas s’identifier à cette jeune mariée, tout habillée de velours bleu » (OCII, 246). C’est donc « avec un sourire amusé » (OCII, 247) qu’Élisabeth Rolland se remémore le voyage de noces d’Élisabeth Tassy, tout en instaurant un autre jeu déictique à travers l’utilisation, cette fois, de la « non-personne[4] ». Le problème réside encore ici dans la congruence identitaire entre celle qui est désignée par la non-personne et l’émettrice, expliquant l’échec de ce procédé comme l’indique Jaap Lintvelt : « […] au moment de la narration, Mme Rolland se sent aliénée par son rôle conformiste d’épouse de notaire, elle parle d’elle-même à la troisième personne, tandis qu’elle emploie la première personne pour revivre son passé amoureux avec Nelson » (1999, 50). Ainsi, « toute la description narrée à la troisième personne s’ordonne autour de Mme Rolland et […] le regard porté par un narrateur anonyme s’approche de son personnage jusqu’à passer du point de vue externe au point de vue interne sans autre marque dans le temps que la contiguïté » (Ancrenat 2002, 69). Se succèdent donc, sans transition, les impressions et souvenirs de différentes Élisabeth : Mlle d’Aulnières, jeune femme naïve sur le point d’épouser Antoine Tassy ; Mme Tassy, qui se met à le détester jusqu’à en fomenter l’assassinat ; et Mme Rolland, métanarratrice remariée à un vieux notaire, qui combine, mélange et juge ses souvenirs et fantasmes.

Ces oscillations entre les déictiques de personne sont, pour la plupart, transcréées littéralement par Jutra dont l’hyperfilm fait la part belle à des effets de voix off, procédé cinématographique qui donne à entendre les pensées d’une instance de narration acousmatique. Michel Chion a largement étudié la question de la voix au cinéma et s’intéresse au franchissement des différentes zones de l’audio – le off et le in. C’est en faisant traverser, avec la voix off, ces différentes zones que le travail de Jutra reproduit la déstabilisation des déictiques de personne telle qu’elle apparaît dans le roman. Ainsi, dans la première analepse où Élisabeth Rolland repense au meurtre d’Antoine et à ses conséquences sur la jeune Élisabeth Tassy (Geneviève Bujold), l’écho de la voix angoissée de la veuve Tassy, poursuivie par la police, se superpose au visage de Mme Rolland : « Arrêtée, questionnée, mise en prison. » Après cette première discordance, une autre voix off poursuit, plus lasse et sèche : « Ne rien donner de soi, ne rien recevoir. Que les époux demeurent secrets l’un de l’autre. Amen[5] », tandis que l’image présente Mme Rolland se penchant avec affection sur son mari (Marcel Cuvelier)[6]. En jouant sur la teneur et la qualité sonore des voix off, Jutra rappelle les difficultés éprouvées par une protagoniste (soit-elle Mlle d’Aulnières, Mme Tassy ou Mme Rolland) pour revendiquer, tout en la rejetant, la succession d’événements traumatisants dont les images filmiques dessinent les contours. En reproduisant mentalement les vies successives appartenant à son onomastique fluctuante, Mme Rolland parvient, alors que son deuxième mari est à l’orée de la mort, à s’autoriser l’espoir du retour de son amant, relégué jusqu’alors à un passé interdit.

1.2. Je, je, je, je et je : Les fous de Bassan

Publié en 1982, FB est considéré par la critique comme un roman polyphonique au cours duquel se succèdent les voix de cinq narrateurs[7]. Ces différents points de vue racontent l’été 1936, pendant lequel deux cousines, Nora et Olivia, tombent amoureuses de Stevens Brown qui, d’après ses propres aveux, les tue et les jette à la mer, le 31 août. Concernant les déictiques personnels, il s’agit donc du phénomène inverse de K avec la prolifération de différents « je » qui ne se rapportent pas à la même entité : « Encodées comme structures déterminantes dans le texte, les voix narratives sont à la fois individuelles et plurielles (les cinq “je”) […]. Quelquefois, comme pour accentuer davantage cette diffraction, la voix narrative est elle-même neutre, affranchie d’un sujet et issue d’un non-lieu » (Paterson 1985, 161). Désignés comme responsables, par leur passivité, de la mort des cousines, les villageois de Griffin Creek sont tous hantés par l’événement. Les voix narratives sont à ce point entremêlées que, dans son cahier, Nora se demande : « Est-ce moi qui crie ? Est-ce Olivia ? Le passage d’un nom, de ma poitrine à ma gorge, s’étouffe sur mes lèvres » (OCIII, 433).

Le fait que Simoneau ait tronqué le récit hébertien de ces « voix asynchrones » serait, d’après John Kristian Sanaker, la cause directe de l’échec de ce film qu’il considère indigne de son hypotexte[8]. Cependant, si la transcréation ne donne effectivement qu’à Stevens Brown le droit à la parole en voix off, il serait réducteur de passer outre plusieurs ambiguïtés narratives ayant pour but, à notre avis, de rendre hommage à la polyphonie du texte. En effet, les premières minutes du film mettent immédiatement en scène des ambiguïtés concernant l’attribution des énoncés à la première personne. Tout d’abord, plusieurs types de focalisations[9] sont juxtaposés : le film débute par une courte séquence onirique où une jeune femme s’avance lentement vers la caméra, sur une plage parcourue de vaguelettes. Olivia (Charlotte Valandrey), la future victime, relève alors un homme gisant dans l’eau – son cousin Stevens (Steve Banner) – qui l’empoigne, la soumet et roule sur son corps d’adolescente. À travers les explications du vieil homme qui apparaît dans la séquence suivante – il s’agit de Stevens (Jean-Louis Millette), plusieurs décennies après le meurtre –, cet événement est l’apogée dramatique d’un récit qu’il est venu nous livrer. La séquence d’ouverture du film se conclut par l’arrivée de Stevens, jeune homme, à Griffin Creek, filmé de dos à bord d’un petit bateau. Si la première et la dernière scène de cette séquence initiale ne peuvent être attribuées à une instance de focalisation intradiégétique, les différents plans qui représentent l’affrontement entre Olivia et Stevens, ainsi que le plan établissant celui qu’il deviendra comme étant la source du récit des événements de l’été 1936, soulignent, dès les premières minutes, l’aspect polyphonique du film.

En plus de cet enchaînement initial, les plans qui présentent le vieux Stevens se proposent comme une relecture de ses actions passées, lors de son retour à Griffin Creek à l’été 1936. Cependant, l’expression de la subjectivité de ce personnage est problématique, puisque sa voix provient aléatoirement du champ ou du hors-champ et qu’il s’avère ainsi impossible de déterminer s’il s’agit de ce que Chion appelle des « acousmêtres[10] ». Tout au long du film, la question que se pose le public consiste alors à savoir qui s’impose comme le « je » qui combine ces témoignages fragmentaires. S’attachant aux déambulations du vieil homme, un long panoramique à 360° suit la source de sa voix qui raconte les prémisses de « toute cette histoire ». Nous disons « sa voix », car la bouche de Stevens n’étant pas toujours visible, il n’en est pas infailliblement la source à cet instant, bien qu’elle lui appartienne[11]. Le passage sans transition de la voix off à la voix in et l’incertitude du public à l’égard de la provenance de la voix rendent efficacement compte de l’identité lacunaire du « je » et soumettent le public, à l’instar du lecteur ou de la lectrice, à sa subjectivité lancinante.

À travers ces exemples, il apparaît difficile de déterminer avec certitude l’identité des émetteurs véritables des propos dans ce film et donc, subséquemment, de faire confiance aux déictiques de personne. Ces effets cinématographiques complexes jalonnent FB et se laissent appréhender comme le désir de transcréer la polyphonie de l’hypotexte. Si la subjectivité explicite des cinq instances de narration est certes atténuée dans le film, les difficultés déictiques y sont en réalité étoilées autour du sentiment d’altérité de Stevens vis-à-vis de lui-même, comme une réponse à sa culpabilité dont les causes sont présentées en exergue du film. De son côté, en conséquence des défaillances des déictiques personnels, la narratrice de K se présente comme l’addition de sentiments délétères emmagasinés au cours de ses différentes vies : la naïveté de celle qui s’apprête à épouser un homme tyrannique, la perfidie de celle qui complote contre lui, et le repentir final de l’épouse d’un vieillard mourant.

2. Les déictiques spatiaux : où est « ici » ?

Au moment où « la terre entière devient étrangère » (OCII, 405) aux personnages, ces derniers perdent un autre repère nécessaire au « fonctionnement sémantico-référentiel » (Kerbrat-Orecchioni 1980, 36) : la compréhension de l’espace, nécessaire à leur investissement du monde. Si « ici » – désignant le lieu où le narrateur évolue – est mis en danger dans les trois récits, deux attitudes narratives se distinguent. Emblématique du T, la première consiste en un cheminement narratif désubjectivant. Ressassant sans cesse ses tourments, le narrateur s’émancipe progressivement de toute subjectivité spatiale pour se laisser engloutir par la nature qui l’entoure : « ici » est « partout » où coule le torrent. Dans K, les références spatiales utilisées par Élisabeth, à tous les âges de sa vie, sont dédoublées par le fait que Mme Rolland se trouve certes physiquement dans sa maison de la rue du Parloir, mais aussi, et de manière plus réelle encore pour elle, dans les lieux importants de son passé – non seulement Kamouraska, mais aussi Sorel, la prison, etc. : « ici » est « ailleurs ».

2.1. Ici est partout : Le torrent

La nouvelle d’Hébert décrit, dans les mots de François, l’enfance sordide qu’il passe dans une ferme reculée et les conséquences de sa mutilation : après avoir été battu par sa mère Claudine, François devient sourd. Afin de se libérer de l’emprise délétère de celle qui s’apparentait alors à une véritable divinité pour lui, il tue sa mère et recherche ensuite en Amica une présence féminine qui le mènera finalement à sa perte. Ici, le domaine de François et de la grande Claudine s’assimile à un prototype du non-lieu : la « route morte » n’apporte que des marginaux (ivrogne, itinérants) et la ferme n’est jamais décrite autrement qu’en parallèle au lit du torrent. Ce lieu jouit d’une grande variété de descriptions puisque le narrateur se rend incessamment sur ses berges, et ce, dès ses souvenirs les plus lointains. Ce n’est pourtant qu’au moment où sa mère le rend sourd, le battant avec un trousseau de clés, que l’élément aquatique se met à imprégner François. À partir de ce moment, le narrateur ne s’apparente plus qu’à une surface sur laquelle la nature n’attendait que de s’exprimer : « J’entendais en moi le torrent exister, notre maison aussi et tout le domaine. Je ne possédais pas le monde, mais ceci se trouvait changé : une partie du monde me possédait » (OCV, 666). Alors que François perd graduellement ses repères spatiaux, les déictiques de lieu, subjectivants, cèdent la place à l’universalisme : le narrateur n’est plus le point focal qui interprète le monde, il n’est réduit qu’à une de ses composantes jusqu’à ce qu’il se perde « en [s]on effroyable richesse » (OCV, 670) – les cataractes dans lesquelles il se jette[12].

Dans la transcréation de Lavoie, si François (Victor Trelles-Turgeon) apparaît certes dès les premières secondes[13], la focale de la caméra se déplace rapidement sur l’arrière-plan où coule le torrent. L’assimilation François/torrent est donc établie dès l’ouverture du film. Plusieurs séquences soulignent l’ambiguïté de ce qui aurait défini le cadre spatial si l’attitude du narrateur l’avait permis. Positionné dans la prolongation du torrent, François s’y rend dans la séquence où il devient sourd, après avoir excité la furie du cheval Perceval, quand il se débarrasse des cendres de sa mère dans les cataractes et quand il est abandonné par Amica. Ces moments phares du film procèdent, techniquement, de manière identique : François est d’abord filmé, en plan d’ensemble, en train de courir en direction du torrent, puis dans un plan américain fixe – soit les jambes dans la rivière, soit debout sur un rocher au-dessus de l’eau. La focale se déplace ensuite sur l’arrière-plan (le torrent), rejetant le personnage – pourtant présenté au premier plan – au second rang d’importance. De fait, le torrent est parfois visible d’après la perspective de François (caméra subjective suivant les mouvements de sa tête) et s’apparente alors à un « là-bas », mais il est le plus souvent filmé dans la continuité de son corps – François et le torrent coexistent alors à l’image. La composition des plans et le montage élicitent donc l’immédiateté de la référenciation spatiale par rapport au torrent, en même temps que s’estompe la connivence du public avec le personnage humain.

À ces éléments visuels s’ajoute un important travail de la bande-son : le fracas des cataractes précède toujours leur apparition dans le champ, et ce, de manière parfois assourdissante. Leur « voix » perdure longtemps après l’image[14]. Le torrent apparaît donc comme une instance surpuissante qui nie toute obligation vis-à-vis de sa source visuelle et de la logique filmique[15]. Notons également que la voix off de François se soumet au bruit des chutes, procédé qui ne respecte pas la supériorité attendue de la parole sur les bruits non humains[16]. Finalement, les propos du narrateur évoquent l’importance des cataractes qui va crescendo : « le torrent prit soudainement l’importance qu’il aurait toujours dû avoir dans mon existence », « le torrent résonnait si violemment dans mon crâne que l’épouvante me gagnait bientôt » et « le torrent me subjugue, la folie des eaux me secoue de la tête aux pieds ». Présenté comme sujet grammatical de ces trois occurrences de la voix off, le torrent qui « subjugue » le narrateur devient l’unique référent spatial dans ce monde de privations.

Les séquences qui représentent François en haut des chutes – en tant qu’humain pour ainsi dire « libre » – se voient finalement remplacées, au cours du film, par des plans où il est offert, bébé, aux éclaboussures du torrent. Si le public craint que cette femme qui a fui le village sous les pierres et les crachats ne jette son nouveau-né dans la fosse bruyante, cela est démenti quand Claudine (Laurence Leboeuf) l’y baptise avec délicatesse. Le cadrage et le montage de ces ultimes scènes vont dans le sens de l’impact de la bande-son : irréductible à une quelconque subjectivité humaine, le torrent détermine le bébé humain et s’exprimera à travers lui, de manière paraverbale, jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un. L’« ici » – le torrent comme lieu de référence unique – déborde et se déverse au-delà de toute frontière étanche.

2.2. Ici est ailleurs : un parloir sous la neige dans Kamouraska

Même si certaines villes sont explicitement citées dans K, on observe la même tentative que dans T pour désancrer Sorel, Kamouraska et Québec du référent réel. Cette dématérialisation de l’espace se fait par le biais des méandres du voyage mental qu’entreprend Élisabeth Rolland, allongée dans une antichambre de la rue du Parloir, à Québec. Cette narratrice résiste tout d’abord à ancrer sa narration dans la maison qu’elle partage avec son mari et ses nombreux enfants, ce qu’elle justifie dès le début du roman : « Mon âme moisie est ailleurs. Prisonnière, quelque part, loin » (OCII, 198). Nous l’apprenons au cours d’analepses : cette âme est « moisie » par la cruauté dont a fait preuve Élisabeth Tassy en fomentant la mort de son premier mari. En tant que non-personne, c’est Aurélie Caron, sa servante de l’époque, qui aurait dû être envoyée à Kamouraska pour tuer Antoine, préservant ainsi l’innocence de sa maîtresse et reléguant l’assassinat à « un autre monde » (OCII, 335). Comme Aurélie échoue, c’est au tour de George Nelson, l’amant d’Élisabeth, d’aller éradiquer son rival. Longtemps après être devenue Mme Rolland, Élisabeth retourne donc mentalement à Kamouraska, dans l’espoir de retrouver Nelson : l’antichambre où elle est allongée, à Québec, subit alors l’invasion des lieux qu’elle convoque à force d’imagination, et les espaces parcourus par Nelson se matérialisent dans le microcosme. En somme, comme l’exprime Anne Ancrenat, « les stratégies textuelles utilisées par Anne Hébert concourent toutes à tisser ensemble le monde de l’introspection et de l’action » (2002, 55).

Conséquemment, plusieurs moyens cinématographiques sont mis en place dans le film de Jutra pour déstabiliser la logique spatiale. Alors que Mme Rolland se réveille dans l’antichambre de la rue du Parloir, elle est soudain téléportée, aux côtés de sa fille Anne-Marie Rolland (Gigi Duckett), dans la salle du procès où Mme Tassy a été jugée coupable du meurtre de son mari. Un long plan subjectif, représentant le regard de la protagoniste, s’arrête sur chacun des témoins assemblés dans la salle austère et se termine sur le personnage qui lit l’arrêté. Cette première juxtaposition de différents lieux donne le ton à la manière dont le film véhiculera l’idée que l’âme d’Élisabeth Rolland est, effectivement, « ailleurs ». Plus loin, une analepse présente une juxtaposition analogue des espaces. Alors que l’un des témoins contre Nelson, M. Clermont (Émile Genest), aide le voyageur à nettoyer le sang répandu sur son attelage, Mme Clermont (Françoise Berd), en chemise de nuit, commente à trois reprises : « C’t’homme-là a tué. » Elle se tourne ensuite vers la caméra et, comme pour obtenir un assentiment, demande : « Pas vrai ? » Après une coupe franche, cette femme, vêtue du même accoutrement, s’introduit par une porte en bois dans l’antichambre où Élisabeth Rolland se repose et vient accuser celle qui se défend de n’avoir « rien à voir avec cette histoire ». Entrent tour à tour dans le parloir tous les témoins présents lors du procès de Mme Tassy et qui déversent sur Mme Rolland leur flot de témoignages incriminants, contribuant à l’anéantissement des données chronotopiques présentées au début de la séquence.

Le pervertissement de l’espace imprègne également la structure du film à travers la répétition d’un plan identique entre deux séquences diamétralement opposées du point de vue de leur position dans le film – au début et à la toute fin. Dans l’une des premières séquences, Élisabeth Rolland s’approche de la fenêtre pour vérifier qu’il n’y a pas, comme elle a cru l’entendre, une charrette arrêtée devant sa maison, et son regard tombe sur un homme (Richard Jordan) posté sur son traîneau qui, tristement, lui sourit. À la fin du film, alors que nous connaissons l’identité de cet homme et la raison de sa tristesse – il s’agit de Nelson qui s’apprête à partir à Kamouraska pour tuer Antoine –, c’est la jeune Élisabeth Tassy, placée derrière une fenêtre givrée, qui est la destinataire du sourire. Comme dans la première séquence, un système de champ-contrechamp permet à ces visages de communiquer muettement leurs émotions avant que Nelson ne parte dans un cri. Il faut donc attendre la fin du film pour comprendre que le premier Nelson, observé par Élisabeth Rolland de sa fenêtre, était un mirage, un souvenir manipulé dans l’espoir de le revoir. Faisant fi des données spatiales autant que chronologiques, l’hallucination laisse prendre la mesure de la crédibilité de cette métanarratrice vis-à-vis des lieux qu’elle décrit et habite.

Que ce soit à travers l’usage de la bande-son, de l’image ou du montage, les transcréations de Lavoie et de Jutra poursuivent le discours complexe sur l’espace qui se profilait dans les textes. Alors que les déictiques de personne sont naturellement transposés à travers la bande-son, nous avons vu que, en ce qui a trait à l’espace, les réalisateurs ont dû innover avec le corps filmique pour restituer les imprécisions déictiques tout en conservant l’attention du public pour ces films qui se doivent de rester, malgré tout, réalistes.

3. Les déictiques temporels : « maintenant », mais quand était-ce ?

Finalement, ce sont les déictiques temporels qui sont déstabilisés, et avec eux s’écroule le dernier bastion de la logique de la situation d’énonciation. Dans les trois paires de récits, le « moment où l’énonciateur parle », soit théoriquement le « point de repère des indications temporelles » (Maingueneau 1981, 24), est pollué par des événements avec lesquels il n’entretient pas de lien chronologique. Si « exprimer le temps, c’est localiser un événement sur l’axe de la durée, par rapport à un moment T pris comme référence » (Kerbrat-Orecchioni 1980, 45), les récits T, K et FB partagent la caractéristique d’être marqués par un événement traumatique qui, faute d’être localisé sur l’axe de la durée – et donc relégué à un temps passé –, fait irruption, sans prévenir, dans le présent. À travers cette négation de la logique temporelle – et de déictiques tels que « maintenant » –, la culpabilité des instances de narration se télescope et représente le meurtre passé comme autant d’itérations autonomes se rejouant à l’infini.

3.1. L’itération du matricide passé : Le torrent

Dans la première partie de la nouvelle, François raconte les sévices subis tout au long de son enfance et fait graviter sa narration autour d’un non-dit – la manière dont il s’est émancipé du tyran tout-puissant qu’était sa mère Claudine. La deuxième partie de la nouvelle laisse envisager la teneur de cette émancipation, cause de l’écroulement de tout repère pour François :

Je crois au présent. Puis je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang là, une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans. Cette image dense me pourrit le soleil sur les mains.

OCV, 671

Après avoir longuement retardé le moment où il avoue avoir tué sa mère, le personnage envisage les conséquences immuables de sa violence pour finalement se soumettre à l’absence de repères, aussi délétère soit-elle. Le film de Lavoie éclaire de deux manières cette déstabilisation de l’axe temporel par la résurgence du matricide : une première occurrence, sonore, place les réactions de la mère comme transcendant l’ordre chronologique des événements ; la seconde, visuelle, décrit ce que l’on pourrait appeler des « hallucinations hétérochronotopiques » et complète le sentiment d’étrangeté ressenti par François devant le besoin de se souvenir des événements de sa vie dans le bon ordre.

La première étape de notre réflexion concerne le cri de Claudine, cette femme qui sera plus tard marquée par les « stigmates de la mort et de la rage », un cri qui intervient à trois reprises au cours du film et en ébranle la chronologie. Dans le prégénérique, une jeune femme tient dans ses bras un nouveau-né emmailloté et, de peur qu’une religieuse ne lui retire celui qui s’avère être son fils, elle se dégage en criant. Son cri, très aigu et déchirant, se répercute contre les parois de la sacristie en pierres où elle est enfermée. Plus tard dans le film, alors que François refuse de se plier à sa volonté qu’il devienne prêtre, Claudine (Dominique Quesnel) le frappe, en hurlant de rage, avec son trousseau de clés. L’intérêt de cette deuxième séquence réside en ce que la bande-son fait coexister les deux cris – celui de la jeune accouchée et celui de la marâtre vengeresse –, suscitant ainsi plusieurs interprétations qui ne s’excluent pas nécessairement. Notons tout d’abord la répétition du déictique « je » de la mère, une femme trahie deux fois – par le père de François qui l’abandonne et par François qui refuse de l’aider à se réhabiliter. D’autre part, le fait que les cris se superposent dans la seconde scène, alors que l’un appartient au passé et l’autre au moment T, dénature la chronologie – où les événements se succèderaient – et souligne plutôt la permanence de la souffrance de Claudine, laquelle trouve son apogée dans la scène où son fils la tue – troisième et dernière occurrence du cri.

La dernière séquence de l’hyperfilm, étudiée en détail dans un autre article[17], ferme le récit sur ce pervertissement total de la logique temporelle dans T. À l’instar de la fin de l’hypotexte, François se penche sur le vide qui surplombe le torrent. Il aperçoit alors, sur l’autre rive, sa mère qui allaite un nouveau-né – ce qui n’est pas dans l’hypotexte. Rappelons que Claudine est décédée plusieurs décennies avant les faits, et qu’elle n’a eu qu’un enfant, François – qui est, justement, en train de la regarder. La mère lève les yeux en direction de la caméra : il s’agit de la vieille Claudine, pas de celle qui pourrait, si cette scène était un mirage, allaiter François bébé. La chronologie est donc doublement pervertie : d’une part, par la présence de l’adulte qu’est François – qui ne peut être témoin d’une scène qui l’aurait concerné dans le passé ; d’autre part, par l’âge de la femme allaitante – qui ne peut être celle dont le visage a été « ravagé » par la mort. Cette coprésence des deux temporalités dans le même plan, procédé que nous appelons ailleurs « hétérochronotopie[18] », synthétise les fluctuations du temps pour François et représente l’horreur qu’il ressent avant de se jeter dans la cascade.

Les procédés mis en oeuvre par Lavoie à l’égard de la présentation de l’axe temporel soulignent donc la sensation de François d’être harcelé par le souvenir du cadavre de sa victime. À travers ces réapparitions inattendues, Claudine devient un fantôme doué d’ubiquité et capable de transcender la dernière règle déictique qui aurait permis à son fils de reprendre sa place dans le monde.

3.2. Les réminiscences auditives du meurtre : Kamouraska

De manière analogue, dans K, le présent est perverti par le retour du passé traumatique à travers l’intervention d’un son qui lui est associé – celui des clochettes attachées au traîneau qui transporte Nelson jusqu’à Kamouraska. Ce traîneau est également l’instrument de sa fuite après qu’il a été jugé coupable du meurtre d’Antoine et correspond donc, pour Élisabeth, au moyen attendu de son retour auprès d’elle. Si elle se sent « précipitée dans le temps » (OCII, 359), Élisabeth Rolland pressent également que la mort de Jérôme, cet homme au chevet duquel elle n’a que trop veillé, la libérera de tout engagement et lui permettra de rejoindre son amant. Anachronique[19] et hantée par ses actions passées, cette narratrice ne parvient à séjourner dans le présent sans que ne s’y projettent les réminiscences tout aussi prometteuses que menaçantes des clochettes.

À plusieurs reprises, le film de Jutra présente des scènes illustrant des confusions temporelles. La première fois que cela arrive, l’axe temporel est déstabilisé par l’apparition d’Aurélie Caron (Suzie Baillargeon), la servante d’Élisabeth du temps où elle était à Sorel, dans l’antichambre de la rue du Parloir. Alors qu’Élisabeth Rolland appelle sa servante actuelle, Florida, le point d’arrivée d’un travelling représentant son regard s’arrête sur Aurélie, assise sur le même divan qu’elle. S’ensuit un long échange en champ-contrechamp où les deux femmes, séparées des vingt années qui se sont écoulées depuis leur dernière rencontre, conversent d’un procès qui « n’a pas eu lieu puisqu’il y a eu désistement ». Élisabeth engage ensuite Aurélie à se rappeler qu’elle « n’a que quinze ans », provoquant, en voix off, la réponse de cette dernière et les images de leur adolescence commune. La coprésence à l’image d’Aurélie, à l’âge de 15 ans, et d’Élisabeth, à 40 ans, dans la maison de la rue du Parloir, déstabilise la confiance que l’on pourrait accorder à ce qui est représenté. Par ailleurs, étant donné que Mme Rolland nie les accusations d’Aurélie – de l’avoir laissé moisir en prison pour un crime qu’elle n’a pas commis – et qu’elle s’est accaparé notre confiance, en tant que subjectivité unique depuis le début du film, il est difficile d’imaginer qu’elle ait pu, vingt ans plus tôt, se comporter de cette manière perfide, meurtrière, manipulatrice[20]. Dans cette séquence, un conflit entre les éléments avérés depuis le début du film – Élisabeth Rolland, épouse dévouée et souffrante, instance de focalisation a priori digne de confiance – et l’intrusion incompréhensible, et donc suspecte, d’un personnage qui n’appartient pas au moment T – Aurélie Caron, visiblement dévergondée, à 15 ans – provoque un déséquilibre important de la logique temporelle.

Une autre séquence redouble notre méfiance vis-à-vis de l’axe temporel : alors qu’Antoine et Élisabeth Tassy, nouvellement mariés, partent pour leur lune de miel, la voix off de la narratrice égraine les noms des différents villages traversés. Soudain, la bande-son se charge du crépitement des clochettes du traîneau de Nelson, qui apparaît ensuite à l’écran. Avec Nelson et son traîneau, c’est l’hiver qui se fait brutalement autour des jeunes époux, pourtant apprêtés pour un voyage de noces estival. Si Antoine ignore cette déstabilisation proleptique de la temporalité, la jeune femme, quant à elle, se retourne pour regarder passer celui qui sera, dans quelques années, son amant. Le public est ici placé devant la juxtaposition à l’écran de deux situations – le mariage des Tassy et la vengeance de Nelson – n’appartenant pas au même chronotope sans qu’aucun indice ne valide l’une ou l’autre de ces temporalités.

Enfin, la principale phobie d’Élisabeth Rolland, qui médite dans l’antichambre de la rue du Parloir, est de voir un jour le cadavre ensanglanté de son premier mari[21]. Or le film place Mme Tassy, en fuite du manoir de Kamouraska après avoir donné naissance à son premier fils, devant la vision d’horreur – une vision qui n’a pas eu lieu puisqu’Élisabeth n’a pas encore décidé de supprimer Antoine. Alors qu’Antoine, adultère, s’introduit dans la calèche où elle s’enfuyait, un point coloré dans la neige attire l’oeil d’Élisabeth : il s’agit de son mari, vêtu d’un manteau de peaux taché de sang, qui se traîne en hurlant. Après avoir suivi l’abominable vision de la tête, Élisabeth Tassy envisage l’homme assis confortablement devant elle pour en conclure qu’Antoine est à la fois assis sur la banquette en face d’elle et en train de trépasser en dehors du traîneau. Ce deuxième présage, plus menaçant, de la mort d’Antoine fait donc irruption dans le moment T de la fuite d’Élisabeth, qu’il pervertit des conséquences de sa décision future de le supprimer. Ici, ce qui déstabilise l’axe chronologique est le dédoublement de la destinée d’Antoine : l’image présente parallèlement le personnage dans la calèche et dans la neige, mais rien n’indique qu’il s’agisse d’une autre temporalité, passée ou à venir.

La gradation de la violence dans ces trois scènes chronologiquement doubles, analeptiques ou proleptiques, offre un nombre important d’informations que la narratrice du texte ne divulgue qu’avec parcimonie. Le pervertissement de l’axe temporel rend compte, tant dans le texte que dans la transcréation, des aléas du témoignage d’Élisabeth, à la fois criminelle et victime, et se matérialise autour de l’aveu qu’elle livre enfin dans les dernières pages : « Jalouse, je veille. Au-delà du temps. Sans tenir compte d’aucune réalité admise. J’ai ce pouvoir. Je suis Mme Rolland et je sais tout » (OCII, 293). Les procédés mis en place par Jutra transcréent l’idée du déplacement de l’âme d’Élisabeth, placée dans l’ambiguïté « produite par ce va-et-vient entre les deux pôles : le monde vu et la conscience croyante » (Sanaker 1997, 438).

3.3. Le « temps éclaté[22] » : Les fous de Bassan

Dès l’incipit des FB, les personnages sont placés dans le hors-temps – à travers une parole atemporelle citée par le révérend Jones et la peur de Nora et d’Olivia d’être tuées, à l’infini, à l’instar des dernières lignes du journal de cette dernière : « Mon Dieu, vais-je mourir à nouveau ? » (OCIII, 496) Figé sur le moment même de leur assassinat, l’axe temporel réitère leur souffrance pour l’éternité, ce qui est d’ailleurs présagé par la référence à l’univers du conte d’Andersen, La petite sirène[23]. Cette atemporalité, paradoxalement fixée sur une date et un moment précis, est dictée par l’horloge de Maureen : le double meurtre a en effet lieu juste après le départ des adolescentes de chez leur cousine, à 21 h 30, le 31 août 1936. À la manière des litanies, Olivia revient incessamment sur « l’écho de la demie de neuf heures [qui] persiste comme un songe dans l’air raréfié » (OCIII, 480). Réitérant le moment de sa mort, le carillon « persiste » au détriment d’autres références temporelles : « J’ai beau me répéter qu’il est neuf heures trente, à la grande horloge de Maureen, et qu’il n’est encore rien arrivé, le soir du 31 août, je vois distinctement deux filles qui marchent sur la route dans la nuit blanche de lune » (OCIII, 496).

La transcréation de Simoneau représente cette obsession pour l’horloge de manière littérale : l’objet est au centre du plan dans la première séquence filmant l’intérieur de la maison de Maureen. Alors qu’elle vient d’accueillir Stevens, la jeune veuve (Angèle Coutu) remonte son horloge, qui est encore l’objet de son attention quand Stevens revient après une altercation avec le frère d’Olivia. Dans la séquence qui précède chronologiquement le meurtre d’Olivia sur la plage, Maureen arrête de sa main le balancier, faisant taire définitivement son horloge comme pour immortaliser l’heure exacte du décès de sa cousine. Dans cette scène, la caméra insiste quelques secondes sur le balancier mort, occurrence silencieuse d’ironie dramatique.

Mais l’atemporalité se fossilise également dans les séquences se déroulant sur le non-lieu qu’est la plage. C’est en effet là où la mort – représentante par excellence de l’atemporalité – survient, qu’il s’agisse de celle d’un petit poisson pêché par Perceval ou celle d’Irène Jones qui s’y suicide. Au cours d’un panoramique circulaire, la plage décrit également le martyre du révérend (Denis Gagnon) qui, rongé de remords, interpelle Dieu : « Je sais que tout sera clair dans la lumière du jugement dernier. Hors du monde. Je verrai l’île tout entière. De bas en haut, de long en large. Peuplée d’êtres déchus. Par ta faute. Seigneur Dieu ! Lui seul peut laver les péchés qui m’habitent. M’entends-tu, malgré le vent ? » Rendue presque inaudible, la voix du révérend représente la faiblesse de l’Homme qui prétend aspirer à la clarté dans l’au-delà, alors qu’il est ici disqualifié, sans égard, par les éléments naturels – vagues violentes, cris des fous de Bassan, etc. Enfin et surtout, la plage est l’endroit où est perpétré le meurtre, un événement raconté dans les deux séquences liminaires du film – au début et à la fin. Les insertions portant sur le visage en gros plan de Nora (Laure Marsac), réfugiée sous des couvertures et qui chuchote « N’y va pas, Olivia, n’y va pas », prolongent l’impression d’atemporalité de la séquence d’ouverture. Nora s’y assimile à une instance omnisciente – à travers la connaissance du nom d’Olivia et du lieu incarné par le déictique « y » – alors qu’elle n’a pas encore pris chair comme personnage.

La phobie de la répétition infinie de l’instant de la mort, élément clé de l’hypotexte, est finalement transcréée par Simoneau à travers l’ordonnance cyclique des microrécits : c’est sur la répétition et la continuation de cette séquence de la plage que se clôt sa transcréation. Cette dernière séquence va ainsi : Olivia avance sur la plage en plan large, insert en gros plan du visage de Nora, lutte muette entre Olivia et Stevens. La séquence envisage ensuite les conséquences de l’affrontement, sur une plage baignée du soleil de l’aube : déambulant avec la démarche saccadée d’un fou de Bassan, le frère de Stevens, Perceval (Lothaire Bluteau), s’arrête devant le corps sans vie de sa cousine pour ensuite avancer jusqu’à son frère, échoué plutôt qu’assis sur un rocher. Les premières mentions du générique de fin se superposent sur Perceval qui caresse tendrement les cheveux du meurtrier de sa cousine bien-aimée. Le film décrit donc deux fois le moment du meurtre d’Olivia et propose, en plus, une continuation de l’hypotexte à travers la présence suspecte de Perceval[24].

Les séquences centrées sur l’horloge – celles qui présentent la plage et son impact délétère – et la réitération/continuation de la séquence initiale transcréent deux idées essentielles de l’hypotexte : d’abord, l’impression d’Olivia d’être diluée dans le temps ; ensuite, l’idée de la reprise du témoignage de Stevens qui prend la parole, avant et après la guerre, niant puis avouant le meurtre. Par ailleurs, il est intéressant de noter que tous les narrateurs secondaires de l’hypotexte, qu’il s’agisse de Perceval, d’Irène ou du révérend, se voient alloués, dans l’hyperfilm, la place de s’exprimer dans l’une ou l’autre des séquences se déroulant sur la plage.

Conclusion

Si « chaque énoncé est fondé sur sa deixis propre » et si « la logique du récit réside pour une très grande part dans l’organisation cohérente des différents énoncés » (Heuvel 1985, 96-97), les trois récits de notre corpus se complaisent à transgresser ces attentes logiques de base. En créant des narrations incohérentes en ce qui a trait à leurs émetteurs – François, Élisabeth et Stevens –, mais également au sujet du contexte chronotopique, Hébert refuse à ses personnages d’organiser leur identité de manière cohérente, comme pour les punir de leur crime passé. De fait, dans ces récits, les déictiques n’indiquent pas l’hégémonie d’une perspective subjective de confiance, pas plus qu’ils n’enracinent la situation énonciative dans une réalité plausible. De tels éléments sont, dans les textes, principalement d’ordre linguistique, et nous avons montré que les transcréations, si elles ont certes parfois recours à la voix off, jouent sur la provenance des sons/voix entre le champ et le hors-champ, et transcréent ces décalages et imprécisions à travers une gamme de moyens complexes. Ainsi en est-il par exemple de l’enchaînement des plans – source importante de confusions temporelles dans les films – ou de leur composition – en juxtaposant des personnages provenant de différents lieux – qui offrent un discours tacite sur les difficultés de raconter l’innommable et diversifient les moyens d’exprimer les désirs et angoisses des narrateurs et narratrices. Le médium filmique élabore les prémisses d’une relation toute personnelle entre l’instance de narration et le public, une relation qui ne se laisse pas saisir directement, mais s’insinue plutôt dans différentes strates du film de sorte que le public n’en sorte pas indemne, à l’instar du lecteur ou de la lectrice.