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Visages Villages est un film documentaire réalisé par Agnès Varda (1928-2019) en collaboration avec l’artiste photographe JR (1983‑…). Sorti en 2017 – avant-dernière oeuvre cinématographique de la réalisatrice –, ce film poursuit le style narratif caractéristique de Varda et laisse transparaître la créativité de JR, tout en reflétant leur attention pour l’humanité et leurs visions communes sur la création. Dans ses films, Varda fait constamment référence à des éléments de ses oeuvres passées, et cela persiste aussi dans Visages Villages. Cette modalité de narration et de disposition cinématographique traduit une philosophie de la temporalité bien particulière, plutôt qu’une simple duplication du passé. En effet, en s’inscrivant dans la tradition d’autoportraitiste de la création de Varda, laquelle tâche toujours d’établir une temporalité plutôt hétérogène que linéaire, le film reflète la compréhension de la cinéaste de notre relation au temps et à notre propre finitude.

Dans ce métafilm, qui met en scène le devenir (making) d’un film, Varda nous montre sa lutte contre l’oubli du passé et sa vision du rapport au temps à travers sa maîtrise des images et des médiations cinématographiques et grâce à sa collaboration avec JR – laquelle constitue une rencontre d’inspiration, faisant jaillir l’étincelle de l’imagination. Chez la cinéaste, l’entrecroisement de ces médias, soit la photo et le cinéma, est une tradition artistique qui remonte aux oeuvres photographiques de Varda elle-même. Dans Visages Villages, Varda utilise ces éléments pour montrer comment les moments du passé se rapportent au moment présent et influencent l’avenir immédiat du film. Elle explore ainsi la manière dont le passé peut avoir une incidence sur l’être du film et sa signification, en proposant une réflexion sur la temporalité et sur la mémoire.

Un de nos postulats est que, à travers son art cinématographique, Agnès Varda explicite sa vision du temps aux spectateurs. Bien qu’elle soit photographe et se concentre en ce sens sur l’immédiateté, pour elle, le moment présent n’est pas un point fixe. Le moment présent chez Varda est, à notre avis, plutôt bergsonien, car comme l’écrit Bergson dans son ouvrage Matière et mémoire : essai sur la relation du corps à l’esprit (1896), « “mon présent” empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir », et « il faut donc que l’état psychologique que j’appelle “mon présent” soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat » (2013, 98). Cela se révèle sous deux aspects : d’une part, les liens qui sont sans cesse renoués avec le passé ; d’autre part, le moment présent qui est toujours en train de « devenir ».

Dans ce film qu’elle a réalisé en collaboration avec JR, tout comme dans plusieurs de ses autres films, Varda établit constamment des liens avec le passé, qu’il soit instantané ou mémoire évoquée. Selon notre analyse, elle instaure dans ce film une relation anachronique avec le temps immanent à travers trois modalités narratives. En premier lieu, elle évoque des éléments tirés de ses anciennes oeuvres, que ce soient des photos qu’elle a prises dans le passé ou des objets apparaissant dans ses anciens films, et elle en mentionne le contexte de création. L’association de la figure de son coréalisateur JR à celle de Godard, qui dure pendant tout le film, mérite d’être prise en considération : à travers cette association entre les deux artistes, Varda rend hommage trois fois à son amitié avec Godard. Tout d’abord, au début du film – alors que la rencontre entre JR et Varda est encore toute récente –, le photographe refuse de retirer ses lunettes lorsqu’elle souhaite lui prendre un portrait. Tout de suite après cette scène, Varda montre des images de Godard, dont une, qui est particulière, où celui-ci a enlevé ses lunettes pour Varda. La deuxième séquence évoquant l’amitié de Varda et Godard se passe au musée du Louvre, où JR pousse en courant le fauteuil roulant sur lequel est assise Varda pendant leur visite de l’exposition des tableaux de la Renaissance : cette scène rend visiblement hommage au film Bande à part (1964) de Godard. Le troisième clin d’oeil à Godard se passe presque à la fin du film, lors de la visite que Varda veut rendre au cinéaste. Dans le train, Varda montre à JR une scène du film Les fiancés du pont Mac Donald, qu’elle a tourné en 1961, où apparaît Godard portant des lunettes de soleil. Sur l’écran de la tablette se reflète le visage de JR, faisant en sorte que les deux visages aux lunettes noires se confondent sur l’écran. À la fin du film, et après la rencontre ratée avec Godard, JR enlève ses lunettes et montre son visage à sa « complice » et amie. Si l’on considère le geste de retirer ses lunettes noires comme un symbole d’amitié et d’intimité, ce geste de la part de JR à la fin du film signifie le mûrissement de son amitié avec Varda. Ainsi, l’association entre les images de Godard et JR au début du film et celle qui surgit à la fin forme un cycle narratif qui témoigne de la naissance d’une amitié et qui en éclaircit le développement.

Hormis cette association relevant un peu du cliché dans le film, d’autres éléments qui y apparaissent servent de connexion entre le passé et le présent. C’est le cas par exemple des tournesols, au bord du chemin, qui font allusion au film Le Bonheur (1964) et à l’exposition réalisée en 2018 – elle-même l’héritage de ce film –, intitulée Cabane de cinéma : la serre du Bonheur[1]. La tête de Varda derrière le cadre ovale au marché aux puces, donnant l’effet d’un portrait encadré, nous rappelle les miroirs installés à la plage dans Les plages d’Agnès (2008) ; la scène où Varda et JR s’assoient dans la cour, chez Varda, entourés de murs blancs et de plantes aux feuilles vertes, fait écho à de nombreuses représentations à l’écran de ce coin de chez elle, y compris les moments passés et les discussions sur le tournage entre Varda et Jacques Demy. Dans la même scène, le « chat perché » évoqué par Varda lors de sa discussion avec JR fait référence au film de Chris Marker, intitulé Chats perchés (2004), que Varda a cité parmi ses autres films dans Agnès de ci de là Varda (2011). Ce dernier inclut des séquences mettant en scène l’image, en carton, du chat Guillaume en Égypte. Il en est de même pour la grosse pomme de terre en forme de coeur qui respire dans son exposition Patatutopia (2003), qui se retrouve évoquée à travers la posture des pieds de Varda dans la photographie prise par JR. Ces éléments récurrents contribuent à créer une tension narrative, reflétant la puissance de la mémoire et celle des images qui réveillent le passé tout en lui offrant un ancrage significatif dans le moment présent.

En deuxième lieu, l’artiste construit son lien avec le passé grâce à la « mémoire volontaire ». Contrairement à Proust, pour qui seules les sensations évocatrices comptent pour reconstruire la mémoire du passé, Agnès Varda se sert d’objets tels que de vieilles photos ou des lieux pour évoquer des souvenirs inscrits dans son parcours de cinéaste. Par exemple, la grande photo de la chèvre, que JR colle au mur d’un bâtiment du village pour faire plaisir à Varda – lors de la séquence où l’on écorne des chèvres –, rappelle à la cinéaste la photo intitulée Ulysse qu’elle a prise en 1954 à la plage de Saint-Aubin-sur-Mer, en Normandie[2]. Cette évocation oriente le fil narratif du film vers la Normandie, où se déroule la séquence du collage de la photo de Guy Bourdin sur le bunker situé sur la même plage. Les lieux jouent également un rôle évocateur, notamment la maison de Guy Bourdin et Le Havre. Devant la demeure de Guy Bourdin, Varda partage avec JR l’histoire du portrait de Bourdin, et JR adopte une gestuelle similaire à celle de Guy sur la photo. Cette anecdote empreinte d’affection sur la prise de la photographie incite JR à sélectionner cette image pour la coller sur le bunker échoué sur la plage. Le port du Havre, quant à lui, évoque chez Varda une chanson qu’elle a fréquemment chantée pendant la Guerre, à l’âge de 13 ans, dans laquelle le nom du Havre était mentionné. Tous ces souvenirs qui s’entremêlent dans le film contribuent non seulement à façonner la trajectoire intellectuelle de Varda, mais également à forger sa position de témoin du devenir du film, s’intégrant ainsi pleinement à son être.

En dernier lieu, le lien avec le passé s’établit à travers l’effort de la cinéaste de capturer le passé immédiat. Pour ce faire, Varda aime appliquer le procédé de la mise en abyme dans ses films, en exploitant son potentiel de manière novatrice. Dès Les plages d’Agnès, elle utilise des miroirs pour permettre aux membres de son équipe de voir leur propre visage pendant le tournage, et elle crée une mise en abyme avec ces miroirs reflétant la vague en mouvement. Ce dispositif se retrouve également dans la scène finale du film, mais cette fois, Varda se place elle-même au centre des miroirs. Cet effet d’optique, illustrant une continuité temporelle jusqu’à l’infini, symbolise parfaitement la philosophie du temps dans l’art cinématographique de Varda. Pour elle, le flux temporel n’est pas linéaire, mais plutôt une durée à la manière bergsonienne. Autrement dit, le « moment présent » intègre toujours le passé immédiat inscrit dans son mouvement vers l’avenir. Selon Bergson, « le passé ne peut être saisi par nous comme passé que si nous suivons et adaptons le mouvement par lequel il s’épanouit en image présente, émergeant des ténèbres au grand jour en s’épanouissant en image présente » (2013, 96). Dans Visages Villages, cette stratégie de mise en abyme se manifeste à travers les artistes qui prennent des photos des personnes filmées et qui impriment leur portrait en grand format. Les sujets filmés sont ainsi confrontés à leur propre image monumentale, à la métamorphose de leur ego par l’oeuvre d’art, marquant ainsi un moment où la conscience de soi se trouve projetée dans une image réappropriée par le sujet lui-même, d’où émane la connotation humaniste du film. La structure des films documentaires et autobiographiques de Varda, en utilisant la modalité de l’intertextualité, constitue également une mise en abyme, et cela produit un effet de discontinuité dans la narration, révélant une tension de l’immédiateté. De plus, l’effort déployé par l’artiste pour lutter contre l’oubli et établir le lien avec le passé immédiat se manifeste lorsque Varda se fait photographier au côté des images qu’elle vient de réaliser ou de celles qui viennent d’être collées. Ce geste traduit une angoisse mélancolique chez Varda liée à la mémoire, exprimant sa vive volonté de faire disparaître l’altérité du passé à travers cette action. En somme, les anciennes créations, en tant qu’événements finis, renaissent en se liant avec le présent.

La poétique de la temporalité bergsonienne de ce film consiste aussi dans le fait qu’il nous expose toujours l’état actuel de son devenir, qui pourrait s’expliquer sous deux aspects : la naissance de l’amitié entre Varda et JR et les séquences du film – soit le film lui-même. En premier lieu, l’avancement du film est le mûrissement de l’amitié entre les deux artistes. Au fil de la communication et des causeries, la distance entre les deux âmes diminue de plus en plus. Cela se présente notamment par le cycle narratif, mentionné ci-dessus, qui concerne le geste de JR d’enlever ses lunettes, par le rapprochement des deux chaises dans les scènes de causerie entre les deux artistes, ainsi que par la manière dont leurs conversations sont représentées – de la voix off au dialogue réconfortant en tête-à-tête. En second lieu, la collaboration naissante entre les deux se présente sous forme d’hésitations. Prenons l’exemple de la séquence du collage de la photo de Guy Bourdin sur le bunker à la plage : Agnès hésite beaucoup entre la photo Ulysse et l’autre photo prise dans les ruines, et elle semble avoir une affection particulière pour la seconde photo — insistant même pour qu’on colle cette photo sur une maison en parpaing, en construction. Finalement, l’effet visuel imaginé étant jugé insatisfaisant par l’équipe de JR, la proposition de Varda est refusée. La scène qui suit raconte l’histoire d’une autre photo de Guy, et le choix final est de coller celle-ci sur le bunker. Tout ce processus de « agreement, disagreement, collaboration, and compromise » (Conway 2019, 35) qui constitue le rythme de travail des deux artistes transmet la philosophie de l’hésitation. Paul Ricoeur accorde une dignité philosophique à ce terme dans Le volontaire et l’involontaire (1950). D’après le philosophe, d’une part, l’hésitation est une indécision et « une imperfection du vouloir qui est parfois douloureusement ressentie » (2009, 180) ; d’autre part, il considère que « l’hésitation est positivement un vouloir embarrassé et qui s’oriente » (181). Autrement dit, l’hésitation, selon lui, est l’interaction entre le sujet comme « conscience militante » et un projet éventuel. Durant le processus du choix, cette conscience est « capable de moduler sur les divers modes du catégorique et du problématique » (184). Dans la perspective intermédiale, on emprunte le côté positif de l’hésitation, en considérant qu’« hésiter ne se réduit pas à l’incapacité de faire un choix ; hésiter, c’est se sentir lié dans la durée à des objets divers, voire opposés » (Méchoulan, à paraître, 10). Dans cette séquence du choix de la photo à coller, l’hésitation de Varda montre son attachement et ses affects pour les moments du passé, et cela constitue l’origine de la création du présent film.

L’esthétique du sublime : un égard à « des vraies gens »

De la structure et de la modalité narrative du film, qui nous ont permis de jeter un coup d’oeil sur la philosophie de la temporalité chez Agnès Varda, nous passerons à l’esthétique du film. Comme il s’agit d’un des termes les plus discutés dans la philosophie de l’art, la définition du sublime a évolué de manière significative au fil du temps. À partir de Burke et Kant, la philosophie du sublime a marqué une rupture avec la poétique classique, selon laquelle le sublime ne peut être atteint que par les génies. Kant fait du sublime un jugement esthétique humain en accordant de la dignité à la sensibilité propre de l’homme. Autrement dit, c’est la manière de percevoir les choses extérieures et l’appréhension de ces perceptions par la conscience qui comptent. L’humanisme qui reflète la pensée engageante dans la création cinématographique de Varda est une conjonction avec cette tradition humaniste kantienne. À notre avis, dans ce film documentaire, des éléments du sublime – entendu dans le sens kantien – méritent une discussion.

Dans Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), Kant mentionne trois sortes de sublime, soit le « sublime terrible » dont le sentiment s’accompagne de tristesse ou d’effroi, le « sublime noble » qui s’accompagne de tranquille admiration, et le « sublime magnifique » qui s’allie au sentiment d’une auguste beauté. « Le sublime émeut, le beau charme » (1969, 19), dit Kant. Dans le film, les réactions des protagonistes face à l’oeuvre d’art et leur philosophie de la vie relèvent des deux premiers types de sublime. Par exemple, le moment où Jeannine, « la dernière habitante du coron » de la cité minière de Bruay-la-Buissière qui ne veut pas partir, se retrouve face à la photo de son visage en grand format collée au mur de sa maison est un moment sublime. Quand elle sort de sa maison et voit l’image, elle est tout d’abord étonnée, puis elle dit « Que puis-je dire ? Rien » ; tout de suite après, elle pleure en mettant sa main sur sa bouche. Sa réaction émotionnelle correspond à ce que Kant mentionne sur le sentiment du sublime dans La critique de la faculté de juger (1790) : « le sentiment de sublime en revanche est un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, étant produit par le sentiment d’un arrêt des forces vitales durant un bref instant, immédiatement suivi par un épanchement de celles-ci d’autant plus fort » (cité d’après Carrive 1986, 79). L’oeuvre d’art offre cette expérience du sublime à Jeannine, et cet étonnement engendré, selon Martin Mees, « n’est pas qu’une surprise, mais aussi déprise de soi. C’est le moment où s’interrompt le fil du quotidien, le “progrès de l’imagination”, le moment où se suspend la conscience intentionnelle » (2016, 399).

C’est un moment de l’élévation de l’âme vers les sentiments moraux, l’admiration ou le respect de la dignité humaine. Le visage de Jeannine, qui respire la sévérité et l’étonnement, est un visage pénétré par le sentiment du sublime (Kant 1969, 19). Les émotions de Jeannine, l’une des dernières personnes à habiter le coron, font hommage aux souvenirs des ancêtres, au souvenir du dur travail dans les mines, et représentent aussi une solitude. Si dans cette dernière scène se confondent le sublime terrible et le sublime noble, la scène de l’admiration tranquille des anciens mineurs face à l’image des figures de leurs ancêtres et celle où, dans l’usine, l’ouvrier regardant des photos de groupe collées au mur s’exclame « C’est surprenant, l’art c’est pour surprendre des gens » correspondent, d’après nous, au sublime noble tel que l’entend Kant, car les personnes filmées y éprouvent l’effet magnifique de l’art.

La scène montrant Pony, le vieil homme se considérant artiste en créant des oeuvres avec les capsules ramassées, rappelle le « palais idéal » dans Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Bodan Litnanski, un maçon russe retraité qui construit des tours-totems avec tout ce qu’il trouve dans les décharges, y montre l’endroit où il habite, témoignant de la profonde solitude qu’il éprouve. Son petit monde de conte de fées se trouve en pleine nature. Même avec ses décorations poétiques, l’endroit fait peur, car il produit l’effet des cabanes vues dans les films d’horreur. Cet effet glauque rappelle la série de gros plans sur les poupées abandonnées et incrustées dans les tours, dans Les Glaneurs et la Glaneuse, qui transmettent une ambiance lugubre et ludique en même temps. Sa demeure humble, les rides sur son visage, sa bouche partiellement édentée, ses mains ridées aux ongles jaunis, tous ces signes du vieillissement et de la pauvreté apportent une touche mélancolique qui contraste avec l’attitude positive de Pony à l’égard de la vie : « ma mère la Lune m’a donné la fraîcheur, mon père le Soleil, sa chaleur, et l’Univers pour y habiter », dit-il. Si voir le domicile de Pony fait naître en nous de l’effroi et transmet un « sublime terrible » – qui permet au spectateur d’éprouver un sentiment de beauté et de tristesse en même temps –, sa gratitude envers la Nature inspire un grand respect.

L’effet produit par le sublime terrible est encore plus fort dans la scène où les deux artistes discutent de disparition sur la plage où se situe le bunker. La plage est déserte, le vent souffle fort, rendant de plus en plus floue l’image des deux artistes jusqu’à ce que celle-ci disparaisse du plan. Cette scène crée un effet de sublime terrible, car la force du vent sur le sable et la mer fait peur, paraissant capable de tout engloutir et d’effacer les traces de toute existence, comme la marée a décollé l’image de Guy de la paroi du bunker. Comme le dit la voix off de Varda, « la mer a toujours raison, et le vent, et le sable. L’image avait disparu, nous allons disparaître aussi ».

Paulette Carrive, dans son étude sur le sublime chez Kant, fait une courte généalogie de la relation entre la solitude et le sublime, en remontant à la philosophie de Shaftesbury, qui décrit le sentiment du sublime qu’il ressent dans les hautes montagnes comme une « grâce farouche », soit un sentiment de solitude mélangé à un certain sentiment d’enthousiasme (1986, 72-73). Edmund Burke et Kant décrivent aussi le sentiment de sublime comme une « horreur agréable », un plaisir négatif. De cette étude émergent des éléments supplémentaires du sublime abordés par Kant dans les Observations, entre autres, la solitude. De plus, Carrive fait le constat que, comme la tristesse et l’effroi, la solitude est liée au sublime terrible (1986, 73) selon les trois catégories de sublime que Kant a traitées dans son ouvrage. Dans Visages Villages, comme dans toute la cinématographie de Varda, la solitude constitue un sujet existentiel essentiel. Comme son interrogation sur la mort et le manque, la mise en scène de la solitude, dans ce film, participe aussi à l’esthétique du sublime.

Premièrement, la solitude des personnages est représentée de manière directe. Depuis sa naissance en tant que concept esthétique, en passant par Burke et Kant, le sentiment de sublime est relié à la grandeur, souvent infinie, de la nature ou de toute autre scène engendrant le même sentiment de « délice horrible », où l’esprit s’emplit d’un certain sentiment paradoxal d’infini et d’impuissance. Kant a introduit le concept de « sublime mathématique » dans La critique de la faculté de juger, en l’associant à la grandeur absolue (2000, 229) : « est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit » (231). Cette formulation kantienne est émise en contraste avec un concept que nous explorerons plus loin, soit le « sublime dynamique ».

Si les portraits en noir et blanc, d’une envergure imposante, suscitent chez le spectateur le sentiment de sublime propre au « sublime mathématique », les vastes champs de l’agriculteur de Chérence travaillant seul sur 200, parfois même 800 hectares, révèlent une poétique de la solitude en harmonie avec le « sublime terrible » de Kant. La voix off de Varda s’exclame devant cette solitude : « J’imagine ce gars, sur son tracteur, en face de 800 hectares. Quelle solitude ! » L’effet du « sublime terrible » prend une forme explicite dans cette dimension mélancolique de la solitude, se manifestant également dans les séquences dédiées à Jeannine, à Pony et à Didier Campy, l’ouvrier faisant face à son dernier jour de travail avant la retraite. Celui-ci exprime une tristesse ou une peur face à l’incertitude de l’avenir, décrivant ce sentiment comme un vide, comme s’il allait chuter d’une falaise. La représentation de la poétique de la solitude dans le film révèle l’apogée de l’esthétique du sublime terrible kantien. Cette manifestation atteint son apogée lorsqu’on considère le côté « enthousiaste » de ces personnages qui endurent la solitude tout en démontrant une grandeur d’esprit. Ils le font en exprimant une paix intérieure pour leur mode de vie, la sublimité de leur esprit inspirant ainsi le respect du spectateur. En quelque sorte, c’est dans cette sublimité de l’esprit, qui est assez puissant pour appréhender les émotions négatives et en voir la beauté et l’harmonie, que réside la dignité de l’humanité selon Kant.

Le pathos que Varda, en tant qu’artiste, a montré chez « les autres » s’accompagne toujours d’une interrogation existentielle profonde dans son oeuvre cinématographique. Un enjeu central sur lequel elle s’interroge est la mort, représentée soit de manière directe à travers les personnages et les intrigues[3], les tableaux et symboles – par exemple la tête de mort –, soit de manière implicite par l’intermédiaire des dispositifs comme la lumière, la couleur et la musique[4]. La représentation de cette enquête spéculative sur la mort, qui est la peur primordiale et essentielle de nos « peurs ancestrales et basiques » (Varda par Agnès, 2019), est étroitement liée à l’esthétique du sublime kantien.

Dans Critique de la faculté de juger, Kant distingue le sublime mathématique du sublime dynamique. Si le premier concerne la grandeur de l’objet observé, le second réside dans la dynamique des plaisirs négatifs qui se joue dans notre esprit lorsque nous sommes confrontés à un objet de la nature qui « fait peur ». C’est-à-dire que la « puissance destructrice » de la nature « rédui[t] notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante » (2000, 243). Julian Young, dans son article intitulé Death and Transfiguration: Kant, Schopenhauer and Heidegger on the Sublime, interprète le moment de la confrontation à l’objet dans la nature, dans le sublime dynamique, comme le moment où nous sommes confrontés à notre propre mort, et c’est cette dernière qui constitue le véritable objet qui nous fait peur (2005, 133). Ce qui est sublime dans cette peur éprouvée par l’esprit, c’est que les objets extérieurs – ou plutôt la mort, autrement dit, notre finitude –, selon la compréhension de Young, « élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une tout autre sorte, qui nous donne le courage d’être capables de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature » (Kant 2000, 244). Cette dynamique de combat entre Éros et Thanatos, qui est liée à la puissance de notre esprit, pourrait nous aider à mieux saisir la relation entre l’angoisse de mort et la création artistique chez Varda.

Ce sont peut-être les frissons donnés par la guerre et l’exil en France dans son enfance, ou encore la perte de son père dans sa jeunesse, qui ont rendu la cinéaste aussi sensible à l’ombre de la mort qui plane désormais au-dessus d’elle. En revenant à Kant, on peut considérer que les objets extérieurs de la nature suscitent une peur de la mort ou d’une puissance infinie qui dépasse notre imagination. Simultanément, notre pouvoir de raison nous permet de percevoir une supériorité sur la nature, même dans son incommensurabilité, et sur ce sentiment se fonde celui de la « conservation de soi-même » ; c’est ce qui « dévoile un pouvoir de nous juger comme indépendants » du danger produit par cette puissance dévastatrice de la nature, de telle manière que « l’humanité en notre personne demeure non abaissée, quand bien même l’homme devrait succomber devant cette puissance » (2000, 244). Cette dynamique qui s’active dans notre esprit pendant l’instant du « sublime dynamique » éclaire notre compréhension de la relation entre l’obsession de la thématique de la mort et sa représentation artistique dans les films de Varda. Dans ses oeuvres, l’angoisse de la mort et le rôle salvateur de l’art, en particulier de l’image, s’entremêlent constamment, constituant en quelque sorte l’une des raisons essentielles de la passion de la cinéaste pour la création antistatique.

En premier lieu, la volonté affirmée de créer des liens avec le « passé immédiat » – que nous avons démontrée plus haut – transmet une angoisse causée par l’écoulement du temps, qui signifie « la perte ». Cette idée concernant le lien de l’image à la continuité temporelle est exprimée à la fin de Les plages d’Agnès, et cette scène est à nouveau présentée dans Agnès de ci de là Varda. Pendant une séquence de mise en abyme d’environ 15 secondes, Varda tient un miroir encadré, entourée des 80 balais multicolores offerts par ses voisins pour célébrer son 80e anniversaire, et annonce la clôture du film en voix off : « Tout cela est arrivé hier et c’est déjà du passé. La sensation s’est immédiatement mêlée à l’image qui en restera. Je me souviens pendant que je vis. » Juste après cette séquence, un écran noir apparaît brusquement, pendant environ 4 secondes, précédant les images du générique de fin. En second lieu, dans Visages Villages, la mort est représentée de manière symbolique – sauf dans la discussion entre Varda et JR, dans le petit cimetière où se trouve la tombe de Henri Cartier-Bresson, où la référence est faite de façon directe. Cette représentation nous permet de constater le rôle rédempteur de l’art, transférant à la cinéaste la force de s’approprier toutes les nuances sombres de la mort – et du vieillissement.

Penchons-nous sur les deux scènes où est représentée la maladie des yeux de Varda : la mise en scène de son regard flou fait partie de cette réflexion, à travers l’art cinématographique. L’association de l’image de son oeil que le médecin se prépare à piquer – un gros plan de l’oeil dont les paupières sont tenues écartées par un instrument médical – et celle, au marché de fruits de mer[5], d’un poisson dont la joue a été enlevée, crée un contraste farfelu entre les registres sérieux et ludiques qui suggère une attitude ironique envers la faiblesse corporelle ou la mort. Cette association résonne avec celle faite entre les images d’un ventre rond de femme enceinte et de la citrouille éventrée dans L’Opéra-Mouffe (1958), une séquence mentionnée de nouveau dans le dernier film de Varda, Varda par Agnès. Dans la séquence sur le soin de l’oeil, Varda établit une association avec l’image, dans le film Un chien andalou (1929), de l’oeil du personnage féminin taillé par un rasoir. On comprend ainsi que l’association atténue la peur de la cinéaste face à la piqûre reçue. Une autre association est réalisée par un gros plan du pendentif de Varda en forme d’yeux, rappelant son portrait en mosaïque et les anciennes fresques montrés dans Les plages d’Agnès.

D’ailleurs, les images tournées par JR des yeux, des mains et des pieds de Varda montrées vers la fin du film transmettent aussi cette poétique sublimatoire de l’art. Premièrement, le gros plan de l’oeil de la cinéaste, tout comme la photo en grand format collée sur les wagons-citernes, fait écho aux plans rapprochés de l’oeil, des cheveux et des mains de Jacques Demy pris sur la plage, avant sa mort, dans Jacquot de Nantes (1991). Nous considérons ce rapprochement entre les deux tournages comme une manière artistique, pour Varda, de faire le deuil de son mari, et aussi comme l’illustration du courage dont elle fait preuve en confrontant sa propre mort à travers la force de l’image – cette dernière ayant le potentiel de rendre le temps éternel. Deuxièmement, le retournement de l’objet photographié par JR pourrait être interprété comme une façon de rendre hommage à « sa complice » Varda, une prédécesseuse arrivée au crépuscule de sa vie. La représentation de ce geste de JR nous semble significative, pouvant être interprétée comme un symbole du « retour à soi » dans le cadre de l’interrogation existentielle de Varda. L’hommage rendu à la cinéaste se manifeste aussi par la séquence de travelling montrant l’avancement des wagons portant les immenses images de l’oeil et des doigts de pied de Varda, synchronisée par une musique douce et la voix off de JR : « Tes pieds et tes yeux racontent une histoire. Ce train ira dans plus d’endroits, où tu n’iras jamais. » Nous interprétons cette installation comme une représentation artistique de la finitude inconnue de la vie.

L’esthétique de l’aura

L’idée principale de Walter Benjamin, exposée dans son essai intitulé L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée[6], est que l’oeuvre d’art subit un « déclin de l’aura » depuis le développement technique permettant sa reproduction – laquelle, avec le temps, atteint son excédent. Son application dans la création artistique, via la photographie et le film – soit les deux agents les plus puissants –, revêt une « fonction destructive » en entraînant « la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel » (1936, 42). La création photographique de JR dans le film Visages Villages constitue plutôt une résistance à cette tendance qui, de nos jours, accorde de plus en plus de poids à la rentabilité de l’oeuvre d’art.

Benjamin écrit : « Ce qui, dans l’oeuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura. […] la technique de reproduction […] détache la chose reproduite du domaine de la tradition » (1936, 42). Ce dépérissement de l’aura de l’oeuvre d’art est expliqué comme la perte de son unicité et de son authenticité :

À la reproduction même la plus perfectionnée d’une oeuvre d’art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s’exerçait son histoire. […] Le hic et nunc de l’original forme le contenu de la notion de l’authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d’une tradition qui a transmis jusqu’à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même.

Benjamin 1936, 41

D’après notre interprétation, l’unicité de l’oeuvre d’art réside dans la singularité de sa « trame spatio-temporelle » créée pendant le processus artistique, comme l’affirme Bruno Tackels dans sa monographie intitulée L’oeuvre d’art à l’époque de W. Benjamin. Il soutient que « l’aura est un tissu, une texture, un tissage formé d’espace et de temps d’un espace et d’un temps. Pour qu’apparaisse quelque chose comme l’aura, la condition fondamentale est qu’il y ait de l’espace et du temps – c’est-à-dire de l’humain » (1999, 53). C’est cette singularité du tissage, rendue possible par la création artistique, qui lie l’espace, le temps et l’humain, conférant ainsi un caractère auratique à l’oeuvre d’art.

« Tu sais, c’est avec ce camion que je pars partout dans le monde. […] On partait dès qu’on pouvait, par-ci par-là en France. […] faire des rencontres, pour trouver des idées », confie JR dans son monologue au début du film. Le fait d’aller dans les régions reculées, d’y parler avec les habitants locaux pour écouter les histoires et souvenirs propres à chacun, puis de prendre des portraits de chaque personne et de les coller en grand format sur leur maison constitue une création artistique qui démontre la construction de cette « singulière trame de temps et d’espace » (Benjamin 1936, 43). C’est le cas, par exemple, des images des anciens mineurs collées en grand format sur les maisons en briques des habitants, de celle du visage de Jeannine, « la dernière résistante du coron », collée sur sa maison, ainsi que de la figure aux immenses dimensions de l’agriculteur, collée sur son hangar. Le portrait photo de chaque personne, pris hic et nunc, devient une oeuvre unique dont la reproduction fera dépérir l’aura, alors que le film qui crée et enregistre ces moments se construit sa propre unicité auratique.

L’authenticité de l’oeuvre d’art, qui fait partie de son aura, insiste sur la transmission de la tradition : « l’authenticité d’une chose intègre tout ce qu’elle comporte de transmissible de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. […] Sans doute seul ce témoignage est-il atteint, mais en lui l’autorité de la chose et son poids traditionnel » (Benjamin 1936, 42). Ainsi, Benjamin met de nouveau l’accent sur la tradition : « l’unicité de l’oeuvre d’art ne fait qu’un avec son intégration dans la tradition. Par ailleurs, cette tradition elle-même est sans doute quelque chose de fort vivant, d’extraordinairement changeant en soi » (44). Dans ce film, ou plutôt dans toute la filmographie de Varda, on peut voir que celle-ci met l’accent sur la transmission de la tradition, et c’est l’image qui joue ce rôle – pensons aux vieilles cartes postales des mineurs ou encore à la photo qui raconte la belle histoire d’amour de l’arrière-grand-mère et de son amant. Dans un deuxième temps, la mise en abyme, l’une des techniques favorites de Varda, permet à l’artiste de transmettre aux spectateurs l’importance que revêt pour elle la transmission de la tradition. Par exemple, elle a demandé à deux filmés, qui sont frère et soeur, de prendre un selfie devant la photo de leur arrière-grand-mère collée en grand format sur leur maison ; à la fin de cette scène, la soeur dit que sa fille a mis cette image sur Facebook comme image de profil. De même, dans la scène où Nathalie, la serveuse du bistro, est prise en photo, Varda lui fait tenir une ombrelle qui, datant de 1973, était celle de la mère de Vincent, le carillonneur. Après l’entretien mené avec Nathalie, sous son immense photo collée au mur, Varda demande aux deux enfants de celle-ci de prendre un selfie devant la photo de leur maman – cet acte pourrait être interprété comme une intention de l’artiste de transmettre l’art de la photographie. Dans un troisième temps, cette volonté de transmission de la tradition s’illustre dans le film par le biais d’un métier pratiqué de père en fils – Vincent, le carillonneur du village, a hérité de cette vocation de son père et l’exerce depuis une dizaine d’années. La voix off du père de Vincent dit : « Depuis l’âge de 14 ans, j’étais carillonneur. J’ai connu Danielle Tamisier, l’ancienne carillonneuse qui carillonnait à merveille et qui m’a appris cette musique de clochers. J’ai transmis à mon fils cet amour des cloches. » Le métier, qui témoigne de l’histoire du village et de l’évolution de l’art du carillon, représente une tradition ancrée dans son authenticité propre. Le film, qui enregistre non seulement la pratique de ce métier en voie de disparition, mais aussi son héritage, acquiert quant à lui une dimension auratique.

L’unicité et l’authenticité de l’oeuvre d’art auratique ont un fondement rituel, comme le soutient Benjamin : « Il est de la plus haute signification que le mode d’existence de l’oeuvre d’art déterminé par l’aura ne se sépare jamais absolument de sa fonction rituelle » (1936, 44). À l’époque préhistorique, l’art servait d’outil de magie dans le rituel religieux – « la production artistique commence par des images au service de la magie. Leur importance tient au fait même d’exister, non au fait d’être vues » (46). Avec l’essor de la technique, sa valeur d’exposition fait son apparition. Le rôle de l’oeuvre d’art se transforme, passant de l’instrument de la magie à l’« oeuvre d’art ». La chose est qu’avec le temps, et surtout avec l’épanouissement de la reproduction mécanisée, l’oeuvre d’art se réduit aux produits qui mettent en priorité la rentabilité, comme le confirme Benjamin : « la reproduction mécanisée, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’oeuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel. Dans une mesure toujours accrue, l’oeuvre d’art reproduite devient reproduction d’une oeuvre d’art destinée à la reproductibilité » (45). C’est là que commence le déclin ou la perte de l’aura de l’oeuvre d’art. Alors, dans notre époque où la relation entre l’art et l’humain se trouve complètement changée, comment approcher le caractère auratique de l’oeuvre d’art ?

De l’analyse de Bruno Tackels sur la valeur d’exposition de l’oeuvre d’art, notamment dans l’exemple du musée, on peut tirer deux solutions : faire renaître le rituel et adopter une attitude contemplative. En premier lieu, la pratique magique qui est au fondement de l’art désigne le fait que l’acte est en train de se représenter (1999, 68). Dans le film, le processus de collage des visages en grand format est montré à plusieurs reprises. D’abord, le camion photomaton de JR, qui permet l’impression des photos en grand format dans un délai de cinq secondes, produit un effet ludique et magique ; ensuite, le collage effectué par l’équipe de JR, grimpée sur l’échafaudage ou sur un chariot télescopique, fait aussi partie du rituel. C’est le cas, par exemple, du collage des portraits des anciens mineurs au début du film, de celui de la photo ovale de l’arrière-grand-mère, de l’assemblage des visages aux dimensions immenses des trois femmes débardeuses à travers les conteneurs, du collage de la photo de Guy Bourdin sur le bunker à la plage de Saint-Aubin-sur-Mer, etc. Parfois, les deux artistes font participer des habitants au collage  : dans le « village fantôme », on prend des photos-portraits, puis chacun taille son visage et le colle au mur. Ce processus présente la façon dont se forme l’art de la photographie de JR, et l’acte en soi est à la fois un jeu et un rituel, créant des liens affectifs entre les gens – en particulier, lorsque les gens, devant leur portrait en noir et blanc, plongent dans la contemplation, l’acte du film de montrer le collage transmet sa valeur rituelle et, en occurrence, auratique. Selon Benjamin, « la valeur unique de l’oeuvre d’art, “authentique”, a sa base dans le rituel. Ce fond rituel, si reculé soit-il, transparaît encore dans les formes les plus profanes du culte de la beauté » (1936, 44). Reprenons la réflexion de Bruno Tackels concernant la valeur d’exposition de l’art. D’après lui,

L’oeuvre de culte dans le lieu saint et l’oeuvre d’art dans l’espace profane du musée sont deux manières antagonistes de subordonner la pratique d’exposition à l’attitude contemplative. Dans l’une comme dans l’autre, nous assistons, sans bouger et sans toucher, à la même présence de l’aura, qu’elle soit régulière (sainte) ou séculière (belle).

Tackels 1999, 69

Dans le film, les réactions qu’ont les personnes filmées à la vue de leur portrait sont mises en scène à plusieurs reprises. Par exemple, dans l’extrait du coron, l’étonnement et les pleurs de Jeannine face à son portrait collé sur sa maison créent un moment presque sublimatoire ; à cela s’ajoutent le moment où l’agriculteur se plonge dans l’admiration de sa propre image en format immense, collée sur son hangar, et la scène où, à l’usine chimique, l’homme face aux images des groupes d’ouvriers dit : « C’est surprenant ! L’art c’est pour surprendre aussi les gens, non ? »

En tant que spectateur, on ressent ce sentiment rituel en contemplant l’image de Guy Bourdin collée sur le bunker, d’autant plus qu’il y a la voix off de Varda : « Je ne pouvais pas rêver mieux pour Guy. Le voilà comme un enfant dans un berceau. Il repose en paix. […] Le lendemain matin, on est allé voir. La marée avait lavé l’image. » L’image de Guy est une photo que Varda avait prise de lui quand elle était jeune. À côté de la même cabine apparue sur la photo de celui-ci, Varda raconte à JR – qui adopte la même posture que Guy sur la photo – l’histoire qui entoure la prise de ce portrait et sa collaboration artistique avec Guy. Si on pense à l’authenticité de l’oeuvre d’art qu’on a mentionnée plus haut, cette image en soi constitue un médium qui a témoigné et qui transmet une histoire unique. En outre, le blockhaus où l’on a collé cette image a lui-même une existence historique, car « il s’agissait d’un blockhaus que les Allemands avaient construit sur la falaise pour assurer la défense des côtes ». D’un autre côté, la préparation du collage, qui est assez complexe, témoigne de la pratique artistique rituelle de JR, laquelle comprend le repérage du lieu, la prise des mesures, le fait de se renseigner sur la marée et le processus du choix de l’image à coller, mentionné dans la première partie de l’article. Tout cela fait naître une oeuvre de collage unique, authentique et dotée d’une valeur rituelle. Enfin, dans cette scène, la célébration de la vie de Guy, à travers le collage de son image, se lie avec la Nature. Varda, évoquant ce tournage dans son film Varda par Agnès, a déclaré que « c’était un tournage difficile et dangereux parce qu’il fallait tenir compte de la durée très courte de la marée basse ». C’est cette marée basse qui permet à Guy de trouver un « repos en paix » sur le bunker, tandis que la marée haute efface son image. Ainsi, la plage déserte et le bunker tombé de la falaise se transforment en un tombeau naturel, où le mouvement de la mer s’entremêle avec le mouvement vital de l’homme. Cette référence à la Nature renforce l’effet rituel de la création artistique, mettant en relief la valeur cultuelle et la puissance de la Nature.

Dans le chapitre VII de son essai, Benjamin aborde la résistance de la valeur rituelle de l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction, en mettant en avant la valeur cultuelle des anciennes photos :

[La valeur rituelle] se retire dans un ultime retranchement : la face humaine. […] Le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts, offre au sens rituel de l’oeuvre d’art un dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, sur d’anciennes photographies, l’aura semble jeter un dernier éclat. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, toute chargée de mélancolie. Mais sitôt que la figure humaine tend à disparaître de la photographie, la valeur d’exposition s’y affirme comme supérieure à la valeur rituelle.

Benjamin 1936, 48

Dans Visages Villages, les portraits des personnes filmés expriment déjà une admiration cultuelle envers celles-ci ; de plus, les anciennes photos, comme celle de Guy Bourdin et les vieilles cartes postales montrant la vie des mineurs de l’époque, constituent un culte du souvenir de ces êtres. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que le film présente deux moments permettant d’observer les réactions des personnes filmées face aux photos de leurs ancêtres. Tout d’abord, dans la scène du coron, deux mineurs contemplent, le visage empli de joie, les grandes images des anciens ouvriers, semblant y trouver du réconfort. Puis, un homme déclare : « Pour nous, c’est magnifique ! Alors moi, je vous dis tout de suite, pour moi c’est magnifique ! » La seconde scène concerne la photo de l’arrière-grand-mère : devant le portrait collé sur leur maison, la soeur dit « Je les aime vraiment ! », et le petit frère, un sourire sur le visage, déclare que « c’est vraiment l’image des ancêtres sur leur mur, sur leur propre mur, sur leur façade, c’est un grand bonheur ! Vraiment ! »

Conclusion

Réfléchir à ce film qui adopte une forme inventive au niveau du langage cinématographique, où différents modes artistiques se concertent – la photographie, l’interaction sociale avec les habitants locaux, les installations –, nous permet d’appréhender les effets esthétiques produits par ces éléments constitutifs du film, notamment grâce à la disposition harmonieuse des dispositifs par les deux artistes dans cette même oeuvre cinématographique. D’un autre côté, l’arrangement des dispositifs nous amène à entamer des réflexions sur l’aspect spirituel de la création. La caractéristique la plus essentielle de la « cinécriture » de Varda, à savoir sa constante autocitation, nous guide vers cette réflexion encadrée dans l’observation globale de toute sa poétique cinématographique. Cette observation panoramique de sa création laisse entrevoir des obsessions thématiques chez la cinéaste qui méritent une définition précise : l’interrogation sur le rapport de l’image au temps et à la mémoire, la sensibilité face aux malheurs des autres et à leur résistance gracieuse à travers l’art, et l’appréhension de la perte, du manque et enfin de la mort.

Le fait d’effectuer constamment des associations avec divers motifs de ses anciens films traduit une tension, chez la cinéaste, entre « être avec le temps » et « intégrer dans la durée », comme elle l’a confié dans Varda par Agnès lorsqu’elle abordait le tournage de Jacquot de Nantes. Dans un premier temps, la superposition des motifs répétitifs et leur héritage trouvé dans les différents films nous permettent de percevoir, dans cet avant-dernier film de Varda, une temporalité hétérogène qui revêt une épaisseur mémorielle et ontologique. Cela résonne avec la notion de « durée » de Henri Bergson, notamment avec sa définition du « moment présent », désignant un instant qui signifie toujours un mouvement du passé s’empiétant constamment sur le présent. Dans un deuxième temps, cette tension laisse paraître l’envie subtile chez la cinéaste d’éterniser le passé, symbole de la perte et du manque, à travers les images et autocitations obstinées, en établissant et en renouvelant constamment le lien avec les moments du passé. Dans un troisième temps, la sensibilité de la cinéaste face à la mort, cet aspect ténébreux qui s’entrelace avec la vie et s’y imbrique, laisse des traces dans son art cinématographique – par exemple, dans la fine attention qu’elle porte au malheur des vies qui sont souvent « en bordure » de la société. Dans un dernier temps, l’interrogation existentielle, présente dans toute l’oeuvre artistique de l’artiste à travers l’existence des autres, aboutit à une interrogation sur soi-même, en particulier sur la finitude de soi et sur le rôle salvateur de son art qui la passionne. En tant que couleur de base de la création de Varda, l’obsession de la mort et les motifs cinématographiques qui s’ensuivent constituent l’élément primordial de l’esthétique du sublime, sachant que, depuis Burke, le sentiment du sublime a été défini comme un « plaisir négatif ». Kant, pour sa part, a développé ce sentiment de sublime selon la notion de « sublime dynamique », c’est-à-dire qu’au moment où émerge le sentiment du sublime, le sujet ressent à la fois la peur de la mort et un sentiment de plaisir. La peur est essentielle dans ce processus, car c’est dans cette peur que nous sentirons la force de l’esprit humain ou le « pouvoir de la raison » pour appréhender tout ce qui est lié à la menace de la mort. C’est en ce sens que Kant considère l’expérience du sublime comme une expérience de la liberté. Nous considérons que c’est là la force salvatrice de l’art pour bafouer la peur de la mort. De même, l’occurrence répétée du motif relié à la mort dans les films de Varda, constituant une manifestation de l’obsession de la mort chez la cinéaste, élève son imagination de sorte que son esprit se rend compte de sa propre sublimité, laquelle est supérieure à cette menace ou à cette peur occasionnée par sa propre finitude (Kant 2000, 244), d’où la production de tout son art.

Le grand respect que les deux artistes manifestent envers l’être humain et la nature – soit les propriétés originales des objets filmés, les contradictions et les dialectiques qui existent dans la vraie vie – fait de la sublimité du pathos, et en particulier la sublimité de l’art en soi, comme une des preuves de la puissance de l’esprit humain qui, elle, aboutirait à la liberté. Les réflexions sur le rapport au manque et à la mort, et sur notre relation avec toutes les forces qui nous sont supérieures, comme la nature – laquelle prend forme dans les motifs cinématographiques que sont la mer, le vent, la marée, et la séquence sur la plage où Varda et JR sont submergés dans la tempête de sable et qui sert de scène de clôture au dernier film de Varda, Varda par Agnès –, nous permettent d’entrevoir la sublimité de l’humanité.

Toute cette quête artistique sur la finitude dans l’ordre temporel de notre existence permet la convergence de nos observations sur ces deux notions esthétiques, à savoir le sublime et l’aura. Walter Benjamin a proposé une définition ou plutôt une description de l’aura de l’oeuvre d’art dans son texte, en la désignant comme « une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il » (1936, 43). Comme le sentiment du sublime chez Kant, la pensée sur le sentiment de l’aura chez Benjamin se fonde aussi sur l’observation des objets naturels. Différente du moment du sublime chez Kant, où l’esprit réalise sa sublimité comme supérieure à la nature, la contemplation auratique de la nature où nous sentions l’aura des objets naturels qui, pour Benjamin, constitue la vraie oeuvre d’art auratique (Jaeger 2011, 19), insiste sur un état fusionnel avec la nature, voire une admiration cultuelle de la nature.

Pourtant, durant ces deux moments esthétiques où nos peurs et plaisirs se mélangent, nous ressentons une certaine « étrangeté » ou « déprise de soi », soit une « altérité » de notre propre perception habituelle du soi. Cette idée résonne avec les regards contemplatifs des filmés portés sur leur portrait en grand format ou sur les autres oeuvres de collage représentées dans le film. La scène où l’on voit les larmes de Jeannine, par exemple, est un moment où le sujet ressent cette « déprise de soi », cette « altérité » chez soi qui pourrait être interprétée comme une déprise temporaire du « soi » qui subit la réification de la société, ou du « soi » qui, habituellement, n’a pas l’occasion de réaliser la sublimité de son esprit. Cela constitue l’un des deux enjeux de la puissance gracieuse de l’art que nous tâchons de montrer dans notre article.

D’ailleurs, le lien établi par Benjamin entre le sentiment de l’aura et la « mémoire involontaire » chez Proust[7] et les études qui relient cette dernière avec le sublime – par exemple, l’étude réalisée par Agathe Simon intitulée « Proust, l’instant et le sublime » (2003) – nous permettent de constater la dimension spirituelle de ces deux moments esthétiques, c’est-à-dire la liberté existentielle que l’art permet. Pour Proust, homme de lettres qui subit constamment l’angoisse de la mort, ce sont les associations des images dans ses souvenirs, qui ont lieu de manière fortuite, qui lui permettent de sentir la « félicité », soit la dimension essentielle de son existence qui réside dans une vérité éternelle, en dehors de l’ordre temporel ; c’est la puissance libératrice de la création littéraire. Alors, pour Varda, la peur de la mort et le sentiment de délice qu’elle lui associe se mêlent dans toute sa création artistique ; c’est cette dernière, avec son rôle salutaire quant à notre relation avec le temps et avec notre enquête sur notre propre finitude, y compris notre angoisse, notre mélancolie et toutes nos tristesses indicibles, qui lui permet de ressentir l’« éternité » de son existence. C’est pourquoi la plage reste un motif phare dans la création de Varda, comme en témoignent ses monologues dans Les plages d’Agnès : « Et pourtant, ce sont les autres qui m’intéressent vraiment et que j’aime filmer. Les autres, qui m’intriguent, me motivent, m’interpellent, me déconcertent, me passionnent. Cette fois-ci, pour parler de moi, j’ai pensé : si on ouvrait des gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages. […] Le temps a passé, et passe, sauf sur les plages qui n’ont pas d’âge. » Dans la séquence du voyage en train vers la demeure de Godard, proche de la fin du film, se dévoile un plan significatif : on y observe Agnès Varda, somnolente, sa tête reposant délicatement sur son coude étendu le long du rebord de la fenêtre du train, baignée par hasard par un faisceau de lumière qui nimbe ses cheveux d’une teinte orangée sublimement métamorphosée en dorée. Immédiatement après surgit une scène où les deux artistes somnolent, lorsqu’à l’extérieur de la fenêtre du train défile l’oeuvre de collage de JR apparue initialement au début du film : une image spectaculaire d’yeux, plaquée sur les parois de deux imposants conteneurs d’usine qui prennent la forme évocatrice de châteaux. C’est là toute la grâce de l’art en tant que continuité temporelle : quand on ferme les yeux, l’art demeure toujours là pour être observé, assumant notre rôle et portant notre tradition.