Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 30, Number 3, Spring 2024 Cinélekta 9
Table of contents (10 articles)
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Pages liminaires
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Présentation
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Périple de la quête existentielle : de l’Autre à soi. L’esthétique du sublime et de l’aura dans Visages Villages d’Agnès Varda
JiaoJiao Xia
pp. 11–35
AbstractFR:
Cet article vise à explorer les effets esthétiques clés dans le film Visages Villages (2017) d’Agnès Varda en les reliant aux valeurs ontologiques sous-jacentes. Pour ce faire, nous introduirons deux concepts fondamentaux de la philosophie de l’art : l’aura selon Walter Benjamin et la notion de sublime chez Emmanuel Kant. Ces termes nous permettent de mieux comprendre comment sont employés les dispositifs cinématographique et photographique dans le film, en tenant compte des thèmes récurrents dans la « cinécriture » d’Agnès Varda. En particulier, nous examinons la réflexion sur la mort, en tant que sujet existentiel central dans son oeuvre, entrelacée avec des éléments tels que la mémoire, le vieillissement et la solitude. Cette approche philosophique offre une perspective sur la dimension spirituelle et spéculative de l’art cinématographique de Varda, suggérant une possible extension de ses réflexions sur les enjeux ontologiques et sur la fonction rédemptrice de l’art, tout comme elle sublime le réel à travers sa création artistique.
EN:
This article delves into the exploration of pivotal aesthetic effects in Agnès Varda’s film Faces Places (Visages Villages, 2017), linking them to underlying ontological values. By introducing two fundamental concepts from the philosophy of art—Walter Benjamin’s aura and Emmanuel Kant’s sublime—this article aims to elucidate the use of cinematic and photographic devices in the film with respect to recurring themes in Varda’s “cinécriture.” The discussion specifically focuses on thoughts on death as a central existential theme within her work, intricately woven with elements such as memory, ageing and solitude. This philosophical approach offers a glimpse into the spiritual and speculative dimensions of Varda’s cinematic art, hinting at a potential expansion of her contemplations on ontological matters and the redemptive role of art. Much as her artistic creation sublimates reality, this exploration seeks to deepen our understanding of the profound layers embedded in Varda’s films.
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Les approximations de la situation déictique. Les transcréations d’Anne Hébert
Marie Pascal
pp. 37–58
AbstractFR:
Après avoir constaté que les déictiques (« je », « ici » et « maintenant ») sont incessamment déstabilisés dans la prose d’Anne Hébert, nous cherchons à lever le voile sur les stratégies mises en oeuvre par les réalisateurs qui ont transcréé Kamouraska (Jutra, 1973), Les fous de Bassan (Simoneau, 1987) et Le Torrent (Lavoie, 2012) pour rendre compte des confusions identitaires des personnages à l’écran. Nous nous penchons d’abord sur les phénomènes représentatifs de l’instabilité de la situation déictique dans les textes (sous-tendant les questions « je est-il un autre ? », « où est ici ? » et « maintenant, mais quand était-ce ? ») pour ensuite lister les opérations de montage et le travail de la bande-son des films ayant pour but de transcréer ces lacunes des personnages et narrateurs hébertiens à l’écran.
EN:
After establishing that deictics (“I,” “here,” “now”) are constantly being destabilized in Anne Hébert’s prose, the present article will endeavour to lift the veil on the strategies used by the filmmakers who transcreated Kamouraska (Jutra, 1973), Les fous de Bassan (In the Shadow of the Wind, Simoneau, 1987) and Le Torrent (Lavoie, 2012) to express the screen characters’ confusion around their identity. First, the author examines the phenomena which are representative of the instability of the deictic situation in the texts (underlying the questions “Is I another?,” “where is here?” and “when was now?”) before listing the editing operations and the work on the films’ soundtracks whose goal is to transcreate these narrative and character lacunae on screen.
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Clint Eastwood and his Performance in The Bridges Of Madison County as a Precursor to the New Masculinity: The Close-Up of Robert Kincaid in the Rain
Antonio Cantos Ceballos
pp. 59–75
AbstractEN:
This article aims to explain how Clint Eastwood constructs his main male character in his film The Bridges of Madison County (1995), Robert Kincaid, as a clear precursor of the new masculinity and, therefore, how he enables the viewer to connect with him (and the story) on an emotional level. This feeling man is particularly visible in a memorable scene almost at the end of the film, in which the minimalist look of the character prevails, when, in the pouring rain, he walks towards Francesca (Meryl Streep), who is sitting and who remains seated, in her husband’s truck. This scene is one of the most daring of Eastwood’s career, as Kincaid is literally drenched in rain, emotionally drained and all glamour has definitely been washed out of his image. Applying the analytical method of a qualitative and interpretative nature to its analysis, this article will explain how, in order to achieve this fragility and sensitivity (culturally feminine attributes), Eastwood’s performance goes beyond the confines of the script to explore the realm of emotions as an effective way of giving richness and depth to the character, leading him inevitably to discover what he really feels for someone, in this case his beloved Francesca.
FR:
Cet article vise à expliquer comment Clint Eastwood construit le personnage masculin principal, Robert Kincaid, dans son film The Bridges of Madison County (1995) comme un précurseur manifeste de la nouvelle masculinité et, par conséquent, comment il permet au spectateur de se connecter avec lui (et avec l’histoire) sur le plan émotionnel. Cet homme sensible est particulièrement visible dans une scène mémorable presque à la fin du film, dans laquelle prévaut l’allure minimaliste du personnage, lorsque, sous une pluie battante, il se dirige vers Francesca (Meryl Streep) qui est assise, et qui reste assise, dans le camion de son mari. Cette scène est l’une des plus audacieuses de la carrière d’Eastwood, car Kincaid est littéralement détrempé par la pluie, épuisé émotionnellement, et tout glamour a définitivement été effacé de son image. En appliquant à son analyse la méthode analytique de nature qualitative et interprétative, cet article expliquera comment, afin d’atteindre cette fragilité et cette sensibilité (attributs culturellement féminins), la performance d’Eastwood dépasse les limites du scénario pour explorer le domaine des émotions comme une manière efficace de donner richesse et profondeur au personnage, l’amenant inévitablement à découvrir ce qu’il ressent vraiment pour quelqu’un, en l’occurrence sa bien-aimée Francesca.
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La vraisemblance dans la série Bates Motel : l’adhésion au récit et la mise en intrigue de la série thriller de type « antépisode »
Anne-Sophie Gravel
pp. 77–98
AbstractFR:
La popularité des séries policières n’est plus à faire, et le genre continue de se réinventer. D’abord centrées sur l’enquêteur, puis sur les processus d’enquête, on constate un récent foisonnement de séries dont le ou la protagoniste est coupable. Le personnage de Norman Bates, tiré du roman Psycho (1959) et du film éponyme (1960), n’échappe pas à cette tendance dans la série Bates Motel (2013-2017), campée dans l’adolescence du protagoniste. Si le genre policier s’attache à dissimuler le meurtrier jusqu’à la dernière minute, comment s’articule une série de type « antépisode » comme Bates Motel, qui débute alors que Norman a déjà été annoncé comme potentiel meurtrier ? L’article démontre de quelles manières les créateurs et créatrices s’y prennent pour maintenir l’adhésion de l’auditoire : loin de renier ses origines, l’histoire renouvèlerait l’intérêt du public en donnant un meilleur accès au point de vue de Norman et en tissant un jeu narratif entre la fiction et l’auditoire, entre la série et le film.
EN:
Television crime shows will always be popular, and the genre continues to reinvent itself. Initially they focused on the investigator, and then on the investigative process; recently we have seen a flurry of series in which the protagonist is an anti-hero. The character Norman Bates, taken from the novel Psycho (1959) and the film of the same title (1960), follows this trend in the series Bates Motel (2013-2017), in which the protagonist is a teenager. If the crime genre endeavours to conceal the identity of the murderer until the last minute, how does an “antepisodic” series such as Bates Motel unfold, given that Norman is already identified as a potential murderer from the outset? The present article demonstrates the ways in which the show’s creators tackled this question in order to maintain viewer loyalty: far from denying its origins, the story keeps audiences coming back by providing a better picture of Norman’s perspective and by weaving a narrative web between the fiction and the viewer and between the television series and the film.
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The Rezort (2015): Zombies, Refugees and B Protocols
Emilio Audissino
pp. 99–121
AbstractEN:
The Rezort (Steve Barker, 2015) tells the story of a post-zombie-apocalypse U.K. in which the remaining specimens of the zombie population are employed as attractions at “The Rezort,” a leisure island on which humans can have zombie-theme safari experiences, including remorseless shooting of the undead. The apparently formulaic narrative comes with an ambitious social commentary. The film directly links zombies, and their exploitative and persecutory treatment, to refugees, reflecting the worries of public opinion in the U.K. around the migration crisis at the time of its production. The article offers textual analysis inspired by the four levels of meaning (referential, explicit, implicit, symptomatic) found in David Bordwell’s Making Meaning (1989). The eye-match dynamics are analyzed as textual cues for the creation of the explicit meaning (zombies are people too), and the narrative turning point and holocaust references are interpreted as cues to the implicit meaning (the refugee crisis is like previous persecutions in history). Finally, cues in the film are interpreted as symptoms of the impending Brexit, the referendum for which would take place the year after the film’s release.
FR:
The Rezort (Steve Barker, 2015) raconte l’histoire d’un Royaume-Uni post-apocalypse zombie dans lequel les spécimens restants de la population zombie sont utilisés comme attractions au « Rezort », une île de loisirs sur laquelle les humains peuvent faire une expérience de type safari sur le thème des zombies, incluant des tirs impitoyables sur des morts-vivants. Le récit apparemment convenu s’accompagne d’un commentaire social ambitieux. Le film relie directement les zombies – et leur traitement, de l’ordre de l’exploitation et de la persécution – aux réfugiés, reflétant les inquiétudes de l’opinion publique britannique concernant la crise migratoire au moment de sa production. L’article propose une analyse textuelle inspirée des quatre niveaux de signification (référentiel, explicite, implicite, symptomatique) décrits dans Making Meaning (1989) de David Bordwell. La dynamique des regards qui se croisent est analysée comme des indices textuels pour la création du sens explicite (les zombies sont aussi des personnes), et le tournant narratif et les références à l’holocauste sont interprétés comme des indices du sens implicite (la crise des réfugiés est similaire à d’autres persécutions historiques). Enfin, les indices du film sont interprétés comme des symptômes de l’imminent Brexit, dont le référendum aurait lieu l’année suivant la sortie du film.
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Vers le futur par le passé ? Singularités contemporaines du cinéma de science-fiction brésilien
Alfredo Suppia
pp. 123–147
AbstractFR:
En dépit d’un regain d’intérêt pour la science-fiction depuis les années 2000, le nombre de longs-métrages du genre reste limité au Brésil. Cependant, la production de courts-métrages de science-fiction y est abondante, et plus récemment, on a vu quelques longs-métrages brésiliens affiliés au genre avoir un grand impact sur l’opinion publique et la critique. Ainsi, la science-fiction brésilienne peut être qualifiée de « baromètre » des tensions sociales et politiques dans le pays, avec sa longue histoire d’arbitraire, d’exclusion et de conflit permanent entre conservatisme et modernité, soit des aspects qui ont toujours façonné les contradictions internes de la société brésilienne. Cet article propose une brève histoire critique du cinéma brésilien de science-fiction vis-à-vis les tensions politiques au Brésil, de la moitié du xxe siècle jusqu’au temps présent.
EN:
Despite the renewed interest in science fiction since the 2000s, the number of feature films in the genre remains limited in Brazil. Yet an abundant number of short science fiction films are produced there, and more recently we have seen a few Brazilian feature films affiliated with the genre have great impact on public and critical opinion. Brazilian science fiction can thus be described as a “barometer” of social and political tensions in the country, with its long history of arbitrary and exclusionary practices and of constant conflict between conservatism and modernity, aspects which have always shaped the internal contradictions of Brazilian society. This article offers a brief critical history of Brazilian science fiction film in the context of the country’s political tensions from the mid-twentieth century to the present day.
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Les catégories de l’exemplarité. La sémiotique des formes de vie au service de la théorie cavellienne des stars
Benjamin Lesson
pp. 149–182
AbstractFR:
Parmi les importantes contributions théoriques de Stanley Cavell autour du cinéma, il y a sa conception singulière de la star : de film en film, par ses performances singulières, la star peut être appréhendée comme un exemple de manière d’agir et de vivre, source de spéculation morale. Cette appréhension esthético-morale d’une figure médiatique nous apparait d’une grande actualité – notamment propice aux études sur l’imaginaire cinématographique et social – et, afin d’en permettre le développement, l’enjeu de l’article consiste à en favoriser l’appropriation par des chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Nous proposons ainsi un cadrage conceptuel, en faisant dialoguer la théorie cavellienne des stars avec la sémiotique des « formes de vie » (Fontanille ; Perusset). Cette dernière permet de repérer et qualifier des manières d’être et de faire ; son cadrage conceptuel et ses typologies permettront de caractériser les domaines où les stars incarnent un certain modèle d’exemplarité.
EN:
One of Stanley Cavell’s important theoretical contributions around film was his singular conception of the star: from one film to the next, stars can be seen, through their singular performances, as an example of how to act and live and as a source of moral conjecture. This aesthetic and moral view of a media figure is, in the present author’s view, of great relevance today, and is particularly conducive to the study of the cinematic and social collective imagination. To develop this idea, the present text will encourage its appropriation by scholars in communication and the information sciences by offering a conceptual framework that brings into dialogue Cavell’s star theory and the semiotics of “life forms” (Fontanille; Perusset). This semiotics makes it possible to identify and describe ways of being and doing: its conceptual framework and its typologies make it possible to describe the fields in which stars embody a kind of model of exemplarity.
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« Hamedi (the cook) », l’« interpreter » et le « speaker-interprète » : le commentateur de film dans les archives coloniales
Vincent Bouchard
pp. 183–211
AbstractFR:
L’inefficacité et l’inadéquation des dispositifs de propagande coloniaux en Afrique sont maintenant relativement bien documentées. Plusieurs raisons permettent d’expliquer la mauvaise réception des films coloniaux par les populations locales et le très faible impact de leurs messages éducatifs : l’extrême diversité culturelle, économique et sociale qui caractérise les territoires africains sous domination européenne ; la faiblesse des moyens mis en oeuvre dans les dispositifs de projection ; et une conception erronée de la propagande en Afrique. Cet article propose d’explorer en détail ce dernier point, en insistant tout particulièrement sur la dichotomie entre la vision théorique des administrateurs en Europe et les tactiques créées par les équipes sur le terrain, spécialement au sujet d’un accompagnement oral de la projection. En effet, si de nombreuses expériences montrent que le commentateur de film en direct permet de remédier à la plupart des problèmes d’interprétation et d’appropriation du film par les audiences locales (traduction, absence de références sémantiques et syntaxiques, inexpérience de la projection cinématographique, etc.), l’importance de son rôle dans le dispositif de propagande coloniale est très rarement mentionnée dans les archives coloniales.
EN:
The ineffective and ill-suited nature of colonial propaganda tools in Africa has by now been relatively well documented. Several reasons can be given for the poor reception of colonial films by local populations and for the very little effect their educational messages had: the extreme cultural, economic and social diversity of the African regions under European domination, the few resources deployed to screen the films, and an erroneous conception of propaganda in Africa. This article explores this final point in detail by emphasizing in particular the dichotomy between the theoretical vision of the administrators in Europe and the tactics created by the film crews on the ground, in particular with respect to the oral accompaniment to the screening. For while numerous experiences show that live film commentary made it possible to remedy most problems local audiences had in interpreting the film and in applying it to their own situation (translation, the absence of semantic and syntactical references, the lack of experience in projecting films, etc.), commentary’s role and importance as part of colonial propaganda are mentioned only very rarely in colonial archives.