Article body
Dans son livre Sociologie des mobilités, John Urry s’intéresse aux diverses « […] transformations matérielles en passe de refaçonner le “social”, et surtout les différentes mobilités qui, par le biais de nos différents sens – voyages imaginaires, transmission des images et de l’information, virtualités et déplacements physiques –, sont en train de reconstruire, matériellement, le “social comme société” en “social comme mobilité” » (2005, 16). Cette étude qui pose de manière critique la question de la mobilité comme paradigme sociologique à part entière, susceptible d’interpréter adéquatement les transformations sociales dues, entre autres, à la mondialisation, à la circulation des biens et à la culture touristique, rate de peu la question des appareils et dispositifs techniques d’enregistrement, de diffusion et de consommation audiovisuels. Or, ces appareils et dispositifs, de la caméra au téléphone en passant par le magnétophone, la tablette et les dispositifs nomades d’« audio-vision » (Michel Chion), engrangent une véritable transformation de nos habitudes cinématographiques en ce que le désir de miniaturisation technique dont ils sont le symptôme contribue non seulement à « reconstruire » le « social », mais à redéfinir ni plus ni moins le « cinéma comme mobilité ».
Le présent dossier de la revue Cinémas a pour objectif de comprendre le « cinéma comme mobilité » dans son sens le plus large possible en interrogeant à la fois les contextes esthétique et technologique dans lesquels évoluent des appareils d’enregistrement de plus en plus légers et maniables, et l’environnement culturel et social de réception des sons et des images qui se veut de plus en plus nomade et itinérant. Si la question de la portabilité des appareils prend autant d’importance ici, c’est qu’elle est au coeur de ces « transformations matérielles » auxquelles fait référence John Urry et qui modifient significativement la définition même de ce qu’est le cinéma, autant dans la pratique que dans la consommation de celui-ci.
Les articles qui composent ce dossier ont justement été choisis de manière à refléter à la fois l’hétérogénéité et l’ampleur de ces modifications. Ces articles offrent un panorama transhistorique et transmédiatique d’une problématique, la mobilité, qui n’émane pas seulement, comme on pourrait le croire, des récents développements en technologie mobile (miniaturisation, maniabilité, etc.), mais puise également dans une histoire des techniques au sein de laquelle la portabilité des appareils d’enregistrement et de diffusion ainsi que la mobilité des corps demeurent un point nodal.
Dans un texte à valeur introductive, Laurent Guido montre comment, dès les années 1920, les théoriciens du cinéma, qui sont parfois eux-mêmes des cinéastes, pensent ensemble l’évolution des techniques d’enregistrement des images et l’invention de formes plastiques inédites. Ces réflexions que l’on qualifiera « d’avant-gardistes » s’inscrivent dans un contexte général où les moyens de communication modernes imposent le mouvement et la mobilité comme signes de modernité : on sait l’importance des images de trains, d’avions et de voitures dans l’histoire du cinéma. Si ces images célèbrent la photogénie de ces machines, elles ont aussi pour ambition, dans une perspective spectaculaire, de figurer les impressions visuelles et corporelles liées à la vitesse de déplacement. Les théoriciens s’emparent de ces figurations pour interroger à nouveaux frais le cinéma comme extension possible de la perception humaine, en portant leur attention notamment sur la danse comme « modèle d’une nouvelle forme de corporéité en mouvement ». Les cinéastes ne sont pas en reste, multipliant les expérimentations à partir des possibilités liées à la portabilité des nouveaux modèles de caméras.
Cette portabilité des machines sera au coeur de l’avènement, à la fin des années 1950, de ce qu’on appellera, non sans une certaine confusion, « cinéma-vérité » puis « cinéma direct ». Si la portabilité et l’ergonomie des caméras 16 mm suscitent l’intérêt des fabricants, la véritable révolution viendra du son, avec les premiers enregistreurs sonores portables professionnels conçus à partir de 1950 par l’ingénieur suisse Stefan Kudelski sous le nom de Nagra. En 1958, le Nagra 3, entièrement transistorisé et alimenté par des piles, relié à une caméra 16 mm par un câble, rend possible, avec une certaine fiabilité, le son direct synchrone tant attendu par nombre de documentaristes. Gilles Mouëllic choisit d’explorer ce « moment technique » à partir de quelques éléments d’un corpus peu étudié dans cette perspective ; celui des films consacrés à l’émergence, au début des années 1960, de la musique pop, qui marque les débuts d’un mouvement connu plus tard sous le nom de contre-culture. S’il s’agit, bien entendu, de filmer les performances des musiciens, l’intérêt est tout autant porté sur la diffusion mondiale des chansons et sur le triomphe de l’industrie du disque. Ce succès s’appuie sur ce que Ludovic Tournès appelle la « synergie des médias », fondée sur l’invention de techniques nouvelles d’enregistrement et de diffusion du son. Tandis que les postes de télévision occupent désormais des millions de foyers, le tourne-disque et le poste de radio portatif – vite appelé « transistor » – s’imposent comme les objets fétiches d’une jeunesse en pleine effervescence. Grâce à la portabilité des caméras et des enregistreurs sonores, les cinéastes participent à leur tour à cette culture de la mobilité en filmant, par exemple, les tournées des groupes de musique pop ou les premiers grands festivals qui voient le jour dans les mêmes années, mais aussi en inventant de nouvelles formes de représentation de ce monde en mouvement.
Dans une séquence analysée par Mouëllic, on voit les quatre Beatles équipés d’un même petit magnétophone à bande magnétique doté de prothèses auditives dont ils se servent pour écouter leur musique et enregistrer leur propre voix à la manière d’un dictaphone. Les premiers modèles de ces appareils sont apparus quelques années plus tôt, à la fin des années 1950. Dans la troisième contribution de ce numéro, Véronique Campan étudie les conséquences de cette écoute appareillée sur la perception du monde, contestant l’isolement communément associé à cet appareillage pour lui substituer une « acuité sensorielle inédite ». Cette « audition mobile » détermine un univers sonore singulier, mélange de musique, de bruits environnants étouffés par la présence de la prothèse, et de sons issus de l’intériorité du corps en mouvement. Marcher avec des écouteurs ou avec un casque crée ainsi une attention particulière aux sollicitations du monde dont le cinéma permet non seulement de rendre compte, mais aussi d’en décupler, par ses techniques propres, les potentialités.
La diversité de ces expériences sonores répond à la proposition du cinéaste Johan van der Keuken d’envisager « la réalité […] comme un champ (en terme énergétique) », proposition citée dans le texte suivant de Richard Bégin consacré à la « mobilographie », définie comme « un travail d’écriture qui implique à la fois un organisme composé de corps, d’appareils et de dispositifs, et un environnement au sein duquel cet organisme évolue, éprouve et ne cesse d’être en retour affecté ». Van der Keuken n’a cessé d’explorer, caméra à l’épaule, la matière vivante du réel dans un dialogue ininterrompu avec les multiples manières d’être au monde. En refusant le qualificatif de « documentariste » pour lui préférer celui d’« improvisateur », le cinéaste affirme la nécessité d’une confrontation permanente au mouvement du monde, conforme à ce que Bégin nomme une « éthique matérialiste et écologique ».
Aux aventures du regard de Johan van der Keuken répond l’aventure, bien plus contemporaine, du regard sur soi analysé par Marina Merlo. L’auteure renouvelle les études sur le regard caméra, notion bien connue de l’histoire du cinéma, en portant son attention sur le « regard caméra mobile », ainsi nommé en raison des appareils à l’origine de ces images de soi, en l’occurrence ici le drone et la caméra GoPro. Ce détournement de la fonction supposée de ces machines est l’occasion de penser à nouveaux frais l’importance du geste qui permet d’interagir à distance avec la caméra, de même que le goût de plus en plus prononcé pour l’immédiateté supposée des images dites « immersives », enregistrées par ces appareils dont la GoPro est devenue l’emblème.
Ce n’est pas sans une certaine ironie que le texte de Jean-Baptiste Massuet fait écho aux hypothèses de Marina Merlo. Si les techniques professionnelles liées aux images de synthèse remplacent les pratiques amateurs, l’enjeu ne semble pas si éloigné : être au plus près du vivant ou de son apparence. En effet, le but principal de la SimulCam, caméra au coeur du propos de Massuet, est de « réintroduire de l’humain dans la manière de cadrer un univers de synthèse », c’est-à-dire de réinventer ce que le cinéma virtuel a perdu : la trace du corps dans les mouvements de caméra portée. Remettre du corps dans les images pour retrouver le vivant et permettre ainsi une véritable interaction entre filmeurs et filmés – Massuet utilise même la notion « d’improvisation » pour qualifier la performance de l’opérateur – est en apparence une manière de retrouver une certaine essence du cinéma, mais l’environnement technologique nécessaire à la création d’images de synthèse est là pour nous rappeler qu’il s’agit moins d’écouter les puissances du corps que de mieux les contrôler.
En concluant ce dossier sur la saga James Bond, dont le premier opus cinématographique date de 1964, Marie-Hélène Chevrier et Chloé Huvet étudient la manière dont l’évolution de la mobilité du héros et de la dimension spectaculaire des séquences de course-poursuite accompagne à la fois l’appétit de la génération des baby-boomers pour les destinations exotiques et les innovations techniques propres au cinéma. Si les démonstrations de puissance des machines prennent souvent le pas sur les enjeux narratifs, un certain épuisement semble désormais gagner l’agent 007 dont le corps fatigué fait l’objet de toutes les spéculations : le corps comme limite à l’hypermobilité des hommes… et des images.
Appendices
Bibliographie
- Urry, John. 2005 [2000]. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ? Traduit de l’anglais par Noël Burch. Paris : Armand Colin.