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Dans un contexte culturel marqué par ce que Richard Poulin (2008, p. 55) appelle la « pornographisation » — définie comme le « recyclage d’archétypes pornographiques dans la culture » —, plusieurs réflexions théoriques se centrent sur la représentation du désir et de la sexualité au cinéma et dans les médias visuels [1]. Ces réflexions prennent différentes directions conceptuelles, au sein desquelles se fait néanmoins encore sentir l’influence de la psychanalyse du cinéma élaborée au cours des années 1970 — cet édifice théorique érigé notamment par Laura Mulvey, Christian Metz, Jean-Louis Baudry et Stephen Heath. En effet, nombreuses sont les critiques de cette pornographisation culturelle qui s’en remettent à une conception du regard cinématographique que nous pourrions qualifier de « mulveyenne », c’est-à-dire marquée par l’idée d’un regard masculin auquel s’adressent les images dominantes du désir [2]. Il peut être tentant d’accepter ces critiques d’un paysage médiatique qui repose sur un étalement parfois jugé malsain des fantasmes sur la place publique, surtout quand elles dénoncent l’objectivation perpétuelle de la féminité. Or, accepter ainsi la notion d’un plaisir visuel mulveyen ne permet pas de penser un certain cinéma qui problématise la pornographisation culturelle actuelle, ni même de penser la dynamique du désir telle qu’elle s’inscrit dans le cinéma et les médias visuels populaires — tout simplement parce qu’une telle approche fait abstraction de la notion de désir dans son sens psychanalytique.

Dans son ouvrage phare Hard Core: Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible” (1989), qui a notamment permis de concilier les approches théoriques et féministes du cinéma pornographique, Linda Williams fonde sa réflexion sur l’idée d’une maîtrise de l’image par le spectateur. Cette maîtrise, couplée avec une curiosité foucaldienne où le sujet veut tout voir du plaisir incontrôlé et incontrôlable de l’Autre (ici de la femme), génère ce que Williams (1989, p. 36) appelle la « frénésie du visible », c’est-à-dire « the visual, hard-core knowledge-pleasure produced by the scientia sexualis [3] ». Williams accepte ici la notion d’un certain plaisir visuel qui découle de la contemplation d’images et, surtout, l’idée selon laquelle cette contemplation procure au sujet observant une forme de maîtrise de l’objet observé ; cependant, elle constate aussi les limites liées à la représentation visuelle du désir et de la sexualité, en notant que :

[t]he more the male investigator probes the mysteries of female sexuality […], the more he succeeds only in reproducing the woman’s pleasure based on the model, and measured against the standard, of his own

p. 53

Autrement dit, la maîtrise visuelle se révèle nécessairement impossible, parce qu’elle est teintée par la subjectivité ; et c’est précisément autour de cette impossibilité que le désir est en mesure de se constituer. Eu égard à la conception psychanalytique du regard, que Lacan considère comme l’objet a de la pulsion scopique [4], il s’avère pertinent de repenser l’approche de Williams et d’envisager le désir au cinéma à travers une logique qui prend en compte l’aspect évanescent de l’objet-cause du désir. Si l’image typique de la pornographisation culturelle vise à susciter une forme de désir, ce désir s’inscrit ultimement autour de ce que l’image n’est jamais en mesure de montrer.

Vers une frénésie de l’invisible ?

En effet, si l’approche de Williams permet une critique à l’endroit d’un paysage médiatique pornographisé, qui semble reposer sur une frénésie du visible, il reste qu’une telle approche évite de concevoir la dynamique des regards, du désir et du fantasme dans une perspective proprement psychanalytique. Dans The Real Gaze, ouvrage qui repense la notion de regard cinématographique dans une perspective lacanienne, Todd McGowan effectue un bref détour par le rôle de l’objet a dans le cinéma pornographique, détour qui peut nous aider à penser cette pornographisation de la culture. Dans sa tentative de représenter et de rendre accessible l’objet a, la pornographie se veut exemplaire d’une monstration excessive, directement liée à ce que Linda Williams appelle la frénésie du visible. Mais, comme le constate McGowan (2007a, p. 28) :

[…] pornography assumes that the objet petit a […] is an actual object that one can see rather than a distortion in the fabric of the social reality that one must see in the process of distortion itself. […] Pornography fails because the gaze, the objet petit a in the field of the visible, is irreducible to the field of the visible itself.

La logique fondamentale de la pornographie semble alors nécessairement vouée à l’échec — tout comme l’extension de cette logique à la sphère de la culture visuelle populaire. Puisque le regard comme objet a demeure irreprésentable au sein du champ visuel, il serait plus approprié de penser que le désir, tout comme le fantasme qui le met en scène, repose sur ce qui échappe à la vision. Ainsi pourrait-on aborder la pornographisation propre à la culture visuelle contemporaine à travers l’idée d’une « frénésie de l’invisible ». Si le cinéma, à l’instar des autres discours visuels, peut sembler céder à la logique pornographisante en tentant de représenter l’irreprésentable, il s’avère qu’un certain discours filmique s’inscrit en marge de cette tendance, et arrive à remettre en question les conventions de représentation du désir, du fantasme, ainsi que de la masculinité et de la féminité, dans des films — par exemple ceux de Catherine Breillat, en particulier Romance (1999) — où ces notions sont problématisées et repensées ; on trouve également de telles remises en question dans le cinéma anglo-saxon, notamment dans les films de Jane Campion — Holy Smoke (Le feu sacré, 1999), In the Cut (À vif, 2003) — ou de Larry Clark — dont Ken Park (2002), coréalisé avec Edward Lachman, et le court métrage Impaled tourné pour le film collectif Destricted (2006). De tels films semblent articuler une réflexion cinématographique sur la pornographisation croissante du médium, réflexion qui se manifeste dans leur traitement du regard, du désir et du fantasme.

La vie d’Adèle et la féminité fantasmée

Une telle réflexion est fortement ancrée dans La vie d’Adèle, chapitres 1 et 2, d’Abdellatif Kechiche (2013). À travers la rencontre puis la relation amoureuse entre Adèle, jeune lycéenne qui découvre son désir homosexuel, et Emma, jeune étudiante aux Beaux-Arts qui vit ouvertement son homosexualité, la question du fantasme et de son rôle dans la représentation filmique de la féminité se trouve au coeur du discours livré par le film. Au vu des polémiques suscitées par son contenu érotique manifeste, il apparaît d’autant plus pertinent d’interroger ce film en ce qui a trait à la représentation de la féminité, et (surtout) au rôle du fantasme et du désir au sein de cette représentation. Alors qu’une certaine perspective critique condamne le film de Kechiche en le qualifiant de voyeuriste et de pornographisant, l’examen du contenu à la fois visuel et discursif du film révèle une tout autre teneur [5]. Il s’agira donc ici de situer la problématisation de la représentation de la féminité et du désir féminin dans une perspective psychanalytique, où nous pourrons considérer le rôle du fantasme, ainsi que celui du désir, dans la réception de ce film qui, malgré ce qu’une certaine critique a pu en dire, va à l’encontre de la dynamique fantasmatique foncièrement masculine qui teinte la culture populaire visuelle.

Dès les premières minutes du film, Adèle se rend au lycée où un professeur de littérature donne une leçon sur La vie de Marianne (1731) de Pierre de Marivaux ; le passage lu par les élèves révèle immédiatement et résolument la teneur du film. Une première élève lit le paragraphe suivant :

Mais m’écarterai-je toujours ? Je crois qu’oui ; je ne saurais m’en empêcher : les idées me gagnent, je suis femme, et je conte mon histoire ; pesez ce que je vous dis là, et vous verrez qu’en vérité je n’use presque pas des privilèges que cela me donne

Marivaux 1731, p. 48

Avec cette citation, Kechiche pose d’emblée l’essentiel de l’histoire qui se déroulera, et qui a tout d’un récit initiatique à travers lequel Adèle deviendra elle-même femme. À l’instar du professeur de lycée qui prie l’élève de reprendre sa lecture à l’énoncé « je suis femme » en lui demandant de le dire dans sa tête auparavant puisqu’il s’agit d’une « vérité », le film interroge la féminité et, surtout, sa représentation genrée au cinéma. Le choix de placer ce texte de Marivaux entre les mains de lycéens étudiant la littérature est donc loin d’être anodin ou arbitraire : il teinte d’ores et déjà le discours filmique. Détail non négligeable, La vie d’Adèle, comme La vie de Marianne, est un discours sur la femme énoncé par un homme. Le titre du film de Kechiche fait même écho à celui du récit de Marivaux : alors que la bande dessinée de Julie Maroh dont le film est une adaptation s’intitule Le bleu est une couleur chaude (2010), Kechiche choisit pour son film un titre qui reprend textuellement celui de Marivaux.

Mais Kechiche ne limite pas sa référence intertextuelle à la simple présence du texte de Marivaux dans son film. Les élèves enchaînent, en se relayant, leur lecture d’un long passage de La vie de Marianne où la narratrice évoque « un coeur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était » (p. 49). Largement annonciateur du récit à venir, ce passage présente d’emblée une thématique qu’il nous est possible d’aborder dans une perspective psychanalytique. En effet, le professeur demande aux lycéens comment ils comprennent qu’il manque quelque chose au coeur — question qui semble d’ailleurs les laisser sans voix. Le professeur renchérit alors en reformulant sa question ainsi : « Quand vous êtes chargés du regard de quelqu’un […] est-ce que vous partez avec quelque chose en moins dans le coeur ou quelque chose en plus ? », une question cruciale lorsqu’on considère le statut de l’objet a, qui représente ce qu’il y a dans l’objet plus que l’objet [6]. L’idée d’un regard dont nous sommes chargés vient également faire écho de façon frappante au regard tel que le conçoit Lacan, c’est-à-dire un regard qui provient du champ de l’Autre et qui inscrit le sujet dans une position de désir. Certes, une telle conception du désir se révélera à Adèle au cours de sa relation à venir avec Emma, et le récit présentera un sujet qui se réinvente afin de se maintenir dans la position d’objet du désir de l’Autre ; mais cet échange entre le professeur et les élèves se révèle également utile pour situer la réception du film et de son discours sur le fantasme de la féminité.

La vie d’Adèle pose résolument la féminité au centre de son discours. Plutôt que de construire une féminité fantasmée fondée sur des canons souvent réducteurs et contraignants, le film de Kechiche semble vouloir déstabiliser son spectateur en produisant un rapprochement inconfortable avec la protagoniste et son statut de sujet désirant : à travers des cadrages souvent très serrés, il lui retire l’habituelle élégance servant à maintenir la féminité dans le registre du fantasme ; c’est notamment le cas des nombreux plans rapprochés montrant Adèle mangeant et mastiquant [7], ainsi que des gros plans qui placent le spectateur au plus près de la peine d’Adèle — plans qui rompent avec l’habituelle représentation de la féminité. Le film présente a contrario une féminité non fétichisée qui l’inscrit dans une relation inhabituelle avec la représentation écranique de la féminité fantasmée. Il est crucial de préciser ici que le fantasme n’est aucunement absent du film de Kechiche ; il est simplement repensé et mis à distance. Cela se manifeste d’ailleurs d’une façon particulièrement frappante dans l’esthétique même du film : après avoir remarqué Emma pour la première fois en traversant une intersection, dans une séquence qui manifeste visuellement l’étourdissement et la perte de repères qui accompagnent le coup de foudre, Adèle repense à cette rencontre lorsqu’elle se retrouve seule dans son lit. Nous plongeant dans l’intimité la plus absolue de la protagoniste, le film nous la montre se masturbant en pensant à celle qu’elle a aperçue plus tôt dans la journée. Première d’une série de séquences de nature sexuelle qui parsèment le film, cette scène révèle le fantasme à travers un saut d’axe particulièrement frappant : alors que les plans tournés à la droite d’Adèle nous la présentent se masturbant seule dans son lit, les plans tournés à sa gauche — et conséquemment dans un rapport de 180 degrés — nous présentent le fantasme lui-même. Ces plans placent Emma à la droite d’Adèle et révèlent le support fantasmatique qui accompagne cet acte intime. Ainsi cette séquence nous procure-t-elle deux points de vue distincts et en rupture en raison du saut d’axe qui les relie : Adèle seule se livrant à un acte sexuel solitaire et Adèle avec Emma se livrant à des ébats sexuels fantasmés. Il est extrêmement intéressant de noter que le saut d’axe ainsi généré permet, au sein des images fantasmées, de placer Emma dans l’espace précis qu’occupe la caméra dans les plans présentant la réalité. Ce champ-contrechamp crée ainsi une tension entre le regard de la caméra qui filme la réalité (le champ) et le fantasme qui en découle (le contrechamp) ; il en résulte une réflexion filmique sur l’aspect fantasmatique de la représentation cinématographique de la féminité.

En effet, les séquences sexuelles permettent à Kechiche de remettre en question la représentation dominante de la féminité et du lesbianisme. Ces plans s’insèrent au sein du film suivant la logique d’un désir centré sur un objet inatteignable, et n’ont rien à voir avec la représentation plus fantasmatique à laquelle le cinéma se prête régulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en scène la sexualité. La première scène de nature sexuelle réunissant les deux jeunes femmes est exemplaire à cet égard : après une séquence au cours de laquelle Adèle et Emma discutent dans un parc, et où les plans représentent une dynamique des regards qui semble révéler une attirance contenue d’Adèle pour Emma, le plan suivant nous projette dans la chambre de cette dernière et nous montre les deux protagonistes nues. Délaissant la mise en scène de la montée du désir accompagnant le déshabillage et la découverte de l’autre, cette séquence nous plonge dans une représentation de la sexualité où la continuité du montage est abandonnée au profit d’une esthétique qui se centre sur une logique du désir fondée sur la recherche d’un surplus dans l’objet désiré. Mais surtout, la sexualité lesbienne dans le film de Kechiche a peu à voir avec la représentation médiatique habituelle de la sexualité féminine. C’est d’ailleurs sur cette base que Williams (2014, p. 13) conteste le bien-fondé de certaines critiques formulées à l’endroit de La vie d’Adèle ; elle attaque de front la question de la pornographisation perçue dans ce film, arguant que « the sex scenes are actually rather chaste if considered only in terms of what is actually seen rather than what viewers (or critics) think they see [8] ». Ces séquences ne peuvent donc pas mener vers la frénésie du visible propre à une logique pornographique, mais insistent plutôt sur une frénésie de l’invisible. Ainsi est-il possible de voir dans le film de Kechiche une véritable réflexion médiatique sur la représentation de la féminité et du désir féminin — réflexion qui, même si elle est menée par un homme, se révèle affranchie de la logique phallocentrique typique des médias visuels populaires.

La question d’une logique féminine du désir, ainsi que la problématisation de sa représentation à partir d’un point de vue masculin, se trouvent d’ailleurs mises en abyme dans une conversation durant la fête qu’Adèle organise pour Emma. Lorsque Emma lui demande si le plaisir peut vraiment être partagé, puisqu’il « est chaque fois différent en fonction des gens » et que le plaisir de l’un n’est pas le même que celui de l’autre, Joachim (un galeriste réputé) lui répond qu’il y a une qualité de plaisir profondément différente entre les sexes dans leur rapport à la jouissance. Lors de cet échange fascinant, qu’on peut aborder par le biais de la conception de la jouissance élaborée par Lacan (1975) dans Encore, Joachim affirme que la jouissance masculine est beaucoup plus limitée que la jouissance féminine ; quand l’une de ses interlocutrices lui demande s’il croit en l’existence d’un orgasme féminin mystique, il s’en déclare convaincu. Il perpétue ainsi l’idée lacanienne d’une jouissance masculine phallique et limitée, puisqu’elle est contenue dans le symbolique, alors que la jouissance féminine se situerait, selon Lacan (1975, p. 95), « au-delà du phallus » et conséquemment au-delà d’une fonction symbolique de représentation. La discussion amène Joachim à évoquer le mythe de Tirésias, qui « a eu la chance » de devenir femme, puis de redevenir homme, et selon qui la femme s’approprierait neuf parts sur dix de la jouissance — n’en laissant qu’une à l’homme. La séquence culmine dans une discussion sur la représentation de cette jouissance féminine dans l’art, car les interlocutrices de Joachim — Emma la première — remettent en cause la perception purement masculine d’une jouissance féminine « supplémentaire ». Alors que Joachim affirme que si la femme est ainsi représentée, c’est que les hommes « se sont acharnés à essayer de la représenter ; ça veut dire qu’ils l’ont vue », ses interlocutrices lui répondent que les hommes ont tout simplement imaginé — voire souhaité — cette extase et cette jouissance mystique, qui finalement « fait totalement leur fantasme [9] ». Ainsi la conversation entre Joachim et Emma se révèle-t-elle cruciale pour la compréhension de La vie d’Adèle : elle permet effectivement de considérer le film comme un discours qui accepte ses propres limites, mais qui tente néanmoins de problématiser le regard filmique, le fantasme de la féminité et le désir féminin. La vie d’Adèle s’inscrit dès lors dans un courant de films qui interrogent la médiation du désir, tout comme les fantasmes qui en découlent.

Shame et le fantasme traversé

Si La vie d’Adèle nous convie à une remise en question de la représentation fantasmatique de la féminité, le film Shame (La honte, Steve McQueen, 2011) propose pour sa part une réflexion sur la masculinité dans le contexte actuel d’une pornographisation culturelle accrue. Le film se centre sur le personnage de Brandon, un dépendant sexuel dont la vie est bouleversée par l’arrivée de sa soeur Sissy. La présence de Sissy troublera les rituels sexuels de Brandon, qui passent par le recours à la pornographie et aux services de prostituées. Si Shame ne semble initialement présenter aucun point commun avec La vie d’Adèle, une analyse plus approfondie nous permet de constater que les deux films offrent en fait des perspectives différentes sur la même problématique. Alors que La vie d’Adèle s’attarde à interroger la mise en images d’une féminité fantasmée, Shame s’intéresse plutôt aux conséquences de cette mise en images sur la masculinité et sur le (non-)rapport entre les sexes. Brandon incarne en effet une masculinité qui aurait traversé le fantasme de la féminité médiatisée et, plus important encore, de la possibilité d’un rapport entre les sexes [10]. Lorsque Lacan affirme — dans une formule célèbre mais souvent incomprise — qu’« il n’y a pas de rapport sexuel », il fait référence au réel de la différence sexuelle, et donc à la médiation fantasmatique et symbolique nécessaire pour qu’une tentative de rapport puisse avoir lieu [11]. Le symbolique se pose ici non seulement comme le registre permettant la relation du sujet avec l’autre, mais également comme la possibilité d’une relation avec l’autre en tant qu’être sexué et sexuel. Par sa tentative de remédier au trauma du réel d’un éventuel rapport sexuel, le symbolique produit le fantasme — aujourd’hui fortement médiatisé — d’un tel rapport à travers la construction des rôles genrés. Slavoj Žižek (1997, p. 65) résume la dynamique de ce « support fantasmatique » dans The Plague of Fantasies, lorsqu’il affirme que « even at the moment of the most intense bodily contact with each other, lovers are not alone, they need a minimum of phantasmic narrative as a symbolic support ». Ce support fantasmatique semble occuper une place accrue dans le paysage médiatique contemporain, et le rapport de Brandon avec le fantasme dans Shame peut dès lors se poser comme le lieu d’un discours filmique extrêmement important sur ce contexte de pornographisation dans les médias.

Dans les plans d’ouverture du film, la vie sexuelle de Brandon — où le fantasme s’est métamorphosé en morne routine pulsionnelle — se révèle à nous par un montage alterné. Pendant que Brandon se rend au travail en métro, ce montage nous présente la soirée précédente, au cours de laquelle il a eu recours aux services d’une prostituée. Le regard vide de Brandon, ainsi que son attitude désillusionnée — et ce, même durant les instants précédant l’acte sexuel —, semblent indiquer une monotonie désolante qu’il tente de combattre en rétablissant un lien avec le fantasme : ainsi demande-t-il à la prostituée de ralentir son déshabillage, comme s’il voulait prolonger l’attente fantasmatique du plaisir ; c’est également — et surtout — le cas de l’échange de regards qui a lieu dans le métro entre Brandon et une inconnue aux cheveux roux. Cet échange de regards porte la promesse fantasmée d’une possibilité de rapport sexuel. Alternés avec des plans de la routine matinale de Brandon, qui se lève, urine et se masturbe compulsivement dans la douche, ces plans d’une complicité naissante entre deux inconnus traduisent à la fois le rôle et l’importance du fantasme. Alors que la femme semble pendant un moment se laisser aller à une rêverie mettant Brandon en scène, et que son langage corporel trahit un désir montant devant cet inconnu, elle semble par la suite se ressaisir et se lève pour sortir du wagon de métro. La caméra s’arrête alors sur sa main gauche, où le spectateur — tout comme Brandon — peut aisément distinguer une alliance. Brandon se lève néanmoins lui aussi et se place derrière elle, ce qui la trouble visiblement ; elle sort et fuit vers le haut de l’escalier, après quoi Brandon la perd de vue.

Cette femme, par sa simple présence ainsi que par la façon dont elle est mise en scène, incarne le fantasme dans son fonctionnement le plus fondamental. Dès que Brandon tente de s’en approcher, elle lui échappe — à l’instar de l’objet fantasmatique qui se dérobe dès qu’on tente de se l’approprier, ou à l’instar du fantasme lui-même qui se dissout nécessairement au moment où le sujet risque de le réaliser. La gravité de la musique qui accompagne ces plans d’ouverture, tout comme le chromatisme froid du film, qui lui confère un aspect glauque, contribuent à dramatiser la mise en scène du fantasme. Fait non négligeable, cette inconnue aux cheveux roux revient tout à la fin du film ; l’échange de regards semble même se poursuivre là où il s’était interrompu au début du film, la femme dévisageant Brandon avec un regard chargé de désir, puis se levant pour sortir, la caméra insistant à nouveau sur son alliance, alors que la rame arrive à une station. Le film se termine sur cet instant, avant que le train ne s’immobilise, et — surtout — avant que le spectateur ne sache si Brandon se lèvera à nouveau, ou s’il demeurera assis afin de réintégrer la logique fantasmatique qui nécessite justement le maintien du fantasme dans son inaccessibilité. Cette fin abrupte révèle ainsi la problématisation du fantasme dans le discours du film, au point où il est permis de se demander si la femme rousse existe, ou si elle n’est elle-même qu’un fantasme imaginé par Brandon dans une tentative de rétablir une logique fantasmatique qu’il semble avoir résolument traversée.

Le film dans son ensemble représente Brandon en tant que sujet vivant dans une logique pulsionnelle au-delà du fantasme. À travers l’évolution de sa relation avec sa soeur Sissy, ce statut se précisera et finira par déstabiliser Brandon face à ses propres certitudes concernant sa vie sexuelle et émotive. C’est notamment le cas au moment où, alors qu’il s’adonne à une séance de visionnement de films pornographiques dans sa chambre, il surprend une conversation téléphonique entre Sissy et un amant qui de toute évidence est en train de la laisser. Le désespoir de Sissy s’avère troublant pour Brandon parce qu’il révèle le vide qui l’habite. Alors que Sissy, comme sujet désirant, souffre de la perte de l’objet, Brandon n’a pas d’objet à perdre puisqu’il se situe au-delà du fantasme et, conséquemment, au-delà de la logique du désir [12]. À travers sa dépendance évidente à la pornographie, Brandon se pose comme le résultat d’une culture pornographisée qui évacue le fantasme à force de trop vouloir s’en approcher. Par le biais de son recours à l’excès, la pornographie — nous l’avons vu — tente de mettre directement en scène l’objet a, dont elle semble ce faisant ignorer le caractère inaccessible. Autrement dit, la pornographie tente désespérément de s’approcher du fantasme — et du désir qui s’y trouve mis en scène — en donnant l’illusion que l’objet à la source du désir, et suggéré par le fantasme, peut se révéler à la vision. Alors que ce n’est pas dans la monstration que le désir scopique se manifeste et se perpétue, mais plutôt dans ce qui demeure invisible : la jouissance de l’Autre. Dans cette perspective, il semble tout à fait justifié de situer le pouvoir de l’érotisme dans une frénésie de l’invisible. Si la pornographie veut désespérément percer le mystère et l’évanescence de l’objet a, elle le fait au risque du fantasme même qu’elle tente de perpétuer. Shame s’inscrit précisément dans une tentative de révéler ce risque.

Dans cette optique, Brandon n’est pas seulement l’illustration d’un résultat potentiel de la logique pornographisante contemporaine ; il représente l’envers de l’hypothétique regard masculin mulveyen. Plutôt que de conférer au sujet un pouvoir sur l’objet de son désir, ce regard dénude l’objet du surplus qui en fait un objet de désir. Au contact de Sissy, qui vit une rupture et qui se pose donc comme sujet désirant à la recherche de son objet, Brandon semblera prendre conscience de son état et tentera de réintégrer une logique du désir (et du fantasme), notamment en entamant une relation avec Marianne, une collègue de travail. Au retour de sa première sortie au restaurant avec celle-ci, et lorsque Sissy prend connaissance de la dépendance de son frère à la pornographie, Brandon se met à tout jeter : revues, films, jouets sexuels ; il jettera même son ordinateur portable, visiblement investi de la honte suggérée par le titre du film. Il tente ainsi le tout pour le tout afin d’entretenir à nouveau un lien « normal » avec le désir et le fantasme, ce qui s’avérera impossible : nous le voyons en effet dans la séquence suivante fuir le bureau avec Marianne vers une chambre luxueuse pour y avoir une relation sexuelle, ce dont il se montrera incapable. Scène capitale du film, cette représentation de l’impuissance masculine sert le propos d’une façon cruciale, dans la mesure où elle témoigne d’une relation dysfonctionnelle entre le protagoniste et le désir sexuel, où l’objet dans sa forme typique — c’est-à-dire inatteignable mais simultanément fascinant — s’avère entièrement perverti. Lorsque Lacan dit de l’objet a qu’il représente ce qu’il y a dans l’objet plus que l’objet, il faut comprendre que l’objet a n’est jamais un simple objet : c’est un objet que le sujet investit d’une caractéristique propre à son désir. Un sujet au-delà du fantasme serait nécessairement un sujet qui ne projette plus cette qualité sur l’objet, et qui délaisse conséquemment la logique du désir pour celle de la pulsion — ce qui est décidément le cas de Brandon, qui aura recours aux services d’une prostituée une fois Marianne partie. Devant son impuissance dans un contexte socialement « convenable », où le désir serait mis en scène et où deux sujets s’adonneraient à un (non-)rapport médié par le fantasme, Brandon opte pour une relation où le non-rapport est évident puisqu’il comprend une transaction monétaire, échange symbolique s’il en est.

La séquence paroxystique du film, où Brandon quitte abruptement son appartement après une dispute avec Sissy, ouvre une perspective encore plus profonde sur le désespoir qui habite le personnage, incapable de se réinsérer dans une dynamique du désir. Après avoir subi la jalousie violente du conjoint d’une femme à qui il faisait une cour tirée tout droit d’un imaginaire pornographique, Brandon se dirigera vers un bar gay où il s’adonnera à des relations homosexuelles, dans une apparente recherche de reconnexion avec une forme de fantasme. On le voit ensuite entrer dans une chambre où il rejoint deux prostituées avec lesquelles il aura à nouveau une relation sexuelle ; la mise en images de cette relation va directement à l’encontre de la représentation cinématographique habituelle de la sexualité : les corps sont présentés dans un esthétisme qui leur retire toute forme de sensualité, leur conférant plutôt un comportement presque animal. Accompagnées d’une trame musicale aux accents fortement dramatiques, les images des corps entremêlés cèdent lentement la place à un travelling avant vers le visage de Brandon, qui visiblement ne prend aucun plaisir dans ce qu’il accomplit. Son expression trahit plutôt la détresse qui se manifeste graduellement durant la progression narrative du film, et sa dépendance sexuelle se révèle sous un jour incroyablement tragique. Cette dépendance sexuelle, appuyée sur la culture et les discours pornographiques, constitue la principale assise permettant au film de mettre le spectateur face à l’aboutissement de la logique culturelle pornographisante. Cette logique, en voulant trop rapprocher le sujet de l’objet fantasmé, met en danger la structure même du fantasme, qui — comme le note Žižek (1994, p. 178) — repose sur le trauma :

The “fundamental fantasy” is […] an entity that is exceedingly traumatic : it articulates the subject’s relationship towards enjoyment, towards the traumatic kernel of his being, towards something that the subject is never able to acknowledge fully, to become familiar with, to integrate into his symbolic universe. The public disclosure of this phantasmic kernel entails an unbearable shame that leads to the subject’s aphanisis, self-obliteration [13].

C’est autour de cette question essentielle que semble tourner le propos du film : par la dissolution de son univers fantasmatique dominé par sa dépendance sexuelle, Brandon frôlera l’aphanisis, conçue par Lacan comme la disparition du désir et, conséquemment, d’une structure fondamentale autour de laquelle se construit la subjectivité. Au-delà de la perception par le spectateur de la psyché trouble du personnage, cette dimension du film influe fortement sur sa réception, en amenant le spectateur à prendre conscience de son propre rapport au fantasme dans un paysage médiatique dominé par la pornographisation culturelle.

*

À travers l’analyse d’un certain cinéma qui s’inscrit à l’encontre des tendances pornographisantes, nous pouvons donc entrevoir la possibilité d’une théorie psychanalytique contemporaine permettant de penser autrement le cinéma, tout comme la position spectatorielle parfois fort particulière qu’il nous offre. Alors que les travaux initiaux de Linda Williams dans le champ de ce qui allait devenir les porn studies se fondaient sur la notion foucaldienne d’une frénésie du visible, il apparaît désormais plausible de penser le désir cinématographique autour d’une frénésie de l’invisible — c’est-à-dire autour d’une logique où l’objet a est pris précisément pour ce qu’il est, et où la jouissance procurée n’a rien à voir avec une jouissance par l’excès mais tout à voir, au contraire, avec une jouissance dans l’absence. Si l’idée d’une jouissance dans l’absence peut paraître saugrenue au sein du paysage médiatique contemporain, où il ne semble jamais possible d’en montrer assez, il reste que certains cinéastes contemporains, telle Sofia Coppola avec son Lost in Translation (Traduction infidèle, 2003), proposent des réflexions filmiques articulées précisément sur cette question. Comme le souligne McGowan (2007b, p. 55) dans son analyse de ce film :

Absence, not excess, is the foundation of language, culture, and subjectivity, and excess emerges as the response to this absence, as an attempt to mitigate its trauma.

De tels films, à l’instar de La vie d’Adèle ou de Shame, permettent de repenser et de critiquer l’excès lié à la pornographisation de la culture, ainsi que la logique fantasmatique qui en découle ; une théorie lacanienne contemporaine du cinéma s’avère dès lors un outil fort pertinent pour mieux appréhender ces films et leur réception, qui provoquent une forme de spectature tout à fait radicale.