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Pour une généalogie de la photographie séquentielle du mouvement

La séquence photographique, « ordonnancement chronologique d’un ensemble de clichés » (Leenaerts 2006), revêt différentes formes que l’on peut regrouper en deux grandes catégories, non exclusives l’une de l’autre. La première, qui relève de la photographie narrative, a déjà fait l’objet d’un certain nombre d’études et représente un sujet trop vaste pour être abordé ici. Nous nous intéresserons donc à la seconde, qui relève quant à elle de ce que nous appellerons la photographie séquentielle du mouvement. C’est dans une recherche visant à constituer l’histoire de cette forme de la séquence photographique, qu’elle soit fixe ou animée, que s’inscrit le présent texte. Cette histoire est généralement confondue avec celle de la chronophotographie et de la photographie rapide. Les séquences photographiques du mouvement antérieures à ces deux pratiques se trouvent souvent ignorées, comme si le mouvement en photographie ne concernait que l’époque moderne. Or l’intérêt que présentent ces formes séquentielles méconnues demande qu’on les étudie véritablement [1]. L’un de nos objectifs est justement de remettre en question l’idée communément admise par les historiens, sans doute à force de simplifications commodes mais excessives, selon laquelle Eadweard Muybridge serait l’inventeur de la séquence photographique [2]. Nous tenons en effet à souligner que les premières photographies séquentielles du mouvement sont apparues non pas, comme on le croit généralement, avec les premières décompositions ou analyses de mouvements pris sur le vif, mais plutôt au cours des années 1850-1860, et sont ainsi nettement antérieures à celles de Muybridge (1878) et de Marey (1882), voire, avant eux, de Janssen (1874). Il ne s’agit pas ici d’une simple question de datation, de primauté d’invention technique, mais d’un enjeu d’ordre esthétique et culturel, qui concerne le rapport de la photographie, du photographe et du sujet photographié au mouvement — rapport complexe et fécond qui ne saurait, comme nous le verrons, se résumer aux seuls mots de bougé, d’instantané ou de chronophotographie [3].

La photographie séquentielle du mouvement est souvent confondue, on l’a dit, avec la photographie séquentielle du mouvement pris sur le vif. Or les deux pratiques ne sont pas synonymes, ni synchrones. Au mouvement pris sur le vif, il convient d’opposer le mouvement posé. Comme chacun sait, à l’époque du daguerréotype et du collodion, un sujet en mouvement ne pouvait qu’être invisible ou flou, à moins de s’être immobilisé durant la pose dans une attitude imitant le mouvement pris sur le vif, arrêté par la photographie [4]. Un arrêt in vivo simulant un arrêt in imagine [5]. On sait moins cependant que certains photographes ont produit selon ce principe des mouvements non seulement posés, mais composés, image par image, sous la forme de séquences photographiques. Les travaux de Muybridge et de Marey ou, plus exactement, leur riche historiographie semblent avoir oblitéré de telles pratiques — certes beaucoup moins nombreuses, plus confidentielles et expérimentales.

Les histoires du (pré)cinéma mentionnent bien l’existence de formes séquentielles du mouvement antérieures à la chronophotographie : il s’agit des dessins animés des jouets optiques, tels que le phénakistiscope de Joseph Plateau (1832). Mais l’histoire de la photographie et la question de la prise de vue s’en trouvent exclues. Certes, des historiens tels que Georges Sadoul (1948, p. 32-33) évoquent les prises de vues par « poses successives », cependant ils ne vont pas jusqu’à les penser en tant que séquences et ne s’y attardent guère. Dans le contexte téléologique où elles ont ainsi été abordées, ces expériences sont dévalorisées, citées seulement pour l’échec technique qu’elles représentent. Pourtant, il eût été aisé d’établir un lien entre ces séquences du mouvement et l’image animée cinématographique, elle aussi composée de poses successives lorsqu’elle est obtenue par stop motion, image par image ; du moins il eût été intéressant de soulever la question. Quant à la généalogie couramment admise de la prise de vue(s), elle repose sur le schéma « pose longue > instantané > chronophotographie > cinéma ». Fondée en grande partie sur le facteur de la réduction du temps de pose, cette vision techniciste et téléologique élude l’existence d’images photographiques créées en marge de cette « course à l’instantané » ; elle interdit la possibilité de concevoir d’autres rapports de la photographie avec le mouvement, telle la forme séquentielle qui nous occupe, reposant sur un mouvement posé et composé, plutôt que décomposé. Sur le plan technique, celle-ci se distingue par une certaine lenteur relative, une absence de rapidité (rapidité chimique des émulsions photosensibles et rapidité mécanique de l’enchaînement des prises de vues). Au lieu de subir le mouvement en obtenant des flous de bougé, il s’agit au contraire de composer avec lui en pratiquant l’art de la mise en scène, de la photographie posée et construite.

Nous tenterons ici de nous interroger sur les origines de la photographie séquentielle du mouvement, qui sont à rechercher, nous semble-t-il, du côté de la photographie sérielle. Nous commencerons par explorer les premières formes de prise de vue multiple, qui ont donné lieu à la variation des poses, d’une part, et à leur succession, d’autre part. La variation des poses se rattache à la série, alors que la succession fait référence à la séquence. Pour bien distinguer les deux, nous pourrions définir la série comme une variation (d’études, de poses, d’expressions) autour d’un même thème, une coexistence de points de vue impliquant plus ou moins directement la notion d’espace — l’essentiel étant ce qui se produit dans chacune des images, indépendamment des autres, à savoir, en photographie, la pose. La séquence repose quant à elle davantage sur l’idée d’une évolution dans le temps, d’un processus temporel — ce qui prime étant l’image conceptuelle globale produite par ce qui relie les photographies, ce qui se passe entre elles, autrement dit, les intervalles.

S’il importe de ne pas considérer série et séquence comme des synonymes, ainsi qu’on le fait hélas trop souvent, force est de constater que l’écart entre ces deux formes de photographie multiple est parfois, historiquement comme dans la pratique, très ténu, au point qu’il existe, surtout dans les premières décennies de la photographie, une réelle ambiguïté entre sérialité et séquentialité photographiques. C’est le cas de ce que nous appellerons le portrait multiple et le portrait tournant ; c’est le cas également, d’une certaine manière, de la photosculpture, bien qu’il n’y ait pas à proprement parler d’ambiguïté sur la destination de son usage, sans lien direct avec la séquence du mouvement, mais dont le procédé de prise de vue est néanmoins lié à celle-ci à plusieurs titres. Cette ambiguïté entre série et séquence est problématique et intéressante. Elle soulève maintes questions, auxquelles nous n’avons pas la prétention de pouvoir toujours répondre. Ce texte ne constitue qu’une première ébauche visant à réunir et à présenter quelques cas photographiques dont les contextes et les finalités diffèrent, mais qui tous relèvent d’une histoire de la photographie sérielle et séquentielle, encore inexistante en tant que telle, et qui concourent in fine à asseoir l’idée qu’il existe une photographie séquentielle du mouvement avant Muybridge.

De l’un au multiple

Rechercher les origines de la photographie séquentielle du mouvement nécessite de s’interroger au départ sur celles de la prise de vue multiple — épithète qui renverra ici à la multiplication de l’image d’un même sujet lors de la prise de vue uniquement, à distinguer de la reproductibilité théoriquement infinie d’une image-matrice, par exemple par tirage d’un négatif transparent. Comment et pourquoi est-on passé de l’unique au multiple ? En fait, il n’y a pas de passage historique très net de la photographie unique à la photographie multiple. Il semble que la prise de vue multiple ait vu le jour presque en même temps que la photographie elle-même, dans la mesure où les photographes ont toujours multiplié les prises d’un même sujet pour accroître leurs chances d’obtenir un cliché réussi. Cette pratique s’imposait d’autant plus, dans les premiers temps de la photographie, que les émulsions sensibles, préparées artisanalement, étaient instables et donnaient des résultats variables d’une prise à l’autre, malgré des réglages et des conditions de prise de vue identiques [6]. En outre, à l’ère du daguerréotype, la multiplication de l’image au moment de la prise de vue était le seul moyen d’obtenir une série d’images du même sujet (bien souvent des portraits) de façon relativement synchrone. La plaque daguerrienne, support métallique opaque et unique — à la fois négatif et positif, original et image finale — ne pouvait en effet être reproduite à l’identique qu’en étant elle-même photographiée pour produire un nouveau daguerréotype. Dès lors, pourquoi ne pas réaliser plusieurs clichés séance tenante ? Ainsi, selon Timm Starl (1994, p. 40), le daguerréotypiste londonien Richard Beard plaçait-il « côte à côte plusieurs chambres noires, donnant autant de portraits de la même personne », tandis que le Suisse Johann Baptist Isenring disposait « à la fin de mai 1841 […] six appareils en pyramide ». Les prises étaient alors vraisemblablement successives et de l’ordre de quelques secondes. Toujours selon Starl, l’Italien Lorenzo Suscipj obtenait quant à lui « deux images virtuellement identiques » sur une même plaque « en utilisant une chambre à deux objectifs », afin de « contourner ce désavantage » que constitue la non-reproductibilité du daguerréotype ; Starl ne précise pas en quelle année, mais on peut supposer qu’il continue de faire référence au début des années 1840, période antérieure à l’apparition des premières chambres stéréoscopiques à double objectif, dont Suscipj fera également usage. En l’état actuel de nos recherches, nous considérons ces exemples comme figurant parmi les premiers cas de photographie sérielle.

Portrait multiple et multiplicateur

Au cours de ces mêmes années, une invention va développer la production de photographies en série et, bien plus, ouvrir une voie directe à la photographie séquentielle : le multiplicateur. On attribue généralement la paternité de cet appareil, également appelé châssis multiplicateur, à Disdéri, lequel s’est en fait contenté d’y apporter des perfectionnements en 1853. Il semble que le multiplicateur ait plutôt été mis au point au début des années 1840 par Antoine Claudet, du moins si l’on en croit les dires de ce photographe français installé en Angleterre, célèbre notamment grâce à ses découvertes de substances accélératrices pour le daguerréotype. Nous allons tenter de montrer en quoi Claudet peut être considéré comme l’un des tout premiers protagonistes de la photographie sérielle et séquentielle. Dans deux lettres adressées à la revue La Lumière en 1851, le photographe affirme avoir réalisé à Londres dès 1843, et exposé au début de 1844, plusieurs « daguerréotypes multiples », qu’il nomme également « portraits multiples » (Claudet 1851a), parmi lesquels un autoportrait composé de douze vues, le présentant « dans toutes les positions du visage, depuis le profil de gauche jusqu’au profil de droite » (Claudet 1851). Le photographe prétend également être l’inventeur de l’appareil ayant permis de réaliser ces images. Ce « petit jouet photographique » (Claudet 1851a), qui l’a « amusé » dès 1842, soutient-il, est un système mécanique fixé sur une chambre noire, permettant de multiplier les prises sur une même plaque daguerrienne en la faisant coulisser verticalement et horizontalement pour en exposer successivement les différentes parties. À travers ces lettres riches d’enseignements, Claudet se révèle être un expérimentateur créatif et un inventeur particulièrement en avance sur son temps. L’étonnant autoportrait qu’il décrit est assez semblable au portrait « tournant » qui apparaîtra au milieu des années 1860 puis dans les années 1890, si ce n’est qu’il s’agit apparemment moins d’un tour complet du modèle sur lui-même que d’un demi-tour, et que l’on ignore si le mouvement de rotation concerne l’ensemble du corps, le buste ou bien seulement la tête du sujet.

Si Claudet emploie des termes tels que « positions » et « profils », impliquant l’idée de série en tant que variation de poses dans un espace, on peut néanmoins avancer qu’il conçoit aussi sa série comme une sorte de séquence, celle du mouvement d’un sujet changeant légèrement et régulièrement de position entre chaque prise. Ce qui n’est pas le cas des premières séries photographiques évoquées plus haut, lesquelles, bien qu’issues de prises de vue successives, au moins pour certaines d’entre elles, ne relevaient guère de la séquence pour autant, dans la mesure où on peut supposer que la personne portraiturée demeurait immobile durant la prise, et même, autant que possible, entre les prises, et que si elle changeait de position d’une prise à l’autre, c’était toujours dans la seule recherche de la meilleure pose, de la pose la plus avantageuse pour le modèle ; les images obtenues étaient alors autonomes, « concurrentes ». Avec son autoportrait, au contraire, Claudet est l’auteur et l’acteur d’une petite mise en scène dans laquelle il enchaîne les poses de manière relativement continue et régulière. Les poses sont ici conçues en amont de la prise de vues, comme les parties d’un tout, de même que les intervalles qui les séparent. Dans la série comme dans la séquence photographique, la notion de pose est essentielle, qu’elle soit plutôt spatiale dans le cas de la série, ou plutôt temporelle dans celui de la séquence. Dans cette dernière, la pose est corrélée à la notion fondamentale d’intervalle. Dans la série, ce qui prévaut se situe, comme nous l’avons dit plus haut, dans l’image, dans la pose en soi ou encore, pour reprendre les mots de Deleuze (1983), dans une sorte d’« instant privilégié », tandis que ce qui importe dans la séquence se joue tout autant, si ce n’est davantage, entre les images, la pose se doublant alors, paradoxalement, de l’idée de « coupe », d’« instant quelconque ».

Par lettres de revendication interposées, Claudet se querelle sur la priorité de l’invention du multiplicateur avec les frères Mayer, auxquels il concède toutefois la paternité du mot. En 1850, les deux photographes associés avaient déposé un brevet pour cet appareil, qu’ils ont assurément contribué à propager en le commercialisant. Le multiplicateur faisait alors l’objet d’un usage purement technique : il permettait au daguerréotypiste d’effectuer différentes expositions d’un même sujet afin de déterminer le bon temps de pose, à l’instar d’un test photométrique, semble-t-il : nous sommes ici dans le cas d’une série d’« images-essais » au service d’une seule image techniquement réussie. Claudet (1851), de son côté, admet qu’il s’est contenté d’utiliser son multiplicateur en tant que simple curiosité, lors d’expérimentations récréatives, et qu’il n’a pas jugé bon de protéger son invention par un brevet :

L’idée de faire plusieurs portraits sur une plaque me paraissait si simple, si peu scientifique, si peu utile en pratique, que j’aurais été honteux de sonner la trompette pour la faire remarquer. Je me contentai d’en exposer quelques produits, comme spécimens curieux de photographie, mais sans autre prétention.

S’il ne semble pas avoir poursuivi ses recherches dans le domaine du multiplicateur, Claudet n’avait pas pour autant dit son dernier mot en matière de photographie séquentielle, voire animée. Le début de la décennie 1850 marquera en effet l’émergence et le succès d’une nouvelle pratique, à laquelle Claudet contribuera grandement : la photographie stéréoscopique, qu’il orientera par ailleurs dans la voie de l’animation — vaste chapitre de la photographie sérielle et séquentielle que nous ne pourrons aborder ici.

L’emploi du multiplicateur continue, de son côté, de prendre une tournure toujours plus commerciale. Dans un numéro de La Lumière publié en 1853, on apprend l’existence d’un multiplicateur breveté sous le nom de Mayn, spécialement destiné, cette fois, au portrait multiple, puisqu’il « sert à reproduire le portrait 2, 4, 6, 8 fois sur la même plaque » (Anonyme 1853). La revue indique qu’il s’est vendu à Paris en une année cinq cents multiplicateurs Mayn. Nous ignorons actuellement quel lien existe entre cet appareil et celui de Claudet (auquel il semble s’apparenter) ou des frères Mayer. Compte tenu du peu de traces qu’il a laissées, on peut supposer qu’il est tombé dans l’oubli en raison peut-être de l’apparition d’un autre type de multiplicateur, mis au point et breveté précisément au cours de l’année 1853 par Disdéri. Cet appareil ne semble rien comporter de singulièrement innovant en soi. Si Disdéri fait son entrée dans l’histoire de la photographie cette année-là, c’est plutôt grâce à sa vaste entreprise commerciale de portraits en série, qui constituera à elle seule une pratique photographique d’une importance considérable sur les plans historique, sociologique et financier.

Chambre à objectifs multiples et portrait-carte

S’il n’est pas l’inventeur du premier multiplicateur, le photographe André Adolphe-Eugène Disdéri utilise en revanche à partir de 1853-1854 un type de chambre noire tout à fait novateur : un appareil à quatre objectifs, qu’il va du reste combiner le plus souvent à son « châssis multiplicateur ». Il faut reconnaître que les innovations photographiques du début des années 1850 sont arrivées à point nommé pour Disdéri. L’invention de la chambre à deux objectifs utilisée pour la stéréoscopie n’a sans doute pas manqué de l’inspirer [7]. De même, la découverte du collodion humide, qui servira de support sensible pendant trois décennies, lui permet d’augmenter encore le nombre de clichés qu’il peut offrir à ses clients, puisque les nouvelles plaques, désormais en verre transparent, autorisent la reproduction par tirage des négatifs. Multiplicité et reproductibilité sont ici réunies pour rimer avec productivité et rentabilité. Mais c’est surtout grâce à l’efficience de son système de prises de vues multiples que Disdéri va réduire considérablement ses coûts de revient et produire en série ses fameux portraits d’un format nouveau, décrits dans un brevet de 1854 : les portraits-cartes — ou cartes de visite photographiques.

La chambre à quatre objectifs de Disdéri (fig. 1) permet d’effectuer au choix des prises de vues simultanées ou successives, donnant ainsi des images soit strictement identiques, soit plus ou moins différentes les unes des autres. Le châssis multiplicateur (fig. 2) produit quant à lui des clichés nécessairement successifs, puisqu’il s’agit de déplacer la plaque sensible de quelques centimètres (la largeur d’une image) entre chaque prise, afin d’en exposer chaque fois une nouvelle zone vierge. Le principe du châssis multiplicateur permet théoriquement de produire un nombre quasi illimité de portraits sur une même plaque, si ce n’est que les dimensions de chaque cliché s’en trouvent alors diminuées d’autant (Disdéri 1862). Dans la plupart des cas, Disdéri emploie le multiplicateur de manière à doubler le nombre d’images produites par la chambre à quatre objectifs. Il obtient ainsi huit épreuves négatives sur une plaque de 18 cm × 24 cm, qu’il tire au même format, par contact. Chaque portrait, de petites dimensions (5,5 cm × 9 cm), est ensuite découpé du tirage initial et contrecollé sur un bristol, pour être vendu à un prix très avantageux.

Figure 1

Disdéri, chambre à quatre objectifs.

Gravure extraite de Disdéri (1862)

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Figure 2

Disdéri, châssis multiplicateur.

Gravure extraite de Disdéri (1862)

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Il ne fait aucun doute que la planche de huit images dont est issu le portrait-carte n’est guère destinée à être regardée, si ce n’est au moment où le client choisit les images qu’il souhaite commander. Pourtant, Disdéri (1862, p. 102) écrit à propos du châssis multiplicateur qu’il « permet de faire, séance tenante, d’un même modèle vivant tous les aspects qui le caractérisent, et dont l’ensemble constitue sa vraie représentation ». Cette remarque révèle l’esprit moderne du photographe, qui conçoit ici une image globale, totalisante du sujet, impliquant l’idée d’une série conçue comme un tout, et remettant quelque peu en question la distinction proposée précédemment entre série (images autonomes) et séquence (images fragmentaires). On saisit là le grand avantage des prises de vues successives sur les prises de vues simultanées (lesquelles donnent à voir des séries au sens le plus industriel du terme) : chaque planche photographique contenant des clichés pris un à un constitue une unité faite de variations de poses, d’expressions, et parfois même de cadrages d’une même personne (représentée en pied le plus souvent), autrement dit, des variations d’ordre plutôt spatial relevant de la série. Mais on peut déceler également dans certaines d’entre elles une unité temporelle, qui ressortit davantage à la séquence. Ainsi l’historienne de la photographie Sylvie Aubenas (1997, p. 37-38) souligne-t-elle l’importance de la mise en scène dans les séances de poses successives chez Disdéri. Elle donne plusieurs exemples dans lesquels la planche « paraît raconter d’elle-même une histoire, chaque image ne prenant son sens qu’au milieu des autres », dont celui d’une planche datée de 1857 relatant la séance de poses d’une comtesse venue chez le photographe « accompagnée de ses nombreux enfants […]. La façon dont l’image se remplit et se vide peu à peu d’enfants procède réellement d’une mise en scène. De la mère seule à un portrait de groupe complètement saturé de visages, toutes les combinaisons possibles ont été essayées et l’ensemble, juxtaposition d’images chacune banale en soi, présente une sorte de ballet familial beaucoup plus vivant et révélateur ». Disdéri ne semble pas avoir développé davantage cette possibilité de séquentialité offerte par la prise de vues successives.

Après la propagation du portrait-carte, de nombreux autres photographes ont employé divers types de multiplicateurs et de chambres à objectifs multiples, notamment aux États-Unis (voir Gustavson 2010, p. 66). Parmi les portraits multiples de ces années 1850, certains peuvent être considérés comme relevant de la séquence, au même titre que l’autoportrait « semi-tournant » de Claudet tel que nous l’avons décrit. Signalons notamment l’existence de quelques portraits quadruples réalisés au moyen d’un multiplicateur (in-camera mask) par l’Américain natif de Montréal Alexander Hesler. Son portrait de James Duncan Graham, par exemple, qui date approximativement de 1855-1859, montre un homme photographié en quatre poses successives : de trois quarts face, de profil, de trois quarts dos et de dos [8]. On pourrait presque l’analyser comme un portrait tournant et une séquence du mouvement, au sens où le modèle a enchaîné les poses en effectuant un mouvement de rotation de manière régulière entre chaque prise de vue. Cependant l’ordre de lecture de l’hypothétique séquence n’est pas flagrant et, surtout, la coupure entre les images est si grande que la notion de mouvement y reste abstraite ; l’oeil mobile du regardeur peine à combler les espaces vacants entre les images. S’il est indéniable que chacun des quatre portraits n’a de sens que considéré comme la partie d’un tout cohérent, il est moins simple en revanche de déterminer exactement quel était ce « tout » aux yeux du photographe, à savoir plutôt une série (d’aspects, de poses, de points de vue) ou plutôt une séquence (de phases d’un mouvement composé). Faute d’éléments de réponse objectifs, il vaut mieux se garder de porter un regard déterministe a posteriori sur ce portrait multiple, comme sur d’autres du même type, en les assimilant d’office à des séquences du mouvement ; il convient toutefois de souligner la singularité de telles séries, et tout au moins leur lien étroit et ambigu avec la notion de séquence.

Le portrait tournant

Le doute quant à la destination des portraits multiples et à leur désignation en tant que séquence du mouvement se manifeste encore davantage dans le cas du photographe Nadar. Converti au portrait-carte depuis le « phénomène » Disdéri, Félix Tournachon, alias Nadar, s’avère être un praticien assidu de la prise de vue multiple [9]. Les images qui nous intéressent ici sont deux portraits tournants, les seuls de Nadar connus à ce jour : le sien, ainsi que celui, beaucoup moins célèbre, de son ami Gustave Arosa, réalisés tous deux probablement autour de 1865 dans l’atelier du photographe. Ils comportent chacun douze images rectangulaires, réparties sur trois rangées de quatre vues (fig. 3). Ce nombre d’images sur une même plaque est inhabituel chez Nadar, dont la grande majorité des planches pour portraits-cartes ne comportent pas plus de quatre vues.

Figure 3

Nadar, « portrait tournant » de Gustave Arosa, épreuve sur papier albuminé, vers 1865. On notera une inversion chronologique entre la deuxième et la troisième rangée.

© Réunion des musées nationaux — Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski

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Dans ces deux portraits multiples, le modèle, assis vraisemblablement sur un siège pivotant, a exécuté un tour sur lui-même en s’immobilisant à chaque prise. À première vue, on peut dire que ces portraits s’apparentent à des séquences du mouvement. Comparativement aux portraits « semi-tournants » de Claudet et d’Hesler, l’idée de mouvement y est plus évidente et sa lecture plus aisée, grâce au nombre supérieur d’images assurant une plus grande continuité de la séquence. En outre, la mise en scène a visiblement été conçue de façon nettement plus méthodique. Il n’est pas sans intérêt en effet de remarquer que les modèles Nadar et Arosa effectuent très précisément une rotation complète ; cela signifie que chaque changement de position effectué entre les prises a été minutieusement calculé de manière à ce que l’ensemble s’inscrive dans la limite de douze images et que la fin de la rotation coïncide avec son début. On peut le vérifier en visionnant une étonnante version animée de l’autoportrait tournant de Nadar sur le Web [10] : la « mise en boucle » fonctionne particulièrement bien, la dernière et la première image se raccordant étonnamment sans saccade. Cela pourrait porter à croire que ces séquences étaient destinées à être animées et, de surcroît, « en boucle », tel que le permettaient les jouets optiques en vogue à cette époque. Nadar l’aurait-il envisagé ? Aucun indice ne semble vouloir confirmer cette hypothèse. En revanche, on sait que l’animation d’une séquence photographique était techniquement possible. Bien plus, il existe — simple coïncidence ? — un autoportrait tournant photographique réalisé lui aussi autour de 1865 [11], spécialement destiné à être animé dans un jouet d’optique : il s’agit de l’autoportrait tournant du grand physiologiste tchèque Jan Evangelista Purkinje (1787-1869), signalé par le chercheur Dominique Willoughby (2009, p. 50, note 52).

Cet autoportrait, monté sur un disque stroboscopique cartonné, était destiné à être visionné dans le Kinesiscope (ou Phorolyt), variante du phénakistiscope de Plateau conçue par Purkinje en 1840, puis commercialisée [12] (fig. 4). C’est donc indubitablement à l’étude du mouvement que s’intéresse ici le savant, auteur par ailleurs de disques composés de dessins. Ce disque photographique comporte neuf images ovales disposées en cercle qui le représentent en buste, effectuant un tour sur lui-même, d’une façon apparemment semblable aux portraits tournants de Nadar. Néanmoins ici le « raccord de boucle » est perceptible, l’intervalle entre la dernière et la première image étant supérieur à celui qui sépare les autres images entre elles. On conçoit qu’une telle coupure, amplifiée par la répétition du mouvement circulaire du dispositif, intensifie à son tour la sensation de répétitivité, de répétition d’un temps rectiligne et bref. Or les animations de disques stroboscopiques, au contraire, ne sont jamais aussi bien réussies que lorsque les coupures dues à la perception du début et de la fin de la séquence s’effacent, pour produire la sensation d’un temps cyclique et continu, potentiellement infini. Alors, la répétition apparaît comme diégétique plutôt qu’imposée par le dispositif lui-même, dont elle occulte la matérialité, conférant ainsi un certain réalisme à la séquence. C’est pourquoi le portrait tournant est si intéressant et propice à l’animation ; fondé sur un mouvement bref et cyclique, il recèle les caractéristiques des séquences des jouets optiques d’animation dont il est contemporain.

Figure 4a et b

Purkinje, autoportraits sur disques pour Kinesiscope, vers 1865.

© Collection National Technical Museum, Prague/Petr Kliment

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Il conviendrait d’étudier plus avant le cas manifestement isolé de ce disque photographique de Purkinje, ainsi que son Kinesiscope, sur lesquels il existe peu d’écrits. Nous pouvons d’ores et déjà avancer que cet autoportrait tournant constitue l’un des premiers cas de photographie animée « simple », hors de toute recherche du relief — la grande majorité des premières animations photographiques (années 1850-1860) étant liée à la stéréoscopie. L’autoportrait tournant de Purkinje présente donc l’intérêt et la nouveauté de combiner la photographie et le disque stroboscopique, là où seuls des sujets dessinés, peints ou gravés étaient alors mis en mouvement.

Les portraits tournants de Nadar et de Purkinje nous font entrevoir toute la difficulté que pouvait représenter pour un photographe de cette époque le fait de devoir penser en termes d’images successives, d’intervalles, de séquence mais aussi de boucle. Ce que Nadar a parfaitement compris et réussi, lui qui ne semble pourtant pas être allé jusqu’à l’animation de ses séquences. Nous ignorons du reste si ses portraits tournants constituent de véritables études du mouvement. Saisissante est cependant la similitude qu’ils présentent avec certaines séquences chronophotographiques, réalisées bien plus tard, dans des conditions techniques autrement plus favorables. Nous pensons en particulier aux images qu’Albert Londe obtiendra au début des années 1890 au moyen d’un appareil à objectifs multiples d’une nouvelle génération (fig. 5), dont le système d’obturation à déclenchement électrique permet un enchaînement très rapide des prises, elles-mêmes extrêmement brèves grâce à l’apparition de l’émulsion au gélatino-bromure d’argent à la fin des années 1870.

Figure 5

Londe, appareil de chronophotographie à douze objectifs et photographies obtenues au moyen de cet appareil (spécimen en fac-similé).

Gravures de Poyet tirées de La Nature, no 1067, 1893

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Mieux encore, nous pensons à un portrait tournant véritablement chronophotographique : celui que réalisera Georges Demenÿ d’une femme assise sur un tabouret de piano, à la vitesse de douze images par seconde [13], quelque trente ans après les portraits tournants de Nadar et de Purkinje (fig. 6). Ne paraissant guère avoir connaissance de ceux-ci, l’ancien assistant de Marey laisse entendre qu’il est l’inventeur de ce genre photographique lorsqu’il décrit sa méthode et conclut assez solennellement : « J’appelai ce dernier portrait le portrait tournant » (Demenÿ 1892). Sans doute ignore-t-il alors de surcroît que ce thème plutôt récurrent de la photographie séquentielle des premières décennies, caractérisée par des mouvements composés image par image, est loin de constituer un emblème de la chronophotographie.

Figure 6

Demenÿ, « portrait tournant », vers 1890.

Tel que reproduit dans Deslandes (1966), la séquence complète comportant 24 images

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Du reste, si les portraits tournants de Nadar, comme nous l’avons dit, s’apparentent sur le plan formel à des chronophotographies, c’est cependant à un détail près : dans son autoportrait tournant, son sourire facétieux apparaît brusquement dans la sixième image pour disparaître de manière tout aussi subite dès l’image suivante — signe qu’un certain laps de temps s’est écoulé entre les prises.

Rotation versus révolution : Nadar et la photosculpture

Si les deux portraits tournants de Nadar fonctionnent comme de véritables séquences du mouvement, leur origine se situerait néanmoins, selon une autre hypothèse, dans un domaine d’application de la photographie aussi curieux que désuet, apparu dans la France des années 1860. Photographier un modèle successivement sous différents angles ne signifie pas nécessairement en étudier le mouvement. Ce qui intéresse Nadar n’est peut-être pas (seulement) ce qui se produit entre les images, à savoir le mouvement mais, au contraire, chacun des aspects physiques que le modèle présente à l’appareil pour former, in fine, une unité non plus temporelle mais spatiale : la représentation à 360 degrés, solide, sculpturale du sujet. Il se pourrait en effet que le photographe ait pris ces portraits en vue de la réalisation de sculptures, comme le suggère la mention écrite de la main de son fils, Paul Nadar, au dos du portrait tournant d’Arosa tiré sur papier [14], hypothèse soutenue par l’historien André Rouillé (1986, p. 25, note 38), pour qui l’autoportrait tournant de Nadar est « une épreuve préparatoire à la réalisation d’une sculpture selon la méthode, en vogue à l’époque, de la photosculpture ». Cette technique brevetée en 1861 par François Willème repose sur le principe, déjà ancien, selon lequel la somme des profils d’un modèle en produit le relief [15]. Il s’agit donc de décomposer le corps du sujet en plans, pour le recomposer en un volume unifié.

Le sculpteur Willème, né en 1830, ouvre à Paris en 1863 un luxueux établissement de photosculpture destiné à réaliser des bustes et des statuettes à partir de photographies (fig. 7). Au centre d’une rotonde de dix mètres de diamètre surmontée d’un toit en verre, le modèle est photographié par une batterie de chambres photographiques équidistantes, encastrées dans la paroi circulaire et censées être invisibles. Les obturateurs des appareils sont reliés entre eux par un cordon permettant d’effectuer vingt-quatre prises de vue simultanées, dans un temps de pose de dix secondes. Un tel dispositif photographique est extrêmement singulier et novateur, qu’il s’agisse de la démultiplication des points de vue, de leur disposition circulaire, du synchronisme des prises, ou encore de la dissimulation des appareils. Les vingt-quatre photographies obtenues sont ensuite projetées une à une à la lanterne magique sur un écran translucide, tandis que chaque silhouette est reproduite au moyen d’une sorte de pantographe (fig. 8). C’est l’opération de « photoprofilage » (Gall 1997, p. 66) : un ouvrier déplace la pointe de l’instrument au dos de l’écran en suivant la ligne de contour de chaque figure projetée, cependant qu’à l’extrémité de l’autre bras articulé une lame tranchante ôte de la matière dans un bloc de terre humide. Entre chaque exécution de profil, le bloc d’argile subit une rotation de quinze degrés.

Figure 7a

Modèle féminin situé au centre de la rotonde.

© George Eastman House

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Figure 7b

Images prises par quatre des vingt-quatre appareils photographiques encastrés dans la paroi de la rotonde.

© George Eastman House

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Figure 7c

Étape du photoprofilage, réunissant une lanterne magique, une des vingt-quatre photographies projetées sur un écran, un pantographe et le buste qui en résulte.

© George Eastman House

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Figure 8

Pantographe.

Gravure extraite de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et D’Alembert, 1751-1772, planche de « dessein », détail

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La photosculpture est donc une méthode qui combine photographie, pantographe et sculpture. Moderniste et controversée, elle appartient aux arts mécaniques et industriels. Sur le plan commercial, cette technique ingénieuse a pour finalité la vente de sculptures à un prix abordable, grâce à un gain considérable de temps et d’argent découlant de leur production en série. Sur le plan esthétique, Willème entend réaliser l’utopie d’une perfection de la ressemblance, d’une exactitude scientifique. Or, force est de reconnaître que sa méthode comporte plusieurs imperfections techniques. Notamment, seuls les contours de la silhouette des modèles photographiés étant utilisés, certaines données relatives à la profondeur sont perdues. En outre, la dernière étape nécessite une intervention manuelle directement sur la sculpture afin de rabattre les filaments que laissent les interstices entre les vingt-quatre profils. En tant que technique consistant à décomposer un sujet en de multiples images planes pour le recomposer en volume, la photosculpture peut être considérée comme un processus d’analyse-synthèse comparable, dans une certaine mesure, à celui du mouvement stroboscopique et cinématographique, où les intervalles cette fois-ci temporels entre les images sont comblés par le regard du spectateur.

En l’absence de toute trace d’éventuels bustes sculptés à partir des portraits tournants de Nadar, doit-on tout de même croire que la photosculpture est à l’origine de ces images ? La méthode de Nadar et celle de la photosculpture sont-elles compatibles ? Il semble que nous trouvions des divergences plutôt que des rapprochements. Une différence essentielle distingue d’emblée les deux types de portraits multiples : chez Nadar les prises de vue sont successives (et produisent formellement des séquences), tandis qu’elles sont simultanées (et relèvent davantage de la série) chez Willème, quoique les vingt-quatre images soient projetées une à une à la lanterne magique, comme si elles formaient une séquence ; le modèle ayant été saisi au même moment dans tous les clichés, il faudrait toutefois concevoir, si faire se peut, une séquence sans déroulement temporel, sans mouvement effectif. Le point de vue multiple et circulaire a en effet cette particularité d’engendrer un mouvement virtuel autour du sujet central, un mouvement de révolution, auquel s’oppose la rotation propre au portrait tournant. Le visionnement successif de vues prises simultanément à 360 degrés dans la rotonde de François Willème constituerait ainsi une sorte de travelling circulaire virtuel devançant de quelque cent trente ans l’effet dit « temps mort » ou bullet time popularisé par le film The Matrix (Lana et Andy Wachowski, 1999)[16]. Chez Nadar, le mouvement de rotation quant à lui bien réel implique nécessairement la successivité des prises de vue. Ce qui va lui donner l’occasion de commettre dans son autoportrait tournant la petite facétie mentionnée plus haut : son sourire apparaissant le temps d’une image déjoue la règle d’une continuité et d’une unité entre les attitudes du modèle imposée par le dispositif de la photosculpture. En faisant un pied de nez à cette contrainte, il s’amuse à introduire de la différence, un grain de sable dans les rouages d’une série/séquence censée être continue. Aussi est-il fort probable qu’il ait réalisé ses portraits tournants à titre expérimental, à l’instar des récréations photographiques de Claudet en 1842. À travers son autoportrait tournant en particulier, Nadar s’avère avant tout un expérimentateur curieux, qui détourne de manière ludique et créative le portrait-carte comme la photosculpture. Dès lors, comment imaginer que la séquence du mouvement que constitue ce type d’images ait pu lui échapper ?

Cela étant dit, il n’est pas certain que le changement d’expression dans un seul cliché pose un problème majeur lors de l’étape du photoprofilage, qui consiste à reporter seulement les lignes de contour du modèle ; sans doute cela diminue-t-il seulement la précision par rapport à la méthode du sculpteur, où les photographies, on le présume, pouvaient servir également de modèles pour les traits et expressions du visage. De plus, douze images pour former un portrait à 360 degrés, c’est peu comparativement à Willème, qui obtient le double d’informations. De même, le fait que chaque portrait de Nadar est impressionné sur une seule et même plaque implique des images de petites dimensions, par rapport à celles du format « pleine plaque » du sculpteur, qui obtient, lors de l’agrandissement à la lanterne magique, davantage de détails à reproduire et, à l’arrivée, une plus grande exactitude dans la représentation. On peut ainsi en conclure que la méthode du portrait tournant appliquée à la photosculpture paraît techniquement moins précise, moins rigoureuse que celle de Willème, mais ne semble pas totalement irréalisable.

D’autant plus que le sculpteur aurait lui-même employé la méthode du tabouret tournant, si l’on en croit la revue Les Mondes de l’abbé François Moigno — spécialiste de la photographie et ami de Willème. Dans un court article commençant par « Notre excellent protégé, M. Willème… », on peut lire ces mots surprenants, probablement dus à la plume du directeur de la revue : « M. Isaac Péreyre a bien voulu s’asseoir à son tour sur le tabouret tournant, et sa statuette est fort belle » (Anonyme 1863). L’inventeur de la photosculpture a-t-il réellement eu recours au procédé de la rotation, et cela, peut-être même avant d’inventer celui de la révolution ? Ou bien s’agit-il d’une méprise pour le moins étonnante de la part de l’abbé Moigno ? Ces questions ne pourront que rester en suspens ici. En tout cas, qu’il s’agisse d’une confusion ou bien d’une équivalence entre les deux procédés, ce témoignage de l’abbé Moigno tend à valider cette fois-ci l’hypothèse d’une possible compatibilité entre le portrait tournant et la photosculpture.

Signalons un second élément permettant de penser que les deux portraits tournants de Nadar ne sont pas sans lien avec l’invention de Willème. Il est fort plausible que le photographe ait fréquenté dans les années 1860 un atelier de photosculpture, non pas celui de Willème qui se trouvait au 42, boulevard de l’Étoile, mais, plus logiquement, celui d’un éventuel concurrent ou émule du sculpteur, installé sur le boulevard des Capucines, non loin de son propre atelier du numéro 35. Dans son ouvrage Quand j’étais photographe (1899), Nadar mentionne à cet égard un certain « M. de Marnhyac [17] ». Dans la littérature de l’époque, on rencontre également le nom d’Auguste Clésinger, alors célèbre sculpteur associé à l’établissement La Photosculpture de France, situé sur ce même boulevard [18]. Toujours est-il que rien, dans les écrits de Nadar, ne semble établir de lien entre la photosculpture et ses portraits tournants, sur lesquels il reste de toute façon muet.

Nous nous garderons de tirer davantage de conclusions sur les éventuelles relations de Nadar avec la photosculpture. Pour clore le chapitre du procédé de Willème, ajoutons que son succès fut éphémère, le sculpteur ayant dû fermer les portes de son établissement en 1869 pour cause d’échec commercial. Signalons que Claudet, l’un des premiers praticiens, sinon l’inventeur, du portrait multiple et tournant, a également associé son nom à la photosculpture en important le procédé dans son pays d’adoption, l’Angleterre, et en lui apportant des perfectionnements, décrits dans un brevet de 1865. D’autres techniques de photosculpture (dont celle de Claudius Givaudan, particulièrement étonnante) verront le jour par la suite, mais pour tomber, elles aussi, dans l’oubli. Afin d’étudier la photographie sérielle et séquentielle dans son ensemble, il conviendrait d’analyser ces différents procédés combinant photographie et sculpture, en approfondissant notamment la notion de séquence virtuelle du mouvement, ainsi que les éventuelles correspondances entre relief et mouvement, qui forment chacun à leur manière une troisième dimension de l’image, l’une spatiale, l’autre temporelle.

Conclusion

Ce texte aura tenté, de manière évidemment incomplète et imparfaite, de poser les premiers jalons d’une histoire de la photographie sérielle et séquentielle du mouvement, que nous avons dû renoncer à traiter ici de manière exhaustive, en nous bornant à l’étude de quelques cas seulement, qui du reste suscitent et laissent ouvertes un certain nombre de questions liées à l’ambiguïté entre série et séquence photographique. Nous n’avons pu en outre aborder ici qu’une partie de cette histoire, laquelle se poursuivra dans un prochain article de la revue Cinémas qui explorera un vaste pan de la photographie sérielle et séquentielle, toujours antérieure à Muybridge : la photographie stéréoscopique et la photographie stéréoscopique animée, apparues essentiellement dans les années 1850 [19]. Nous y retrouverons notre fil conducteur à travers ces pratiques, Claudet, qui s’imposera, là encore, comme un précurseur et une figure éminente. Tout arrive décidément très tôt et de manière relativement simultanée dans l’histoire de la photographie sérielle et séquentielle. Avec l’utilisation conjointe de plusieurs chambres focalisées sur un même sujet de prises de vue dès le début des années 1840 et l’apparition, dans les mêmes années, du portrait multiple et du portrait tournant à la manière de Claudet, auxquelles succédèrent le portrait-carte de Disdéri en 1854, la photosculpture de Willème en 1863 et les portraits tournants de Nadar et de Purkinje autour de 1865, les premières décennies de la photographie (1840-1860) s’avèrent très riches en innovations et en renouvellements du regard, tout particulièrement en matière de composition, de décomposition et de recomposition de l’espace et du temps.