Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 24, Number 2-3, Spring 2014 Attrait de l’archive Guest-edited by Christa Blümlinger
Table of contents (12 articles)
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Présentation
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Archives and Technological Selection
Trond Lundemo
pp. 17–39
AbstractEN:
The archive is not a place for the undifferentiated storage of the past: the political role of the archive is to select what to include as the past and what to discard, in order to regulate the future. These selections are prescribed by laws and regulations, but they are also determined by the archival techniques available for inscription, storage, indexing and access. The author analyses the technological selections of two ages of the archive. The first age is that of the intermedial archive emerging after the end of the text archive monopoly, with the gramophone, photograph and, in particular, film. The gaps and contradictions resulting from this configuration of media are investigated through a discussion of the media set-up of Albert Kahn’s Les archives de la planète (1908-1931). The second age is that of the digital archives, and the digitization of analogue material, again with Les archives de la planète as an example. Instead of understanding these ages of archival technologies as autonomous and separate, the author argues that they should be approached as “superimposed” archival regimes in order to tease out the current interrelations between analogue and digital archives.
FR:
Une archive n’est pas un endroit où l’on stocke indifféremment les traces du passé. Le rôle politique de l’archive est de sélectionner ce qui doit participer du passé et ce qui doit être mis de côté, de manière à réguler le futur. Ce processus de sélection repose sur des lois et des régulations, mais il est également prescrit par les techniques d’archivage disponibles, tant pour l’inscription, l’entreposage, l’indexation et l’accès. L’auteur de cet article analyse les sélections technologiques à deux époques distinctes de l’archive. La première est celle de l’archive intermédiale, qui émerge après le monopole de l’archive textuelle, avec l’arrivée du gramophone, de la photographie et, surtout, du cinéma. Les lacunes et les contradictions qui résultent de cette nouvelle configuration médiatique sont investiguées à la lumière des propos d’Albert Kahn dans Les archives de la planète (1908-1931). Les archives numériques et la numérisation du matériel analogique constituent la seconde époque analysée, de nouveau avec Les archives de la planète comme exemple. Plutôt que d’essayer de comprendre ces différentes technologies archivistiques comme appartenant à des périodes autonomes et séparées, l’auteur propose de les appréhender comme des régimes archivistiques « superposés », dans le but d’éclairer les relations entre les archives analogiques et numériques.
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La voie des images. Valeur documentaire, puissance spectrale
Sylvie Lindeperg
pp. 41–68
AbstractFR:
Cet article retrace l’histoire de trois tournages au printemps-été 1944 : dans Paris insurgé et dans les camps de transit de Terezín, en Tchécoslovaquie, et de Westerbork, aux Pays-Bas. Il met en pratique une « vision rapprochée » des images d’archives, inspirée du modèle établi par Daniel Arasse pour la peinture lorsqu’il préconise « une pratique rapprochée du pinceau et du regard ». Cette méthode suppose l’attention aux détails et exige de longs retours devant l’image. La remontée vers le point d’origine de la prise de vue permet d’entrevoir l’univers mental de ceux qui filmèrent, d’interroger leurs gestes et leurs choix. Ces plans d’archives recueillent aussi l’impensé d’une époque, la part inintelligible de l’histoire pour les contemporains. Ils conservent ce qui échappa au regard de l’opérateur dans l’enregistrement mécanique d’une portion de réel. Les images analysées ouvrent ainsi la voie à une histoire du sensible inscrite au plus près des corps de ceux qui firent l’événement ou qui en furent les victimes. Elles engagent des questions telles que la place de l’art au coeur de la barbarie, les ambivalences de la « collaboration artistique », la capacité du cinéma à devenir un instrument de libération ou de résistance.
EN:
This article traces the history of three film shoots in the spring and summer of 1944: in insurrectionary Paris and in the transit camps Theresienstadt in Czechoslovakia and Westerbork in the Netherlands. It puts into practice a “close-up vision” of the archive, inspired by the model set out by Daniel Arasse for painting, in which he called for “a close-up practice of the brush and the gaze.” This method involves an attention to detail and demands that a long time be spent looking at the image. Going back to when the image was taken makes it possible to glimpse the mental world of those who filmed it and to interrogate their actions and choices. These archival images also harbour the things an era does not think about, the unintelligible part of history for those living through it. They preserve what eluded the gaze of the camera operator when mechanically recording a portion of reality. The images analysed here thus open the path to a history of the sentient inscribed right next to the bodies of those who carried out the event or were its victims. They take up questions such as the place of art in the heart of barbarism, the ambivalences of “artistic collaboration” and cinema’s ability to become an instrument of liberation or resistance.
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L’attrait de plans retrouvés
Christa Blümlinger
pp. 69–96
AbstractFR:
L’impulsion archivistique qui, selon Hal Foster, caractérise l’art contemporain est aussi un phénomène propre au cinéma. Cet article ne cherche pas à alimenter à nouveau la théorie du film de found footage ou du film de montage, mais tente plutôt une approche esthétique du geste de la reprise au sein de trois films (de Filipa César, de Jean-Louis Comolli avec Sylvie Lindeperg et de Philip Scheffner) mettant en scène le dispositif même de l’archive, en vue notamment d’esquisser le champ épistémologique dans lequel interviennent les opérations esthétiques de réutilisation ou de recomposition des images et des sons d’archives. Certains films d’essai, reprenant des éléments de l’histoire du cinéma, s’intéressent à la qualité épistémique de la technique d’enregistrement et à l’unicité de l’expérience propre au visionnement et à l’écoute d’un document visuel ou sonore. Cet article propose également une analyse des modes d’affection créés par la reprise des images et des sons, dans la mesure où des formes propres à cet art archéologique suscitent une sensibilisation au dispositif et aux logiques temporelles de l’archive — et par là une puissance d’imagination, tendant vers la fiction.
EN:
The archival impulse which Hal Foster sees as a part of contemporary art is also found in cinema. This article does not seek to add to the theory around found footage or compilation films, but rather takes an aesthetic approach to the act of re-using in three films (by Filipa César, Jean-Louis Comolli with Sylvie Lindeperg, and Philip Scheffner) which involve the dispositif of the archive itself. The goal is to outline the epistemological field in which the aesthetic operations re-using or recomposing archival images and sounds operate. Some experimental works, taking up elements of film history, explore the epistemic quality of recording technology and the unity of the experience of viewing or listening to a visual or aural document. This article also analyses the mental states created by the re-use of images and sounds, in that the forms associated with this archaeological art give rise to an awareness of the apparatus and of the temporal logic of the archive—and following on from that to a potency of the imagination, leading to fiction.
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Archives, modes de réemploi. Pour une archéologie du found footage
André Habib
pp. 97–122
AbstractFR:
Le cinéma de réemploi (ou de found footage) suscite depuis une quinzaine d’années un engouement critique et théorique qui va de pair avec la « fièvre de l’archive » qui parcourt actuellement le champ des sciences humaines. On peut toutefois s’étonner du manque de considération ou d’attention dont font parfois preuve certains de ces chercheurs à l’égard des questions proprement matérielles, des opérations techniques, des contextes historiques précis qui ont permis, autorisé ou rendu possible la réalisation de films aussi différents — et reconnus — que Tom, Tom, the Piper’s Son de Ken Jacobs, Eureka d’Ernie Gehr, Public Domain d’Hollis Frampton, etc. L’origine des matériaux réemployés, le contexte historique de leur accessibilité et les techniques de leur réemploi — en somme, tout ce qui compose les gestes d’excavation et de reproduction de ces films d’archives — déterminent sur bien des aspects l’expérience de ces oeuvres (de leur fabrication à leur réception) et l’imaginaire de l’archive qu’elles médiatisent. À partir d’un certain nombre de cas et en examinant différents contextes historiques, ainsi que les modes précis de réemploi des films de la collection des paper prints à Washington, cet article propose un modèle pour une archéologie du found footage, afin de rendre justice à ces gestes de réemploi, d’en retrouver la beauté et l’intelligence, en les réinscrivant dans leur histoire, leur technique, leur matérialité propres.
EN:
For the past fifteen years or so found footage films have enjoyed critical and theoretical infatuation on par with the “archive fever” currently sweeping the humanities. We might well be astonished, however, at the way certain scholars sometimes fail to consider or take heed of questions of the material nature, technical operations and precise historical contexts which have enabled, authorized or made possible the creation of films as different—and accomplished—as Ken Jacobs’ Tom, Tom, the Piper’s Son, Ernie Gehr’s Eureka, Hollis Frampton’s Public Domain, etc. The origin of the materials used, the historical context of their accessibility and the techniques of their re-use—in short, everything that makes up the act of excavating and reproducing in these archive films—determine in many respects the experience of these films (from their production to their reception) and the archival imagination that they mediatize. Using a certain number of examples and examining different historical contexts and the precise ways in which the paper print collection in Washington has been re-used, this article proposes a model for an archaeology of found footage in order to do justice to these acts of re-use and rediscover their beauty and intelligence by reinserting them in their history, their technique and their materiality.
La quête du document / In Search of the Document
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Discovering Union Films and Its Archives
Charles Musser
pp. 125–160
AbstractEN:
This article begins by providing a narrative account of the (re)discovery of Union Films, the leading producer of left-wing documentaries in the United States in the immediate post-World War II era. Because of the Red Scare and blacklist, the organization has gone unmentioned in histories of documentary and radical filmmaking. The Orphan Film Movement has provided a cultural formation that has enabled this reclamation to unfold, providing a synergy between scholars, archives and labs. The question is then raised: where does the Union Films Project go from here?
FR:
La première section de cet article retrace l’histoire de la (re)découverte de Union Films, la principale maison de production de films documentaires de gauche aux États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le maccarthysme et la liste noire ont contribué à écarter ce collectif de producteurs de l’histoire du cinéma documentaire et engagé. Le mouvement qui s’est constitué autour des « films orphelins » a fourni une assise culturelle qui a permis de corriger cette situation, créant une synergie entre les chercheurs, les archives et les laboratoires. La question qui se pose désormais est la suivante : quelle direction le Union Films Project doit-il prendre ?
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The Length of a Wide Highway: On the Archive, the (Electronic) Marketplace, and the End of a Collection
Jennifer Wild
pp. 161–183
AbstractEN:
This essay is an image-driven reflection on the archive, the collection and collecting, and the act of acquisition. Using parts of her collection of cinema-related ephemera, the author draws on the writing of Apollinaire, Benjamin, Canudo, Derrida, and Dugas to animate questions about their ownership and their place and function in both the archive and the activities of writing and research. By also examining the dynamics of real and virtual marketplaces, the author in turn explores how questions concerning reproduction, purchasing and repetition inhabit the theoretical strata of today’s archive, as well as comprise the archival strata of the collection itself.
FR:
Ce texte est une réflexion, inspirée par des images, sur les archives et la constitution de collections. À partir de vestiges cinématographiques qu’elle a elle-même collectionnés, l’auteure prend appui sur des textes de Apollinaire, de Benjamin, de Canudo, de Derrida et de Dugas pour s’interroger sur l’acquisition et la possession de ces documents éphémères, ainsi que sur leur place et leur fonction dans les archives, aussi bien que dans l’écriture et la recherche. En examinant la dynamique du commerce réel et virtuel, l’auteure montre également comment les enjeux liés à la reproduction, à l’acquisition et à la répétition imprègnent la dimension théorique de l’archive actuelle, en plus de constituer la dimension archivistique de la collection proprement dite.
Hors dossier / Miscellaneous
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La photographie sérielle et séquentielle. Origines et ambiguïtés
Caroline Chik
pp. 187–215
AbstractFR:
Cet article vise à poser les premiers jalons d’une histoire de la photographie séquentielle du mouvement. Après en avoir recherché les origines dans les premiers cas de prise de vue multiple ayant donné lieu à la variation des poses (série) ainsi qu’à leur succession (séquence), l’auteure entend démontrer que les premières formes séquentielles du mouvement sont apparues dès les années 1850. Un autre rapport de la photographie au mouvement existe en dehors des « incontournables » bougé, instantané et chronophotographie : un mouvement mis en scène, posé et composé image par image. L’auteure examine des formes photographiques obtenues notamment au moyen du châssis multiplicateur et de la chambre à objectifs multiples, qui souvent présentent une ambiguïté entre sérialité et séquentialité : le portrait multiple, le portrait-carte et le portrait tournant, en interrogeant en particulier les liens étroits entre ce dernier, expérimenté par Nadar, et la photosculpture.
EN:
The goal of this article is to lay the initial groundwork for a history of the sequential photography of movement. Following research into this photography’s origins in the first multiple photographs to give rise to both variations in poses (series) and their succession (sequence), the author demonstrates that the earliest sequential forms of movement appeared in the 1850s. Another relation between photography and movement exists beyond the well-known motion blur image, snapshot and chronophotograph: staged motion, posed and composed image by image. The author examines the photographic forms achieved in particular by means of the multiplier and the multiple-lens optical chamber, which often create ambiguity between series and sequence—the multiple portrait, the portrait card and the revolving portrait—in particular by examining the close ties between the revolving portrait, with which Nadar experimented, and photo-sculpture.
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Zift ou La mise en bière de l’idéologie totalitaire
Kris Vassilev
pp. 217–242
AbstractFR:
Le film Zift (Javor Gardev, 2008), qui met en scène l’époque du totalitarisme bulgare, refuse les postulats et les procédés d’un discours d’inspiration réaliste revendiquant ou imitant l’authenticité du document historique. Au langage impersonnel du reportage, Zift substitue la représentation outrancière d’un parcours initiatique. En plaçant sa narration dans la perspective faussement naïve d’une expérience individuelle, le film brouille les images d’un savoir banalisé, fondé sur les lieux communs et les certitudes apprises. Au mépris des conventions génériques, Zift subordonne la réalité communiste qu’il représente au code normatif du film noir. Sur l’arrière-fond de cette alliance inédite, le récit filmique déploie ses métaphores sous-jacentes : autant de symboles incarnant les rouages du système totalitaire, inséparable du scatologique, de l’absurde et du grotesque. Au coeur de cette insolite contextualisation de l’espace totalitaire, Zift semble chercher le principe générateur de l’histoire, pour l’émanciper d’un passé définitivement replié sur lui-même.
EN:
The film Zift (Javor Gardev, 2008), a recreation of the period of Bulgarian totalitarianism, rejects the premises and techniques of a realist-inspired discourse which lays claim to or imitates the authenticity of the historical document. Zift replaces the impersonal language of reportage with an extreme depiction of an initiatory journey. By placing its narrative in the falsely naive perspective of an individual experience, the film blurs the images of knowledge made banal, based on commonplaces and received certainties. Scorning generic conventions, Zift subordinates the communist reality it depicts to the normative code of film noir. Against the backdrop of an unusual alliance, the film’s narrative unfolds its underlying metaphors: symbols embodying the cogs of the totalitarian system, inseparable from scatology, the absurd and the grotesque. In the heart of this strange contextualization of totalitarian space, Zift appears to be searching for the generating principle of history to emancipate it from a past that has definitively doubled back on itself.
Comptes rendus / Book Reviews
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Livio Belloï, Film Ist. La pensée visuelle selon Gustav Deutsch, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. « Histoire et esthétique du cinéma », 2013, 291 p.
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Laurent Véray, Les images d’archives face à l’histoire. De la conservation à la création, Paris, SCÉRÉN/CNDP-CRDP, coll. « Patrimoine-Références », 2011, 315 p.