Les théories en cinéma forment, selon Francesco Casetti (2005, p. 5-24), trois paradigmes successifs : les théories « ontologiques », « méthodologiques » et « de spécialité ». Le chercheur note que ces dernières portent « sur les particularités, sur les lignes de fuite, sur les trous noirs » (p. 23) de leur domaine. Le présent dossier relève de ce que l’on peut appeler le troisième paradigme des études télévisuelles. Il se concentre sur un de leurs trous noirs, comme dit Casetti : l’approche esthétique. Il donne la parole à des chercheurs d’Europe et d’Amérique, francophones et anglophones, pour stimuler le dialogue selon un angle jusqu’ici aveugle en études télévisuelles, peut-être parce que la Quality TV (McCabe et Akass 2007) est récente. La télévision a longtemps été envisagée, et l’est encore par certains de nos jours, en tant que « social and cultural force » (Adler 1981) ou en tant qu’agent du « lien social par excellence de la démocratie de masse » (Wolton 1990, quatrième de couverture). La lecture qui prévaut alors s’avère affectée d’un intérêt pour la socialité du média. La télé est en fait pensée en tant qu’arme de diffusion massive, dont les effets inquiètent. Parallèlement, on note que le législateur institue des chaînes publiques fortes pour en orienter le discours, notamment en Europe, alors qu’il réglemente les chaînes privées pour en contenir les propos, notamment aux États-Unis. Que les interventions aient lieu principalement du côté de la production ou de la réception selon les sociétés n’est pas sans intérêt, mais convenons que l’interprétation demeure la même : la télévision est pensée comme un petit écran, qu’il faut domestiquer, c’est le cas de le dire. Le souci sociologique manifesté face à la télévision relève pour ainsi dire d’une autre époque. Le paysage télévisuel a en effet changé d’horizon de création et d’attente sur la scène internationale depuis 1995. En raison du centenaire de l’avènement du cinéma ? Pour fêter les frères Lumière ? Sans doute. Mais aussi, sinon surtout, en raison de l’arrivée d’Internet et de la technologie numérique (Negroponte 1995). De façon significative, Gary R. Edgerton (2007) fait d’ailleurs débuter la digital era de la télévision américaine à cette date (1995-…). En France, François Jost (2009, p. 19) avance de son côté que l’entrée en fonction de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), également en 1995, constitue une « véritable coupure épistémologique » pour les études françaises. Nous serions tentés d’avancer pour notre part que la convergence des regards autour de la date charnière, sorte de séquence pré-générique pour l’entrée dans le nouveau millénaire, marque une coupure favorisant l’apparition d’un nouveau paradigme en études télévisuelles. En Europe, on a beaucoup écrit sur les trois âges de la télévision. Umberto Eco (1985) a ouvert la voie. Son idée a ensuite été approfondie par François Casetti et Roger Odin (1991), puis complexifiée par Jean-Louis Missika (2006), avant d’être révisée par Anna Tous Rovirosa (2009). Pour cette dernière, la télévision a ainsi connu trois âges : la paléo-, la néo- et la méta-télévision. Cette tripartition relationnelle entre l’écran et le public établit clairement, quoi qu’on ait pu penser de cette conceptualisation à ses débuts, que la télévision a grandement évolué depuis ses origines. D’un âge paléo, qui n’est pas sans induire l’idée que la télévision relève alors d’une attitude des premiers temps, le média évolue au point d’atteindre au début du siècle une période métadiscursive. La lecture n’est pas différente aux États-Unis. Bien que les périodisations diffèrent (sans doute parce que les télévisions nationales évoluent à l’unisson sur une longue durée, mais empruntent des parcours distincts …
Appendices
Bibliographie
- Adler 1981 : Richard P. Adler (dir.), Understanding Television. Essays on Television as a Social and Cultural Force, New York, Praeger, 1981, 438 p.
- Bakhtine 1970 : Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970, 471 p.
- Butler 2010 : Jeremy Butler, Television Style, New York, Routledge, 2010, 233 p.
- Caldwell 1995 : John Thornton Caldwell, Televisuality: Style, Crisis, And Authority in American Television, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 1995, 437 p.
- Casetti 2005 : Francesco Casetti, Les théories du cinéma depuis 1945, traduit de l’italien par Sophie Saffi, Paris, Armand Colin, 2005, 374 p.
- Casetti et Odin 1991 : Francesco Casetti et Roger Odin, « De la paléo- à la néo-télévision. Approche sémio-pragmatique », Communications, no 51, 1990, p. 9-26.
- Delavaud 2005 : Gilles Delavaud, L’art de la télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée (1950-1965), Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, 2005, 240 p.
- Eco 1985 : Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, 274 p.
- Edgerton 2007 : Gary R. Edgerton, The Columbia History of American Television, New York, Columbia University Press, 2007, 493 p.
- Ellis 2000 : John Ellis, Seeing Things: Television in the Age of Uncertainty, London (NY), I.B. Tauris, 2000, 193 p.
- Gaudreault 1999 : André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit [1988], édition revue et augmentée, Paris/Québec, Armand Colin/Nota Bene, 1999, 193 p.
- Gaudreault 2008 : André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008, 252 p.
- Jacobs and Peacock 2011 : Jason Jacobs et Steven Peacock (dir.), CFP: Global Television Aesthetic and Style, 2011. http://cstonline.tv/globaltelevision.
- Jost 2009 : François Jost, Comprendre la télévision et ses programmes [2005], 2e édition, Paris, Armand Colin, 2009, 128 p.
- Joyard 2003 : Olivier Joyard, « L’âge d’or de la série américaine », Cahiers du cinéma, no 581, 2003, p. 12-14.
- Lotz 2007 : Amanda D. Lotz, The Television Will Be Revolutionized, New York, New York University Press, 2007, 321 p.
- McCabe et Akass 2007 : Jane McCabe et Kim Akass (dir.), Quality TV: Contemporary American Television and Beyond, London (NY), I.B. Tauris, 2007, 292 p.
- Metz 1991 : Christian Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, 228 p.
- Missika 2006 : Jean-Louis Missika, La fin de la télévision, Paris, Seuil, 2006, 107 p.
- Mittell 2011 : Jason Mittell, « Complex TV: The Poetics of Contemporary Television Storytelling », Media Commons Press, 2011. http://mediacommons.futureofthebook.org/mcpress/complextelevision/authorship/.
- Negroponte 1995 : Nicolas Negroponte, Being Digital, New York, Knopf, 1995, 243 p.
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- Uricchio 2009 : William Uricchio, « Télévision. L’institutionnalisation de l’intermédialité », dans Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (dir.), La télévision. Du téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, Lausanne, Antipodes, 2009, p. 161-177.
- Wolton 1990 : Dominique Wolton, Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion, 1990, 319 p.
- Zumthor 2008 : Paul Zumthor, « Oralité », Intermédialités, no 12, 2008, p. 169-202.