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The question of how television operates on a stylistic level has been critically underexplored, despite being fundamental to our viewing experience. […] Although Film Studies has successfully (re)turned attention to matters of style and interpretation, its sibling discipline has left the territory uncharted — until now.

Jacobs and Peacock (2011)

Les théories en cinéma forment, selon Francesco Casetti (2005, p. 5-24), trois paradigmes successifs : les théories « ontologiques », « méthodologiques » et « de spécialité ». Le chercheur note que ces dernières portent « sur les particularités, sur les lignes de fuite, sur les trous noirs » (p. 23) de leur domaine. Le présent dossier relève de ce que l’on peut appeler le troisième paradigme des études télévisuelles. Il se concentre sur un de leurs trous noirs, comme dit Casetti : l’approche esthétique. Il donne la parole à des chercheurs d’Europe et d’Amérique, francophones et anglophones, pour stimuler le dialogue selon un angle jusqu’ici aveugle en études télévisuelles, peut-être parce que la Quality TV (McCabe et Akass 2007) est récente.

Épistémologie de la télévision

La télévision a longtemps été envisagée, et l’est encore par certains de nos jours, en tant que « social and cultural force » (Adler 1981) ou en tant qu’agent du « lien social par excellence de la démocratie de masse » (Wolton 1990, quatrième de couverture). La lecture qui prévaut alors s’avère affectée d’un intérêt pour la socialité du média. La télé est en fait pensée en tant qu’arme de diffusion massive, dont les effets inquiètent. Parallèlement, on note que le législateur institue des chaînes publiques fortes pour en orienter le discours, notamment en Europe, alors qu’il réglemente les chaînes privées pour en contenir les propos, notamment aux États-Unis. Que les interventions aient lieu principalement du côté de la production ou de la réception selon les sociétés n’est pas sans intérêt, mais convenons que l’interprétation demeure la même : la télévision est pensée comme un petit écran, qu’il faut domestiquer, c’est le cas de le dire.

Le souci sociologique manifesté face à la télévision relève pour ainsi dire d’une autre époque. Le paysage télévisuel a en effet changé d’horizon de création et d’attente sur la scène internationale depuis 1995. En raison du centenaire de l’avènement du cinéma ? Pour fêter les frères Lumière ? Sans doute. Mais aussi, sinon surtout, en raison de l’arrivée d’Internet et de la technologie numérique (Negroponte 1995). De façon significative, Gary R. Edgerton (2007) fait d’ailleurs débuter la digital era de la télévision américaine à cette date (1995-…). En France, François Jost (2009, p. 19) avance de son côté que l’entrée en fonction de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), également en 1995, constitue une « véritable coupure épistémologique » pour les études françaises. Nous serions tentés d’avancer pour notre part que la convergence des regards autour de la date charnière, sorte de séquence pré-générique pour l’entrée dans le nouveau millénaire, marque une coupure favorisant l’apparition d’un nouveau paradigme en études télévisuelles.

Historiographie de la télévision

En Europe, on a beaucoup écrit sur les trois âges de la télévision. Umberto Eco (1985) a ouvert la voie. Son idée a ensuite été approfondie par François Casetti et Roger Odin (1991), puis complexifiée par Jean-Louis Missika (2006), avant d’être révisée par Anna Tous Rovirosa (2009). Pour cette dernière, la télévision a ainsi connu trois âges : la paléo-, la néo- et la méta-télévision. Cette tripartition relationnelle entre l’écran et le public établit clairement, quoi qu’on ait pu penser de cette conceptualisation à ses débuts, que la télévision a grandement évolué depuis ses origines. D’un âge paléo, qui n’est pas sans induire l’idée que la télévision relève alors d’une attitude des premiers temps, le média évolue au point d’atteindre au début du siècle une période métadiscursive. La lecture n’est pas différente aux États-Unis. Bien que les périodisations diffèrent (sans doute parce que les télévisions nationales évoluent à l’unisson sur une longue durée, mais empruntent des parcours distincts à court terme), force est de constater que Gary R. Edgerton (2007), en même temps qu’Amanda Lotz (2007), après John Ellis (2000) et avant William Uricchio (2009), considère aussi trois ères : network era (1948-1975), cable era (1976-1994) et digital era (1995-…). La convergence des chercheurs des deux côtés de l’Atlantique autour d’une historiographie de la télévision en trois âges force l’attention. Elle donne à penser que la fiction télévisuelle à l’échelle internationale est entrée depuis une dizaine d’années dans un nouvel âge. Selon les Cahiers du cinéma, il s’agit d’un « âge d’or » (Joyard 2003). Pour notre part, puisque la période métatextuelle fait moins référence à un âge classique qu’à un âge moderne, il nous apparaît que la télévision accède depuis peu à ce que l’on appellera mieux un « âge d’art ». Ce troisième âge de la télévision favorise sans doute le changement de paradigme des études télévisuelles préalablement évoqué, du souci sociologique vers le souci esthétique [1].

Présentation des contributions

Les différents articles du dossier qui suit tracent un parcours qui va des débuts de la fiction télévisuelle à aujourd’hui. Un triptyque consacré à l’esthétique de la télévision des débuts ouvre le numéro. Dans un premier temps, Gwenn Scheppler fait apparaître des liens nouveaux entre le cinéma et la télévision naissante au Québec. Il constate la présence du bonimenteur dans l’un et l’autre média et retrace son cheminement d’un média à l’autre pour nous amener à comprendre que le conférencier est peut-être passé de l’extérieur de l’écran au cinéma à l’intérieur de la boîte à la télévision. Pour y parvenir, il s’intéresse aux séries qui marquent un moment historique du média : Sur le vif (ONF, On the Spot, 1954-1956) et Regards sur le Canada (ONF, Window on Canada, 1954-1955) [2]. Il met en lumière les trouvailles techniques et esthétiques des deux séries et met en valeur, dans la foulée des travaux de Paul Zumthor (2008), l’« oralité secondaire » qui s’y manifeste. Le texte de Scheppler a pour ambition de théoriser un moment « intermédial » peu couvert par la recherche savante, soit celui des négociations audiovisuelles entre l’Office national du film (ONF) et la Société Radio-Canada (SRC).

Dans un deuxième temps, Jonah Horwitz s’intéresse à la mise en scène qui se déploie dans les anthology drama de la télévision américaine de la même époque, notamment ceux de la chaîne CBS. À la différence de la fiction télévisuelle épisodique, l’anthology drama ou teleplay relève du téléfilm théâtral ou du téléthéâtre, comme on dit au Québec. À l’instar de Gilles Delavaud (2005), qui a mis au jour un art de la « dramatique télévisée » en France, Horwitz met en lumière un art de l’anthology drama aux États-Unis. Il lève le voile sur un style propre au réseau CBS, mésestimé par la recherche. Ce style de mise en scène, qui s’appuie sur un souci récurrent de la composition en profondeur, du mouvement de la caméra et du plan-séquence, débouche sur ce que le chercheur qualifie d’« attention-getting aesthetic » (p. 46), dont la fonction est aussi décorative qu’expressive. Illustré de photogrammes exemplaires, l’article de Horwitz vise à mettre en question et à nuancer la compréhension que la recherche savante possède du (first) Golden Age of television.

Dans un troisième temps, Gilles Delavaud s’intéresse au passage du cinéma à la télévision opéré par Hitchcock avec sa série Alfred Hitchcock Presents (CBS et NBC, 1955-1962) et The Alfred Hitchcock Hour (CBS et NBC, 1962-1965). Le chercheur montre, à l’aide des apparitions de Hitchcock au début et à la fin de chaque épisode, soutenues par un regard à la caméra, que ce que l’on peut appeler le boniment-adresse du maître du suspense fait figure d’attraction, en un sens qui n’est pas sans rappeler l’historiographie actuelle du cinéma (Gaudreault 2008). Il démontre que la stratégie hitchcockienne consiste à tirer parti de toutes les ressources de l’adresse au téléspectateur pour parler… de télévision, comme institution et comme dispositif. La contribution du chercheur vise à éclairer l’« esthétique de l’émergence » qui se dessine dans les deux séries télévisées et ainsi à enrichir les savoirs que la recherche possède à propos de la « direction de spectateurs » menée par Hitchcock au cinéma et à la télévision.

Par la suite, un diptyque fait le pont entre les articles qui précèdent et ceux qui suivent. Il retrace le trajet esthétique de la fiction télévisuelle des débuts à celle d’aujourd’hui. D’une part, Yves Picard s’interroge : la fiction télévisuelle rejouerait-elle la quête du cinéma environ un demi-siècle plus tard ? Pour répondre à cette question, il rapproche des écrits phares en études cinématographiques (Gaudreault 1999 et Metz 1991) et des travaux récents en études télévisuelles (Caldwell 1995 et Butler 2010), et avance une hypothèse sous la forme d’un modèle théorique : la fiction télévisuelle aurait évolué de la télé-oralité à la télé-visualité. Il en montre l’intérêt en envisageant deux fictions télévisuelles québécoises, l’une d’hier, Le Survenant (Denys Gagnon, Maurice Leroux et Jo Martin, 1954-1960), l’autre d’aujourd’hui, Aveux (Claude Desrosiers, 2009). Il met en relief des attractions de la fiction télévisuelle des premiers temps et le souci esthétique, propre à un âge métadiscursif de la fiction télévisuelle contemporaine.

D’autre part, Paul Heyer examine les robinsonnades présentées au cinéma, puis à la télévision, et dont la filiation a été jusqu’ici mésestimée par la recherche savante. Le chercheur montre, s’agissant de la fiction télévisuelle spécifiquement, qu’une évolution esthétique se profile de la sitcom des débuts qu’est Gilligan’s Island (Sherwood Schwartz, 1964-1967) à la série télévisée récente qu’est Lost (J.J. Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof, 2004-2010), en passant par deux series où le Canada a joué un rôle déterminant de producteur. À une extrémité du spectre, il démontre que dans Gilligan’s Island, « the timeless situation of being cast away on an island, simplistic dialog and crass slapstick has allowed for easy global exportation and dubbing » (p. 128). À l’autre extrémité, Lost s’avère plutôt un « case study for the changing television aesthetic of the new millennium » (p. 134). Son propos, qui démontre lui aussi que la fiction télévisuelle a migré des débuts oraux aux éclats visuels, met en relief l’étonnante diversité des mises en scène de la survie d’humains dans un contexte sauvage, de Méliès à Lost, en passant par Buñuel et Disney.

Enfin, les deux contributions qui ferment le numéro s’attardent à la réflexivité de la fiction télévisuelle américaine actuelle. Dans un premier temps, François Jost s’intéresse à un ovni : Oz (Tom Fontana, 1997-2003). Moins connue que d’autres séries télévisées de HBO comme The Sopranos (David Chase, 1999-2007), Six Feet Under (Alan Ball, 2001-2005) ou The Wire (David Simon, 2002-2008), cette fiction télévisuelle devrait être l’objet de plus d’attention selon le chercheur puisque, si elle détonne par sa charge thématique (jurons incessants, sexualités diverses, violences répétées), elle se démarque aussi par une « configuration narratologique exceptionnelle ». Le chercheur met en lumière le fait qu’Oz se distingue par la mise en scène d’une « cellule narrative » unique, une « structure parallélépipédique, parfois sans murs, parfois munie de parois de verre » (p. 147), qui fait figure de « sas » entre la fiction et nous, et d’où le narrateur-observateur s’adresse au public au moyen de regards à la caméra réitérés. Il examine le fait que le résultat constitue un enthymème, empruntant à l’histoire culturelle du pays, et qui s’avère déployé dans la fiction télévisuelle comme un art de la fugue.

Dans un second et dernier temps, Jean-Pierre Esquenazi s’intéresse à l’esthétique carnavalesque qui circule dans la série télévisée américaine, des débuts jusqu’à aujourd’hui. Prenant appui notamment sur l’ouvrage phare de Mikhaïl Bakhtine (1970), il examine la persistance de l’emploi de personnages déraisonnables ou asociaux dans les séries télévisées états-uniennes. Il en éclaire le développement depuis le burlesque I Love Lucy (CBS, 1951-1957) et en étudie les manifestations dans The Simpsons (Matt Groening, 1989-…) et Boston Legal (David E. Kelley, 2004-2008). Il met en relief la « vision ravageuse de la société contemporaine » (p. 188) que la series de Groening propose, notamment en bricolant une intertextualité culturelle sans fin, et met en perspective le grotesque des héros de la series de Kelley, de façon à faire mieux voir que la bouffonnerie y donne prise à « une mise en question systématique et déclarée du fonctionnement social, économique et politique des États-Unis » (p. 192). Le chercheur termine sa réflexion en notant que, puisque des productions sérieuses ont « imposé leurs qualités » (p. 193), il est légitime d’étudier sérieusement les séries télévisées, toutes catégories confondues. Ces derniers mots résument la visée du présent dossier.