Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 21, Number 1, Fall 2010 Prises de rue Guest-edited by Michael Cowan, Viva Paci and Alanna Thain
Table of contents (11 articles)
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Présentation
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Entre lyrisme esthétique et pessimisme culturel. Vincent Dieutre et les nouvelles voies autobiographiques de l’Europe
Laurent Guido
pp. 21–36
AbstractFR:
Les images de routes et de rues sont des figures récurrentes du cinéma autobiographique contemporain, généralement structuré autour d’un parcours géographique (retour vers l’espace familial, découverte de lieux liés aux origines, déracinement qui entraîne l’errance, etc.) L’oeuvre de Vincent Dieutre propose notamment une vaste réflexion sur l’état de la culture occidentale à travers une série de récits de voyage : en Hollande et en Italie dans Rome désolée (1995), Bologna Centrale (2004) et Leçons de ténèbres (2000), ou encore en Allemagne avec Mon voyage d’hiver (2003). La complexité de ce réseau européen contraste vivement avec l’univers mythologique des avenues et des autoroutes américaines abordé par de nombreux prédécesseurs de Dieutre au cours des années 1970-1990. Marquée par une dialectique permanente entre lyrisme esthétique et pessimisme culturel, cette vision des rues et des routes d’Europe revisite les fondements mêmes du dispositif propre au film autobiographique : l’espace traversé par le voyageur se révèle le point de rencontre entre l’expérience individuelle, intime, narcissique et la référence plus universelle à une mémoire collective et historique.
EN:
Images of wheels and roads recur in contemporary autobiographical cinema, which is generally structured around a geographical journey (a return to the family home, the discovery of places tied to one’s origins, an uprooting that gives rise to wandering, etc.). Vincent Dieutre’s work is a wide-ranging reflection on the state of Western culture by means of a series of travel narratives: in Holland and Italy in Rome désolée (1995), Bologna Centrale (2004) and Leçons de Ténèbres (2000), or in Germany with Mon voyage d’hiver (2003). The complexity of this European network contrasts sharply with the mythological world of American avenues and highways found in the work of many of Dieutre’s predecessors in the 1970s, 80s and 90s. His vision of European streets and highways, marked by a constant dialectic between aesthetic lyricism and cultural pessimism, revisits the very workings of the autobiographical film: the space through which the traveller journeys becomes the point of encounter between individual, private and narcissistic experience and a more universal reference to collective and historical memory.
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Ciné-parcours dans l’Europe contemporaine : routes nécessaires, routes symboliques
Paola Gandolfi
pp. 37–57
AbstractFR:
L’article qui suit propose un ciné-parcours le long des routes imaginaires et réelles de l’Europe contemporaine, en se concentrant principalement sur ce que Naficy appelle an accented cinema, un cinéma qui se penche sur des phénomènes de déterritorialisation et de transitivité entre plusieurs routes matérielles et symboliques, de même qu’entre plusieurs espaces socioculturels. Ce ciné-parcours veut également montrer comment le cinéma peut aborder les dynamiques de la mobilité migratoire transnationale d’aujourd’hui, en proposant, à l’aide d’un corpus de films et de vidéos, une analyse de la problématique des nouvelles identités fluides qui se construisent dans l’espace européen, au-delà de cet espace — principalement dans le Maghreb — ou dans l’entre-deux. Deux figures sont privilégiées dans les représentations filmiques choisies : la route et la frontière. L’auteure suggère un travail de conceptualisation de ce champ d’analyse et trace le parcours des rues traversées, représentées, imaginées, afin de comprendre les liens entre les différentes façons d’habiter les rues tout autant que les marges, et les expériences et pratiques transnationales dans l’Europe d’aujourd’hui.
EN:
This article travels cinematically along the real and imaginary highways of contemporary Europe, focussing on what Hamid Naficy calls an “accented cinema,” a cinema which tells the story of the deterritorialization and transitivity of several real and symbolic roads, as well as that of several socio-cultural spaces. The author seeks to show how cinema can take up the dynamics of trans-national migration today by proposing a route which, through a body of films and videos, enquires into and problematizes the dynamic of the new, fluid identities being built in European space; beyond, particularly in the Maghreb; or between the two. She focuses on two elements in these filmic depictions: the highway and the border. The article suggests ways to reconceptualize the field of analysis and traces a journey in-between the roads that are crossed, depicted and imagined in order to understand the connections between the hybrid ways in which the street, fringes, experiences and trans-national practices of contemporary Europe are inhabited.
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« La rue est entrée dans la chambre ! » : Mai 68, la rue et l’intimité dans The Dreamers et Les amants réguliers
André Habib
pp. 59–77
AbstractFR:
The Dreamers (Bertolucci, 2003) et Les amants réguliers (Garrel, 2005) sont « contemporains » à plus d’un titre : ils sont parus à quelques années d’intervalle ; ils partagent un « lieu commun », un « lieu » lui-même partagé entre l’espace public et la « prise de la rue » soixante-huitarde, et une tentative de redéfinition de l’intimité et de la communauté. L’articulation entre ces deux espaces (la rue/la chambre) permettrait, si nous suivons les deux cinéastes, de capturer quelque chose de l’expérience et du souvenir de « mai » (avant ou après les événements). L’article qui suit se penche tout d’abord sur la critique de la séparation entre espace privé et espace public, née de la formation de la société bourgeoise, et sur les différentes stratégies employées par les mouvements d’avant-garde artistiques et politiques, ainsi que par Bertolucci et Garrel, pour articuler la « prise de la rue » et une réinvention de l’intimité. L’auteur insiste tout particulièrement sur les façons dont la « présence du temps » — un temps stratifié, multiple, mobile — se manifeste dans ces deux films au coeur de ce partage entre l’intimité et la rue, et comment il peut être à la source d’une nouvelle mélancolie du cinéma (et du politique), qui — en passant par La maman et la putain (1973) de Jean Eustache — nous est encore anachroniquement contemporaine.
EN:
The Dreamers (Bernardo Bertolucci, 2003) and Les amants réguliers (Regular Lovers, Philippe Garrel, 2005) are “contemporary” in more than one sense: they were made a few years apart; they share a “common place,” itself shared between public space and the May-68 “taking over of the streets”; and they share an attempt to redefine private life and community. The link between these two spaces (the street and the bedroom) makes it possible, if we follow the two filmmakers, to capture something of the experience and the memory of “May 68” (before or after the events to which the term alludes). This article examines first of all the critique of the separation of public and private space born of the establishment of bourgeois society, and the various strategies employed by artistic and political avant-garde movements, and by Bertolucci and Garrel, to link the taking over of the streets and the re-invention of private life. The author pays special attention to the ways in which the “presence of time”—a stratified, multiple and shifting time—is manifested in these two films at the heart of this division between private life and the street and how it may be the source of a new melancholy in film (and in politics) which—by way of Jean Eustache’s La maman et la putain (The Mother and the Whore, 1973)—is for us still anachronistically contemporary.
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Arts of (dis)placement: City Space and Urban Design in the London of Breaking and Entering
Lawrence Bird and Nik Luka
pp. 79–103
AbstractEN:
Anthony Minghella’s 2006 film Breaking and Entering frames two views of London focusing on King’s Cross station, one of the city’s key transportation hubs and, like many such centres, a complex site of marginality. To its main protagonist, the architect/urban designer Will Francis (Jude Law), it is a site to be transformed into a model (in several senses) of what London—and the practice of urban design—have to offer the “new” Europe. The viewpoint of the young Kosovan refugee Miro Simiç (Rafi Gavron) is quite different. He sees King’s Cross from the rooftops, which he clambers as a petty burglar by night to break into local offices. His acts of parkour (defined by its practitioners as “the art of displacement”) are central to the film. Miro, the teenaged character, exists in a space of displacement: displaced from his native Sarajevo, and from the streets of London by his status as refugee and thief. The film contrasts these two viewpoints—one which forms space, and one displaced—by citing real and imagined city-building projects in London, and placing them in relationship to the bodies of Will and Miro.
FR:
Le film d’Anthony Minghella Breaking and Entering (2006) propose deux visions de Londres, toutes deux centrées sur la gare de King’s Cross, l’un des principaux axes du réseau de transport de la ville, mais aussi, comme plusieurs lieux de ce genre, un site complexe de marginalité. Pour le protagoniste principal, l’architecte et designer urbain Will Francis (Jude Law), il s’agit d’un site destiné à être transformé en un modèle (dans plusieurs sens du terme) de ce que Londres — et la pratique du design urbain — peut offrir à la « nouvelle » Europe. La perspective du jeune réfugié kosovar Miro Simic (Rafi Gavron) est fort différente. Le cambrioleur aperçoit la gare depuis les toits, qu’il arpente la nuit afin d’entrer par effraction dans les bureaux du quartier. Il s’y déplace en exécutant des figures de « parkour » (défini par ses adeptes comme « l’art du déplacement »), un aspect important du film. Le jeune Miro évolue dans un espace de déplacement : réfugié et voleur, il se voit tour à tour déplacé de Sarajevo, sa ville natale, et des rues de Londres. Le film oppose ainsi deux points de vue — l’un qui façonne l’espace, l’autre décalé — en mettant en relation des projets de bâtiments londoniens, réels ou imaginés, avec les corps de Will et Miro.
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Seeing through the Car : The Automobile as Cosmopolitical Proposition in The Fifth Element
Thomas Lamarre
pp. 105–128
AbstractEN:
This essay uses The Fifth Element as a case study for an analysis of how cinema experiments with automobiles, while working through different theoretical approaches to the automobile, those of Marcuse, Baudrillard and Virilio, which pose crucial questions about production, consumption, representation, simulation and perception. Ultimately, however, rather than treat cinema as representation or simulation, this essay provides a close reading of the film in terms of a composition of forces that sets up material orientations. Building on Isabelle Stengers, it shows how the car is not a thing or a sign for cinema, but a force of the outside, a proposition that remains autonomous yet answerable within the field of cinematic composition of forces. Transformations in cinema make this shift in emphasis necessary : assessing the politics of cinema must begin to take into account that the technical non-humans have increasingly come to function as cosmopolitical propositions for cinema.
FR:
À l’aide du film The Fifth Element (Luc Besson, 1997) et des approches théoriques de Marcuse, Baudrillard et Virilio, lesquelles posent des questions cruciales sur la production, la consommation, la simulation et la perception, cet article analyse les expérimentations relatives à l’automobile au cinéma. Il ne s’agit pas ici d’envisager le cinéma comme représentation ou simulation, mais plutôt d’offrir une lecture attentive du film envisagé comme « composition de forces », mettant en place des orientations matérielles. À partir des travaux d’Isabelle Stengers, cet article montre que la voiture ne constitue pas une chose ou un signe pour le cinéma, mais une force venue de l’extérieur, un principe qui, bien qu’il soit autonome, peut être appréhendé dans les limites d’une composition de forces cinématographique. Les transformations qui affectent le cinéma ont fait de ce changement une nécessité : établir une politique du cinéma exige désormais de prendre en compte que le non-humain technique agit de plus en plus comme principe cosmopolitique pour le cinéma.
Hors dossier / Miscellaneous
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L’instantané cinématographique : relire Étienne-Jules Marey
Maria Tortajada
pp. 131–152
AbstractFR:
Les travaux d’Étienne-Jules Marey sont essentiels pour la compréhension du « cinéma » au stade chronophotographique et permettent d’observer au plus près comment le cinéma se « dégage » de la photographie. En s’appropriant la technique de l’instantané photographique, Marey en vient à concevoir une forme de « cinéma » déterminée par les présupposés conceptuels et méthodologiques de sa démarche scientifique. On appréhende en général le photogramme comme une image fixe, que l’on oppose à l’image en mouvement reconstituée et définitoire du cinéma. Mais en relisant Marey, il apparaît que ce qui fondamentalement distingue le cinéma de la photographie n’est pas simplement l’illusion du mouvement. Le statut même de la photographie, de l’image fixe, se voit transformé par le dispositif cinématographique : le photogramme est une photographie instantanée de nature paradoxale. L’analyse passe par la redéfinition de la notion d’instant, associée à la technique de l’instantané, et déterminée par le temps de pose. En construisant les concepts associés à l’instant de l’éclairement dans divers travaux de synthèse de Marey, en les faisant apparaître dans un système de relations, dans diverses propositions scientifiques — liées à l’instantané photographique, à la chronophotographie sur plaque fixe, puis à la pellicule —, cet article entend montrer que l’on peut penser un instant qui dure. C’est ce que le bergsonisme écartera, séparant radicalement l’instant du passage du temps.
EN:
Étienne-Jules Mary’s work is essential to an understanding of “cinema” at the chronophotgraphic stage and enables us to observe from closer range how cinema “broke free” of photography. By adopting the technique of the photographic snapshot, Marey conceived a kind of “cinema” determined by the conceptual and methodological suppositions of his scientific project. Generally speaking, we perceive the photogram as a fixed image, in contrast with the moving image that makes up and defines cinema. In rereading Marey, however, it appears that what distinguishes cinema from photography is not simply the illusion of movement. The very status of the photograph, the still image, is transformed by the cinematic apparatus: the photogram is a paradoxical photographic snapshot. The author’s discussion moves from a redefinition of the concept of the instant, associated with the snapshot (the “instantané” in French) and determined by the length of the subject’s pose. By reconstructing the concepts related to the instant of illumination in Marey’s various synthetic works and by placing them in a system of relationships in various scientific propositions around photographic instantaneousness, chronophotography on a fixed plate and, later, celluloid, this article seeks to demonstrate that one can conceive of an instant that endures. This is what Bergsonism ruled out when it radically separated the instant from passing time.
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Pièces rapportées. Art de la trouvaille et science du montage selon Gustav Deutsch
Livio Belloï
pp. 153–181
AbstractFR:
La présente étude se penche sur une oeuvre cardinale dans le champ du cinéma de found footage contemporain, soit Film ist. du cinéaste autrichien Gustav Deutsch. Oeuvre ouverte, véritable somme visuelle, Film ist. s’offre comme une tentative protéiforme de définition du cinéma en acte et par l’exemple. Face à cet objet complexe, l’auteur établit d’abord la nécessité d’une lecture rapprochée, qui fasse droit aux subtils et minutieux assemblages au travers desquels le film se constitue. Partant de là, il examine un segment précis de l’oeuvre, dans lequel le cinéaste, à partir d’images prélevées, pour l’essentiel, sur des films antérieurs à 1920, s’interroge de manière critique sur le cinéma comme instrument de conquête et, plus spécifiquement, sur les représentations de l’altérité véhiculées par ces images, en particulier dans le cinéma dit « ethnographique ». Une lecture rapprochée de cet échantillon de Film ist. permet de mettre en lumière, chez Deutsch, une véritable science du montage, qui s’appuie notamment sur la notion d’analogie visuelle, y compris entre des images apparemment très éloignées les unes des autres dans le spectre des représentations, mais entre lesquelles le cinéaste parvient à établir un dialogue souvent inattendu, particulièrement révélateur et hautement critique.
EN:
This article examines a cardinal work in the field of contemporary found footage films, the Austrian filmmaker Gustav Deutsch’s Film ist. This open work, a veritable visual summa, is a protean attempt to define cinema by doing and through example. In the face of this complex object, the author asserts, first of all, the need for a close reading that goes right to the subtle and meticulous assemblages by which the film is made. He then examines a specific segment of the work in which the filmmaker, using images taken for the most part from films made before 1920, enquires into cinema as an instrument of conquest and, more specifically, into these images’ depictions of difference, in so-called “ethnographic” cinema especially. His close reading of this sample of Film ist. enables him to shine light on the veritable science of montage found in Deutsch’s work, which is based in particular on the notion of visual analogy, including between images seemingly far removed from each other in the representational spectrum but between which the filmmaker succeeds in establishing an often unexpected, especially revealing and highly critical dialogue.