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« Un seul monde seul [1] » : la globalisation comme enfermement

Le monde est clos parce qu’il est capitaliste, et il est capitaliste parce qu’il est clos.

Santiago López Petit (2009, p. 15)

The World (Shijie, 2004) de Jia Zhangke offre une occasion unique de penser le processus de globalisation comme enfermement. Cette idée directrice trouve un écho chez de nombreux penseurs contemporains qui nous accompagneront tout au long de ce travail : chez Sloterdijk d’abord, qui, dans le prolongement de son concept de « sphère », pense le processus de globalisation [2] comme production d’un « espace intérieur capitaliste global » ; ou chez López Petit qui, d’une manière nettement plus critique, parlera de « mobilisation globale » et de la coïncidence du capitalisme avec la réalité comme caractéristique première de l’ère globale [3] ; ou encore, chez le duo de circonstance Debord-Agamben, le premier avec son célèbre concept de « spectacle » et le second qui le développera dans le sens d’une « expropriation du Commun » ; et finalement, chez l’anthropologue Marc Augé, qui, avec son concept de « non-lieu », permet de penser les effets d’isolement liés à la multiplication des lieux de transit et autres no man’s lands contemporains.

Un monde sans monde. « Un seul monde seul ». Dans le cadre de la présente réflexion, l’idée d’un enfermement global par voie d’évidement spectaculaire se traduira parfois par le concept de sentiment claustrophobique, renvoyant plus précisément aux effets subjectifs de cette intégration dans l’espace intérieur capitaliste global. C’est dans cette perspective d’analyse que, telle est du moins notre hypothèse, le film trouve sa cohérence. Dans une entrevue accordée aux Cahiers du cinéma, Jia Zhangke en donne un vif aperçu :

The World montre qu’il n’y a plus de jour, plus de nuit, plus d’intérieur, plus d’extérieur — tout est réduit à une unité. […] Même si j’ai souvent exprimé l’enfermement de la jeunesse, il y avait encore à l’époque de Xiao Wu ou de Platform la possibilité de sortir, d’aller vers la liberté. Maintenant, l’enfermement est immense, c’est une pression sans issue de secours. Huit ans seulement se sont écoulés entre mon premier film et mon nouveau film […]. Durant cette période, le contrôle idéologique a décliné de façon inversement proportionnelle au contrôle exercé par l’économie de marché.

Burdeau 2005, p. 33, je souligne

Trois éléments déterminants se dégagent de ce commentaire : 1) la réduction du monde à une unité ; 2) l’impression d’un enfermement et d’une pression sans issue liée à 3) le contrôle exercé par l’économie de marché. Malgré son profond ancrage dans la réalité chinoise actuelle, The World est un film qui demande à être lu dans une perspective qui transcende les limites géographiques et disciplinaires traditionnelles. L’insuffisance de la plupart des discours sur la globalisation est notoire : ils sont incapables de rendre compte de l’indistinction progressive du public et du privé, du politique et de l’économique, et des mutations radicales des subjectivités qui nécessairement s’ensuivent. Le sentiment claustrophobique traverse de part en part l’ère globale. The World parvient de manière magistrale à en concentrer l’expression, et nous permet ainsi d’en faire un objet de pensée. C’est une exploration from inside out des registres les plus intimes de la globalisation : le film plonge littéralement dans les conditions de production du spectacle global et dans les répercussions immédiates de celui-ci sur l’être-au-monde, et constitue à cet effet un document de premier ordre pour sa compréhension. C’est dans cette mesure que c’est un film déterminant, un film à travers lequel nous accédons au vif de notre époque, un film qui permet de penser l’époque globale. En ce sens, le principal défi du présent travail consistera à se maintenir aussi près que possible de l’expérience de l’enfermement et de ses contours spectaculaires tels que mis en scène dans The World, ce qui, somme toute, permettra d’approfondir l’intention même de Jia Zhangke. En effet, dans l’entrevue citée plus haut, celui-ci déclara que « ce qui [lui] importait, c’était de faire ressentir la clôture du lieu, l’enfermement ». Une analyse attentive des procédés filmiques et des développements thématiques du film devrait donc nous permettre de mettre en évidence cette expérience de l’enfermement qui traverse de part en part The World.

En dernier lieu, notre objectif sera de présenter The World comme pratique du non-lieu et itinéraire d’unilatéralisation du malaise existentiel lié aux conditions de la mobilisation globale capitaliste. Autrement dit, nous chercherons à penser comment The World peut contribuer à une démobilisation (ou à une démolarisation [4]) collective par la production d’un effet claustrophobique chez le spectateur. Y a-t-il lieu de penser The World en tant que structure narrative et filmique permettant de sortir du non-lieu et au déploiement d’un horizon de fuite immanent ? L’hypothèse dernière de la présente réflexion est que l’effet claustrophobique savamment orchestré par Jia Zhangke assume et conjure le sentiment claustrophobique provoqué par le processus d’enfermement global et produit ainsi de nouvelles possibilités d’être-au-monde.

Coca-Cola Global : « Le monde est petit »

I’d like to buy the world a home, and furnish it with love […]

I’d like to buy the world a Coke, and keep it company.

Publicité de Coca-Cola

Paradoxe de la globalisation oblige, c’est Coca-Cola qui, pour les besoins de notre cause, offre la meilleure approximation de la question de l’enfermement global. La stratégie publicitaire adoptée de longue date par Coca-Cola est sans équivoque : se donner une image de marque mondiale, ou plus précisément, se positionner comme vecteur de la globalisation. Dans le village global corporatif, cela signifiera agir dans le sens de la réduction. Prenons cette publicité récente, genèse du monde global-gazéifié. Sur fond rouge Coca-Cola, on voit les cinq continents formés par de nombreuses et rondelettes bulles d’air. Un slogan : « le monde est petit », où le « o » de monde est lui aussi une bulle. De petites traînées de bulles le long de l’image rappellent celles qui se forment dans un verre de boisson gazeuse fraîchement versé, et provoquent dans l’image un mouvement général du bas vers le haut, ou, devrait-on dire, du fond vers la surface. L’homogénéité de l’ensemble et le subtil mouvement qui l’anime font de cette image un puissant symbole du processus de globalisation et de la réduction du monde à un dénominateur commun universel. Coca-Cola se présente comme le supraconducteur éthérique d’un monde qui s’unifie en se volatilisant. Ivresse de la déréalisation.

Cette première image, à la fois féérique et légèrement intoxicante, renvoie à l’euphorie généralisée dans laquelle circule la marchandise dans le monde du spectacle. Le monde est petit, petit et enchanté. Mais on resterait en deçà d’une réelle compréhension de ce « devenir-bulle» du monde en s’en tenant seulement à cette image. Coca-Cola a de fait beaucoup plus à nous offrir. Une deuxième image nous rapproche un peu plus de ce que veut dire l’expression « le monde est petit » dans le langage du capital. Sur la page d’accueil de leur site Internet — qui se nomme, le plus naturellement du monde, « Coca-Cola Global » — on voit une représentation cartographique du monde aux couleurs de l’arc-en-ciel, surgissant d’une bouteille de Coca-Cola rouge et opaque comme une de ces fameuses boîtes noires qui recèlent tant de secrets. Bien qu’encore une fois cette image vise à positionner Coca-Cola sur la scène mondiale et reprenne le thème de sa genèse fantasmée, elle laisse toutefois légèrement songeur. Car si l’on s’y arrête plus attentivement, on la découvre traversée d’une précieuse indécidabilité : plutôt que d’en surgir, le monde ne serait-il pas plutôt en train d’être absorbé par cette mystérieuse bouteille ? Quoi qu’il en soit, le message est clair : dans chaque bouteille, vous trouverez la puissance d’un monde. L’image ne dit par contre pas si on risque de s’y sentir à l’étroit.

Pour Coca-Cola, dire « le monde est petit » signifie d’abord qu’il tient entier, comme le génie dans la lampe, dans une de leurs bouteilles. C’est ce que Coca-Cola appelle, de manière fort suggestive, « le côté Coke de la vie » — les explosions de couleurs et les petites spirales hypnotiques durant l’introduction animée ne laissant aucun doute sur la nature spectaculaire du « côté » en question. Mais cette propédeutique accélérée à la globalisation spectaculaire que nous propose Coca-Cola ne serait pas complète si nous n’allions pas effectivement voir de « l’autre côté ». D’un simple clic sur la section « corporate link », nous passons de la position de spectateur participant à la fête Coca-Cola à celle d’éventuel partenaire dans l’espace de « production » — il faut entendre dans ce dernier mot tant son acception télévisuelle ou cinématographique que son aspect proprement industriel. Plusieurs éléments mériteraient d’être commentés, mais nous nous en tiendrons à l’introduction animée. D’abord, on voit une bouteille de Coca-Cola, isolée, et cette phrase : « You’ve always known us as Coca-Cola the soft drink » ; puis, changement d’image, la bouteille apparaît entourée de toute la gamme des boissons mises en marché par Coca-Cola, accompagnée de la phrase suivante : « Now it’s time you knew us as Coca-Cola, the company ». Dans ce qui semble être un cas tout à fait exemplaire de mindfuck corporatif sur la ligne d’un « toujours-déjà là » derridien, la compagnie Coca-Cola exhibe l’étendue de son champ d’action comme s’il s’agissait de nous dévoiler un de ses secrets, l’efficacité de la présentation reposant sur la surprise de qui ne connaîtrait pas l’unique acteur se tenant derrière toutes ces marques de boissons aux logos si différents. Cette divulgation prend les fausses allures d’une fuite d’information savamment orchestrée, qui sera du reste immédiatement canalisée par le slogan corporatif de Coca-Cola sur lequel se conclut l’introduction : « Make every drop count ». Les épanchements festifs du « côté Coke de la vie » se trouvent donc rigoureusement encadrés par une formule d’étanchéité économico-instrumentale qui préfigure un hypothétique plan de mobilisation totale des ressources hydriques de la planète. Pour Coca-Cola, il n’y a pas de l’eau, ce qui renverrait à un commun indéterminé, mais des gouttes qui hydratent, des gouttes qui comptent, c’est donc dire, des gouttes comptées, dénombrées, isolées les unes des autres, et leur diffusion millimétrée dans l’espace intérieur capitaliste global. Investisseurs, soyez sans crainte, Coca-Cola « n’essuiera » aucune perte. Et pour ce faire, aucun oasis humain ne sera laissé pour compte.

La disneyisation de la société

Art sets the stage; let the economy perform on it.

Plaisirs inconnus (Jia Zhangke, 2002)

Cette rapide incursion dans l’univers publicitaire de Coca-Cola recoupe les trois points soulevés précédemment par Jia Zhangke : réduction du monde à une unité avec pour signifiant maître la bouteille de Coca-Cola, enfermement dans le spectaculaire « côté Coke de la vie » et son revers obscène, l’horizon de la mobilisation économique globale affirmée sans ambages dans le slogan corporatif de Coca-Cola. Dans le cadre de notre travail, ce détour par Coca-Cola permet de définir clairement la bipartition spectacle-économie qui détermine la structure formelle de l’enfermement dans The World. Comme l’affirme Debord (1992, p. 22), « le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même ». Jia Zhangke illustre très exactement ce propos lorsqu’il souligne comment la croissance économique a amené dans la vie quotidienne chinoise une constellation de shows, « sort of like economic bubbles, filling up every sector of our lives [5] ». The World prolonge directement cette remarquable observation et montre comment ces bulles économiques — et par extension, le parc thématique « The World » — occupent un espace toujours croissant dans la vie quotidienne des gens de l’espace capitaliste global, et en retour, vident progressivement de leur substance les sphères de l’être-ensemble.

Ce thème n’est d’ailleurs pas nouveau chez Jia. Dans un film précédent, Plaisirs inconnus (Ren xiao yao, 2002), un personnage annonce à deux jeunes hommes à la recherche d’un emploi que la compagnie « Mongolian Liquor » cherche des acteurs pour participer à des spectacles promotionnels. C’est à cette occasion qu’il leur sert cette formule, extrêmement pertinente pour notre propos : « Art sets the stage; let the economy perform on it. » Cette phrase révèle habilement l’interpénétration de la scène et de l’économie dans la société du spectacle. Elle pointe en direction de cette tendance croissante dans le milieu du marketing à concevoir le milieu de travail et le service à la clientèle en termes théâtraux, ce qu’Allan Bryman (2004) nomme le « performative labour ». Disney a fait figure de pionnier en ce sens : on n’y parle pas d’employés, mais de « distribution d’acteurs » ; on n’y passe pas d’entrevue, on « auditionne » ; et lorsqu’on est au travail, bien sûr, on est « sur scène ». Dans un livre qui a fait époque, The Experience Economy, la métaphore théâtrale est déterminante : « At every level in any company, workers need to understand that […] every business is a stage, and therefore work is a theatre » (Pine et Gilmore 1999, p. x). Mais qu’est-ce que cela implique au juste ? Sur le plan de la productivité, il s’agit d’obtenir des employés les attitudes que l’on considère comme souhaitables pour l’exercice optimum de leurs fonctions. Le manuel d’entraînement Disney est on ne peut plus clair à ce sujet :

At Disneyland we get tired, but never bored, and even if it’s a rough day, we appear happy. You’ve got to have an honest smile. It’s got to come from within. And to accomplish this you’ve got to develop a sense of humor and a genuine interest in people. If nothing else helps, remember that you get paid for smiling.

Bryman 2004, p. 109

Notons l’insistance avec laquelle on exige que les employés fassent preuve d’authenticité, attitude qui apparaît comme l’indispensable matière première sans laquelle aucune production de plus-value émotionnelle ne serait possible. Cette entreprise de profilage émotionnel ne correspond ni plus ni moins qu’à une extraction de la vie nue par les moyens d’une « organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre » (Debord 1992, p. 206), laquelle se trouve largement canalisée par les dispositifs de captation théâtraux. Ces techniques de mobilisation affective contraignent paradoxalement tout un chacun à « être soi », ou plutôt, à « n’être que soi », dans une mascarade dépressive qui annihile l’expression des formes de vie et entrave les processus d’identification collective. En suscitant un sentiment diffus de disjonction du rapport à soi et au monde chez ceux qui y sont soumis, ces techniques participent à la mise sous vide de l’environnement spectaculaire. Cette disjonction est essentiellement d’ordre biopolitique : elle brouille la ligne qui constitue les mondes communs et fait entrer les corps dans une zone d’indiscernabilité entre le biologique et le politique. Sous ce régime, des expériences que l’on considérait auparavant comme politiques sont brusquement reléguées dans notre corps biologique, alors que des expériences privées se présentent tout à coup hors de nous, en tant qu’expériences du corps politique (Agamben 1995, p. 149). D’une certaine manière, le génie de The World est d’arriver à incorporer cette indistinction dans le geste filmique pour s’en faire à la fois la révélation et le prolongement.

The World s’ouvre sur une scène qui nous plonge littéralement dans le vif de cette indistinction biopolitique. D’abord, on entend une voix criarde, celle de Zhao Tao, l’héroïne du film. Elle apparaît vêtue en princesse indienne, s’engouffrant résolument dans les coulisses survoltées du parc. La caméra la suit pas à pas dans cet interminable dédale où se côtoient acteurs, personnel de soutien et gardes de sécurité. Elle réclame, d’une voix à « réveiller les morts », un pansement adhésif. L’atmosphère est à la fois tendue, conviviale et surréelle : la montée sur scène est imminente. Les cris répétés de Tao ne font qu’augmenter la tension. Dans le brouhaha général, elle se porte à l’aide d’une amie dont la fermeture éclair s’est coincée. Finalement, elle aura tout juste le temps d’apposer le pansement tant désiré sur sa blessure avant de rejoindre les autres sur scène.

L’introduction se clôt sur une image inquiétante : après avoir assisté pendant quelques instants à l’exécution de la chorégraphie par la troupe, nous nous retrouvons dans les coulisses. Grouillantes de vie quelques instants plus tôt, celles-ci apparaissent à présent dans un état de désolation qui laisse présager le pire. La coulisse déserte comme envers de la scène suggère l’irrémédiable écart qui se creuse entre le monde vécu et sa représentation spectaculaire. L’absence spectrale qui habite maintenant ces lieux semble sans commune mesure avec l’énergie précédemment déployée par Tao pour panser sa blessure. On mesure à présent toute l’ironie de la scène, entre la recherche désespérée d’un simple correctif (le pansement) à une situation structurellement dommageable dont l’ampleur est presque impossible à imaginer. C’est ainsi qu’on peut dire que la blessure de Tao n’est pas simplement « biologique » : elle représente plutôt son implication dans un monde dans lequel, à long terme, il est impossible de vivre. Elle est à la fois le symbole de sa vulnérabilité obscène et la marque douloureuse de son assujettissement.

Foucault (1975, p. 194-195) soulignait dans Surveiller et punir qu’« à mesure que le pouvoir devient plus anonyme et plus fonctionnel, ceux sur qui il s’exerce tendent à être plus fortement individualisés ». Nous reviendrons plus tard sur le sens de cet anonymat lorsque nous traiterons de la question du non-lieu. Pour l’instant, il suffit de montrer que l’unité première de cette mobilisation globale est l’individu. C’est le maître-mot de l’ultralibéralisme : « Les gens coopèrent pour faire des choses, mais ils travaillent séparément : tout individu est une entreprise en miniature » (Nozick 1974, p. 186, je souligne [6]). Le travail performatif est particulièrement propice pour mettre en évidence les effets délétères de la métaphysique de production capitaliste sur l’être-ensemble, dans la mesure où celui-ci dépend étroitement d’une certaine forme de disponibilité émotionnelle [7]. L’organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre signifie donc en premier lieu l’enfermement de chacun en soi-même en tant que travailleur-producteur ; mais à l’époque de la généralisation du travail immatériel, elle déborde largement de ce cadre pour renvoyer à quelque chose de plus essentiel, notre capacité même de mise en commun, c’est-à-dire, le langage :

L’analyse marxienne doit être complétée, au sens où le capitalisme (ou quel que soit le nom que l’on veuille donner au processus qui régit aujourd’hui l’histoire mondiale) ne concernerait pas seulement l’expropriation de l’activité productive, mais aussi et surtout l’aliénation du langage même, de la nature linguistique et communicative de l’homme […] la forme extrême de cette expropriation du Commun est le spectacle, c’est-à-dire la politique où nous vivons.

Agamben 1995, p. 93

C’est dans la mesure où le spectacle prend à partie l’être linguistique même des humains que ceux-ci « sont séparés par cela même qui les unit » (p. 65). Dans ce contexte — et malgré le fait qu’il s’en trouve pour saluer les effets civilisateurs de ce régime de surexposition qui scinde les formes de vie —, on ne s’étonnera pas de voir se multiplier les replis identitaires et l’adoption spontanée se généraliser d’une politique de disparition et d’absence à soi. The World nous amène précisément sur le seuil de cet enfermement par surexposition et nous permet de nous élever à la hauteur de cet événement.

Le monde comme représentation

Avec The World, je veux raconter une histoire vraie dans un milieu faux qui ne cesse de renvoyer des images factices.

Jia Zhangke (Cinergie.be)

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

Guy Debord (1992, p. 19)

Situé aux alentours de Beijing, à 16 kilomètres de la ville, le World Park présente 106 monuments célèbres de 14 pays et régions du monde. Il couvre 46,7 hectares et se divise en deux parties : la première, composée des monuments en miniature, est organisée selon la position de chaque pays sur la carte du monde ; la deuxième est constituée d’un espace aménagé pour le magasinage, la restauration et les spectacles. Sa mission : offrir aux visiteurs une immersion accélérée dans la culture mondiale : « Give us a day, we’ll show you the world », peut-on lire à l’entrée du parc.

Les employés du parc dans The World badinent souvent au sujet de l’apparent privilège de travailler dans un tel environnement. À un copain venu la visiter avant son départ (réel) pour la Mongolie, Zhao Tao dira, mi-figue mi-raisin, qu’elle « voit le monde sans jamais avoir à quitter Beijing ». De son côté, un Taisheng à la fois fier et moqueur montre à un ami fraîchement débarqué à Beijing la réplique des tours du World Trade Center. Il lui fera remarquer qu’à la différence des Américains, « nous les avons encore ». À première vue, le parc représente une fenêtre sur un monde qui demeure, pour l’immense majorité des Chinois, un pur objet de fantasme, lointain et inaccessible. Il transpose le monde extérieur en tant que tout dans « une immanence magique, transfigurée par le luxe et le cosmopolitisme » (Sloterdijk 2006, p. 244). Comme le souligne Jia, le parc sert à « satisfaire à la curiosité des gens pour le reste du monde » et démontre par ailleurs « l’impatience des Chinois à s’intégrer à la culture globale [8] ». Dans la même veine, plusieurs personnes s’accordent pour célébrer l’aménagement de tels (non) lieux en Chine, soutenant qu’ils contribuent au rapprochement des peuples et des cultures. Mais en est-il vraiment ainsi ? Que signifie au juste participer à une « culture globale » ?

The World pose de toute évidence la question, tout en multipliant les niveaux de réponse. D’une part, il est évident qu’une immense majorité de Chinois, et parmi eux, les employés migrants qui travaillent au parc, n’auront sans doute jamais l’occasion de voyager hors du pays. Dans ce qui constitue sans doute une des plus belles scènes du film, The World exprime ce phénomène d’exclusion. « Petite soeur » et Tao se trouvent au milieu d’un chantier de construction où s’élèvent une série de piliers encore inachevés. Au loin, un avion traverse le ciel. « Petite soeur » demande, ingénument : « Qui vole dans ces avions ? » Et Tao de répondre : « Qui sait… Je ne connais personne qui a déjà pris l’avion. » Si la globalisation favorise la mobilité des élites métropolitaines, elle immobilise parallèlement une large fraction de la population. Dans son ouvrage sur la globalisation, Bauman (1998, p. 88) décrit ainsi la situation de ceux qui ne profitent pas de cette liberté de mouvement globalisée :

For the second world, the world of the « locally tied » […] the real space is fast closing up. This is a kind of deprivation which is made yet most painful by the obstrusive media display of the space conquest and of the « virtual accessibility » of distances that stay stubbornly unreachable in non-virtual reality.

je souligne

Dans l’ensemble de son oeuvre, mais en particulier dans Unknown Pleasures et The World, Jia se distingue par sa capacité à rendre compte de l’influence grandissante de forces mondiales sur les conditions d’existence locales chinoises. La référence de Bauman à la « fermeture de l’espace » et aux distorsions causées par « l’accès virtuel » au monde s’applique sur mesure au propos de The World. Dans cette perspective, cette critique « glocaliste » (à la fois globale et locale) de la globalisation est donc parfaitement appropriée. Mais elle est tout de même insuffisante pour répondre adéquatement à la question de la participation à une culture globale, dans la mesure où celle-ci ne se limite pas, malgré tout, à la capacité réelle de déplacement ou à l’étendue d’un pouvoir d’achat. À cet égard, la référence à un « accès virtuel » au monde est prometteuse mais embryonnaire. Le problème de la critique glocaliste est qu’elle demeure unidimensionnelle : elle laisse en plan une poétique de l’espace habité. Son erreur réside dans le fait de penser la différence entre le local et le global en fonction d’un espace homogène, comme s’il ne s’agissait que d’une question d’échelle. Pour le dire de façon provisoire, l’enfermement global et le sentiment claustrophobique qui en découle ne se limitent pas à une clôture de l’espace physique et matériel. Penser la globalisation comme enfermement exige de penser la question de « l’habiter ».

À au moins deux reprises, et avec une ironie à peine voilée, The World laisse subtilement le parc répondre lui-même à la question de la participation à une culture globale. C’est d’abord le cas lorsque vers le début du film, on voit Zhao Tao qui, circulant à bord du monorail en circuit fermé raccordant les différentes parties du parc, « s’en va en Inde », comme elle le dit elle-même. En arrière-plan, on entend une voix préenregistrée qui informe les visiteurs du parc et leur dit entre autres : « L’Amérique est un jeune pays. Ils ne sont pas des snobs culturels. Ils savent comment créer une culture du show-business. » Cette remarque est légèrement déconcertante : dans un geste qui se veut résolument tourné vers l’avenir, elle salue l’avènement d’une culture globale du show-business, où se donne à consommer la totalité du passé artistique, tout en condamnant les « protectionnismes » culturels du passé (le snobisme des « vieux » pays — la Chine y compris ?). Elle atteste en somme une « absorption globale du monde extérieur dans un espace intérieur calculé de part en part » (Sloterdijk 2006, p. 252). Ce que cette première remarque donne à penser, c’est la nature de l’unité culturelle ainsi produite. L’unification du patrimoine mondial dans une culture du show-business et son prétendu effet démocratisant ne peuvent faire oublier la séparation essentielle (show/business) qui la constitue. Pour Debord (1992, p. 15-16),

Le spectacle se présente à la fois comme la société même […] et comme instrument d’unification. […] L’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée. […] Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie.

je souligne

Nous allons revenir sous peu sur l’idée que « l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie ». Elle fait état des effets de la séparation spectaculaire sur l’existence, phénomène qui exige un développement conceptuel particulier pour pouvoir être pensé adéquatement. Pour l’instant, l’idée d’une unification dans la séparation trouve un deuxième écho dans cet autre passage qui semble, à première vue, parfaitement banal. Zhao Tao emprunte l’ascenseur de la tour Eiffel pour rejoindre son amoureux. On entend une autre voix préenregistrée, qui donne diverses informations sur la tour. À la fin de la montée, la voix dit : « Nous espérons que cette vue panoramique augmentera votre connaissance du monde. » On ne manquera pas de noter la cruelle ironie qui se dégage de cette séquence. Celle-ci pose une nouvelle fois la question de la séparation, mais la double d’une profondeur toute philosophique concernant la situation du sujet connaissant dans son rapport au monde. Le mouvement d’ascension, lequel est décrit en tant que prise de distance nécessaire à la production de connaissances sur le monde, révèle simultanément un éloignement dans la représentation qui, dans le cadre du film, renforce subtilement le sentiment d’exclusion et d’enfermement. La promesse du parc d’offrir une expérience d’immersion dans la culture globale débouche de fait sur une conception étriquée du monde, du monde comme représentation. Dans son célèbre « L’époque des “conceptions du monde” », Heidegger (1962, p. 117-118) affirme :

Là où le monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’Étant est comprise et fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. « Weltbild », le monde à la mesure d’une conception, ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut « avoir idée ».

je souligne

Parallèlement à l’idée d’un monde dont on peut « avoir l’idée », Heidegger pense un être-au-monde qui ne peut jamais s’épuiser dans sa représentation. C’est sur ce fond qu’on peut penser la question de « l’habiter » et son envers, le sentiment claustrophobique. Heidegger pense la question de la représentation dans la perspective de l’achèvement de la métaphysique, dans un sens qui, sans être marxiste, est passablement compatible avec la remarque précédente de Debord concernant la vie séparée dont l’unité ne peut plus être rétablie, et plus généralement, avec le concept de spectacle. On s’en convaincra aisément en relisant ce passage de son Nietzsche, rédigé plus ou moins à la même époque que le passage cité ci-dessus, qui lui fournit ici une mise en contexte historique. Dans sa tentative de penser la volonté de puissance en tant que connaissance, il parle d’une

[…] mise en scène de l’être humain qui a eu finalement et indirectement pour conséquence une exhibition sans mesure de toute activité humaine par le son et l’image, la photographie et le reportage ; phénomène planétaire qui, en Amérique et en Russie, au Japon et en Italie, en Angleterre et en Allemagne, offre des traits absolument identiques quant à sa forme essentielle, mais qui reste singulièrement indépendant de la volonté des individus comme de la manière d’être des peuples, des États, et des civilisations.

Heidegger 1972, p. 370, je souligne

L’analyse de ces deux extraits nous permet de saisir la dimension proprement métaphysique du monde comme représentation et sa traduction dans la culture du show-business et l’industrie touristique. Celles-ci définissent les conditions concrètes de participation à la « culture globale », qui n’est ici à proprement parler « globale » que dans la mesure où elle se déploie dans la dimension de la séparation. Commentant le fragment de Benjamin sur le « capitalisme comme religion », Agamben (2005, p. 96) parle en ce sens d’une « muséification du monde », processus qui exclut radicalement toute possibilité de faire usage, d’habiter ou d’expérimenter. À l’échelle du film, les personnages de The World deviennent littéralement les otages du décor.

Pour comprendre la situation de The World dans le panorama culturel chinois, cette analyse sur le sens d’une participation à la culture globale doit être mise en rapport avec l’émergence de la Chine sur la scène mondiale. Dans ce contexte, le parc thématique fait office de symbole privilégié de la modernisation chinoise et de sa participation à une « culture globalisée » (nous savons à présent avec quelles précautions on doit en parler). Ainsi, le choix de tourner The World dans un tel endroit est hautement significatif, et ce, sous au moins deux aspects. D’abord, il rend compte du désir largement répandu dans la population chinoise de s’intégrer à l’espace mondial de la consommation. Mais plus profondément, il témoigne encore et surtout d’une volonté de problématiser la représentation d’elle-même que la Chine entretient avec un prodigieux acharnement. À cet égard, c’est la réception même de l’oeuvre de Jia Zhangke qui demanderait à être interrogée. Outre la censure dont ses premiers films ont fait l’objet, il n’est pas rare qu’on lui reproche en Chine de ne pas contribuer à l’essor de son pays en montrant des aspects de la réalité quotidienne que plusieurs, et non seulement les autorités, préféreraient laisser dans l’ombre. Ici pointe la question cruciale du « fake », dont Jia nous livre un aperçu dans cet entretien :

DW : The « world » in the film, a theme park, is a false world, an imitation world. Do you mean to suggest that Chinese people are fooled or fool themselves into living in a false world ?
JZ : Yes, it’s a fabricated world with which I’m trying to say something about China. « Modernization » and globalization have arrived in China, but the country seems modern only from the outside. There are many problems in China right now, including how the Chinese deal with themselves. There are many problems concerning freedom of speech. It may look very cosmopolitan, but it’s not [9].

Dans les nombreuses entrevues qu’il a accordées après la sortie de The World, Jia revient obstinément sur ce décalage entre modernisation économique et modernisation socioculturelle. Le « fake » renvoie ici à l’écart qui se creuse entre l’image de modernité que la Chine tente de projeter et ses conditions d’existence réelles ; en dernière analyse, le « fake » masque un déficit de liberté. Le parc thématique devient ainsi le symbole de l’extrême molarité chinoise, et le prétexte à une critique sans complaisance des inégalités économiques et de l’autoritarisme qui grèvent la vie quotidienne chinoise. Jia parle sans relâche des pénibles conditions de vie d’une génération sacrifiée au nom de cette modernisation économique, et son cinéma ne fait aucun doute sur la profonde sympathie qu’il porte à sa cause. C’est sans doute en pensant à cette incontournable réalité que Jia affirme « qu’avec The World, je veux raconter une histoire vraie dans un milieu faux qui ne cesse de renvoyer des images factices [10] » (je souligne). Et pourtant : si la réalité à laquelle renvoie cette affirmation ne laisse aucun doute, il demeure néanmoins que quelque chose d’essentiel s’y perd, comme si le film allait bien au-delà de cette critique du reste tout à fait justifiée. Le problème qui se pose dans le cadre de notre étude, c’est que The World ne se laisse pas contenir dans cette dialectique du vrai et du faux. Quelque chose de plus essentiel y est en jeu, qui reste impensé dans la référence au « fake », et que nous allons maintenant essayer d’aborder en posant la question de « l’habiter » et du non-lieu.

Les non-lieux ou le degré zéro de la globalisation

L’empire n’a pas de lieux ; c’est l’ordre des non-lieux.

Tiqqun (2001, p. 284)

Le touriste est la figure planétaire de cette irréductible étrangeté au monde.

Giorgio Agamben (2007, p. 158)

The World est un film qui, pour être tout à fait intelligible, requiert une hypothèse forte concernant le parc thématique comme (impossible) milieu de vie. Le film se déroule dans un non-lieu, théâtre paradoxal des efforts des personnages du film pour créer une communauté. Par définition, les non-lieux sont le contraire d’une demeure ou d’un lieu de résidence. Ce sont des espaces de transit, gares, aéroports, et par extension des centres commerciaux, des villes touristiques, ou des parcs thématiques. Ce sont des lieux sans soi, c’est-à-dire, des lieux qui limitent considérablement les possibilités d’identification collective, et où aucune relation d’habitat n’est possible pour ceux qui les fréquentent. Il faut concevoir l’opposition entre lieu et non-lieu comme la relation entre deux polarités fuyantes : par exemple, l’organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre, liée aux techniques de mobilisation affective précédemment décrites, contribue directement à l’extension des non-lieux. Dans l’ensemble, The World n’insiste pas spécifiquement sur les souffrances psychiques causées par les prestations émotionnelles exigées des employés-acteurs, mais se concentre plutôt sur le sentiment général d’enfermement lié au fait de vivre et d’habiter dans l’extériorité généralisée d’un non-lieu. Dans cette perspective, l’insuffisance du concept de « fake » est double : elle tient essentiellement au fait qu’il n’indique que bien faiblement en quoi le parc thématique est un milieu hostile pour ceux qui y vivent, tout en ne permettant pas de poser de manière adéquate la question de « l’habiter ». Ainsi se profile la question centrale qui traverse The World : que signifie le fait de présenter l’histoire d’un groupe d’individus tentant de créer une communauté dans un non-lieu ?

Nous avons déjà fait état du paradoxe constitutif d’une participation à la culture globale muséifiée, laquelle interdit intrinsèquement tout usage véritable. Le concept de non-lieu tel que l’entend Augé permet de pousser plus loin l’analyse. Pour Augé, l’extension des non-lieux est intimement liée au développement d’une forme de solitude esthétisante qui conditionne notre regard sur le monde. C’est dans cette perspective qu’il peut affirmer que « l’espace du voyageur » est « l’archétype du non-lieu » (Augé 1992, p. 110), une affirmation qui, dans notre contexte, constitue le revers de l’idée de muséification du monde. L’intérêt principal de la thèse d’Augé se trouve dans le lien intime qu’il établit entre non-lieu et solitude. Pour lui, notre époque « impose en effet aux consciences individuelles des expériences et des épreuves très nouvelles de solitude, directement liées à l’apparition et à la prolifération des non-lieux » (p. 117-118). Le cas du parc thématique est à cet égard emblématique. Son projet d’offrir une immersion instantanée dans la culture globalisée ne peut se réaliser qu’à ses propres dépens, c’est-à-dire : il n’y a de participation à la culture globale que dans l’expérience de cette solitude inhérente au non-lieu qui dissout les formes de vie. Autrement dit : c’est cette expérience de l’isolement et de la séparation qui est proprement globale, et c’est en ce sens qu’on peut effectivement dire que c’est dans « l’anonymat du non-lieu » que, paradoxalement, s’éprouve désormais la « communauté des destins humains » (p. 150). Dans la mesure où les non-lieux représentent réellement l’ère globale, l’expérience de la solitude que nous éprouvons à leur contact constitue en quelque sorte le degré zéro de la globalisation, l’équivalent d’un experimentum linguae dévastateur qui vide de leur contenu croyances et traditions et nous laisse dans un état d’apesanteur proprement bloomesque.

The World présente d’une manière admirable le fait qu’on ne participe jamais au monde par l’intermédiaire de sa totalité représentée, mais toujours dans la dimension d’un irréductible être-en-commun. Ce rapport habitant/monde va toujours de pair avec une activité créatrice d’intérieur ; mais c’est précisément cette exigence sphérique qui est menacée par la prolifération des non-lieux. C’est dans ce cadre d’analyse que la thèse de la globalisation comme enfermement trouve toute son intelligibilité. D’un côté, le concept de non-lieu éclaire l’impossibilité d’habiter l’espace intérieur capitaliste global. Pour Sloterdijk (2006, p. 212) : « Le globe qui n’est constitué que d’une surface n’est pas une maison pour tous mais une quintessence des marchés sur lesquels personne ne peut être “auprès de soi”. » Le sentiment de claustrophobie ne se produit que sur le seuil de cette extériorité généralisée. La thèse de Sloterdijk nous apparaît pourtant incomplète, et ce, sur un point essentiel. Peut-être par souci de ne pas se voir associer aux franges les plus radicales de la gauche intellectuelle, et sans doute parce qu’il est essentiellement occupé à développer un vocabulaire capable de rendre compte de la formation des « écumes » humaines plutôt que de leur dissolution, Sloterdijk ne fait nulle part mention du concept de spectacle. C’est une omission qui, quoique justifiable, est lourde de conséquences, dans la mesure où il est pourtant manifeste que l’étanchéité du monde intérieur capitaliste est assurée par la séparation spectaculaire. Sur ce terrain, Debord (1992, p. 24) tranche sans détour :

La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable.

je souligne

Un seul monde seul. Un seul monde-scène. Un dehors irrespirable. Un non-lieu qui mène à l’asphyxie. The World se termine sur une scène qui exprime de manière extrêmement troublante la mise entre parenthèses des existences dans les non-lieux et la dissolution de l’être-en-commun. Alors qu’elle assiste au mariage de deux de ses camarades de travail, Zhao Tao découvre par le biais du téléphone portable de son amoureux qu’il a entretenu une relation avec une autre femme. Le monde de Tao s’effondre. Une animation électronique exprime sa désolation en montrant une carpe qui tourne en rond dans les profondeurs aquatiques. Dans la mythologie chinoise, la « carpe sautant par-dessus la porte du dragon » symbolise l’ascension sociale. Dans le cas de Tao, ce n’est pas tant l’ascension sociale que l’horizon d’un mariage qui s’éloigne définitivement. Dernier refuge dans le vide irrespirable du non-lieu, le couple et sa promesse d’union constituent une puissante expression du rapport habitant/monde et sa création d’un espace intérieur. Mais dans le déroulement du film, tout se passe comme si Jia avait simultanément choisi d’en faire le moyen d’expression privilégié du sentiment claustrophobique. Il suffit par exemple de penser aux moyens que Taisheng prend, en bon garde de sécurité, pour localiser Tao dans l’espace du parc ; ou encore aux scènes de jalousie violentes et répétées entre Niu et Wei, qui ne les empêcheront cependant pas de se marier « dans un monde en perpétuel changement », tel qu’indiqué ironiquement par un de ces intertitres qui apparaissent à quelques reprises durant le film. Pour Tao et Taisheng, l’histoire sera différente. L’ambiguïté persistante de leurs rapports culminera dans un moment d’intimité où Tao demandera à Taisheng de lui être toujours fidèle. Taisheng lui répondra que « de nos jours, on ne peut compter que sur soi-même », omettant ainsi de lui parler de sa relation secrète avec Qun.

Dans l’économie générale du film, l’impossibilité du mariage, confirmée par la découverte de Tao, apparaît comme la représentation incorporée d’un monde en perte de consistance et qui se révélera fatale. Comme à plusieurs autres reprises dans le film, la caméra s’avance une nouvelle fois dans les corridors étroits du monde des coulisses. On voit ensuite Tao enfiler un imperméable transparent avant de se coucher sur un lit, répétant ainsi le geste salutaire qui lui avait permis de survivre lors de son arrivée à Beijing (voir Conche 2003). La pellicule de plastique évoque un désir de se protéger des impuretés du monde. Mais d’autre part, sa transparence accentue l’impression de fragilité, comme si Tao en était réduite à se réfugier dans la nudité d’une pleine extériorité. Dans la séquence suivante, on la voit vêtue d’une robe de mariée. Ce que Tao ne peut désormais plus espérer accomplir dans sa propre vie, elle le représente une dernière fois sur scène, dans une sorte de parade de mode pour nouvelle mariée. L’ironie de la scène est dévastatrice ; la disjonction émotionnelle, consommée.

Tao se réfugie finalement dans l’appartement de ses camarades nouvellement mariés, qui sont partis en lune de miel. Taisheng, à qui Tao ne donnait plus signe de vie, l’y rejoint. Taisheng s’enquiert de son état, mais Tao demeure de glace ; elle ne dit rien. Le lendemain, on découvre que le couple est mort à cause d’une fuite de gaz. Rien n’indique qu’il s’agisse d’un geste prémédité. Le film prend fin sur un écran noir. On entend une voix off : « Sommes-nous morts ? — Non. Ça ne fait que commencer. » La réplique, énigmatique, maintient un flottement qui fait écho à la mise en suspens des existences dans le non-lieu. Elle ouvre sur un no man’s land, une humanité qui survit à un monde habitable pour l’homme. Flottement indéterminé qui signe le degré zéro de la globalisation. À sa suite, on pourrait compléter la célèbre formule de Marx en l’adaptant à l’ère globale : Tout ce qui était solide part en fumée — et contribue ainsi à notre asphyxie.

*

Ironie du sort, les travailleurs migrants comme Tao et Taisheng sont appelés en chinois des « flottants », terme qui témoigne de la précarité de leur situation. Selon certaines estimations, plus de 140 millions de Chinois (au-delà de 10 % de la population, donc) seraient des « déracinés » partis chercher du travail dans les villes. Une expression populaire chinoise résume finement la précarité de leur situation : « Beijing compte sur le Comité central, Shanghai sur ses contacts. Canton s’appuie sur Hong Kong, mais la population flottante s’en remet à la pensée de Mao Zedong. » D’une certaine manière, la fin de The World rend justice à leur difficile condition. La censure chinoise, par contre, ne voyait pas nécessairement les choses sous cet angle. Il faut dire qu’elle n’aime pas trop les films qui finissent mal. Jia explique avec quelle délicieuse ironie il a réussi à faire accepter cette fin : « La censure n’aimait pas du tout la fin, avec le couple intoxiqué allongé sur le sol ; on m’a demandé de changer. Je leur ai dit : “C’étaient deux jeunes flottants, maintenant ils ont retrouvé le contact avec la terre”. Ils étaient contents de l’explication » (Burdeau 2005, p. 34).

The World comme pratique du non-lieu

C’est à force de voir l’ennemi [l’empire] comme un sujet qui nous fait face — au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous tient — que l’on s’enferme dans la lutte contre l’enfermement.

Appel [11]

Dans le Laozi, chapitre 11, il est dit que pour rendre une maison habitable, il est nécessaire d’y découper portes et fenêtres (Conche 2003). Ce passage du Laozi exprime ainsi l’idée qu’il faut toujours du vide pour qu’un déploiement soit possible. On peut appliquer ces considérations atmosphéro-philosophiques à la question du spectacle. À quels traitements doit-on soumettre les non-lieux spectaculaires contemporains afin de les rendre habitables ? Comment y ménager des ouvertures afin de rompre avec leur asphyxiante étanchéité ?

Tant sur le plan thématique que filmique, The World témoigne d’une remarquable unité formelle. La scène d’ouverture et la scène finale déterminent la structure du film et forment un puissant continuum spatiotemporel. Le flottement sur lequel prend fin The World parachève l’effet claustrophobique qui se dégage de l’ensemble du film. Ce continuum claustrophobique est habilement ponctué par la présence d’animations électroniques, qui représentent simultanément l’espace fantasmatique des personnages et les espaces virtuels de la communication électronique. Leurs apparitions répétées dans le déroulement du film font, dans un premier temps, l’effet d’une rupture radicale et colorée qui contraste avec la grisaille du réel claustrophobique. Et pourtant, dans l’économie générale du film, ces ruptures momentanées ne font qu’amplifier l’effet général d’enfermement. Les désirs de liberté et d’évasion qui s’y expriment sont essentiellement privés : ils ne sont jamais réinvestis dans des situations partagées, et demeurent ainsi lettre morte. Jia exprime une idée similaire lorsqu’il souligne que « ce qui reste, l’empreinte du SMS, c’est une facilité de communication, mais une facilité de communication qui débouche sur une plus grande solitude encore [12] ». En isolant l’espace fantasmatique à l’intérieur du virtuel numérique, The World illustre avec force comment, sous le régime spectaculaire, nous sommes isolés par cela même qui nous unit et qu’en définitive, nous ne manquons pas de communication, mais plutôt de « résistance au présent », selon le mot célèbre de Deleuze et Guattari (1991, p. 104). Par le malaise et l’angoisse qu’il suscite, The World nous permet d’entrer en résonance avec l’anonymat des non-lieux et leurs disjonctions insularisantes. En ce sens, il constitue un document privilégié pour une ethnologie de l’isolement dans la culture globalisée. Mieux encore, il agit comme une pratique du non-lieu, qui unilatéralise le malaise existentiel et force à prendre acte de la situation. En dernière analyse, l’enjeu ultime de cette pratique est la constitution en force d’une sensibilité capable d’envisager la dimension spectrale de la globalisation.

The World constitue un exemple de cette « circonspection ralentie dans le plus évident » dont parle Sloterdijk et de laquelle il fait dépendre l’accès au sphérique. Dans The World, la caméra épouse naturellement la forme du non-lieu. Elle avance le long des tunnels, coulisses, corridors d’hôtel, longeant les murs des autoroutes. Avec une sobriété quasi ethnologique, elle se glisse imperceptiblement dans l’activité du parc et laisse passer avec un réalisme saisissant la vie quotidienne chinoise. Les longs plans-séquences, que ne trouble aucun plan rapproché, produisent une intimité déconcertante. Jia explique que « if I were to break up a scene which lasts for six or seven minutes into several cuts, [...] then you lose that sense of deadlock. The deadlock that exists between humans and time, the camera and its subject [13] ». Cette fine conception de l’impasse contribue fortement à la production de l’effet claustrophobique dans The World. Son pouvoir d’enclencher des processus éthopoïétiques est tributaire de cette discrète réserve esthétique, laquelle ne va pas sans évoquer une certaine esthétique de la fadeur. On peut aussi penser à cette remarque de Maurice Drury (2002, p. 54) qui, méditant sur sa relation avec Wittgenstein, parle de limiter la sphère de ce qui peut être dit de façon à susciter un sentiment de claustrophobie spirituelle. En assumant et conjurant le sentiment d’enfermement, The World se présente comme passage obligé pour le renouvellement des modes d’être-ensemble dans l’ère globale.

Dans une entrevue avec Luisa Prudentino (2003, p. 100-101, je souligne), Jia s’indigne du fait que, bien que la Chine soit en profonde mutation, il reste toujours très difficile d’en témoigner. Cela a des répercussions néfastes sur la culture chinoise :

Ce processus de globalisation entretient, d’après moi, une relation étroite avec la culture. Les jeunes dans Plaisirs inconnus ont perdu confiance en leur culture, alors que pourtant ils vivent à une époque où les médias se sont développés de sorte qu’ils reçoivent de plus en plus d’informations. Mais ils ne peuvent toujours pas obtenir d’informations sur leur propre vie, celle de tous les jours, qui les concernent de près. […] il serait grave que les Chinois finissent par perdre confiance dans leur propre culture ; c’est un problème qui me préoccupe énormément.

Le cinéma de Jia contribue directement à nourrir un être-là localisé. Aux représentations idéalisées d’elle-même dont la Chine se nourrit, Jia oppose une vision extrêmement subtile des interactions entre les forces de la globalisation et leurs effets sur les milieux de vie et les modes d’être-ensemble. Le contraste est radical, et c’est dans cette mesure que l’oeuvre de Jia est une oeuvre éminemment politique. Elle conquiert des espaces habitables en montrant l’écart entre les conditions de vie réelles et les représentations spectaculaires. En donnant à voir autre chose que des images officielles, commerciales et molarisantes, Jia montre qu’on n’habite jamais une totalité représentée, mais toujours un lieu incompressible et partagé.