Dans ce numéro thématique sur l’héritage des bonimenteurs, nous proposons d’approfondir nos connaissances sur ce que Noël Burch qualifie « d’interrègne » dans l’histoire du cinéma : la période de tâtonnements et d’expérimentations qui précède l’institutionnalisation du cinéma parlant entre 1927 et 1937. Ces dates sont évidemment arbitraires, car on sait maintenant, notamment grâce aux travaux de Valérie Pozner et Giusy Pisano (2005), que de multiples formes de sonorisation des films existaient bien avant 1927 et que, de plus, la « stabilisation » du média survient plutôt à la fin des années 1930, comme l’a souligné Alain Boillat (2007). Il est cependant bien établi que le cinéma « parlant » tel que nous le connaissons aujourd’hui s’est imposé durant cette période, même si les limites de cette dernière sont difficiles à cerner avec précision. De fait, nous n’excluons pas qu’il faille déborder un peu ces limites pour mieux comprendre le problème qui nous occupe ici. Ce que nous ambitionnons de mieux comprendre dans cet interrègne, ce sont l’importance et l’influence des pratiques bonimentées accompagnant le cinéma, et leur éventuelle survivance au-delà de 1927 : l’héritage des bonimenteurs. Il est vrai que la disparition de ceux-ci est estimée autour des années 1915-1920 en général, ce postulat mériterait donc peut-être certains aménagements à la lumière de ce que nous prétendons soulever ici. Pour analyser cet héritage, nous proposons une approche selon trois perspectives complémentaires. Il y aurait d’abord les expériences de projection qui s’inspirent directement des méthodes des bonimenteurs et voient le jour après l’avènement du parlant, comme certaines formes de cinéma éducatif par exemple. Peut-on envisager que cette forme, traditionnellement peu ambitieuse sur le plan artistique, ait eu recours aux mêmes ficelles que les bonimenteurs ? Et quelles en seraient les raisons, les motivations ? Sur un tout autre plan, on sait que dans certains contextes culturels particuliers, le cinéma bonimenté a connu un destin différent de celui qui a été le sien en Europe et aux États-Unis et qu’il a survécu plus longtemps. Il s’agirait donc de voir si l’institutionnalisation du parlant s’est adaptée en conséquence, comme dans le cas du benshi au Japon. De plus, même dans le contexte occidental, il est possible de trouver des réminiscences du bonimenteur dans les films eux-mêmes. Il s’agirait donc aussi d’interroger des corpus filmiques relevant de l’interrègne qui pourraient montrer une éventuelle continuité — un « écho », dirait Daniel Sánchez Salas — avec le bonimenteur. Celui-ci ne serait plus dans la salle comme aux temps anciens, mais bien plutôt dans le film lui-même, inséré dans la narration ou dissimulé dans les formes du discours filmique. Enfin, si l’interrègne concerne directement le cinéma, il n’en va peut-être pas ainsi de l’héritage des bonimenteurs : et si celui-ci avait migré vers d’autres cieux médiatiques ? Il s’agirait donc, pour clore temporairement cette réflexion, de s’interroger sur l’influence éventuelle du cinéma bonimenté, cet art intermédial par excellence, sur d’autres productions culturelles qui émergent à la suite du cinéma parlant : dans ce numéro, nous proposerons donc une approche inusitée des débuts de la bande dessinée en Belgique. La réflexion que les auteurs mènent ici couvre donc plusieurs domaines des études cinématographiques et médiatiques. En premier lieu, l’histoire du cinéma, sous de multiples aspects : les articles s’intéressent à l’interrègne, et ils pourront peut-être amener un regard neuf sur des phénomènes comme l’émergence du cinéma éducatif, les formes d’adresse au spectateur ou encore l’influence de l’évolution du cinéma sur la bande dessinée moderne. Mais aussi l’esthétique, puisque les auteurs éclairent certains aspects du langage cinématographique qui se sont cristallisés à cette période, particulièrement le générique …
Appendices
Références bibliographiques
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