Abstracts
Résumé
L’historien de l’art Pierre Francastel, penseur d’une sociologie de l’art et du rapport de l’art et de la technique, s’est révélé, en France, le plus prêt, parmi les chercheurs de sa discipline, à s’intéresser au cinéma. Il s’investit simultanément au sein de la Fédération internationale du film sur l’art et de l’Institut de filmologie, auquel il collabore de 1948 à 1958. Dans ses conférences puis ses cours à l’École pratique des hautes études, il élabore une théorie de l’image filmique où sont distingués des niveaux allant du matériel au mental et où il propose une approche originale du mouvement au cinéma éclairée par la doctrine du « contraste simultané » de Robert Delaunay. L’article qui suit présente ces théories sur la base des manuscrits des cours de Francastel restés en grande partie inédits et s’interroge sur la place que celui-ci occupa au sein de la mouvance filmologique, notamment par rapport à la dominante psychologique dans les travaux de l’Institut, avec lesquels il entre parfois en contradiction. Nous y examinons ensuite les rapports entre l’approche des phénomènes cinématographiques et filmiques et l’élaboration de la sociologie de l’art à laquelle se voue Francastel, fondée sur la reconnaissance d’une « pensée plastique » où l’image acquiert une égale dignité avec le verbe.
Abstract
The art historian Pierre Francastel, who studied the sociology of art and the relationship between art and technology, was the French art historian with the greatest interest in the cinema. He became involved during the same period of time in the Fédération internationale du film sur l’art and in the Institut de filmologie, whose work he participated in from 1948 to 1958. In his lectures and later his courses at the École pratique des hautes études he developed a theory of the cinematic image in which levels ranging from the material to the mental could be identified. He also elaborated an original approach to movement in film in light of Robert Delaunay’s doctrine of “simultaneous contrast.” This article introduces these theories using Francastel’s course notes, most of them unpublished, and enquires into his place in the filmology movement, in particular with respect to the predominant psychological current in the Institute’s work, with which he was sometimes at variance. The article then examines the relationship between the analysis of cinematic phenomena and the development of a sociology of art to which Francastel was committed, one founded on the recognition of “visual ideas” in which images had the same importance as words.
Article body
L’historien de l’art Pierre Francastel fut parmi les premiers à rallier le projet filmologique dès lors que l’Institut de filmologie eut vu le jour et que se dessina la possibilité de mettre en place un programme d’enseignement et de recherche sur le cinéma (1948-1958). Quoique rien ne laissât présager dans ses activités et publications antérieures (travaux sur Versailles puis le Moyen Âge et la Renaissance) qu’il pût s’intéresser au cinéma, Francastel se révéla, en France, l’historien de l’art le plus prêt à s’investir dans une recherche et un enseignement portant sur le cinéma, sur la place du cinéma dans les arts plastiques et sur les rapports entre le film et l’art [1]. Quelle est cependant la place qu’il occupa au sein de la mouvance filmologique ? Fut-il débiteur des recherches dominantes dans les travaux de l’Institut — qui appartiennent au premier chef à la psychologie ? Ou élabora-t-il une théorie qui lui fut propre du « fait filmique » ? Enfin, son approche de l’art et de son histoire se vit-elle modifiée sous l’éclairage du cinéma ? Telles sont quelques-unes des questions qu’on veut poser ici afin d’évaluer l’importance de la réflexion de Francastel sur le cinéma, réflexion, à dire vrai, mal connue car en grande partie restée inédite.
Au sortir de la guerre, Francastel est professeur à l’Université de Strasbourg où il enseigne depuis 1937 [2]. On l’envoie cependant aussitôt en Pologne — où il avait travaillé entre 1930 et 1937 [3] — comme conseiller culturel auprès de l’ambassade de France à Varsovie et pour donner une impulsion nouvelle à la remise en route des instituts français dans ce pays et en Tchécoslovaquie. Il n’est donc pas à Paris quand se crée l’Association pour la recherche filmologique, que démarre l’activité éditoriale de la Revue internationale de filmologie et que s’organise le premier congrès international de filmologie.
C’est en 1948 qu’il participe, comme conférencier, au premier cycle de deux ans que propose le programme de l’Institut, dans le troisième sous-ensemble : « Filmologie générale et philosophie ». Le directeur général en est Raymond Bayer, professeur à la Sorbonne, qui traite lui-même d’« esthétique générale du film et philosophie ». Tous deux interviennent au titre de la morphologie générale (les autres sous-parties sont : « Esthétique générale des effets », « Anthropologie filmique », « Éthique et idéologie »). L’intervention de Francastel consiste en deux conférences consacrées aux « Problèmes de l’espace filmique » (prononcées les 10 et 17 janvier 1949), dont il reprend la substance dans une conférence donnée à Londres en mai de la même année (« Espace filmique, espace plastique »).
L’année suivante, il est appelé par Lucien Febvre comme directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études, fondée en 1947. Il y crée un cours de « Sociologie des arts plastiques [4] ». C’est l’année où il publie son article « Espace et illusion » (Francastel 1949) dans la Revue internationale de filmologie (nommée plus bas RIF). Il n’en publiera pratiquement pas d’autres, mais s’investira pourtant pleinement dans l’activité de l’Institut, passant de la partie « conférences » à celle des « Cours et leçons » (à partir de 1952) et prenant une part active au congrès de 1955. D’après les programmes de l’Institut figurant sur les affiches qu’a conservées Francastel ou qui ont été publiés dans la RIF, on peut en dresser la liste suivante :
1950-1951 : deux conférences « Sur les problèmes de l’espace filmique » ;
1951-1952 : deux conférences sur « Le mécanisme de l’illusion filmique » (les 11 et 18 décembre 1951) ;
1952-1953 : un cours intitulé : « L’image filmique : le successif et le simultané » ;
1953-1954 : un cours intitulé « Mouvement et animation » ;
1954-1955 : un cours sur « Les éléments du spectacle filmique : réalité, récit, représentation figurée » ;
1955 : 2e Congrès international de filmologie, il est rapporteur de la section « Études comparées », et participe au symposium consacré aux « Techniques nouvelles du cinéma [5] » ;
1955-1956 : Francastel apparaît dans les programmes, conjointement avec Étienne Souriau, Meredith et un mystérieux « M. N… » [sic], à titre de responsable d’un cours intitulé « L’univers filmique. Structures (espace, temps, personnes et choses, relations sensibles, intelligibles, symboliques) — Valeurs esthétiques — Esthétique comparée du film et des divers arts » ;
1956-1957 : les intitulés des cours sont les mêmes que pour le cycle précédent ;
1957-1958 : sauf erreur, il assure encore un cours dont on n’a pas retrouvé l’intitulé [6].
La plupart des contributions de Francastel sur le cinéma — hormis l’article de 1949 — demeurent inédites mais sont conservées, pour bon nombre d’entre elles, dans le fonds Francastel de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) avec d’autres documents — textes manuscrits, dactylographiés, notes (plans d’intervention, notes de lecture ou prises lors de conférences) [7] — dont on trouvera la liste détaillée en annexe. Le volume, L’image, la vision et l’imagination (Francastel 1983), constitué par son épouse, Galienne Francastel — qui lui succéda à l’École des hautes études en sciences sociales (ÉHÉSS) après sa mort —, ne comporte, d’inédits, que des « extraits d’un cours à l’Institut de filmologie » sous le titre « Les mécanismes de l’illusion filmique » (sans précision de date [8]).
On peut donc dire que, pour une large part, l’apport de Francastel à la théorie du cinéma demeure méconnu, en tout cas dans sa complexité.
Le cinéma
Il faut souligner avant tout que les liens de Francastel avec le cinéma ne tiennent pas, loin de là, à la seule filmologie. En effet, il participe aux activités de la Fédération internationale des films sur l’art (FIFA) sous la responsabilité de l’Unesco — dont Fernand Léger est le président. Il en devient lui-même le secrétaire général (1952-1954) jusqu’à sa démission, qu’il présente après avoir échoué à articuler la FIFA et la FIAF (la Fédération internationale des archives du film) et être entré en conflit avec Henri Langlois [9]. Sa première intervention dans le cadre de la FIFA date de 1948, à la suite de la Première conférence sur les films sur l’art qui s’est tenue à Paris du 26 juin au 6 juillet, sous la présidence de Léger (on compte en outre dans l’organisation du congrès les noms de Luciano Emmer, Henri Storck, Alain Resnais, Henri Langlois, Gaston Diehl, René Huygue, etc.). Dans son rapport, Francastel pose quelques bases de sa « doctrine » sur le cinéma (on y reviendra), appelle à un développement de la recherche sur la question et mentionne quelques lieux où l’on s’y consacre : « the Cinematographic Research Institute, recently established at the University of Paris », et « the International Bureau of Cinematographic Research » — où l’on reconnaît l’Institut de filmologie et le Bureau international de la recherche filmologique [10].
Deux aspects plus délimités de ses recherches peuvent encore nourrir cet engagement « filmologique » : son intérêt pour les « arts de l’illusion » du xviiie siècle et leurs liens avec les origines du film [11] et, par la suite, son travail sur les écrits de Robert Delaunay — qu’il éditera en 1957 —, tout entiers tournés vers la question de la simultanéité et du mouvement dans la peinture et qui offrent en quelque sorte une « alternative » au cinéma [12] (Delaunay 1957).
Mais sa relation au cinéma a une motivation plus fondamentale : elle tient à sa conception de la nature de l’image et à son approche de l’art, qui le conduisent à s’interroger sur les changements de perception provoqués par l’émergence de la photographie et du cinéma. « Les appareils pénètrent le réel », dit-il souvent, en reprenant cette formule à Walter Benjamin [13], et changent les conditions de la perception et de la représentation, mettant en évidence comme jamais auparavant le caractère culturel, conventionnel de l’image :
Les appareils pénètrent le réel : grâce à la caméra, nous avons des possibilités qui n’existaient pas [auparavant] de surprendre un certain nombre d’éléments qui sont dans le réel, avant même la projection, qui ne sont pas créés par le film.
Phénomène inséparable de la fabrication d’une
image d’un type particulier, qui n’est ni l’image mentale, ni l’image plastique, ni l’image poétique, littéraire, mais l’image filmique, avec des caractères très spéciaux […], avec un mécanisme contraignant, qui fait qu’un film apparaît précisément comme doué de réalité, de persuasion, de vérité, ou bien au contraire comme inacceptable. [Ainsi] le film est à la fois une chose fabriquée, c’est un médium, et d’autre part, c’est un enregistrement automatique, mécanique du réel [14].
Il n’y a pas d’image naturelle, immédiate, elle est un signe et elle s’inscrit dans un système de signes, mais cette image-signe n’est pas le dernier état de l’image filmique qui est de nature mentale :
Il faut distinguer à la limite entre le signe et l’image, le signe étant le moyen de créer l’image, le signe attirant l’attention sur la valeur de langage du spectacle filmique, mais ne se confondant pas avec l’image filmique, l’image globale, somme d’impressions éprouvées par un spectateur auquel on présente une succession d’images qui en sont les éléments constitutifs [15].
Cette dualité, qui engendre ce qu’il appelle l’« ambiguïté » fondamentale de l’image, inspire son approche de l’oeuvre d’art de toutes les époques, voire des modes de pensée non verbaux (comme les mathématiques), le cinéma servant d’élément de démonstration de cette théorie [16].
Ainsi le cinéma « enseigne »-t-il à voir l’art qui le précède ou lui est contemporain parce qu’il met en lumière avec plus d’évidence que cet art certains caractères de l’image :
Au temps du cinéma et de l’art abstrait, il n’est plus possible de regarder les produits de l’activité esthétique comme aboutissant à l’élaboration d’images et de formes essentiellement identiques à un ordre immuable de l’univers [17].
Après 1945, l’art contemporain occupe une place centrale dans la réflexion de Francastel : c’est à partir de lui qu’il interroge le passé — en particulier la Renaissance, à laquelle il consacre son oeuvre majeure (Francastel 1967). Cela l’amène à aborder les rapports de l’art et de la technique (Francastel 1956) et à se montrer attentif à la dimension sociale et historique des codes de la représentation plastique — la perspective notamment —, dont le renversement impressionniste et plus encore cubiste, puis la récusation par l’art abstrait, rendent manifeste le caractère conventionnel, construit.
La pensée figurative
Les différents axes de recherche et de réflexion abordés sont sous-tendus par une conviction selon laquelle l’art développe une « pensée plastique » ou « figurative », qui est une fonction de l’esprit humain, une « catégorie de la pensée aussi complète que d’autres » (Francastel 1965, p. 78-79), d’égale dignité, en particulier, avec la pensée verbale ou tout autre système symbolique. Cette conviction trouve son fondement dans la psychologie moderne, de même qu’elle a des conséquences dans les domaines de la sociologie de l’art et de l’esthétique.
Pour comprendre la position de Francastel sur l’espace plastique ou figuratif — auquel appartient le cinéma —, il faut donc passer par la référence à la psychologie, par la gestalt (Paul Guillaume) mais surtout par les théories et expériences en psychologie de l’enfance de Jean Piaget et d’Henri Wallon. Cette « nouvelle psychologie » entraîne une reformulation des questions de perception et de spatialisation : Francastel expose cette approche à la fois sur le cas de l’art, dans une étude de La Revue d’esthétique [18] que dirige Étienne Souriau (autre « filmologue »…), et sur celui du cinéma, dans son article de la RIF.
L’art contemporain lui paraît alors coïncider sur plus d’un point avec ce que les travaux des psychologues de l’enfance mettent en évidence dans le fonctionnement « génétique » de l’esprit humain (c’est-à-dire son évolution) ; leurs travaux seraient susceptibles de « justifier les tentatives actuelles des peintres qui veulent jeter les bases d’un nouveau langage plastique » (Francastel 1965, p. 43) : « À chacune des trois étapes de la formation de la pensée chez l’enfant, correspond un état des arts figuratifs » (p. 154). Les notes, datant de l’année 1948, portant sur « l’espace génétique et l’espace plastique [19] », mettent bien en évidence ces « nouvelles hypothèses sur l’espace » qui répondent aux trois paramètres piagétiens : le sensorimoteur (ou topologique), le projectif et le représentatif — et qui recoupent les développements contemporains en mathématiques et en géométrie (topologie, géométrie non euclidienne).
Le fait qu’il existe une « pensée plastique — ou figurative — comme il existe une pensée verbale ou une pensée mathématique » (Francastel 1965, p. 79) [20] a une conséquence dans le domaine de l’esthétique : on a affaire avec elle à un « langage » propre qui comporte des signes, voire un « système de signes ». Et cette autonomie en fait « un des modes par lesquels l’homme informe l’univers » (p. 11-12). Par là on ne se borne pas à tirer l’activité artistique de la superfluité, mais on la nantit d’une dimension sociale qui appelle une « sociologie de l’art ». En effet, « la fonction figurative » — qui est une « catégorie de la pensée aussi complète que d’autres » — « constitue une catégorie de la pensée immédiatement liée à l’action… » et, dès lors, « les oeuvres d’art constituent des faits positifs de civilisation au même titre que les institutions politiques ou sociales » (p. 78-79).
Le rôle de l’art devient même, au terme de ce raisonnement, quasi supérieur aux autres formes de pensée car : « Toute société qui se forme se guide plus ou moins sur un modèle abstrait [et] ce sont les écrivains et les artistes qui expriment et diffusent les traits matériels de ce modèle » (p. 48).
C’est pourquoi Francastel s’insurge contre l’oubli du rôle de l’art dans les recherches sociologiques, psychologiques, historiques et autres et voit « un scandale intellectuel » dans le fait « qu’écrivant un livre sur l’épistémologie génétique et y analysant tour à tour les diverses formes d’action de son époque, un homme comme M. Jean Piaget ait pu ignorer purement et simplement le problème posé par l’existence de l’art… » (p. 11) [21].
Outre une référence à Marc Bloch qui, dans La société féodale (1939), posait le problème des rapports de l’expression plastique avec les autres aspects d’une civilisation (Francastel 1965, p. 73-75), deux références étayent ce point de vue « sociologique » : le texte de Maurice Halbwachs, « La mémoire collective et le temps » (1947), et les études sur la psychologie du merveilleux de P.-M. Schuhl (1947). Pour le premier, en art, un temps collectif prime sur le temps intérieur de l’individu : « l’art est donc […] l’expression de groupes humains distincts à la fois de la société globale et des classes sociales » ; pour le second, les inventions poétiques — tel Les voyages de Gulliver — « traduisent l’importance attachée par une époque à quelques problèmes philosophiques fondamentaux » (grand/petit, désir de rajeunissement).
Francastel n’entend pas pour autant « dissoudre » l’auteur individuel dans « la pensée de la collectivité », comme peut le faire Lucien Goldmann à la même époque, et il polémique rudement avec Roland Barthes qui, à propos de Racine, tomberait dans cet excès (Francastel 1965, p. 76-77).
Cette approche, qui le met à part dans l’histoire de l’art — il n’est pas un érudit au sens où peut l’être André Chastel (qui lui sera préféré à la Sorbonne à l’ouverture de la chaire d’histoire de l’art) —, intéressera par contre les historiens (après Febvre, on l’a vu, Vernant, Duby et Le Goff notamment). Dans son compte rendu de La figure et le lieu, Michel de Certeau (1968, p. 587-588) écrit que la « méthode » de Francastel « ne se contente pas d’analyser un tournant dans l’histoire de la peinture, elle en dégage les conditions d’intelligibilité d’un langage figuratif », lequel « ne reproduit pas un passé ou une perception » mais « instaure ». Et cette « institution d’un lieu propre qui ordonne les objets à des significations » crée de nouveaux rapports, change les références, conjugue des systèmes différents, reconfigure, « par une redistribution de l’espace imaginaire », et renvoie « donc à des pensées collectives ».
La « sociologie de l’art » de Francastel croise, en un sens, la démarche de Kracauer (qui se réclamait d’une proximité avec Panofsky). Sans parler des « dispositions psychologiques » collectives que Kracauer place à la base de son enquête sur le cinéma allemand, il s’agit pour l’un et l’autre de définir un ensemble de valeurs et de motifs dans lesquels s’inscrivent les oeuvres — Francastel parle de codes, règles, contrats, etc., d’un « ordre figuratif » qui implique une « connivence » entre les protagonistes, un partage — ; mais ces motifs et ces figures, Francastel insiste sans doute plus que Kracauer sur ce point, n’existent que dans leur inscription dans un « lieu » qui est le tableau (l’oeuvre), lequel se fait « instaurateur », et non « reflet » ou transcription d’un ordre extérieur (la perspective pour la géométrie, les sources littéraires ou philosophiques pour la peinture [22]) : « la pensée plastique étant une fonction de l’esprit, cette fonction n’a pas d’existence indépendamment des oeuvres qu’elle engendre » (Francastel 1967, p. 178-179). D’autre part, il circonscrit le lieu même de « l’expression collective » dans « l’image intermédiaire » ou « virtuelle » qui se forme entre l’émetteur et le récepteur, une image qui « possède une réalité physique et positive » qui la fait correspondre « non pas à la nature mais aux structures mentales de certains groupes sociaux, de certains hommes [1949] » (Francastel 1983, p. 189).
L’instance de l’imaginaire/la querelle avec Michotte
Le socle psychosociologique qui permet d’édifier cette théorie de l’art ne doit pas faire croire à une domination de la psychologie et de la sociologie sur l’analyse esthétique.
Pour ce qui est de la psychologie, il n’est pas question pour Francastel d’en rester à cette dimension ou à celle du psycho-physiologique, voire de l’« épistémique » au sens de Piaget (psychologie de l’intelligence). Quand il accorde à Cézanne « le pas décisif » qui lui fait renoncer au cube scénographique, « en liaison avec le mouvement général des idées du temps », il tient à préciser :
Que l’on ne croie pas, cependant, que la suggestion cézannienne soit une suggestion de transposition réaliste de l’espace moderne suivant des principes non plus mécanistes mais biophysiques ou topologiques, comme ceux de la science. L’espace de Cézanne est un espace imaginaire.
Et il ajoute, se référant au cinéma :
Au même titre du reste que cet autre espace plastique contemporain, celui du film, dont le rôle va être si considérable. Là aussi le point de départ est une expérience scientifique, mécanique, de reproduction du mouvement. Mais il n’y a film, moyen nouveau d’expression, que le jour où le cinéma se transforme en art de l’illusion. Par le montage, le film suggère au spectateur des espaces imaginaires mais pleinement satisfaisants. La peinture a eu plus de peine à imposer au public un système cohérent, directement lisible de conventions. Il sera intéressant d’examiner […] les raisons de ce retard.
« Destruction d’un espace plastique » [Francastel 1970, p. 227] [23]
Cela permet de comprendre la position particulière de Francastel au sein de la mouvance filmologique : si la psychologie lui permet de concevoir l’espace plastique — ou figuratif — et ses changements dans l’histoire, voire de parfaire son plaidoyer pour la reconnaissance d’une « pensée plastique », il n’est pas question pour lui d’admettre que l’on trouvera
l’explication des phénomènes filmologiques dans l’application pure et simple des lois formulées par les psychologues ou les topologues. Que la filmologie ait le plus grand, le plus évident intérêt à tenir compte de leurs travaux, c’est l’évidence. Mais certes pas de se contenter d’adapter des conclusions toutes faites à ces faits qui se situent sur un plan différent […]
Francastel 1983, p. 174
Il discute donc la position des psychologues de l’Institut de filmologie, en particulier celle d’Albert Michotte Van den Berck, ouvrant un échange assez vif avec lui dans son article de 1949. D’une part, il discute les conclusions mêmes de Michotte « sur son terrain », essentiellement parce qu’il refuse de considérer que l’on perçoive l’image filmique comme l’image de la réalité. Il remet ainsi en cause le fait de n’attacher la question du mouvement au cinéma qu’au seul mobile. Pour lui, il convient de ne pas « détacher » celui-ci du milieu où il se trouve car ce qui ne bouge pas compte autant que ce qui bouge. Cette assertion apparemment simple est une proposition assez forte si l’on y réfléchit : le film, constitué de mouvements et d’arrêts dans sa réalité technique, matérielle, retrouverait cette dualité au plan de la représentation : le mobile se détache sur de l’immobile. Le film est un système différentiel, d’alternances. Cela permettrait de dégager une différence importante entre les jouets optiques (figures en mouvement se détachant sur fond neutre), les chronophotographies (sur fond noir ou en un « monstrueux éventails » — selon la formule de Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception [1994, p. 318]) et le film de cinéma (un ensemble « plein » constitué de mouvements de divers niveaux — du micro au macro — et d’éléments fixes ou dont le mouvement est imperceptible) [24].
D’autre part, au-delà des éventuelles erreurs de lecture qu’il commet (sur la question des ombres), cette querelle est intéressante pour l’évaluation de la démarche filmologique. Pour Francastel, en effet,
la filmologie ne doit pas être une science secondaire d’application mais une recherche autonome dont les enseignements doivent comporter des leçons valables aussi pour les autres disciplines.
Francastel 1983, p. 78
Il tient nettement par là à situer son propos au-delà de la seule psychophysiologie de la perception-intellection : pour lui le niveau de « l’illusion de réalité » est une base qui ne permet pas de comprendre le phénomène du film, lequel se situe au plan de la signification, de même que le filmique n’est pas dans l’effet rétinien mais dans l’imaginaire. « La rétine est partie du cerveau » (Francastel 1983, p. 98). De même, dans « Technique et esthétique », il se réfère à Guillaume pour souligner que « l’image rétinienne » n’est « qu’une étape du phénomène complet de la vision. L’image rétinienne n’est pas l’image intellectuelle, elle la rend possible… » (Francastel 1965, p. 68) car « nous ne pouvons enregistrer, au niveau de la rétine, aucune perception pure » (p. 78). À cette occasion, il renvoie aux travaux de Galifret et Zazzo publiés dans la RIF, mais récuse « l’analogie de l’oeil avec une chambre noire » (Francastel 1965, p. 78) [25].
Ce « renvoi » à l’imaginaire correspond à la fonction de signe de l’image dans la tripartition qu’il opère entre l’image matérielle (le photogramme sur la pellicule), l’image projetée (et perçue par l’oeil) et l’image virtuelle, abstraite et globale qui est dans l’esprit du spectateur. Schéma, à dire vrai, que le cinéma partage avec les autres types d’images, notamment celles de la peinture [26], mais qu’il porte à un autre niveau de complexité en raison de son développement temporel : l’évanescence des images perçues implique, en effet, une constante activité de mémorisation-anticipation et de complétude de la part du spectateur et accuse les différences et l’impossible coïncidence entre l’image mentale du cinéaste, l’image que voit l’opérateur dans son viseur, celle qui est sur la pellicule, celle qui est projetée et l’image globale qui se forme dans l’esprit du spectateur. L’« appareillage » de toute l’opération est évidemment le démultiplicateur de ces différences : Francastel tient à ce qu’on prenne en compte ce qui est antérieur à l’image projetée ou perçue : de la pellicule à la caméra, puis au montage. Il combat ainsi l’idée selon laquelle le film consisterait à capter des images du monde extérieur et à les projeter sur un écran ; au contraire, toute la question va consister à étudier dans quelle mesure il y a fabrication d’une image d’un type particulier, l’image filmique,
[…] avec des caractères très spéciaux, très originaux, très déterminés, avec un mécanisme contraignant, qui fait qu’un film apparaît précisément comme doué de réalité, de persuasion, de vérité, ou bien au contraire comme inacceptable, ne rentrant pas dans le domaine des choses vraisemblables. Ce problème se pose d’ailleurs pour tous les arts, c’est le problème du roman : on peut raconter n’importe quelle histoire, à un moment donné on a l’impression que c’est du roman si on arrive à créer un certain degré de vraisemblance : cette vraisemblance n’est pas liée du tout au degré photographique de réalité ; ce n’est pas parce que c’est une copie plus ou moins exacte du réel qu’un roman paraît plus vraisemblable, bien au contraire, et de même que l’image filmique paraît vraisemblable et naturelle dans la mesure où elle est bien fabriquée, mais elle est fabriquée suivant un certain nombre de règles, et non pas seulement extraite en un clin d’oeil du réel [27].
Le statut de « l’impression de réalité » de Michotte se trouve donc déplacé dans cette problématique où c’est une relation contractuelle avec le spectateur qui lui fait admettre ce qu’on lui montre comme vraisemblable, croyable, en fonction d’une sorte de langage commun qu’il partage avec celui qui fait le film et qui passe par la machine de prise de vues, voire la pellicule : ce n’est pas l’identité, la coïncidence avec le spectacle extérieur qui assure cette vraisemblance, cette croyance, c’est le système de signes construit qui est un médium : un renvoi, le signe vise, désigne, etc.
Esthétique du film
La lecture précoce que fait Francastel de Saussure — peut-être par l’entremise de Sartre (L’imaginaire [1940]) — le conduit à réfléchir sur la fonction du signifiant filmique (signe-relais) qui renvoie au signifié (image mentale) et à distinguer ces niveaux de l’image :
Ainsi l’image plastique n’est ni l’image mentale du cinéaste ou du dessinateur, ni l’image mentale du spectateur et elle n’est pas non plus le signe, le système de lignes ou de taches matériellement fixé sur la toile ou l’écran, elle est, elle aussi, un phénomène virtuel et spirituel, que le signe écrit, mobile ou non, permet de reconnaître et d’analyser soit en repos, soit en mouvement mais qui ne se confond pas avec lui [28].
Prenant l’exemple du radar qu’avait analysé R. C. Oldfield (1948) dans la RIF, il montre que là aussi il y a « relais » :
la terre invisible fournit, dans un système donné […] un réseau de signes différenciés, non pas conformes à ce que pourrait être la vision directe mais interprétables, autrement dit une écriture. L’écriture n’est ni la chose représentée, ni le réseau graphique qui la signifie. Elle est aussi l’image intermédiaire sur laquelle s’exerce la sagacité du lecteur. Il faut ajouter que le trait spécifique du signe et [de] l’image intermédiaire est d’être elliptique. La reproduction intégrale du réel est aussi impensable que la répétition exacte du passé ou de la pensée vécue. Toute transmission implique schème et choix [29].
Ailleurs, il écrit qu’avec le cinéma, « nous sommes dans le domaine de l’abstraction figurative et non pas dans le domaine de l’illusion […]. L’esthétique est première » (Francastel 1983, p. 62).
Son esthétique, qui le met à distance des psychologues de l’Institut, n’est donc pas non plus celle des philosophes — comme Souriau —, car elle ne se situe pas au seul niveau de la représentation que propose l’écran, à celui du récit, des événements évoqués, etc. Il maintient en somme l’existence d’une instance psychosociologique au plan même des formes et du discours filmiques : le mécanisme du cinématographe, voire la nature de la pellicule, tout ce qui se situe en deçà du tournage, puis celui-ci, qui est en deçà de la projection, doivent être pris en considération pour que l’on comprenne la logique de la signification filmique. S’il récuse le rabattement « physiologique » sur les seuls mécanismes mesurables par l’électroencéphalogramme, l’observation des effets du clignotement sur la rétine, et autres expérimentations de ce type, il ne veut pas les oublier au profit du seul « apparaître », car cela reviendrait à se tromper sur l’activité du spectateur comme de ceux qui élaborent le film. Mais cette esthétique ne renvoie pas non plus aux conditions subjectives de l’expérience, car de l’articulation entre la compréhension des instances perceptives (signes), psychologiques (images mentales) et sociologiques (pensées collectives), il dégage le niveau de l’image intermédiaire — l’image virtuelle qu’il propose d’étudier méthodiquement :
En fait le film, comme tous les signes, notamment les signes plastiques, élabore non pas une répétition mécanique du réel mais un système lié de symboles et, indépendamment du signe plastique proprement dit, qui est le système matériel de traits ou de taches différenciés de l’écran ou du tableau, il existe, comme intermédiaire entre les deux images mentales de l’opérateur et du spectateur, un résidu abstrait, une image virtuelle, de la richesse et de la qualité de laquelle résulte, pour une large part, la richesse du spectacle et l’orientation de l’imagination du spectateur.
Il est […] à peu près impossible de saisir la spécificité de l’image mentale, soit chez l’auteur du film ou du dessin, soit chez le spectateur. Mais on peut étudier méthodiquement les caractères de l’image intermédiaire puisque, par définition, elle possède un caractère à la fois limité et généralisé [30].
Cette image intermédiaire (ou virtuelle), on l’a vu dès « Espace et illusion », est le résultat de la mise en commun, le lieu de partage des groupes sociaux d’une époque déterminée.
Cette préoccupation amène Francastel, lors du congrès de 1955, à réclamer un « recentrage » sur l’esthétique de la part de l’Institut de filmologie, revendication à entendre dans la perspective évoquée plus haut de sa conception de l’art « instaurateur » :
Il serait tout à fait nécessaire que dans le développement ultérieur des recherches filmologiques, une plus juste importance soit accordée désormais au point de vue esthétique ou figuratif, étant entendu que le film […] constitue […] un moyen d’expression spécifique.
Francastel 1955, p. 62-63
À l’issue de ce rapport (tiré d’un débat que nous donnons à lire en partie ci-après, voir « Document. Congrès de 1955. Groupe VI »), il détaille trois problèmes qui se posent dans la définition de la figuration filmique : celui du pré-cinéma (une « mentalité pré-filmique que la caméra est venue servir ») ; celui du temps filmique (« distinct du problème de la succession et de l’ordonnancement matériel des images ») ; enfin le caractère esthétique de la réalité filmique.
Le troisième point ayant été évoqué ci-dessus, attardons-nous sur les deux premiers, qui comportent de surcroît des enjeux actuels.
1) Le problème du « pré-cinéma » désigne un ensemble de propositions récurrentes dans l’histoire de la théorie et de l’esthétique du cinéma (depuis Vachel Lindsay pour le moins), selon lesquelles il existerait une « pensée du cinéma » avant l’émergence matérielle de celui-ci. Propositions qui avaient retrouvé une certaine vigueur dans les années cinquante — dans le cadre de l’exercice classique du paragone des arts (peinture, littérature en particulier) — et que les changements technologiques actuels (passage de l’argentique au numérique) semblent remettre au goût du jour (Michaud 2006). Francastel la discute à partir du livre de Carlo L. Ragghianti (1952), Cinema arte figurativa, selon lequel ce n’est pas l’apparition de la caméra — l’instrument, la mécanique — qui aurait donné naissance à l’idée de film : celle-ci n’aurait fait que rendre possible matériellement la réalisation des films. D’autre part, il évoque la proposition de Paul Léglise (1958) (professeur de lettres enseignant à l’Idhec), qui avait entrepris d’étudier le premier chant de L’Énéide de Virgile pour montrer que la suite des images contenues dans le texte était « une puissance de film, une virtualité de film » :
On prétend nous persuader qu’il y a déjà eu des ébauches de films auxquelles il a simplement manqué les moyens matériels de la réalisation. Par conséquent il y aurait une pensée filmique, une manière de lier les images, un système de causalité pré-existant au film et l’apparition de la caméra aurait simplement fourni un moyen matériel pour réaliser les désirs et les besoins qui étaient latents dans l’humanité depuis que le monde est monde.
Pour ma part je crois que c’est absolument faux car, s’il va de soi qu’on ne peut pas considérer que c’est tout simplement l’usage de la caméra qui a créé le film, l’inverse est tout aussi absurde : ces deux attitudes, si on les pousse l’une et l’autre jusqu’au bout, me paraissent tout aussi insuffisantes, incohérentes et inexactes. […] C’est la rencontre d’une intention et d’un procédé, d’une capacité si vous voulez matérielle, qui a créé le film. Sans cela on arrive toujours à s’imaginer que l’art, quel qu’il soit, est un système, un procédé pour reproduire les schèmes pré-existants dans la nature. C’est toujours l’idée qu’il y a un magasin d’idées, d’accessoires où tout existe déjà et qu’on se promène simplement devant les tiroirs, on les ouvre successivement et une fois le tiroir ouvert, on trouve les choses toutes prêtes. Il y a une pensée filmique toute prête, il n’y a plus qu’à faire des films. […] [Or toute l’histoire du cinéma prouve le contraire :] le cinéma s’est cherché, on ne peut pas dire qu’il s’est définitivement trouvé, il continue à se chercher [31].
2) Sur la question du temps, Francastel s’est livré à des considérations tout à fait originales. Au-delà du fait que la mobilité de l’image filmique a forcément pour corrélat son inscription dans le temps, et de la prise en compte des phénomènes afférents d’évanescence, de brièveté et, donc, de mémorisation et d’anticipation auxquels le spectateur est soumis par là même, Francastel relativise et spécifie la nature temporelle du film. Il la relativise en affirmant que toute perception s’inscrit dans la mobilité et dans le temps : « il n’y a pas d’oeil immobile [1949] » (Francastel 1983, p. 198). Il l’affirme à plusieurs reprises, il n’y a jamais eu de perception instantanée de l’image — fût-elle fixe —, il y a toujours temporalité, mouvements du regard, parcours, trajet : l’oeil est mobile (et les expériences psycho-physiologiques le confirment). Il la spécifie d’autre part en dissociant le lien obligé entre mobilité et temps, et en proposant de considérer qu’au cinéma
l’intervention du temps résulte davantage des conditions particulières de la création d’une réalité intelligible que de l’animation d’un réel donné. […] Le temps du film c’est essentiellement la causalité beaucoup plus que l’animation parce qu’en réalité, c’est parce qu’on arrive à obliger le spectateur à voir ce qu’on l’amène à voir, c’est parce que l’on crée une relation, un rapport fixe, nécessaire entre des [images] qui se succèdent qu’il y a une unité, qu’il n’y a pas seulement une succession d’images fixes qui paraissent les unes après les autres sur l’écran. La notion d’intégration des images, leur association, ce qui fait qu’elles donnent en résultat une image commune, c’est qu’il y a des éléments de causalité qui sont des éléments intellectuels qui constituent le lien réel du spectacle et qui, à cet égard, sont probablement un des ressorts principaux de la fabrication et de l’intérêt que procure le film aux spectateurs [32].
On peut faire l’hypothèse que cette paradoxale relativisation de l’animation, du mouvement au profit d’un « mentalisme » en quelque sorte, se nourrit de la confrontation de Francastel avec les écrits de Robert Delaunay (1957). Ce peintre, en effet, tourne le dos au mouvement cinématique car il le juge superficiel et pour tout dire « faux » ; il lui préfère le mouvement généré par la couleur et ses vibrations, une dynamique de l’ensemble du tableau qui tient à l’activité spectatorielle et non à une mise en mouvement illusoire du support. Les théories et les réflexions sur le simultanéisme et le mouvement perçu sont au centre de l’esthétique de Delaunay et elles offrent en quelque sorte une « alternative » au cinéma, loin de l’approche analogique, voire imitative, des futuristes italiens et de quelques autres (Albera 2001, p. 335-347). Tandis que la couleur donne une sensation directe, immédiate de la profondeur (qui est « mouvement et mobilité ») et du mouvement, le film crée un système sélectif d’images appartenant au domaine de l’image fixe. Le paradoxe est que la successivité filmique d’images fixes développe une temporalité alors que la mobilité permanente de la couleur selon Delaunay est exclue de toute temporalité (elle est immédiate, directe) [33].
Le cours portant sur « le successif et le simultané » et le cours intitulé « Mouvement et animation » croisent ces questions et les approfondissent. Ainsi, quoique la « doctrine » de Francastel sur le film semble installée dès le premier texte de 1949, les notions n’en bougent pas moins à l’intérieur du système.
Bougent-elles en fonction des échanges qu’il peut avoir au sein de l’Institut de filmologie ? Cela apparaît peu à le lire et à compulser ses notes de travail. Il ne fait ainsi jamais mention des théories de Cohen-Séat, avec lequel il semble avoir eu peu de rapports personnels. Il ne se réfère pas à Souriau mais pas plus à Sadoul ou à Morin (encore qu’il les ait lus et ait pris des notes à leur propos). Quelles autres lectures fait-il par ailleurs ? Cette question demeure ouverte car il y a peu de références aux « classiques » de l’esthétique du film dans les écrits publiés comme dans les cours. On découvre, grâce aux notes manuscrites — qui sont très difficiles à déchiffrer — qu’il a consulté l’ouvrage de Guido Aristarco (1951) sur l’histoire de la théorie du cinéma, qui comporte une anthologie de textes (notamment de Canudo, évoqué dans un cours, mais dont le nom est transcrit erronément et est donc demeuré inaperçu jusqu’ici [Francastel 1983]), mais on demeure dans l’ignorance des rapports de première main qu’il a pu avoir avec Balázs, Arnheim, Poudovkine (dont il évoque « l’effet », pas encore attribué à Kouléchov — repris peut-être du texte de 1945 de Merleau-Ponty sur lequel il prend des notes) et surtout : Eisenstein. En effet, toute une part de sa théorisation de l’image — ses niveaux : du matériel (photogramme sur la pellicule) à la représentation, au signe (l’image intermédiaire) et à l’image virtuelle, intellectuelle — trouve des assonances frappantes avec celle d’Eisenstein, à commencer par cette « image globale » (obraz) que ce dernier distingue de la « représentation » (izobrajénié) sur le mode « visible/invisible », « perception/concept » [34]. Si l’on ajoute à ce problème central la question de « l’animation » — distinguée du « mouvement » — dont Eisenstein faisait le Grundproblem du cinéma, et celle du « cinématisme » — que Francastel appréhende sous le terme de « pré-cinéma », on vient de le voir —, les croisements entre les deux pensées sont nombreux. Or le seul indice qu’on ait de la « lecture » d’Eisenstein par Francastel tient à ses notes sur un article de René Micha intitulé « Le cinéma, art du montage [35] ? ». La question est donc loin d’être épuisée…
L’apport du cinéma à l’histoire de l’art
On a jusqu’ici tenté de répondre à la question de l’apport de l’historien de l’art Francastel aux études filmiques et il nous a paru considérable, quoique assez mal relayé dans le milieu de la théorie du cinéma et surtout mal connu (en dehors de l’usage qu’on en fit dans les années soixante-dix autour de la discussion sur la perspective monoculaire et l’appareil de prise de vues [36]). Il reste maintenant à répondre à la question inverse : quel est l’apport de Francastel, théoricien du cinéma, à l’histoire de l’art ?
Erwin Panofsky — dont la contribution à la réflexion sur le cinéma est bien plus modeste [37] — écrivait à Kracauer, dont il se sentait proche : « nous avons tous les deux appris quelque chose des films [38] ! » ; en va-t-il de même pour Francastel qui s’est durablement intéressé au cinéma ? À n’en point douter, on l’a dit d’emblée, et Francastel (1983, p. 192) l’a exprimé plus d’une fois :
L’intérêt du film se trouve dans le fait de nous apporter un élément nouveau, différent des autres arts et de nous permettre ainsi de reposer tout le problème de l’esthétique en fonction de notre expérience actuelle… [c’est nous qui soulignons]
Comment cela se repère-t-il dans ses travaux ?
Au plan des objets qu’il prend en compte dans son analyse socio-historique de l’espace figuratif, nous avons vu qu’il s’était intéressé aux jouets optiques et autres machines à illusion avec Louis Dimier. S’il ne reste aucune trace de cette recherche, on peut relever pourtant que, dans un texte de 1953, « Technique et art », il s’arrête à l’importance que mettait Brunelleschi « à construire des machines optiques [39] », à l’usage qu’il faisait « d’un petit instrument d’optique » de son invention, « une sorte de petite boîte » : sur un des panneaux « se trouvait peinte une vue de Florence ; on appliquait son oeil au centre de ce panneau ; il y avait un miroir à l’autre extrémité, et un miroir en bas pour refléter le ciel. Quand on regardait par ce petit trou, on voyait réfléchie avec tout son relief, la vue qui était peinte sur le panneau [40] ». De même relève-t-il l’usage par Poussin d’une boîte scénographique pour étudier la lumière sur les personnages que ce dernier voulait peindre [41].
Enfin, il historicise la référence à la camera obscura dans la compréhension de la vision qui vient de la photographie :
Il a fallu […] la découverte de la photographie pour que l’idée se fasse jour d’une possibilité d’enregistrer dans un éclair la disposition d’un spectacle [42] et pour qu’une assimilation s’établisse entre la chambre noire et la vision. [Assimilation] contestable mais génératrice d’une transformation totale des rapports de l’image avec l’espace et le temps [43] […]. La possibilité de fixer la conjonction passagère de certains éléments dans le rapport fugitif où ils suggèrent un repérage, déterminé au fond par le courant de pensée propre à l’auteur du cliché, laisse croire que le découpage phénoménologique de l’univers correspond non pas aux réalités de la vie active et réflexive des hommes, mais aux intentions de la nature.
Francastel 1983, p. 101
À un second niveau, on peut repérer chez Francastel l’appropriation de termes de cinéma (« montage », « découpage », « cadrage » pour analyser la peinture de la Renaissance ou du Moyen Âge) ou déceler dans son travail une sensibilité à des questions que le cinéma rend centrales (le récit, les liaisons entre parties d’une suite) : les tapisseries des Valois sont explicitement rattachées à la narration de type cinématographique (Francastel 1983, p. 219-222) et « le miracle de l’hostie » d’Urbino par Uccello offre « un film permanent de la légende » (« Un miracle parisien illustré par Uccello, le Miracle de l’hostie à Urbin ») (Francastel 1965, p. 321).
« La notion de montage, écrit Francastel — à propos de la Vierge dite du chancelier Rollin —, ce n’est pas le film seul qui l’a trouvé » (Francastel 1983, p. 201) ; et ailleurs : nous sommes en un siècle « où le cinéma nous a rendus familiers avec la notion de “montage” » (Francastel 1951, p. 295).
« Le passage d’un système de représentation, celui du Moyen Âge, à un autre, celui de la Renaissance », est compréhensible à partir du terme de « montage » et Francastel s’impose d’analyser « le système de montage » utilisé (« Imagination plastique, vision théâtrale et signification humaine » [Francastel, 1965, p. 224]). En effet, dans La naissance de sainte Élisabeth de Giotto, on lit que l’« espace est un montage d’éléments standards où s’insèrent des groupes drapés à l’antique » (Francastel 1970, p. 113). Cette démarche, « montage d’éléments préexistants dans le concret », « agencement de formes », se distingue — durant le Quattrocento — de « la création d’objets esthétiques figurant dans un ordre imaginaire » selon une « dialectique » dont le film est la plus évidente mise en oeuvre (cf.supra « l’ambiguïté fondamentale » de l’image filmique — médium et enregistrement). Cet usage du « montage » semble ici moins valorisé, quoique fondé sur l’incorporation de « fragments dans un système différent » (Francastel 1965, p. 295), mais amorce une conceptualisation du mot dans un sens abstrait — « il s’agit [la perspective] d’une construction arbitraire et artificielle qui est un montage, un système… » (Francastel 1983, p. 159) — aboutissant à cette proposition : « dans un système figuratif, ce ne sont jamais les éléments isolés, c’est le montage, le schème relationnel des parties […] » (p. 99).
On peut constater aussi combien le modèle du film — et sans doute aussi la familiarité de l’auteur avec les « films sur l’art » des années quarante et cinquante — a pu influencer son modèle de « lecture » de l’oeuvre d’art, notamment à travers la notion de « promenade » et de « parcours » dans le temps. Ainsi écrit-il ceci à propos de L’adoration des Mages de Gentile :
l’impossibilité de saisir d’un rapide coup d’oeil le sens et les implications de l’image saute aux yeux […] il faut du temps dans le sens matériel pour la lire [la composition], fragment par fragment, partie par partie, et pour découvrir dans quel ordre les différents éléments que nous saisissons, au fur et à mesure de notre promenade à travers le champ figuratif de l’image peuvent être mis en relation les uns avec les autres pour prendre une valeur de signification qui n’est pas libre. […] nous circulons à travers l’oeuvre, nous faisons une véritable ambulatio…
Francastel 1983, p. 56-57
Dans un entretien, il affirme que « l’exploration visuelle d’un champ figuratif est contraignante ; on le constate, par exemple, dans un film » (Francastel, 1967a).
Sur un plan plus fondamental, quelle transformation de la vision le film détermine-t-il ? Et quelles en sont les conséquences au plan de l’approche de l’oeuvre d’art et de l’image ?
D’une part, Francastel insiste sur l’importance des « schèmes de mobilité » qui organisent la pensée et la perception du monde. De l’autre, il insiste sur le fait suivant ;
un des enseignements les plus remarquables du film est de nous prouver le caractère synthétique et problématique de l’image […]. Ce que le spectateur voit dans son esprit ce n’est ni l’ensemble sur lequel la caméra opère — elle n’en enregistre qu’une partie — ni ce que l’opérateur a vu — il y a le montage —, ni ce qu’enregistre son oeil sans aucune élaboration.
Francastel 1983, p. 29
Le cinéma, semble dire à plusieurs reprises Francastel, démontre quelque chose du fonctionnement de l’image : l’ambiguïté qui règne avec l’image fixe disparaît avec lui car il est certain que le film ne « donne » pas d’emblée l’image qu’il nous propose : elle est échelonnée dans le temps, il en donne des parties, des fragments, des sélections que le spectateur totalise à mesure, recourant à la fois à la compréhension rétrospective (mémoire de ce qu’il a déjà vu) et prospective (anticipation de ce qu’il s’attend à voir). Le film permet donc d’établir sans discussion possible que « l’image esthétique n’est nullement dans l’instantané et que l’image figurative est toujours dans l’esprit et non dans la nature. L’image est toujours un premier degré d’association et de montage, elle est déjà structurée » (Francastel 1983, p. 31).
Croire que nous saisissons d’un coup d’oeil une image fixe de notre oeil fixe, relève de la pure fabulation. Non seulement notre vision est binoculaire, mais un seul de nos yeux nous donne lecture d’une image dans le temps parce que placé devant une surface quelle qu’elle soit, notre oeil balaie […] la totalité d’un champ figuratif ; l’image figurative est fixe mais sa perception est mobile ; c’est une action que de voir, l’esprit n’est pas passif enregistreur d’une représentation.
Francastel 1983, p. 98-99 [44]
En outre, l’image filmique rend manifeste le caractère construit de toute image : elle n’est pas le signe d’un réel donné, elle n’est pas un double du réel, elle est un signe-relais : « c’est une notion que le film dans l’époque contemporaine peut nous rendre parfaitement accessible » (Francastel 1983, p. 59).
On voit donc que Francastel, qui a abordé le cinéma à partir des préoccupations d’un historien et d’un sociologue de l’art, a pu de la sorte développer une approche originale de l’image filmique au sein d’un courant de recherche et de pensée avec lequel il dialogue mais auquel il ne se soumet pas. Cette approche, que la théorie du cinéma a jusqu’ici largement ignorée, gagnerait à être reprise et étudiée car elle croise plus d’un problème, en matière d’histoire et d’esthétique du cinéma, qui a pu se développer après Francastel, notamment en ce qui a trait aux conditions sociales de perception, mais aussi du côté de l’archéologie du cinéma, du domaine de l’image en mouvement et des machines optiques. Enfin l’histoire de l’art elle-même pourrait se voir sinon renouvelée, du moins enrichie par l’exemple francastelien d’une histoire de l’art vue à travers le prisme du cinéma.
Appendices
Annexe
Notes et manuscrits du fonds Francastel (INHA)
1948-1949 : « Espace filmique » (notes et plans manuscrits, 8 feuillets A5 et 4 feuillets format A4) ;
mai 1949 : conférence à Londres : « Espace plastique — espace filmique » (7 feuillets manuscrits A5 recto verso) ;
1949-1950 : « L’espace filmique I » (2 pages A4 manuscrites et 1 page manuscrite A5) ;
1949-1950 : « L’espace filmique II » (3 pages A4 manuscrites et 4 pages A5) ;
1950-1951 : sans titre [mention ultérieure « Institut Filmologie 50 »] en 3 ensembles de 15 feuillets manuscrits A5 ;
1950-1951 : transcription dactylographiée et corrigée à la main d’un cours sans date, peut-être un des états de l’article intitulé « Les problèmes de l’espace filmique » ;
1951-1952 : 8 feuillets manuscrits sans titre A5 [« Filmologie 51-52 »] et « Les mécanismes de l’illusion filmique » (tapuscrit de 2 pages) ;
1952-1953 : « L’image filmique. Le successif et le simultané » (6 feuillets manuscrits A5) et « L’image filmique » (6 feuillets manuscrits A5) et « L’image filmique » (4 feuillets manuscrits A4) ;
1953-1954 : [« Filmologie 54 »] (6 feuillets manuscrits A5) ;
1955 : [notes prises lors du congrès] ;
1955-1956 : [notes prises lors du congrès] (24 feuillets manuscrits A5) ;
1956-1957 : « Mouvement et réalité 56-57 » (4 feuillets manuscrits A5, et 4 ff au titre illisible et 2 feuillets A5) ;
1956-1957 : cours du 2 février 1956 (sans titre) ;
1956-1957 : cours du 9 avril 1956 (sans titre) ;
1957-1958 : sans titre (10 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : « Ce que n’est pas le film » (5 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : notes sur les débats du Groupe VI et une conférence de Wallon (9 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : (3 feuillets de notes manuscrites A5) ;
s. d. : « Problème animation » (3 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : « Objets dans l’espace » (3 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : notes (2 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : notes très succinctes sur des interventions (Congrès sur le film d’art ?) et/ou des ouvrages (indications de pages) (4 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : notes de lecture de l’Histoire générale du cinéma de Sadoul [54-55] avec renvois de pages (3 feuillets manuscrits A5, certains recto verso) ;
s. d. : notes sur Michotte (1 feuillet A5 avec renvois de pages) ;
s. d. : notes sur un livre ou un article d’Aristarco (sans mention de pages, Canudo, Balázs, Dulac, Luciani, Chiarini, Ragghianti, Varese) (2 feuillets manuscrits A5, dont un recto verso) ;
s. d. : « Cohen-Séat » (renvois de pages, beaucoup de « ? ») (1 feuillet manuscrit A5) ;
s. d. : notes manuscrites sur Panofsky, Benjamin, Giedion ;
s. d. : notes sur Michotte (beaucoup de « ! ») (2 feuillets A5 manuscrits) ;
s. d. : « Le mouvement le geste » (1 feuillet A5 manuscrit) ;
s. d. : E. Morin (beaucoup de « ! » et de « = » biffés) (5 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : R. Micha, « Le cinéma, art du montage ? », dans Critique 51-52 (références à des textes d’Eisenstein) (3 feuillets A5 manuscrits) ;
s. d. : « Panofsky “Style and Medium…” » (mention des diverses éditions dans Transition 1937, [??] 1940, Critique 1947) (2 feuillets A5 manuscrits recto verso) ;
s. d. : « Merleau-Ponty “Le cinéma et la nouvelle psychologie” », Les Temps modernes 47 (3 feuillets manuscrits A5 recto verso) ;
s. d. : « Walter Benjamin “L’oeuvre d’art à l’époque…” » (6 feuillets manuscrits A5) ;
s. d. : « Michotte » (« fausse hypothèse ») (2 feuillets manuscrits A5 recto verso) ;
s. d. : « Wallon » (1 feuillet manuscrit A5) ;
s. d. : « P. Guillaume » (4 feuillets manuscrits recto verso) ;
s. d. : notes (1 feuillet manuscrit A5 recto verso).
Note sur le collaborateur
François Albera est professeur d’histoire et d’esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne, membre de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma et secrétaire de rédaction de la revue 1895. Il est l’éditeur en français des textes de Koulechov, des formalistes russes sur le cinéma (Poétique du film, 2009), du recueil d’Eisenstein sur les rapports entre le cinéma et les autres arts (Cinématisme, 2009) et de plusieurs volumes collectifs dont Arrêt sur image, fragmentation du temps (avec Marta Braun et André Gaudreault) et Cinema Beyond Film (avec Maria Tortajada, 2009). Il est également l’auteur, entre autres, d’Eisenstein et le constructivisme russe, d’Albatros, des Russes à Paris (1919-1929), de L’avant-garde au cinéma, Glass House d’Eisenstein : du projet de film au film comme projet (2009).
Notes
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[1]
En France, car l’on connaît aussi l’intérêt manifesté aux États-Unis par Erwin Panofsky pour le cinéma dès les années trente, en Suisse par Georg Schmidt et en Italie, surtout, par Giulio Carlo Argan et Carlo L. Ragghianti, notamment.
-
[2]
Il a suivi son université à Clermont-Ferrand, où elle est évacuée après la défaite et l’annexion de l’Alsace par le IIIe Reich. C’est en 1941 qu’il est nommé professeur. En 1942-1943, il entre dans la clandestinité et participe à la Résistance. Son épouse, Halina Jakubson, qu’il a rencontrée et épousée à Varsovie en 1934, est juive. Le fonds conserve leurs papiers d’identité aux noms de Dubois et Angèle Serre.
-
[3]
En 1930, il avait occupé un poste d’enseignement à l’Institut français de Varsovie (dépendant de l’Université de Paris) en histoire de l’art, ainsi qu’à l’Université Joseph-Pilsudski de Varsovie ; en 1935, il devient directeur adjoint de l’Institut.
-
[4]
Lucien Febvre (1948) avait consacré une recension élogieuse à L’humanisme roman (1942) de Francastel (sous-titre : Critique des théories sur l’art du xie siècle en France) dans les Annales. Ce livre, écrit-il, « dépasse […] la portée des habituels travaux d’une histoire de l’art pour maniaques du fichier ou pour snobs et snobinettes du monde », c’est à une « histoire de l’art qui soit de l’histoire » à laquelle l’auteur entend travailler, considérant que « là où […] l’expression artistique joue un grand rôle, il est impossible de négliger cette étude sans dommage pour l’histoire tout court », et confirmant sur plus d’un point les conclusions de Marc Bloch dans sa Société féodale (p. 1504).
-
[5]
Voir les matériaux préparatoires distribués aux congressistes (dépôt Antoine Borel, Cinémathèque suisse et fonds Francastel de l’Institut national de l’histoire de l’art) et les nos 20-24 de la RIF entièrement consacrés au Congrès.
-
[6]
Nous nous sommes fondé, pour retrouver ces intitulés, sur les « affiches d’enseignement » des années considérées et sur les pages de la RIF proposant des programmes de l’Institut (parfois avec des variantes).
-
[7]
Le fonds Francastel de la bibliothèque de l’INHA a été inventorié en 1995 par Marie-Annick Morisson (de l’École des hautes études en sciences sociales) ; malheureusement, la numérotation des cartons donnée sur l’inventaire consultable en ligne — et sur place dans un fascicule imprimé — a changé depuis lors, ce qui rend malaisé la communication des références relatives aux documents ! Dans l’ancienne numérotation, c’est la boîte 14 [désormais 17] qui contient, entre autres, le matériel des cours et conférences (manuscrits et feuillets dactylographiés) lié à la filmologie entre 1948 et 1958.
-
[8]
Par déduction, on comprend qu’il peut s’agir d’un cours de 1957-1958. Le manuscrit ne figure cependant pas dans le fonds, où il y a deux pages sous ce titre, mais datées de 1951-1952.
-
[9]
Celui-ci ayant engagé la FIFA dans des dépenses de production sans attendre d’autorisation, — les films entrepris restent en outre inachevés —, le « découvert » amènera Francastel à devoir se retirer.
-
[10]
Film Unit Projects Division, Department of Mass Communications, Unesco, « Report of the First Conference on Art Film » (Unesco/MCF/Conf. 1/1, Paris, 15 septembre 1948). Document polycopié de 16 pages.
-
[11]
C’est dans une note de son article de 1949, « Espace et illusion », que Francastel (1983, p. 181) évoque une recherche entreprise vingt ans plus tôt avec Louis Dimier sur la question (donc autour de 1930). Il rend à cette occasion hommage à « l’effort intéressant » de la Cinémathèque française dans ce domaine (allusion aux expositions organisées par Henri Langlois sur les jouets optiques, lanternes, ombres, etc.). Malheureusement, le fonds Francastel ne contient aucun document sur ce sujet. À propos de Louis Dimier (1865-1943), écrivain, critique d’art (et par ailleurs militant maurassien) — dont il existe également un fonds à l’INHA que nous n’avons pas consulté —, Francastel a pris des notes sous le titre de « La perspective des peintres et les amusements d’optique… » (fonds INHA, boîte 15 [ancienne numérotation]).
-
[12]
Francastel (1983, p. 195-197) évoque assez brièvement la manière dont se pose « le problème du film » pour Delaunay dans le cours non daté « Les mécanismes de l’illusion filmique ».
-
[13]
Qu’il a lu attentivement, comme en témoignent les notes manuscrites conservées dans son fonds.
-
[14]
Pierre Francastel, « Cours du 2 février 1956 » (manuscrit dactylographié), fonds Francastel, INHA, p. 10-11.
-
[15]
Ibid., p.11-12.
-
[16]
En fait l’oeuvre proprement dite, l’oeuvre matérielle, n’est pas le double du réel, elle est un signe-relais. C’est une notion que le film, dans l’époque contemporaine, peut nous rendre parfaitement accessible » (« Éléments et structures du langage figuratif », Annales de la faculté des lettres de l’Université de Bari, 1965.
Francastel 1983, p. 59 -
[17]
« Art, forme, structure », Revue internationale de philosophie, nos 73-74, 1965 (Francastel 1983, p. 29).
-
[18]
Pierre Francastel, « Espace génétique et espace plastique », La Revue d’esthétique, tome I, no 4, 1948, p. 349-380 (Francastel 1965).
-
[19]
Fonds Francastel, INHA, notes préparatoires à l’article du même titre cité ci-dessus.
-
[20]
Le rapport comparatif avec la pensée mathématique est plus d’une fois allégué sous forme d’un « parallélisme » ou d’une « synchronie » : « comme l’art les mathématiques possèdent un caractère dualiste, grâce auquel l’une et l’autre pensée atteignent au dernier degré de l’abstraction tout en restant ancrées dans le réel » (« Signification et figuration », De Homine, 1963 [Francastel 1965, p. 111-113]). On retrouve cette dualité dans la définition de l’art (objectif/arbitraire) et surtout du cinéma (automatisme/construction).
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[21]
Il trouvera chez Ignace Meyerson (auteur des Fonctions psychologiques et les oeuvres [1948]) une écoute, par contre, attentive.
-
[22]
En plein structuralisme « linguistique », Francastel, qui avait adopté très tôt le terme de « signe plastique », se montrera hostile au modèle sémiologique qui soumet l’art aux structures verbales ou narratives (songeons aux propositions que fera le « premier » Louis Marin quant à une sémiologie de la peinture). Ses réserves à l’endroit de l’iconologie de Panofsky — dont il admire en revanche l’époustouflante érudition — viennent également de là. On peut relever — dans le sillage de Jean-François Lyotard — un certain « retour » à cette position de la part de théoriciens ou de critiques qui recourent de leur côté à la notion de « figure » ou de « figural » pour nommer cette part de l’art irréductible au verbal.
-
[23]
Dans « Technique et esthétique » (Francastel 1965), le cinéma vient exemplifier l’insuffisance d’une technique à laquelle l’esthétique ne viendrait pas s’accoupler : la technique permet de reproduire le mouvement, « mais cette prodigieuse conquête se serait vite trouvée comme épuisée sans l’appui de la fantaisie ou, plus exactement, de l’art ». (Cf. Marey-Lumière vs Méliès).
-
[24]
L’étude récente de Stefan Kristensen (2006), intitulée « Merleau-Ponty une esthétique du mouvement », croise pour partie ces questions. Pour l’auteur, qui s’est intéressé aux notes du philosophe sur le cinéma (autres que sa conférence de l’Idhec publiée dans Les Temps modernes en novembre 1947 — et repris dans Sens et non-sens), Merleau-Ponty, recourant à Wertheimer, est conduit à affirmer que « tout mouvement est stroboscopique » et qu’« il y a une affinité essentielle entre le fonctionnement de notre perception visuelle et la production du mouvement par la technique cinématographique » : « le dispositif cinématographique n’est “nullement illusion”, écrit-il, en référence à la thèse bien connue de Bergson […] » ; il ne faut pas « confondre la production objective du mouvement (la succession d’impressions sur la rétine, la suite d’images statiques sur la bande d’un film) avec la perception effective du mouvement par un sujet ». À cet égard, « le cinéma dévoile le fonctionnement réel de notre perception » (la formule « renverse » celle de Bergson sur « le mécanisme cinématographique de la pensée »). La perception cinématographique « n’est pas une illusion et le cinéma est la preuve que l’on peut très bien “penser l’instable par l’intermédiaire du stable, le mouvant par l’immobile” [L’évolution créatrice] contrairement à ce qu’affirmait Bergson ».
-
[25]
Cf. Michotte 1948, Francastel 1949, Michotte 1949. Francastel (1951, p. 278, note 99) répond à Michotte dans une note de Peinture et société. Il lui reproche d’assimiler vision réelle et vision filmique : « M. Michotte n’envisage jamais […] soit du film soit de l’art fixe, le problème d’une différenciation essentielle dans la perception des images plastiques selon la technique choisie et selon le milieu considéré. Toutes ses spéculations sont fondées sur l’existence d’un individu type et sur la communauté de perception des sujets en présence d’un phénomène artistique. Certes M. Michotte distingue entre la réalité ontologique ou épistémologique et la réalité sensorielle ou psycho-physiologique, mais il n’introduit nulle part la notion […] des variations spécifiques dans les réactions réelles des individus. » En outre, les notes manuscrites de Francastel (conservées dans son fonds) attestent qu’il est revenu à plusieurs reprises, pour lui-même, sur cet affrontement.
-
[26]
Il y a l’image perçue, l’image notée et l’image virtuelle.
Francastel 1951, p. 64 -
[27]
Pierre Francastel, « Cours du 2 février 1956 » (manuscrit dactylographié), fonds Francastel, INHA, p. 6.
-
[28]
« Les problèmes de l’espace filmique » (I. Les objets dans l’espace [II. Les coordonnées de l’espace filmique]), cours sans date, fonds Francastel, INHA.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Pierre Francastel, « Cours du 9 avril 1956 » (manuscrit dactylographié), fonds Francastel, INHA. Nous avons aménagé quelque peu le texte, qui est une transcription orale non revue par l’auteur.
-
[32]
Pierre Francastel, « Cours du 2 février 1956 » (manuscrit dactylographié), fonds Francastel, INHA, p. 22.
-
[33]
Voir notamment « Les mécanismes de l’illusion filmique » (cours de 1957-1958).
-
[34]
Cf. notre introduction à Cinématisme (Eisenstein 2009) et l’analyse de l’évolution d’Eisenstein sur cette question dans Eisenstein et le constructivisme russe (Albera 1989).
-
[35]
Dans cet article, « Le cinéma, art du montage ? », René Micha (1951) expose de manière assez détaillée les théories d’Eisenstein sur le montage à travers les ouvrages publiés en anglais (The Film Sense et Film Form).
-
[36]
«[…] la caméra monoculaire est un système d’enregistrement tout aussi artificiel que les autres » [1949], (Francastel 1983, p. 182). Il s’agit du débat lancé par Marcelin Pleynet dans Cinéthique en 1969, repris dans cette revue ainsi que dans les Cahiers du cinéma (« Technique et idéologie ») et La Nouvelle Critique.
-
[37]
Francastel a lu de près « Style and Medium in the Moving Pictures » et lui consacre plusieurs feuillets de notes.
-
[38]
« Das kommt daher, daß wir beide etwas von den Movies gelernt haben ! » (cité par L. Quaresima, introduction à S. Kracauer, From Caligari to Hitler, Princeton, Princeton University Press, 2004).
-
[39]
« Imagination et réalité dans l’architecture civile du Quattrocento », Mélanges Lucien Febvre, 1954 (Francastel 1965, p. 291).
-
[40]
Publié dans La Revue de synthèse, tome LXXIII, p. 80-121 (Francastel 1983, p. 159-160). Dans Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique. De la Renaissance au cubisme, la question est déjà évoquée (Francastel 1951, p. 19). Elle l’est également dans « Naissance d’un espace : mythe et géométrie au Quattrocento » (Francastel 1970, p. 145-147).
-
[41]
« Destruction d’un espace plastique » (Francastel 1970, p. 212).
-
[42]
Plus d’un poème des Fleurs du mal en témoignent, en particulier « À une passante ».
-
[43]
Voir dans le même sens « Figuration et spectacle dans les tapisseries des Valois » (Francastel 1983, p. 222).
-
[44]
Cf. également : « nous ne voyons pas plus la nature que les oeuvres d’art d’un seul coup d’oeil, nous la détaillons ; l’unité n’est pas plus sur l’écran plastique fixe que sur l’écran mobile du cinéma, il est dans notre esprit. […] Un tableau n’est pas un double de la réalité c’est un signe. […] Ce qui est sur l’écran plastique n’est ni le réel, ni le pensé, c’est un signe, c’est-à-dire un système de lignes et de taches intermédiaires qui permet le truchement, laisse l’artiste attirer l’attention du spectateur sur un point du spectacle éternellement mobile de l’univers » (Francastel 1951, p. 64).
Références bibliographiques
- Albera 1989 : François Albera, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989.
- Albera 2001 : François Albera, « Modalités de la vision moderne dans les arts et au cinéma avant 1914. Des papiers collés à Robert Delaunay », dans Leonardo Quaresima et al. (dir.), La decima musa. Il cinema e le altre arte. VII Domitor Conference, Udine, Forum, 2001.
- Aristarco 1951 : Guido Aristarco, Storia delle teoriche del film, Torino, Einaudi, 1951.
- De Certeau 1968 : Michel de Certeau, « Le langage figuratif », Études, tome 328, 1968.
- Delaunay 1957 : Robert Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait, Paris, SEVPEN, 1957 (édition établie par P. Francastel).
- Eisenstein 2009 : Serguéi-Mikhaïlovitch Eisenstein, Cinématisme. Peinture et cinéma [1980], Dijon, Les Presses du Réel, 2009.
- Febvre 1948 : Lucien Febvre, Annales, no 5, 1948.
- Francastel 1942 : Pierre Francastel, L’humanisme roman. Critique des théories sur l’art du xie siècle en France, Rodez, Faculté des lettres de Strasbourg, 1942.
- Francastel 1949 : Pierre Francastel, « Espace et illusion », Revue internationale de filmologie, tome II, no 5, 2e année, 1949.
- Francastel 1951 : Pierre Francastel, Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique. De la Renaissance au cubisme, Lyon, Audin, 1951.
- Francastel 1955 : Pierre Francastel, « Rapport du Groupe VI », Revue internationale de filmologie, nos 20-24, 1955.
- Francastel 1956 : Pierre Francastel, Art et technique aux xixe et xxe siècles, Paris, Minuit, 1956 (rééd. Gonthier, 1965 ; Gallimard, 1988).
- Francastel 1965 : Pierre Francastel, La réalité figurative, Paris, Gonthier, 1965.
- Francastel 1967 : Pierre Francastel, La figure et le lieu, Paris, Gallimard, 1967.
- Francastel 1967a : Pierre Francastel, « Entretien avec Pierre Francastel », Les Lettres françaises, no 1180, 4 mai 1967.
- Francastel 1970 : Pierre Francastel, Études de sociologie de l’art, Paris, Denoël/Gonthier, 1970.
- Francastel 1983 : Pierre Francastel, L’image, la vision et l’imagination. De la peinture au cinéma, Paris, Denoël/Gonthier, 1983.
- Kristensen 2006 : Stefan Kristensen, « Merleau-Ponty une esthétique du mouvement », Archives de la philosophie, no 69, 2006.
- Léglise 1958 : Paul Léglise, Une oeuvre de pré-cinéma. L’Énéide. Essai d’analyse filmique du premier Chant, Paris, Nouvelles Éditions Debresse, 1958.
- Meyerson 1948 : Ignace Meyerson, Les fonctions psychologiques et les oeuvres, Paris, Vrin, 1948.
- Micha 1951 : René Micha, « Le cinéma, art du montage ? », Critique, nos 51-52, 1951.
- Michaud 2006 : Philippe-Alain Michaud (dir.), Le mouvement des images, Paris, Centre Pompidou, 2006.
- Michotte Van den Berck 1948 : Albert Michotte Van den Berck, « Le caractère de “réalité” des projections cinématographiques », Revue internationale de filmologie, tome I, no 2, 1948.
- Michotte Van den Berck 1949 : Albert Michotte Van den Berck, « Espace et illusion », Revue internationale de filmologie, tome II, no 3, 1949.
- Oldfield 1948 : R. C. Oldfield, « La perception visuelle des images du cinéma, de la télévision et du radar », Revue internationale de filmologie, nos 3-4 [1948].
- Ragghianti 1952 : Carlo L. Ragghianti, Cinema arte figurativa, Torino, Einaudi, 1952.