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Qu’ont en commun David Copperfield, La cousine Bette, La famille Plouffe et Twin Peaks ? Ces oeuvres, qui diffèrent tant par leur propos, leur origine que le média qui les accueille, partagent néanmoins un trait essentiel : elles ont toutes fait l’objet d’une sérialisation. En d’autres mots, il s’agit de fictions sérialisées, parues périodiquement, à intervalles plus ou moins longs, sur une période plus ou moins étendue. Bien qu’un tel type de « découpage » narratif soit aujourd’hui indissociable de la programmation télévisuelle, son origine remonte à une époque beaucoup plus reculée et prend racine au sein d’une pratique proprement littéraire : le roman-feuilleton. Ainsi, malgré leurs profondes différences et le siècle qui sépare leur avènement respectif, le feuilleton littéraire et le feuilleton télévisé gravitent autour d’un même principe structurant, une même « rhétorique sérielle », et ne sauraient, par conséquent, être appréhendés sans que l’on tienne compte de leur diffusion fragmentaire, par « tranches » distinctes, caractéristique incontournable afin de saisir les modalités narratives qui sous-tendent ces deux types de production. Certes, la sérialité est intimement liée aux préoccupations économiques qui s’emparent de l’industrie culturelle de masse dans la première moitié du xixe siècle, mais il ne faut pas réduire ce procédé, comme plusieurs l’ont fait, à une simple stratégie mercantile visant à asservir le consommateur avide. Non seulement la sérialité a-t-elle un impact décisif sur chacune des étapes allant de la création à la consommation du récit, mais elle est également à l’origine d’une esthétique singulière, qui ignore les préceptes sur lesquels reposent l’institution des belles-lettres et l’idéal romantique.
C’est sur cette trame de fond que s’amorce la réflexion de Danielle Aubry dans son ouvrage Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Se situant au croisement des études paralittéraires, des études télévisuelles et de la théorie du genre, cet essai a pour principal objet d’étude la fiction sérielle ou, plus précisément, la sérialité. L’une des constantes les plus tenaces de l’ère médiatique moderne, la sérialité gouverne en effet une bonne part de la production culturelle populaire et se manifeste dans bon nombre de médias. Deux manifestations concrètes de la fiction sérielle sont abordées dans l’analyse d’Aubry, qui propose, plus précisément, « une comparaison approfondie des multiples convergences narratives unissant les modalités d’écriture du feuilleton littéraire et des séries télévisées » (p. 3). Mettant à profit un outillage théorique particulièrement efficace et une foule d’exemples soigneusement sélectionnés, cette comparaison s’échelonne sur neuf chapitres relativement autonomes, qui éclairent diverses facettes fondamentales de la fiction sérielle.
D’emblée, on pourrait objecter que la comparaison sur laquelle s’appuie l’ensemble de l’ouvrage n’a rien de bien original. En effet, le rapprochement entre feuilleton littéraire et feuilleton télévisé va en quelque sorte de soi, surtout à l’heure de l’intermédialité et du recyclage culturel, expressions à la mode s’il en est. D’ailleurs, la similitude de leur procédé de diffusion et la vocation populaire qu’ils assument tous deux ont vite suscité des comparaisons entre ces formes de récit, si bien que, dès 1963, le critique et historien Jacques Siclier publiait un article intitulé : « La télévision va-t-elle ressusciter le roman-feuilleton ? » (cité dans Benassi 2000, p. 190). Si de nombreux parallèles ont déjà été tracés entre les différents types de fictions sérielles (du roman populaire jusqu’au téléroman, en passant par le serial des années 1910, la bande dessinée et le soap radiophonique), Aubry ne s’engage pas pour autant dans le sillon creusé par ses prédécesseurs. L’originalité et la pertinence de son propos résident avant tout dans la perspective qu’elle adopte par rapport à son objet d’étude, perspective qui n’est plus orientée vers le texte lui-même ou sa seule interprétation, mais plutôt vers le contexte au sein duquel le texte est produit et vers les exigences concrètes qu’il présuppose. Aubry nous rappelle que la grande majorité des théories littéraires (et, à cet égard, des théories télévisuelles, qui en ont récupéré de nombreux préceptes) s’intéressent essentiellement aux textes et à leur interprétation (p. 128). En effet, le formalisme, le New Criticism, tout comme les théories d’inspiration sémio-structuralistes, considèrent rarement ce qui vient en amont du texte, mais l’appréhendent au contraire comme unité autonome hautement signifiante. Bien sûr, certaines approches théoriques ont insisté sur le contexte de production de l’oeuvre, tels le dialogisme bakhtinien, la sociocritique et les théories de la réception. Toutefois, le « contexte » dont il est ici question tient généralement aux circonstances historiques et sociales qui entourent le texte ou l’épistémè dans lequel il s’inscrit, et non pas au contexte immédiat, pragmatique, qui préside au processus de création de l’oeuvre.
Aubry souhaite donc resituer son analyse du roman-feuilleton et de la série télévisée « sur le terrain de [leur] production initiale » (p. 128) et ainsi mesurer l’impact qu’ont les propriétés intrinsèques du médium sur le travail d’écriture du texte et sur sa réception. À cet égard, cet essai se distingue de la plupart des travaux menés par d’autres chercheurs québécois dans le domaine de la littérature populaire, celles de Marc Angenot (1975) ou de Paul Bleton (1999), par exemple, qui abordent davantage le texte en tant que discours social ou dans la perspective de l’acte de « lecture paralittéraire ». Il se distingue aussi en ce que le lecteur/spectateur n’est plus considéré comme étant extérieur au processus de conception de l’oeuvre, comme entité strictement « réceptrice » qui se contenterait d’absorber sans distinction les récits qu’on lui offre. Avec l’avènement d’une culture médiatique de masse, le lecteur/spectateur devient une instance déterminante dans l’élaboration du texte, puisque l’auteur, de pair avec l’industrie qui le chapeaute, doit désormais tenir compte de son auditoire et faire en sorte que les oeuvres lui soient accessibles. Il faut par ailleurs tenir cet auditoire en haleine, piquer sa curiosité, de manière à le fidéliser et à lui inculquer des habitudes de lecture.
C’est pourquoi, selon Aubry, la sérialité et le genre (qui constitue, on le verra, l’un des pendants du récit sériel) relèvent tous deux du domaine de la rhétorique, au sens aristotélicien du terme. L’auteure s’inspire ici de l’analyse que Roland Barthes (1985, p. 95) a consacrée à « l’ancienne rhétorique », laquelle est envisagée non pas comme une pratique empirique, mais plutôt comme une technè, « c’est-à-dire le moyen de produire une des choses qui peuvent indifféremment être ou ne pas être, dont l’origine est dans l’agent créateur, non pas dans l’objet créé ». Ainsi, la technè rhétorikè ne se fonde ni sur le principe de vérité ni sur l’expression esthétique (dans ce cas, il s’agirait plutôt de la techné poiétikè), mais sur un agir discursif dont le but est, précisément, de rejoindre un auditoire, que ce soit à des fins suggestives ou persuasives. La rhétorique ne peut donc concevoir la production du discours qu’en fonction du public auquel ce dernier s’adresse, de l’action que son auteur entend exercer sur lui. En mettant à profit des stratégies narratives qui doivent simultanément s’harmoniser aux compétences lectorales d’un large public tout en l’incitant à consommer davantage, la fiction sérielle renoue en quelque sorte avec la définition aristotélicienne de la rhétorique. D’ailleurs, selon Barthes (1985, p. 96), la rhétorique d’Aristote est volontairement adaptée au « niveau de l’opinion courante », elle est « soumise à la psychologie du public » et, pour cette raison, « elle conviendrait bien aux produits de notre culture dite de masse, où règne le “vraisemblable aristotélicien”, c’est-à-dire “ce que le public croit possible” ». Aubry semble endosser entièrement cette position et s’évertue, tout au long de son ouvrage, à tracer les grandes lignes de cette rhétorique sérielle nouveau genre, qui doit concilier les exigences liées à la commercialisation des oeuvres avec les exigences d’un public de plus en plus vaste.
Pour mener à bien son projet, Aubry se penche d’abord sur les importants bouleversements que traverse la production littéraire au début du xixe siècle et qui vont en changer irrémédiablement le visage. En posant comme point de départ l’émergence de la « littérature industrielle », Aubry situe d’emblée la sérialité dans le domaine de la culture de masse, c’est-à-dire de la diffusion à grande échelle, la distinguant du même coup des multiples acceptions que cette notion a pu revêtir (chez Sartre, Foucault ou Deleuze, par exemple). Rendu possible par la mécanisation des procédés d’impression et l’alphabétisation grandissante des classes populaires, l’avènement du roman-feuilleton autour de 1830 va entraîner le développement de nouveaux modes de production littéraire, lesquels marquent une véritable « révolution dans le monde des lettres ». Aubry fait d’ailleurs remarquer ceci :
[…] la littérature se trouve maintenant sous le contrôle des lois du marché et, par extension, des goûts du public, d’un public élargi et moins éduqué, qu’il est vital d’intéresser, pour des motifs économiques évidents. Ainsi, la vitesse d’exécution et la prolificité deviennent les vertus suprêmes de ce nouvel ordre « démocratique » de la fiction littéraire.
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Cette nouvelle littérature sérielle devient rapidement le terrain de multiples transformations esthétiques. On constate entre autres une invasion grandissante de la description et du détail au sein du tissu narratif, créant une « tension paradoxale » (p. 18) avec le déroulement du récit. L’intrusion du concret au sein des aventures les plus sensationnelles agit dès lors comme une base factuelle, permettant d’inscrire le récit dans un contexte qui est commun à l’ensemble des lecteurs. Comportant peu de nuances, le roman-feuilleton laisse également de côté l’analyse psychologique pour se concentrer sur l’intrigue, une intrigue trépidante et tortueuse aux rebondissements potentiellement infinis et tout à fait adaptée au mode de diffusion du récit. En effet, la livraison périodique du feuilleton dans les journaux vient en quelque sorte nier la clôture narrative du récit classique. La fin est sans cesse différée et, dans chaque parution, on s’assure de laisser le lecteur haletant, stratégie fondamentale du récit sériel visant bien évidemment à fidéliser l’auditoire.
Confrontés à une nouvelle réalité commerciale, les feuilletonistes n’ont d’autre choix que de développer des stratégies narratives qui coïncident avec les exigences de l’industrie littéraire. Ils se retrouvent ainsi « inféodés à l’effet et aux mouvances de la réception » (p. 29), d’autant plus, d’ailleurs, que le public est désormais détenteur d’un certain pouvoir décisionnel qui lui était inaccessible avant le développement du feuilleton. L’auteur, qui rédige son oeuvre au fur et à mesure des parutions successives, doit maintenant tenir compte des nombreux commentaires que ses lecteurs lui transmettent, phénomène qui instaure pour la première fois « une sorte d’interactivité » (p. 10) entre l’auteur et son public.
La littérature populaire donne également naissance à un autre phénomène : l’écriture en collaboration. Conséquence directe de la « toute-puissance du médium » (p. 35) et de son mode de diffusion, cette pratique s’implantera jusqu’à devenir monnaie courante dans la production littéraire du xixe siècle. Soumis à une pression constante et à un rythme d’écriture insoutenable, l’auteur est souvent contraint de recourir aux services d’un pair, ces auteurs « nègres », presque toujours laissés dans l’ombre, qui aident à la rédaction du roman. À l’instar des multiples formes de plagiat qui envahissent l’industrie littéraire de l’époque, le recours à des auteurs multiples vise à accélérer le rythme de production et à faire en sorte que les délais imposés par le marché soient respectés. Aubry consacre un chapitre à ce phénomène — qui jouera un rôle encore plus important dans l’industrie télévisuelle — en se penchant principalement sur la collaboration entre Alexandre Dumas et son « ombre », Auguste Maquet. Elle y souligne, en premier lieu, l’ampleur de la contribution de Maquet dans les oeuvres attribuées uniquement à Dumas et détaille la méthode de travail insolite des deux auteurs, qui étaient liés dans un rapport de complémentarité d’une incroyable efficacité. En second lieu, Aubry insiste sur la réticence des critiques et des historiens à reconnaître l’apport de Maquet, ignorant ou sous-estimant son travail, quand ils ne lui attribuent pas diverses tares que l’incomparable Dumas aurait su heureusement corriger. Ceux-ci entretiennent une conception romantique de l’auteur (esprit génial et solitaire, seul responsable de son oeuvre) que l’on a d’ailleurs longtemps brandie pour dévaluer la production « paralittéraire ». Contrairement à ce qu’ont pu prétendre certains de ces critiques, toutefois, l’écriture en collaboration n’est pas un simple carcan, un frein à la créativité individuelle. Au contraire, comme le prouve le duo Maquet/Dumas, elle peut s’avérer d’une grande fertilité, donnant lieu à un « flamboiement baroque » (p. 49) où se déploient une infinité d’intrigues et de péripéties, qui font rapidement oublier les failles de la construction narrative et l’aspect rudimentaire des personnages.
Après avoir détaillé diverses conséquences liées à l’émergence de l’industrie littéraire, tant sur les modes de production du texte que sur sa forme narrative, Aubry entame le point central de son ouvrage, consistant à analyser les formations et les hybridations génériques qui s’opèrent dans la fiction sérielle. Selon Aubry, la résurgence de certains genres dans le roman-feuilleton et, plus tard, dans la série télévisée, serait un effet direct des modes de diffusion sérielle et aux exigences commerciales qui les sous-tendent. En fait, la sérialisation se présente comme « l’agent capital de passages intermédiatiques de modes et de genres qui, délaissés dans la littérature institutionnalisée, refont surface dans des publications sérialisées s’adressant à un public populaire » (p. 83). Deux motifs principaux ont encouragé cette genrification croissante. D’une part, la nécessité de produire rapidement de nouvelles aventures a poussé les auteurs à puiser dans des genres établis un ensemble d’archétypes et de situations dramatiques éprouvés. D’autre part, la nécessité d’intéresser un large public a contribué à la réutilisation de diverses conventions narratives bien connues du lecteur, créant par le fait même un « espace d’attente » (p. 63) susceptible d’attiser sa curiosité.
Deux genres principaux refont ainsi surface au sein de la fiction sérielle : le mélodrame et le roman gothique. Le mélodrame, qui apparaît à la fin du xviiie siècle mais dont les origines remontent jusqu’au théâtre antique, s’avère particulièrement efficace dans un registre narratif qui préconise l’effet et l’intrigue au détriment de la nuance et de la profondeur psychologique. En effet, le mélodrame repose essentiellement sur l’exagération et le sensationnalisme, tirant profit de situations extrêmes et pathétiques afin d’exacerber les émotions les plus fondamentales de l’être humain. L’ambiguïté et le dilemme n’ont pas leur place dans le mélodrame, d’où son caractère foncièrement rhétorique. Se nourrissant du « possible qui est improbable » (p. 60), il vise la décharge émotionnelle, la catharsis, et non pas la remise en question ou la prise de conscience. C’est pourquoi le mélodrame mise constamment sur l’opinion commune et véhicule des « vérités » acceptées par le plus grand nombre, de manière à solliciter la participation affective du lecteur, que celui-ci se délecte des malheurs d’autrui ou qu’il s’en indigne.
Tout comme le mélodrame, le roman gothique est apparu au xviiie siècle et partage d’ailleurs plusieurs traits communs avec celui-ci, tels que la recherche de l’effet et l’omniprésence de l’événement pathétique. Les intrigues complexes du roman gothique se situent cependant dans un décor fort différent, où abondent les maisons hantées et les châteaux sinistres, peuplés d’êtres surnaturels aux intentions funestes. Ces récits terrifiants s’avéraient, encore là, tout à fait propices à l’exacerbation des sentiments et aux situations narratives les plus alambiquées. À cet égard, on ne s’étonne pas que le roman gothique, genre éphémère et somme toute peu populaire, soit réapparu en force dans le roman-feuilleton. À l’instar du mélodrame, certaines de ses conventions les plus courantes vont être recyclées sous la plume des feuilletonistes, donnant lieu à des formes hybrides de récit, dans lesquelles sont mélangés les meilleurs ingrédients du genre. Par l’intermédiaire de ce recyclage, qui vise avant tout à satisfaire les goûts macabres de son public, le roman-feuilleton « provoque une “déréglementation” des conventions littéraires reposant sur des canons classiques institutionnalisés » (p. 76).
Afin d’étayer ses conclusions, Aubry se propose ensuite d’analyser certaines de ces formes hybrides de récits sériels. Tour à tour, elle se penche sur le Newgate novel, les penny dreadfuls, le sensation novel et le roman policier, puisant des exemples dans l’oeuvre de plusieurs auteurs, tels que Charles Dickens, Eugène Sue, George W. M. Reynolds, Mrs Henry Wood, etc. Bien qu’Aubry aborde ces genres sous des angles différents, certains traits communs se dégagent de son analyse. L’un d’entre eux est la présence d’une tension constante entre, d’une part, le concret, la réalité de tous les jours, le cadre domestique et, d’autre part, les artifices sensationnalistes, les événements-chocs et les situations hautement improbables. Héritée du mélodrame, cette « inscription de motifs sensationnalistes dans un cadre domestique » donne une assise réaliste aux intrigues les plus biscornues, tout en établissant « une sorte de circularité entre la fiction et la réalité propre à favoriser une rhétorique de l’illusion référentielle » (p. 106-107). C’est là une caractéristique cruciale du feuilleton qui, en brouillant la frontière entre la fiction et la réalité, place le lecteur en « terrain connu » et l’incite par là même à s’investir davantage dans le déroulement du récit.
Un autre aspect important du feuilleton est l’établissement de ce qu’Aubry appelle une « esthétique de la variété ». Si la plupart des romans-feuilletons recyclent des personnages stéréotypés et des conventions narratives éculées, ils n’en comportent pas moins des variations diverses. En effet, la forme même du feuilleton, indissociable de sa diffusion sérielle, témoigne d’une grande malléabilité et permet une démultiplication exponentielle des intrigues, qui se chevauchent et s’entremêlent dans le flot discontinu du récit. Reflet de la diversité offerte par l’expérience moderne, cette accumulation d’événements et de personnages donne lieu à des jeux de contrastes savamment orchestrés. En faisant s’enchaîner de manière stratégique les nombreuses intrigues, les feuilletonistes pouvaient ainsi maintenir le spectateur dans un état de perpétuelle attente. Cette opulence narrative, combinée au suspense, à la surprise et à l’anticipation, est au coeur de la rhétorique sérielle et implique, si l’on garde toujours « ouvert le jeu des interprétations » (p. 124-125), une participation active du spectateur.
Le métissage des genres qui s’opère dans le roman-feuilleton, ainsi que les nombreuses caractéristiques qui en découlent, vont trouver écho plusieurs années plus tard dans la production télévisuelle. En effet, plus encore que le roman-feuilleton, la série télévisée sera soumise à l’influence du médium et de ces modes de production. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle récupère, en les adaptant, certaines stratégies narratives qui ont fait les beaux jours de la littérature populaire. La dernière partie du livre d’Aubry est consacrée, précisément, à l’étude de divers genres télévisuels qui font usage d’une rhétorique similaire à celle étudiée précédemment. Là encore, Aubry s’appuie sur des exemples fort diversifiés, allant du soap opera américain à Twin Peaks, en passant par la telenovela brésilienne, le télé-roman québécois et Twilight Zone. Avant de s’engager dans l’analyse d’objets précis, cependant, elle s’attarde sur la notion d’itération transgénérative. Selon l’auteure, on ne peut envisager la formation générique engendrée par la télévision comme relevant d’une simple transposition de genres anciens ou démodés. Les particularités intrinsèques d’un médium et les modalités de réception qui le caractérisent ont inévitablement un impact sur la façon dont les genres se manifestent. En se réappropriant des conventions narratives ou des stéréotypes issus d’un genre particulier, les médias de masse transforment ce dernier, le soumettent à un processus de répétition et de variation qui le « revitalise ». Les modèles génératifs se renouvellent ainsi peu à peu, en se mélangeant à des genres plus récents ou en subissant l’influence de divers auteurs qui cherchent, malgré les pressions exercées par les lois du marché et les contraintes du médium, à imposer leur vision personnelle.
Inversement, il peut arriver que les contraintes médiatiques deviennent à ce point coercitives qu’elles rendent la variation ou l’expression personnelle quasi impossible. C’est le cas entre autres dans le soap opera américain. Conçu par une horde de scénaristes sous l’emprise des producteurs et des commanditaires, le soap opera doit respecter une cadence de production effrénée et les exigences d’une case horaire ingrate, qui suppose une consommation distraite et erratique. Dans pareilles circonstances, le soap tend naturellement à la standardisation et se contente de répéter ad nauseam les mêmes situations — situations empruntées largement à la tradition mélodramatique — sans qu’aucune variation ne vienne jamais perturber le modèle narratif imposé. D’ailleurs, la sérialité ouverte du soap, son absence de résolution et l’étirement narratif dont il fait preuve plongent le récit dans un « néant historique » (p. 141) qui rend impossible toute transformation. Aubry profite d’ailleurs de l’occasion pour réfuter une certaine conception de la sérialité, particulièrement prégnante dans le discours féministe, voulant que son refus de la linéarité classique, sa « modernité » en quelque sorte, témoigne d’une subversion formelle, voire même spectatorielle. Aubry rappelle pertinemment que :
[…] la sérialité ouverte ne peut être progressive ou plutôt, le devenir, que lorsque la structure, le genre et les procédés ne dominent pas entièrement le récit, étouffant ainsi tout espace spéculatif. En ce sens, la forme n’est pas neutre, mais participe du déploiement discursif, le favorise, si on veut, dans la mesure où le contenu narratif s’y prête.
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Le téléroman québécois des premiers temps se présente, quant à lui, comme un bon exemple de production où la nature moins contraignante des moyens de production offre une plus grande liberté de création aux auteurs. En se penchant sur des séries telles que La famille Plouffe et Les belles histoires des pays d’en haut, Aubry avance que l’aspect artisanal des productions télévisuelles québécoises ainsi que leurs moyens très modestes ont permis l’émergence d’une production singulière, résolument ancrée dans la réalité quotidienne des téléspectateurs. Ayant évolué en « vase clos » (p. 152) pendant plusieurs années, le téléroman québécois s’est vite engagé vers un certain « réalisme social » aux forts accents locaux, sans jamais tomber dans le sensationnalisme exacerbé des productions télévisuelles étrangères. Il se démarque aussi par la préséance qu’il accorde au scénario et par les personnages nuancés qu’il dépeint, ce qui amène Aubry à caractériser le téléroman québécois de « télévision d’auteur » (p. 162).
Se tournant vers des productions plus récentes, Aubry montre enfin comment les séries télévisées peuvent exploiter leur « héritage feuilletonnesque » à des fins hautement créatives, tout comme elles peuvent se contenter d’en réactualiser de manière régressive certains poncifs. Afin de démontrer le potentiel artistique de la série télévisée, Aubry analyse l’étonnante série The Singing Detective, produite par la BBC en 1986. L’originalité de cette série tient essentiellement à une exploitation particulièrement inventive des propriétés intrinsèques du médium télévisuel. En effet, sérialité et genre sont ici mis à profit afin de créer une oeuvre déroutante et complexe, qui transgresse la linéarité narrative et la logique mimétique caractérisant une grande majorité de séries télévisées. La fragmentation du récit, conséquence inévitable du mode de diffusion périodique, est réinvestie de manière à développer de multiples niveaux narratifs concurrents, qui reflètent les différents états psychiques de Philip Marlowe, le personnage principal, et permettent d’explorer des « voix/voies parallèles, convergentes, contrastantes, répétitives, cycliques, digressives, progressives » (p. 185). La télésérie britannique étonne davantage encore par la profusion de genres qui s’y rencontrent, formant un assemblage générique tout à fait inédit. Puisant à la fois dans le roman policier, le roman noir américain, le drame psychologique, la comédie musicale et le récit autobiographique, The Singing Detective pervertit le principe d’illusion référentielle qui, d’ordinaire, sert d’ancrage à la participation du spectateur. Dennis Potter, le scénariste de la série, verse plutôt dans l’auto-référentialité, puisqu’il utilise de façon ironique divers clichés associés à chacun des genres, exposant du même coup « les artifices de la rhétorique, les procédés narratifs servant à créer l’illusion mimétique » (p. 177). Cette « mise en abyme générique » se traduit par une déconstruction du tissu narratif et par une distanciation inévitable du spectateur. Ce dernier, à qui l’on refuse toute forme d’identification aristotélicienne, doit ainsi tirer du sens de cet entrelacs générique complexe et mettre à profit ses facultés d’observation et ses capacités interprétatives.
Twin Peaks, la célèbre télésérie de David Lynch et Mike Frost, se démarque également par l’originalité de sa forme et l’utilisation manifeste de certaines conventions génériques. Toutefois, contrairement à The Singing Detective, les auteurs n’arrivent guère à renouveler les genres qu’ils convient et se bornent somme toute à reproduire certains de leurs traits fondamentaux. Aubry avance que malgré la facture « pseudo-avant-gardiste » de la série, celle-ci repose avant tout sur certaines conventions particulièrement régressives du mélodrame et du roman gothique. Les personnages se voient entre autres réduits à des entités symboliques et archétypales, dénuées de profondeur psychologique, au service d’un récit qui ne cherche pas à approfondir les causes et les impacts des événements racontés, mais qui se contente plutôt d’en exacerber la nature pathétique. À l’instar du roman gothique, Twin Peaks opère une mythification du mal, incarné ici par quelque manifestation occulte (p. 197), évitant ainsi d’aborder les véritables enjeux soulevés par le récit (l’inceste, le meurtre, etc.).
Avec comme point de départ une caractéristique qui pourrait sembler par trop terre à terre — les modes de diffusion du récit — Du roman-feuilleton à la série télévisuelle parvient à une réflexion fort pertinente sur les rapports qu’entretiennent les textes avec le médium qui les accueille. En situant cette réflexion dans deux cadres historiques différents et à partir de deux médias distincts, Aubry insiste du même coup sur la pérennité et l’efficacité des stratégies sérielles qui, depuis près de deux siècles, ont façonné non seulement la forme et le contenu des oeuvres populaires, mais aussi les habitudes de lecture et de consommation du grand public. Par ailleurs, la chercheuse québécoise ne se contente pas de cibler les caractéristiques fondamentales de cette rhétorique sérielle, mais aussi d’en explorer les nombreuses applications. Au confluent de divers courants parfois contradictoires — exigences des modes de production et de commercialisation, vision personnelle de l’auteur, goûts du public, etc. — la fiction sérielle devient en effet le lieu de multiples configurations esthétiques et hybridations génériques qui en élargissent continuellement les potentialités. Un autre grand mérite de cet ouvrage est certainement de réinscrire l’acte d’écriture, le travail de l’auteur donc, au sein d’une production de masse qui, malgré ses objectifs mercantiles évidents, ne parvient jamais totalement à nier l’expression individuelle.
Fourmillant d’exemples et de citations puisés dans un vaste répertoire de sources, cet ouvrage constitue une excellente entrée en matière pour appréhender le phénomène complexe de la sérialité et s’avère une lecture des plus pertinentes pour quiconque s’intéresse aux procédés de réitération et de genrification dans la culture populaire. Néanmoins, on peut se demander si le livre n’aurait pas gagné à aborder moins d’exemples et à se consacrer plus directement à la comparaison qui est au coeur de sa problématique. Comme c’est souvent le cas dans les analyses comparatives — mais aussi dans les thèses de doctorat ! —, l’ouvrage cherche à couvrir un large éventail de questions et d’exemples, examinant tour à tour différents genres, différents objets et différents enjeux théoriques. L’analyse tous azimuts que propose Aubry, toutefois, perd légèrement en cohésion ce qu’elle gagne en diversité, et la comparaison annoncée en introduction semble parfois être un prétexte pour illustrer, et non pas problématiser, ses observations sur la formation générique dans la fiction sérielle. Quelques exemples bien ciblés et mieux approfondis, tirés à la fois du roman-feuilleton et de la série télévisée, auraient peut-être davantage servi son propos qui, aussi étendu soit-il, tend à réaffirmer une même hypothèse initiale (l’écriture et la réception de la fiction sérielle sont assujetties aux modes de production et aux exigences commerciales du médium). Par ailleurs, il est un peu décevant que l’analyse n’approfondisse pas davantage le rapport qu’entretiennent la sérialité et le genre. Les deux phénomènes sont appréhendés comme les composantes indissociables d’une même stratégie d’ensemble et semblent parfois se confondre, perdre de leur singularité. L’occasion apparaissait pourtant idéale pour tenter de repenser la notion de genre à la lumière de la sérialité, pour interroger l’influence mutuelle que l’un peut avoir sur l’autre, ainsi que les rôles distincts qu’ils jouent dans la standardisation des formes et des modes de production du texte. À cet égard, la sérialité a-t-elle véritablement contribué au renouvellement des genres ou a-t-elle plutôt contribué à leur dégradation ? Comme l’avance Andrew Darley (2000), la sérialité ne prend-elle pas une place de plus en plus importante dans l’environnement médiatique contemporain, n’est-elle pas en train de s’imposer comme agent de régulation principal de l’industrie culturelle, au point de subsumer le genre ou, du moins, d’en transformer les propriétés et les usages ? Malheureusement, ces interrogations resteront sans réponse.
Du roman-feuilleton à la série télévisuelle n’en demeure pas moins un ouvrage d’une grande finesse, dans lequel l’auteure fait preuve d’une perspicacité remarquable. Aubry y pose, avec une grande rigueur didactique et un style irréprochable, les bases d’une réflexion qui s’avère d’autant plus pertinente qu’elle touche, aujourd’hui encore, à l’ensemble de la production culturelle. En effet, même si l’apparition de supports numériques très « malléables », tels que la télévision numérique, le DVD ou Internet, rend de plus en plus obsolètes les modes de diffusion traditionnels et transforment les habitudes de « consommation » du public, la sérialité perdure toujours. On n’a qu’à penser au cinéma populaire américain qui, malgré des modes de production et de diffusion bien différents de ceux de la télévision, semble de plus en plus gouverné par une logique de la répétition et du sequel, ou encore à l’industrie du jeu vidéo qui, suivant l’évolution des technologies et l’élargissement des capacités narratives du dispositif, met désormais à profit une pléthore de stratégies sérielles et génériques. Quel que soit le médium, toutefois, la sérialité cache toujours une même intention : captiver le public, fidéliser encore un peu plus le consommateur.
Appendices
Note sur le collaborateur
Nicolas Dulac est doctorant en cotutelle à l’Université Paris 3 et à l’Université de Montréal. À Montréal, il est chargé de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques en plus d’être coordonnateur adjoint au GRAFICS (Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des institutions cinématographique et scénique). Il travaille essentiellement sur les notions de sérialité et de répétition dans le cinéma grand public, mais également sur les jouets optiques et le cinéma des premiers temps. Il a récemment codirigé un numéro de Cinéma & Cie intitulé « Pratiques intermédiales du montage et configuration de l’alternance aux premiers temps du cinéma ».
Références bibliographiques
- Angenot 1975 : Marc Angenot, Le roman populaire. Recherches en paralittérature, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1975.
- Barthes 1985 : Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 85-164.
- Benassi 2000 : Stéphane Benassi, « Innovations et emprunts de la fiction télévisuelle », dans Jacques Migozzi (dir.), De l’écrit à l’écran. Littératures populaires : mutations génériques, mutations médiatiques, Limoges, PULIM, 2000, p. 189-204.
- Bleton 1999 : Paul Bleton, Ça se lit comme un roman policier. Comprendre la lecture sérielle, Québec, Nota Bene, 1999.
- Darley 2000 : Andrew Darley, « The Digital Image in the “Age of the Signifier” », Visual Digital Culture: Surface Play and Spectacle in New Media Genres, New York, Routledge, 2000, p. 124-144.