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Introduction

La sémiotique de l’image, chez Deleuze, s’appuie sur une physique, ou plutôt sur une cinétique du mouvement, qui renouvelle la philosophie en même temps que la théorie du cinéma. D’abord, perception et matière ne se distinguent que par degrés. La matière comporte l’ensemble des images, tandis que la perception ouvre sur ces images une perspective myope, prenant pour centre ou cadre une image particulière subjectivée, un corps. Ensuite, matière et image s’identifient l’une à l’autre, la matière n’étant autre qu’un bloc vibrant d’espace-temps. Enfin, dans cet univers acentré, la subjectivité surgit sur un mode immanent, produisant son propre cadrage, effectuant des coupures, créant des interstices entre les images.

C’est cette définition de la subjectivité comme cadrage et coupure qu’il s’agit d’explorer. Deleuze dote le cinéma, art récent et peu fréquenté jusqu’alors par les philosophes, d’une capacité d’éclairage décisive : seule l’analyse du cinéma permet d’élucider la question du sujet à travers l’analyse de l’image et de ces procédés cinématographiques déterminants que sont le cadrage et le montage. Pour Deleuze, il revient rigoureusement au même de se demander comment se forme une perception et comment s’individue une image : c’est ainsi que convergent selon lui la philosophie de Bergson et la théorie du cinéma.

L’individuation de l’image

Il n’existe que des images, puisque l’image se définit comme un agencement de rapports de forces plurielles et différentielles, qui composent dans l’univers acentré de la matière des zones d’individuations flottantes et provisoires. Ainsi, tout est image, mouvement ou force. Dans cet univers de forces en mouvement, d’actions et de réactions acentrées, on ne peut à la rigueur distinguer d’images partielles. Tout interagit sur tout. Ce point de départ qui identifie la matière à l’image en mouvement, c’est-à-dire à la force, la désigne comme « une matière-écoulement où aucun point d’ancrage ni centre de référence ne seraient assignables » (Deleuze 1983, p. 85). Voilà ce qui définit le « plan d’immanence », comme l’ensemble infini des images en mouvement, en-soi de l’image ou matière-écoulement. Ce plan d’immanence présente la matière en devenir sur un mode acentré, en supprimant l’ancrage du sujet comme l’horizon du monde, c’est-à-dire en évacuant le moindre décrochement transcendant (Deleuze 1983, p. 86-87). Il revient au même de définir le plan d’immanence comme acentré ou comme immanent, puisque c’est l’absence d’ancrage transcendant du côté du sujet (perception), comme du côté de l’objet (monde perçu), qui assure son immanence. Le plan d’immanence est donc par définition acentré. Définir le plan comme immanent et acentré procède en outre de deux nécessités théoriques convergentes. Il était d’abord indispensable de partir du mouvement et non de la perception pour démontrer génétiquement comment se centrent les perceptions et les sujets. La matière acentrée est la condition de l’individuation des images. Bref, l’image perceptive se forme comme une individuation, qui produit sur ce mode flottant et provisoire un centre relatif, une zone de subjectivation.

C’est pourquoi, deuxièmement, il était indispensable de déduire la perception et non de partir d’elle, comme le fait, trop rapidement selon Deleuze, la phénoménologie, sous peine de présupposer ce qu’il s’agissait de démontrer. D’où l’importance du point de départ : l’état de choses en perpétuel changement, le plan des forces de la matière, d’où surgit la perception comme intervalle, coupure et délai temporel.

Comment se forment alors les images-sujets ? Comment passe-t-on de l’image-mouvement acentrée de la matière à cette nouvelle espèce d’image-mouvement, l’image centrée, percevante et subjective ? Cette genèse de la perception à partir de la matière permet à Deleuze de proposer une définition vraiment immanente de la subjectivité, en suivant la voie de Spinoza : penser le sujet comme un mode, non comme une substance. L’image s’appuie sur une définition de l’individuation comme heccéité modale que Deleuze élabore longuement, de Différence et répétition (1968) à Spinoza. Philosophie pratique (1981), en connectant Simondon et la théorie du mode fini chez Spinoza. Comme toutes les compositions de rapports de forces, les images s’individuent en fonction des parties distinctives qui leur appartiennent sous tels rapports de vitesses et de lenteurs (longitude), et des affects ou des variations de puissance que ces rapports sont capables d’effectuer (latitude). Il y a individu dès lors qu’une individuation modale stabilise provisoirement un rapport déterminé selon lequel certaines forces se singularisent. Mais la théorie du cinéma formule maintenant cette individuation dans les termes d’une genèse de la perception. L’image s’individue en se détachant du plan des autres images, et elle s’en détache par intervalles, en produisant un délai perceptif qui coupe l’enchaînement des autres images. On passe ainsi de la matière acentrée à la perception subjective.

Le cadrage cinématographique

L’effet sujet se produit lorsque l’écart entre action et réaction des images-mouvement est suffisant pour générer de la perception, c’est-à-dire un éclairage ayant un effet soustractif sur les autres images. L’image-sujet se produit dans cet écart, de sorte que la subjectivité des images a réellement lieu dans l’interstice, au moment où se produit cette détente qui écarte et sépare l’une de l’autre action et réaction. Là où les actions et les réactions s’enchaînent instantanément, nous sommes sur le plan d’immanence de la matière complète où tout réagit sur tout, où l’on ne peut trouver d’image individuée. Cet intervalle s’ouvre en revanche là où l’action ne se dissipe pas en réaction, mais se propage et se déplie en image-mouvement, selon les trois variétés de l’image-perception, de l’image-affection et de l’image-action.

Deleuze attire ainsi notre attention sur la convergence entre Leibniz et Bergson : la subjectivité trace une perspective finie ; et il va plus loin en montrant qu’il revient au même de dire que la perception est soustractive et subjective ou qu’elle soutire à la réalité une prise de vue déterminée. La subjectivité procède par cadrage. Deleuze en tire cette théorie neuve et étrange : les images perceptives sont cinématographiques et gonflent dans l’intervalle des forces la zone sensible d’une subjectivité sensorimotrice. Ainsi se forme l’image seconde, qui s’exclue des autres images et s’individue en leur présentant sa face sensible et en leur opposant sa puissance motrice singulière, dotée en outre d’un pouvoir d’affection qui lui permet d’éprouver son intériorité naissante. La subjectivité se révèle cinématographique, car elle se distingue des autres images par son cadrage perceptif et son montage actif, qui favorise la coupure et le ré-enchaînement des autres images.

Bergson (1984, p. 173) montrait que tout est image, la matière n’étant autre que l’ensemble complet des images, tandis que la perception trace dans cet ensemble une diagonale centrée et incomplète, en rapportant l’ensemble des images à l’action limitée d’une image singulière, un corps. Deleuze reprend cette continuité entre matière et perception, la perception créant une zone d’indétermination soustractive, qui coupe le plan d’immanence de la matière acentrée. Ainsi se forme, dans l’univers acentré des images-mouvement, ce centre provisoire d’individuation, déterminé par la coupe qu’effectue la perception à travers l’ensemble infini des images acentrées. Deleuze comprend cette coupure comme un cadrage cinématographique, qui sélectionne sa propre perspective dans le système relativement clos et mobile du plan, ouvert sur le tout du film qu’il transforme. L’individuation de l’image se produit selon les deux aspects du mouvement, qui correspondent aux deux actes fondateurs du cinéma, le cadrage, par lequel une image sélectionne un ensemble relativement défini d’objets en mouvement, et le montage, par lequel ces plans sont rapportés au tout de la durée qu’ils transforment. L’analyse cinématographique du plan et l’analyse philosophique de l’image-mouvement coïncident. De même que le plan actualise un mouvement comme rapport entre des parties, le montage rapporte ce cadrage au tout virtuel du film qu’il transforme, selon la vibration entre l’actualisation individuée des parties et l’intensité virtuelle qui caractérise toute individuation.

Comment pourtant assimiler l’image cinématographique à la formation d’un sujet ? En partant de la matière acentrée, Deleuze rend la différence entre organique et mécanique, entre vital et technique, parfaitement indifférente. L’intervalle temporel entre l’action et la réaction favorise l’émergence d’images subjectives qui peuvent être humaines, vitales ou cinématographiques, sans aucune supériorité de l’anthropomorphique ou du naturel. L’un des mérites les plus puissants de cette théorie de l’individuation est qu’elle nous permet de traiter sur le même plan les images techniques et les images biologiques, le cinéma et le vivant, non en « humanisant » les images cinématographiques, mais parce que dans cet univers de forces, l’origine humaine de telles images importe peu au regard de leur composition matérielle. En cela, Deleuze suit Spinoza : la différence entre images artificielles et naturelles est parfaitement secondaire, et les images cinématographiques se définissent exactement comme les autres images matérielles, soit par coupure et cadrage. Plus encore, les images cinématographiques nous font sentir le mouvement et percevoir « un peu de temps à l’état pur », comme le voulait Proust, beaucoup mieux que notre perception naturelle, car elles ne sont pas, comme elle, assujetties à l’action humaine et à sa pauvre tentative pour stabiliser le devenir en le soumettant aux catégories spatialisantes de notre action possible. Le cinéma est ainsi mieux placé qu’une analyse psychologique ou phénoménologique de l’humain pour nous permettre de répondre à la question : qu’est-ce qu’une perception ? Comme il ne faut pas réduire trop rapidement cette question à son mode anthropologique, il convient de la traiter sous cette autre forme : comment s’individuent les images ? Seule l’analyse du cinéma pouvait garantir cette mutation. Telle est la portée décisive du concept d’image, et la raison pour laquelle le cinéma importe tant pour Deleuze.

L’image-mouvement et ses trois variétés

L’image s’individualise en dépliant son éventail de perceptions, d’actions et d’affections, ce qui vaut pour le sujet humain autant que pour l’image cinématographique. Les trois moments de la constitution du sujet répondent ainsi aux trois variétés de l’image-mouvement. La sémiotique de l’image permet à la taxinomie du cinéma de correspondre à une génétique de la constitution du sujet, une cinétique du sujet.

La genèse de la subjectivité correspond alors à la formation de l’image-mouvement et à ses trois variétés. L’image s’individue en coupant l’enchaînement automatique des actions et des réactions matérielles et en dépliant, entre le mouvement reçu et le mouvement exécuté, son éventail de perceptions, d’actions et d’affections. Ces variétés, qui composent les opérations de la subjectivité, consistent en une soustraction pour l’image-perception, une incurvation créatrice pour l’image-action, et une intensité réfléchissante pour l’image-affection.

L’image-perception soustractive forme la première opération, ou premier « moment matériel » de la subjectivité. Elle transforme l’action subie en perception et néglige dans ses interactions avec les autres images tout ce qui n’intéresse pas directement son action. La perception agit ainsi par limitation, en enlevant, en « soustrayant » des autres images ce qui ne lui importe pas directement. Son cadrage est soustractif. Deleuze retrouve ici un motif bergsonien qu’il revendique et transforme tout au long de son oeuvre : la subjectivité est disjonctive, soustractive et créatrice. Le sujet se distingue comme singularité en négligeant du tissu du réel ce qui n’entre pas dans la ligne de son action possible.

On passe continûment de l’image-perception à l’image-action, de la soustraction à l’incurvation. Car la perception, en négligeant de la réalité tout ce qui n’intéresse pas son action, courbe l’univers autour de ses possibilités opératoires comme autour d’un centre qui ne consiste en rien d’autre qu’en une indétermination positive, un intervalle. L’action est une « réaction retardée du centre d’indétermination » (Deleuze 1983, p. 95). L’indétermination favorise ce retard, qui provoque un délai (temporel) en même temps qu’une rupture (spatiale). Il s’agit d’une définition topologique et chronogénétique de la subjectivité qui ajoute à la définition de la perception selon Bergson les apports de Simondon et de Spinoza. Bergson indiquait que la perception coupe l’ensemble acentré des images en créant son cadrage singulier et limité. Simondon (2005, p. 228) poursuit l’analyse sur le plan de la matière organique. La différenciation biologique se produit lorsque la matière se plie, s’incurve et forme une membrane, c’est-à-dire une surface polarisée, sélectivement poreuse, chimiquement capable de sélectionner ce qu’elle exclut et ce qu’elle incorpore, différenciant ainsi une intériorité et une extériorité, de sorte qu’« au niveau de la membrane polarisée s’affrontent le passé intérieur et l’avenir extérieur ». Deleuze passe de la membrane vitale à l’image cinématographique en substituant les opérations de cadrage et de montage à cette polarité chimique, et en expliquant la sélectivité perceptive de son action de soustraction par les besoins de l’action. De cette manière, la disjonction subjective se révèle soustractive et créatrice à la fois.

Cette deuxième opération matérielle de la subjectivité produit ainsi l’image-action, qui incurve ou courbe l’univers autour de ses possibilités motrices. Le centre d’indétermination produit ainsi ses deux effets, de centrage et d’indétermination. Il centre l’univers autour de sa zone d’indétermination créatrice, c’est-à-dire qu’il le cadre en fonction d’une action possible : ce faisant, il se distingue de l’objet qu’il écarte de lui et qu’il tient à distance, dans la profondeur spatiale de sa visée, mais aussi selon l’intervalle temporel de son action possible. L’objet perçu et le sujet actif s’individuent ainsi de concert, car ils forment les deux faces d’un même intervalle temporel et topologique. En s’incurvant et en se plissant, l’espace perceptif sensorimoteur différencie les choses qui tendent vers le sujet leur face d’interaction virtuelle, tandis que l’action les tient à distance, dans la ligne de mire de son intervention possible.

La subjectivité apparaît donc forcément comme un schème sensorimoteur, en injectant de l’indétermination dans le tissu dense de la matière. L’action ne se contente pas de dérouler sa riposte sensorimotrice, elle amène aussi du nouveau sur un mode créateur. Quelque chose se passe, il se produit de l’imprévisible. L’image-action, la deuxième opération matérielle de la subjectivité, répond ainsi à la perception par une décharge motrice.

Cette décharge sensorimotrice implique le relais de l’image-affection. La troisième opération de la subjectivité ne garantit pas seulement le passage du sensoriel (image-perception) au moteur (image-action), elle permet en même temps de dépasser l’image-mouvement subjective. L’image-affection indique comment on passe de l’image-mouvement à l’image-temps, en distendant l’arc sensorimoteur individué pour l’orienter vers la puissance virtuelle qui l’affecte. Elle entretient ainsi un double rapport avec l’image-mouvement. D’une part, elle unifie l’arc sensorimoteur mais, en accentuant l’incurvation ou la subjectivation de l’image, elle le dilate et le détend, formant le point de conversion où l’image-mouvement distendue fait surgir l’image-temps. Elle s’avère donc une donnée absolument nécessaire du système, même si elle semble, comme le note Deleuze (1983, p. 96), contredire le mouvement sensorimoteur, puisqu’elle n’est affectée ni par les objets perçus ni par les actions tentées. Elle commence d’abord par marquer l’intervalle, en écartant les bords de l’image-mouvement acentrée, puis elle s’insère entre le mouvement subi et le mouvement exécuté, et creuse entre eux la disjonction sensible de son affect et de son indétermination créatrice. L’image-affection est un vecteur de subjectivation qui rend d’abord l’image-mouvement possible : elle expose positivement la coupure entre actions et réactions comme le mode par lequel le sujet s’affecte lui-même.

C’est pourquoi l’image-affection n’unifie pas seulement l’arc sensorimoteur en liant la perception à l’action, elle marque aussi le point de coïncidence entre l’objet perçu et le sujet agissant. C’est en elle que se produit la coupure comme synthèse disjonctive, créatrice de subjectivité, d’indétermination et d’intervalle temporel. Cette coupure marque une intériorisation subjective, une puissance d’existence par laquelle l’image s’individue en s’affectant elle-même. On peut ainsi lire l’image-affection comme une forme de cogito, à condition de bien noter qu’il n’est pas ici question d’une réflexivité de la pensée qui s’affecterait elle-même par un acte de conscience, comme chez Descartes, mais d’une auto-affection de la force qui éprouve sa propre variation de puissance. Ainsi, le troisième aspect matériel de la subjectivité indique exactement le point où la force se plie, éprouve sa variation de puissance, et se révèle réfléchissante et intensive.

L’image-affection signale le point de subjectivation, la poche d’indétermination d’où rayonne le faisceau de la perception soustractive et de l’action créatrice. L’affection marque le passage entre la matière acentrée et la différenciation subjective. Puissance de subjectivation, elle actualise une individuation et coupe le plan d’immanence indifférencié. Mais, par un mouvement typique de la philosophie de Deleuze, et qui montre combien la philosophie du cinéma importe pour l’élaboration de l’ensemble du système, l’image-affection n’indique pas seulement la coupure par laquelle une force s’individue dans le tissu indifférencié des forces en devenir. Elle indique en même temps et avec la même intensité le moment de différenciation par lequel la force, au lieu de s’actualiser, se virtualise et éprouve sa puissance, non plus comme point d’actualisation ou comme individuation définie, mais comme vecteur de dissolution de l’individuation, justement, et comme intensité. L’affection se partage exactement entre le moment de l’actualisation subjective, grâce auquel les forces prennent une forme déterminée, et celui de la différenciation virtuelle, par laquelle la force éprouve la puissance du tout, et s’expose à l’événement du devenir. C’est ainsi que l’on passe de l’image-mouvement à l’image-temps.

Les catégories cinématographiques

Entre ces trois étapes de la genèse du sujet, il n’y a aucun développement temporel ni évolution : elles sont instantanées, simultanées, convergentes, et elles ont rigoureusement la même valeur, comme le montre l’analyse des différentes images cinématographiques. Ces images sont nécessairement présentes ensemble, de sorte qu’on ne peut concevoir d’action sans perception ni d’affection sans action. Ces trois variétés forment les faces coexistantes de l’image, les pentes d’un cône que Deleuze (1983, p. 97) nomme un « consolidé » pour insister sur leur solidarité. L’image-perception amorce dans sa courbure la détente motrice de l’image-action et la surface intensive de l’image-affection, et il en va de même pour les autres types d’images. Elles se présentent toujours ensemble. Mais il faut ajouter que le cinéma sélectionne toujours préférentiellement un type d’image, pour marquer la singularité d’un style de montage.

Ces trois variétés de l’image-mouvement s’offrent ainsi naturellement comme les catégories du cinéma, catégories d’un genre nouveau, taillées dans la chose même et non dans notre manière de percevoir, montrant que les rapports de force des images fournissent eux-mêmes leur sémiotique, dès lors que nous les saisissons dans une évaluation vitale, correspondant aux nouveaux rapports dans lesquels nous entrons, grâce au cinéma. La table des catégories fonctionne ainsi comme une table de montage, et coupe, sélectionne des combinaisons de signes en fonction de la convenance ou de la disconvenance des rapports que nous entretenons avec eux. La critique du cinéma s’avère ainsi une éthique vitale.

C’est pourquoi les grands types d’images cinématographiques que Deleuze tire des trois variétés de l’image-mouvement couvrent l’ensemble du cinéma classique, mais ne prétendent nullement épuiser les analyses que l’on peut faire du cinéma. Ces catégories sont prospectives et inventives, nullement exclusives. Ce qui compte, c’est qu’elles soient prélevées directement sur un rapport de force vivant, une cinétique de la matière. Ce sont les propriétés distinctives des images qui permettent de différencier des oeuvres, des genres et des types de plans. Ainsi, l’image-perception trouve dans les vastes panoramiques du western son genre privilégié, tandis que l’image-action s’exprime mieux dans le plan moyen et le montage accéléré du film noir, par exemple dans Docteur Mabuse de Fritz Lang (1922). L’image-affection se révèle dans la puissance réfléchissante et intensive du gros plan — le visage de Falconetti dans La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928), par exemple. L’image cinématographique se différencie ainsi selon les types d’affects qu’elle produit : un ciel panoramique de John Ford qui englobe le personnage et le sature « chromatiquement », de sorte que le héros agissant n’apparaît plus que comme un point de perception possible, minuscule à l’horizon, se distingue des segments d’actions au montage heurté, entrecoupant des bribes d’actions et des signaux d’urgence, comme dans le film noir. Mais le gros plan est produit par une opération qui dissout la perception et l’action dans l’unité qualitative et intensive d’une surface réfléchissante, que Deleuze (1983, p. 97 et 126) appelle visage, non parce que les gros plans les plus marquants seraient des gros plans de visage, mais parce que tout détail ainsi sélectionné devient capable de réfléchir de l’affect et d’exprimer une réalité comme qualité éprouvée au lieu de la dissiper comme mouvement perçu ou comme action esquissée.

Si les trois variétés de l’image-mouvement ont la même valeur sensorimotrice, l’image-affection et le gros plan possèdent pourtant la capacité de nous faire passer du sensorimoteur à la vision et, ainsi, de l’image-mouvement à l’image-temps. Avec l’image-affection, la puissance du temps commence à trembler dans l’image. En cela, l’affection reprend et souligne la bipolarité du mouvement, qui oscillait entre l’individuation actuelle et son devenir intensif. L’image-mouvement valorise le déplacement moteur par une riposte sensorimotrice, tandis qu’avec l’image-temps, nous sommes aux prises avec l’affection du devenir. Il s’agit là de deux potentialités de l’image qui sont toujours données ensemble, même si tous les vivants et tous les films privilégient plutôt l’un de ces types. Tout mouvement comporte ainsi ce double aspect, constitué par son actualité et sa virtualité.

La discussion de Deleuze avec Bergson au début de L’image-mouvement visait justement à empêcher qu’on réduise le mouvement à son trajet spatial passé pour le concevoir comme durée en acte. Le mouvement n’est pas seulement individuation sensorimotrice, qui met en relation les parties actuelles d’un ensemble entre lesquelles il s’effectue, il met aussi ces parties en relation avec le tout qu’il transforme. Ainsi, il est relation entre les parties et affection du tout, coexistence de l’actuel et du virtuel. Ainsi Deleuze connecte-t-il ses analyses sur l’image avec l’heccéité de Mille plateaux, définie sur un mode spinoziste comme composition de vitesses et de lenteurs (longitude), et comme variation de puissance (latitude). L’image-mouvement, composée de rapports de forces ou de vitesses et de lenteurs ne s’individue pas comme longitude actuelle sans être affectée par sa latitude, sa variation intensive, son devenir virtuel. L’image-mouvement s’ouvre ainsi sur l’image-temps, sans qu’on puisse considérer entre elles de succession, bien que l’image-temps virtuelle surgisse là où se distend l’image-mouvement, où son actualité sensorimotrice se brise.

De même que la force se résout en affect, le mouvement devient vibration qualitative, changement intensif, et l’on passe d’une situation sensorimotrice à un mode tout différent d’évaluation du monde, qui est celui de la vision. L’affection expose la poche par laquelle l’image-mouvement subjective se différencie du tissu matériel et cesse de faire correspondre action subie et réaction exécutée. Elle n’est pas seulement puissance d’intériorisation, réflexivité de la force, mais marque aussi l’intervalle et impose son action de coupure créatrice et d’intériorité. Avec l’image-affection, les actions cessent de se transformer instantanément en réaction, et se dissipent, à la faveur d’un court-circuit, en intériorité visionnaire. En ce sens, l’affection redouble encore l’acte par lequel la perception s’arrachait à la matière par sa disjonction soustractive, et distend l’arc sensorimoteur jusqu’à sa rupture.

C’est pourquoi Dreyer, maître du gros plan et de l’image-affection, est aussi le cinéaste qui introduit dans le montage ces faux raccords, ces hiatus et ces aberrations qui ont fait sursauter les critiques, alors qu’il s’agissait, dans Gertrud (1964), par exemple, d’instaurer un nouveau type de mouvement, d’espace et de personnage. Dans ces plans déconnectés, où les personnages se parlent sans se regarder, sans même partager un espace commun, apparaît à la faveur de cette disjonction un nouveau type d’interstice ou d’intervalle : l’action ne suit plus le déroulement d’un schème sensorimoteur, qui s’enraye et achoppe ; dans les faux mouvements et les aberrations de l’image surgit « un peu de temps à l’état pur », selon la formule de Proust.

De l’image-mouvement à l’image-temps

Ainsi, il fallait le cinéma, et même ce passage à la limite de l’image-mouvement dans le cinéma d’après-guerre, pour que le philosophe entende les véritables rapports du mouvement et du temps, et que le cinéphile se mette à apprécier avec Gertrud ces nouvelles propriétés de l’image. Une lignée toute différente de cinéma, et qui ne se réclamait pas de Dreyer, nous les a pédagogiquement rendues accessibles. Il s’agit du cinéma néoréaliste italien et de la Nouvelle Vague, dont Deleuze fait les emblèmes du passage de l’image-mouvement à l’image-temps. L’analyse du mouvement et de sa vibration montre qu’il ne s’agit pas d’un progrès historique du cinéma, acquérant après guerre une profondeur et une beauté nouvelles. Entre ces formes successives se joue plutôt la coexistence nécessaire entre une présentation indirecte du temps, sous la forme d’une succession de mouvements actuels, développés selon une histoire, et sa présentation directe, transcendantale et intensive (Deleuze 1985, p. 354). C’est pourquoi l’image directe du temps surgit dans la faillite du mouvement. L’unité sensorimotrice est brisée et le mouvement perd son unité organique pour révéler une nouvelle subordination du mouvement au temps. Là où la philosophie classique et l’unité romanesque subordonnaient le temps au mouvement, c’est-à-dire au passage linéaire d’un état à un autre, l’aberration du mouvement désigne maintenant le temps comme sa cause directe et le temps « sort de ses gonds », alors qu’il était auparavant soumis aussi bien aux conduites humaines qu’aux mouvements dans le monde et, spécialement, à la course des astres (Deleuze 1985, p. 58). Dans l’aberration du mouvement gronde la puissance du temps. Avec le cinéma d’après-guerre, la belle unité classique du montage est rompue et les différents mouvements de caméra ne s’enchaînent plus dans un espace unifié par la psychologie d’un personnage et l’unité d’une action. Au contraire, les faux raccords insistent sur la puissance discordante du tout, et nous font passer d’une narration organique à une description cristalline.

La narration organique garantit l’enchaînement des perceptions et des actions dans un espace qualifié, rempli, coordonné par les différentes étapes d’une histoire. Ce schéma classique d’une narration orientée par le schème d’un individu, pourvu d’une identité sociale et d’une profondeur psychologique, correspond au montage épique de l’image-action, où l’intervention qualifiée d’un héros transforme la réalité qui l’entoure. Dans les faux raccords du montage, dans la disjonction de l’image et du son, l’interstice et la capacité de coupure aberrante de l’intervalle prennent le pas sur l’unité du tout. Le montage se définit maintenant par sa capacité de coupure, non par sa puissance d’unification. Dans son aberration, le mouvement organique se dissout en affect temporel, et la narration épique et fictionnelle laisse la place à une description neutre, que Deleuze (1985, p. 94) appelle cristalline, pour marquer l’indiscernabilité de l’actuel et du virtuel et leur coexistence dans l’image. Le cristal, en effet, permet ce dédoublement de l’image, qui produit une véritable profondeur de temps dans le plan. À la narration subjective du schème sensorimoteur succède maintenant la description, c’est-à-dire l’affect optique et sonore pur.

Ce passage de l’image-mouvement à l’image-temps répond strictement à la définition de l’affect : le mouvement moteur est interrompu dans sa propagation sensorimotrice et se perd, si l’on peut dire, ou se dilate dans l’intervalle ; dans l’affection, le mouvement cesse d’être translation motrice pour se faire expression. Le sensorimoteur passe ainsi du mouvement actuel au devenir virtuel, et le mouvement cesse de correspondre au déplacement d’un mobile dans l’espace pour atteindre à la pure vibration de qualités évanouissantes.

La définition de l’affection se redouble dans le passage de l’image-mouvement à l’image-temps, de la narration organique, actualisée autour du schéma épique d’une action sensorimotrice individuée sous la forme d’un personnage déterminé, à la description cristalline, neutre et « déqualifiée ». Dans l’image-mouvement, le temps n’apparaissait qu’indirectement à la faveur du montage. L’image-temps, portant à la puissance supérieure l’image-affection, brise le schème sensorimoteur. L’individu percevant et agissant est soumis à une pure force d’affection, une vision. La situation ne se prolonge plus en motricité. Ainsi, l’héroïne de Stromboli (Rossellini, 1950) ne peut que soupirer, devant l’irruption du volcan, qui dépasse littéralement ses capacités de réponse. Exposée à la puissance de la nature, elle éprouve la faillite de ses schèmes sensorimoteurs, et dans l’enrayement de ses capacités de riposte, elle subit l’affect d’un événement pur.

Endurant la liquidation de la riposte sensorimotrice, le personnage troque ses possibilités d’action pour de nouvelles qualités de voyance, qui font apparaître le nouveau comme événement, au lieu de le réduire à l’enchaînement des parties d’une histoire. L’histoire organique, narrative peut se laisser disposer selon le tissu linéaire d’un enchaînement de causes et d’effets. L’événement s’avère « ouverture de possible » (Deleuze et Guattari 2003, p. 215-217), d’un possible qui ne préexistait pas, mais est créé par l’événement, selon des modes — impuissance, passivité et violence subie — que Deleuze fixe depuis ses premières études sur Proust, en 1964, comme les conditions de la création. C’est bien la raison pour laquelle Deleuze fait de la formule proustienne déjà citée — « un peu de temps à l’état pur » — le signal même de la réussite en art. La création consiste en ce débordement, selon lequel le temps fait irruption sur ce mode sublime et violent : le personnage n’est plus alors l’acteur souverain, sujet de son action, mais le vecteur passif et enchanté d’une perception.

Deleuze renoue ici avec une définition du sublime, qui permet de lier le cinéma néoréaliste à une nouvelle forme de romantisme. Car le sublime chez Kant se définissait justement par l’excès et la disproportion, par lesquelles le sujet se trouvait submergé, en même temps que défait par la grandeur (sublime mathématique) ou la puissance (sublime dynamique) d’une manifestation naturelle. Deleuze connecte le sublime kantien avec l’intuition bergsonienne, et valorise, à la différence de Kant, ce moment d’impuissance et de passivité : le sujet, incapable de riposte, n’est plus en mesure de neutraliser l’événement par un échappement moteur, mais se trouve rivé, sans défense, à la puissance d’une affection. Le sublime met en échec le cliché sensorimoteur car l’action, comme l’intelligence chez Bergson, reste « anthropologique », en un sens pauvre et réducteur, parce qu’elle spatialise la durée, et réduit le réel à des proportions humaines, inoffensives et convenues. C’est pourquoi Deleuze considère la riposte sensorimotrice comme un cliché du sens commun.

En ouvrant ce cliché sur la vision et l’affect du temps, le personnage change de caractère. Il cesse de valoriser le mouvement pour percevoir actuellement, mais aussi intensivement, l’affect virtuel du temps. Pour que s’opère ce passage du spectateur sensorimoteur au visionnaire de l’image-temps, il faut que la riposte, la réponse ou la réaction deviennent radicalement impossibles, de sorte que le personnage ne puisse plus esquiver l’impact de l’affect en l’effectuant en réaction. En somme, la voie causale et psychologique du mouvement doit être barrée pour que se déclenche la violence irruptive de l’événement comme voyance. L’effraction violente de l’image-temps surgit donc en raison inverse de la détente sensorimotrice, qui consiste à dissiper la qualité en énergie motrice au lieu de la convertir en pensée. « La subjectivité prend donc un nouveau sens, qui n’est plus moteur ou matériel, mais temporel et spirituel » (Deleuze 1985, p. 67). Ainsi, la subjectivité poursuit en quelque sorte sa distension : la dilatation de l’image-temps redouble, en l’amenant à sa rupture, l’interstice de l’image-mouvement. Tandis que dans l’indiscernabilité de l’actuel et du virtuel surgit non plus seulement l’affect que nous éprouvons dans le temps, mais « le temps lui-même » (Deleuze 1985, p. 111).

Conclusion

Non seulement les trois modes — perceptif, actif et affectif — de l’image-mouvement constituent-ils une génétique du sujet et une sémiotique du cinéma, mais l’irruption du temps virtuel dans la dilatation de l’image-affection indique comment nous passons d’un rapport au temps indirect, empirique et actuel à sa vision directe et transcendantale. La philosophie de l’individuation de l’image propose une sémiotique du cinéma et la théorie du cinéma renouvelle la philosophie du sujet et du temps. Il fallait bien, en effet, que la génétique se fasse sémiotique pour que le sujet soit défini sur un mode immanent. Il fallait aussi, réciproquement, que la théorie des signes s’appuie sur la cinétique de l’image, pour qu’il soit possible d’élaborer une philosophie du cinéma qui s’en tienne à la matière des images, et ne prenne pas comme modèle épistémologique la théorie des actes de discours, en subordonnant le cinéma à la littérature et aux schémas d’interprétation linguistiques. Ces différents enjeux — une définition immanente du sujet, l’indépendance de la philosophie de l’art, et spécialement du cinéma comme logique des forces, la détermination des rapports entre mouvement et temps, actuel et virtuel — convergent vers cette invention proprement deleuzienne : le sujet se définit toujours par un acte soustractif. S’individuer, c’est couper le flux des autres images, Deleuze l’affirmait déjà dans sa théorie de la subjectivité disjonctive, et poursuivait l’analyse avec la théorie de la machine comme coupure d’un flux, dans ses années de co-écriture avec Guattari. Mais l’individuation n’y est plus présentée de manière énergétique, comme l’égalisation d’une différence de potentiel, comme à l’époque de Différence et répétition, ni comme tendance à l’organisation et à la stratification molaire, ainsi que c’était le cas dans Mille plateaux. Elle se définit maintenant comme un arc sensorimoteur capable, lorsqu’il s’enraye, de s’ouvrir par voyance sur l’affect du temps.

Deleuze devait rencontrer le cinéma, technique de cadrage et de montage des images, pour explorer cette simultanéité du mouvement et du temps, cette indiscernabilité de l’actuel et du virtuel dans l’image. La typologie des signes cinématographiques s’attache à proposer une théorie neuve du cinéma, et la sémiotique de l’image renouvelle en même temps l’éthique de l’individuation. L’image-mouvement et L’image-temps nous font ainsi suivre la transformation de cette théorie de l’individuation, dans sa continuité, sa cohérence, mais aussi dans son inventivité et sa capacité de rupture. Cela nous permet en outre d’observer comment Deleuze compose sa propre philosophie par coupures, pliages et raccords, en connectant des segments de doctrines disparates en un montage hardi, actif et original.Anne SauvagnarguesElle est philosophe. Maître de conférences à l’École normale supérieure, elle dirige aux PUF, avec Fabienne Brugère, la collection Lignes d’art. Elle a dirigé et codirigé les publications Art et philosophie (1998) et La philosophie de Deleuze (2004), et elle a publié, en 2005, un ouvrage intitulé Deleuze et l’art.